1993 Thesaurus - BELPHEGOR

BELPHEGOR



Des hommes qui ne poursuivent dans l'art qu'une occasion d'émoi, sans y chercher un plaisir de l'esprit.

La "bonne société", c'est-à-dire cette classe de personnes privilégiées qui vivent dans l'oisiveté et le raffinement et dont l'une des fonctions est de s'adonner au "ramage littéraire", voire, de nos jours, scientificophilosophique.

La présente société française demande aux oeuvres d'art qu'elles lui fassent éprouver des émotions et des sensations; elle entend ne plus connaître par elles aucune espèce de plaisir intellectuel.
Dirigée, depuis qu'elle existe, par des femmes et des jeunes gens, la société française a toujours préféré, dans l'art, ce qui faisait battre son coeur ou caressait ses sens à ce qui pouvait toucher son esprit.

Cette doctrine qui veut que l'art consiste en une union mystique avec l'essence des choses... rompe avec tout ce qui est "idée" des choses, afin de les saisir dans leur"existence propre", par un acte de pur amour, de sympathie, d'intuition, où sombre toute espèce d'activité intellectuelle.
Les romantiques même voulaient de l'émotion dans l'art; mais ils ne l'ont jamais exigée, surtout expressément, jusqu'à extinction de l'entendement.
Il y a là un réel progrès.
L'absolu d'aujourd'hui n'est plus quiétude, mais agitation. L'Eternel est devenu passion.
L'art ne doit pas "regarder", "décrire", "rester distinct"; il doit "s'unir", "se fondre" et "se confondre". "Abolition de distinction" entre l'artiste et les choses, "dissolution" de sa personnalité.
L'art, pour s'unir à l'âme des choses, doit accéder à un "état de pur amour, où s'évanouit toute espèce d'activité intellectuelle", il doit consister dans un état affectif pur.
Le mot "art" reste. Ce qu'il y a de tragique dans le cas des barbares modernes, c'est qu'ils vivent sous le régime verbal des civilisés.
L'art doit être une "perception immédiate" des choses, supprimer tout intermédiaire...
L'on touche bien cette soif gloutonne de l'immédiat qui caractérise les modernes, cette volonté qu'ils ont de boire à même les choses...
Pour ses détracteurs eux-mêmes, et quoi qu'ils en disent, l'intellectualisme - du moins le mot - conserve une sorte de prestige rémanent.
Ainsi les rois barbares, qui venaient détruire la civilisation romaine, ne savaient rien de plus glorieux que d'être appelés consuls.


Belphegor, l'art : union mystique avec l'essence des choses


Si les anciens mettaient leur effort à corriger le vague des mots, les modernes l'emploie à en effacer la netteté.
Au fond de ce goût de nos contemporains pour l'écrivain exempt d'idées claires et distinctes, sachons reconnaître quelque chose de plus profond et de commun, apparemment, à toutes les compagnies mondaines : l'attirance pour l'intelligence faible, l'aversion pour l'esprit puissant.
La disparition de toute espèce de puissance dialectique dans une société française ne sera pas une des moindres stupéfactions de l'histoire.

Belphegor, l'art : proscription de la netteté et culte de l'indistinct


Pour le pouvoir qu'elle a de "suggérer au lieu d'exprimer", procédé qu'on va jusqu'à demander maintenant à l'idéologie...
Une autre religion encore que l'on en fait parce qu'elle peut exprimer l'âme humaine en sa région la plus "profonde", entendez inintellectuelle.
Aujourd'hui, la sensibilité à la musique confère le patriciat à l'âme.
En annexe : que la musique vaille dans la mesure où elle approche du souffle humain.
Le plus ancien, le plus vrai et le plus bel organe de la musique, l'organe auquel notre musique doit son existence, est la "voix humaine", imitée par l'instrument à vent...
Que le pouvoir émouvant de l'orgue soit dû à ce qu'il évoque l'idée du souffle humain et du chant collectif.
L'orgue figure au "Gloria in excelsis" qui est le cantique des anges, auquel nous prenons part, mais non au "Credo", profession de foi purement terrestre, les orgues qui figurent l'harmonie du ciel y sont muettes.

Belphegor, religion de la musique, musicalisation de tous les arts


Mais où leur volonté de jouir par l'art et non de penser est la plus violente, c'est quand l'art prend pour objet l'âme humaine.
Et d'abord il semble que pour eux l'art ne doive plus prendre d'autre objet.
La seule matière dont nous nous sentions capables de faire quelque chose, c'est cette matière toujours neuve et palpitante : l'homme, l'homme, et encore "l'hoomme".
Tous les entretiens qu'on entend, sur quelque sujet, consistent exclusivement à "boire de l'âme humaine".
Ce que la plupart des hommes cherchent dans le spectacle des oeuvres d'art, c'est une occasion de communier avec des mouvements humains, d'éprouver "l'émotion de sympathie"; aimer avec Des Grieux...


Belphegor, l'art ne doit traiter que de l'âme humaine


L'artiste doit présenter lez manifestations de l'âme de son héros "hors de toute loi", chacune d'elles doit apparaître comme "imprévisible" par rapport aux précédentes.
Enfin, c'est le cosmos tout entier qu'ils veulent voir exempt de loi.
L'essence du monde doit être de même nature que notre conscience, en sorte que chacun de ses moments soit "imprévisible".
L'idée d'un monde organiquement désordonné est une source d'émoi à laquelle il semble bien qu'aucune société française n'avait encore songé.
Répugnance à admettre l'existence et bonheur à signaler "l'exception".
Parlez-vous de l'esprit chevaleresque des rois de France ? ils vous opposent Louis XI; du caractère organisé de la littérature du XVIIème siècle ? ils vous citent La Bruyère; de son indifférence à la nature, ils brandissent La Fontaine; de la tendance rationaliste de la philosophie française ? ils vous assènent Maine de Biran...
Il est clair que l'idée d'une règle, d'une continuité, d'un caractère commun, les irrite; la tranquillité des idées générales, le calme que vous y goûtez les exaspère.
Et l'idée d'exception est productrice de sursaut, d'émotion.
Spinoza était ivre d'éternité; les séculiers sont dans leur rôle en étant ivres de contingence.
Aussi : volonté que le sujet de l'oeuvre soit nouveau.
Le fait de ne pas demander aux oeuvres d'art le choc du nouveau semble bien avoir été de tout temps le propre d'une infime minorité, au tempérament peu violent, au fond intellectuel.

Belphegor, haine de tout déterminisme, soif de surprise et de
nouveauté


Voilà posée, en pleine conscience d'elle-même, la romantique religion de l'originalité en art.
Mais le plus significatif dans leur désir d'éprouver de l'émoi et uniquement de l'émoi par la peinture de l'âme humaine est leur volonté que l'artiste s'installe dans l'intérieur du sentiment qu'il traite, qu'il en éprouve le principe d'activité interne, qu'il devienne ce sentiment, qu'il le vive, et non pas afin de le mieux comprendre mais qu'il "s'en tienne là".
Quoi, en effet, de plus émouvant que de contempler "l'exercice" même de la passion humaine ? "J'entends", prononce un poète qu'Aristophane veut ridiculiser, j'entends "épouser l'âme de mes personnages. Si je peins des femmes, j'en dois contracter les moeurs, si je compose Phèdre, je dois me mettre à faire l'amour".
Volonté que l'art soit la vie elle-même, et non une vue que l'intelligence prend sur la vie, qu'il soit l'émotion elle-même et non une vue sur elle.
C'est aussi leur religion du théâtre, en tant que cette forme d'art nous présente l'émotion humaine "sous le mode direct", semble nous montrer "la vie elle-même", nous permet d'oublier l'entendement au travers duquel nous la voyons.
Il est significatif que les systèmes philosophiques s'expriment aujourd'hui par le théâtre : J.-P. Sartre, G. Marcel...
Evidemment le comédien serait, pour eux, l'artiste suprême dans la mesure où il épouse la passion qu'il représente, sans s'élever au-dessus d'elle pour la comprendre...
Ici encore, il faur remonter aux âges non démocratiques pour trouver des personnes capables de discerner que le pouvoir émouvant d'un ouvrage n'a rien à voir avec sa valeur d'art.
Pour une mondaine d'aujourd'hui une oeuvre qui la met "hors d'elle-même" est par cela seul de la plus haute valeur d'art; c'en est même le vrai critérium. "C'est émouvant", dit-on, "donc c'est beau".
On exalte un écrivain ( Péguy ) parce qu'au lieu de nous donner sa pensée toute faite, il nous fait assister à ses tâtonnements; au lieu de nous montrer la maison toute construite, il nous conduit sur le chantier.
Leur dogme est "qu'en ordonnant son émotion, on la perd".
Comme si l'art ne consistait pas à savoir reconnaître, dans le tumulte des passions qui se pressent en nous, sous une action donnée, celle qui est à leur centre, à discerner le lien qui les unit...
Double volonté de nos sujets : se baigner au pur émotionnel et garder en même temps les avantages qu'ils continuent d'attacher au renom de l'intelligence.
Désir d'assister au spectacle d'une "abolition de distinction", d'une "fusion de deux objets en un seul", spectacle singulièrement troublant quand ces objets sont "deux âmes".
Volonté très générale de ce temps : la haine pour la "transcendance" de l'auteur par rapport à son sujet, quelque sujet qu'on traite, parce que toute transcendance implique jugement et liberté d'esprit, mais qui se hérisse tout particulièrement quand ce sujet est le coeur humain.
Tout ceci est élément du succès de la littérature des femmes, lesquelles sont d'ordinaire "dominées par leur sujet au lieu de le dominer".


Belphegor, vivre l'émotion sans faire intervenir le jugement


Vouloir que l'artiste se fonde à l'âme qu'il présente conduit naturellement à souhaiter qu'il présente sa propre âme. A qui se fondrait-on mieux qu'à soi-même ?
C'est la religion de l'art subjectif.
Enfin on a statué que l'expression de ce moi ne se pouvait pas se faire par un penchement de l'intelligence de l'artiste au-dessus de son propre coeur, mais par une communion mystique de lui avec lui-même, par une sorte de self-étreinte...

Belphegor, religion de l'art subjectif


Selon l'esthétique moderne, le pur instinctif est, au fond, et sans qu'il soit même besoin de le dire, la matiére artistique "par excellence", la vraie matiére.
Cette esthétique de l'âme élémentaire conduit naturellement à peindre presque exclusivement la femme et les enfants.
Souvent la volonté de dire exclusivement les états de l'âme élémentaire se combine, chez nos auteurs, avec celle de se dire soi-même.
On remarquera que tous les attributs littéraires qu'exalte l'esthétique contemporaine sont de ceux que les femmes possèdent au plus haut point et qui forment comme un monopole de leur sexe: bsence d'idées générales, religion du concret, du circonstancié, perception rapide et toute intuitive, ouverture sur le seul sentiment, intérêt porté à soi-même, au plus profond de soi-même, au plus intime, au plus incommunicable...
Toute l'esthétique moderne est faite pour les femmes.
Les hommes luttent, essayent d'imiter... Il faut qu'ils se résignent; il y a un degré d'inintellectualité et d'impudeur qu'ils n'atteindront jamais.
Ici encore l'esthétique de nos contemporains, en tant qu'elle vénère la représentation de ces régions où le discours se tait pour faire place au "pur sentir", au "pur agir", tend directement à la religion du comédien.
Au reste, la religion du comédien en tant que pur gesticulateur est assez nettement constituée aujourd'hui.
Le culte de nos contemporains pour la vie élémentaire, leur mépris pour la vie évoluée, ne paraît pas seulement à leur esthétique. Dans leurs vues sur le monde vivant...
Mais le plus significatif est, dans leur vie courante, dans leurs jugements d'entour, leur suprême religion pour les personnes mobiles, primesautières, "vivantes", leur mépris pour les gens réfléchis ( on ne les trouve pas ennuyeux, on les trouve "inférieurs" ).
Un enfant a souvent toute la philosophie que, par sa propre force, une femme peut acquérir : des à peu-près, des analogies, des fausses ressemblances, des drôleries; rien de défini, ni analyse, ni synthèse, pas une idée adéquate, pas ombre d'une conception.
L'estimation systématique des personnes en raison de leur vivacité d'esprit et non de leur jugement semble une chose assez récente dans la société française. Elle paraît avoir été inconnue avant le XIXème siècle


Belphegor, l'art doit peindre l'âme élémentaire


Un autre aspect de la volonté qu'ont nos contemporains d'éprouver de l'émoi par les produits de l'esprit est le goût extraordinaire, presque exclusif, qu'ils manifestent pour la littérature "exaltée" ou du moins "pathétique". "Je délaisse un livre, prononce un de leurs mandants, dès qu'il a perdu son mystère". Ils diraient volontiers, au rebours d'un mot célèbre : " La seule chose dont je me lasse tout de suite, c'est de comprendre".
On a ouvert à l'exploitation du lyrisme "l'idée de valeur" ou du primat de telle ou telle manière d'être. On s'est mis alors à vibrer : avec Nietzsche pour le primat de la morale guerrière, avec Barrès pour le primat de la volonté, avec Bourget pour celui de la tradition, avec Maurras pour celui de la culture, de la discipline intellectuelle, de la raison, avec Romain Rolland pour celui de l'inculture et de la spontanéité...
On décrétait que la supériorité d'un mode moral ou esthétique n'est pas une chose que l'on démontre, mais seulement que l'on sent, que l'on aime; que, par suite, l'apôtre d'une valeur n'est tenu à aucune preuve, à aucune logique, à aucune cohérence. On a ainsi ouvert la porte à un prophétisme échevelé...
On s'est mis à vibrer pour le primat de la raison. On ne voit pas, en effet, pourquoi l'amour de la raison ne serait pas un thème lyrique tout comme un autre.
On n'a pas assez remarqué que, bien avant 1914 et alors qu'elle n'avait aucun sens de la gravité de l'heure, la société française ne connaissait plus l'ironie.
Deux besoins dont la synthèse caractérise toute société mondaine: soif d'émotion et scolarité.
On a vu naître alors un lyrisme châtré, une sorte de saturnales d'instituteurs, dont M. Romain Rolland offre un assez bon exemple.

Belphegor, volonté que l'art soit exalté, le matériel lyrique


On s'est mis à demander de l'émoi, et uniquement de l'émoi, à la critique, à l'histoire, à la science, à la philosophie.
On a voulu que l'activité du critique consistât, elle aussi, à "sympathiser" avec son personnage, à "coincider" avec le "dynamisme" de son être, hors de toute fonction intellectuelle et proprement "jugeante".
De pures unions mystiques avec l' "âme" de Villon...
Le subjectivisme doit être "la" méthode critique.
Un auteur affirme sa résolution de décrire l'âme "avec son point de vue particulier sur elle".
On ne peut plus concevoir une critique littéraire parfaitemrnt digne de ce nom qui soit autre chose qu'un délicieux bruissement d'impressions en vol libre.
Rien de plus significatif du goût public que l'acharnement de tant de maîtres modernes - Renan, France... - à nous faire croire qu'ils n'ont point d'idées organisées.
On ne saurait trop dénoncer cette volonté de nos contemporains de considérer les oeuvres "par rapport à la personne de leurs auteurs", jamais en elles-mêmes. C'est une des meilleures preuves de leur application à éviter tout état intellectuel.
Ne se plaît-elle pas, elle aussi, aux personnes plutôt qu'aux idées, cette critique qui s'emploie à montrer quelle fut exactement la pensée de tel philosophe dans son esprit à lui et porte peu d'intérêt à la déformation sous laquelle cette pensée s'est répandue dans le monde ?
N'est-ce pas pourtant leur pensée "ainsi trahie par la passion populaire" qui constitue proprement l'histoire des idées parmi les hommes ?
Pareillement ils ont voulu que l'histoire, elle aussi, consistât principalement à "vivre" les battements de coeur du passé.
L'aversion de l'esprit de système a toujours fait partie, plus ou mpoins expressément, du credo des mondains. Elle est une forme de leur horreur pour la virilité de l'esprit. Bien entendu ils ne considèrent jamais l'esprit de système qu'en ses échecs et l'esprit de finesse qu'en ses succès.
On a repoussé toute méthode dans la recherche, toute conception à priori qui donne une direction à l'expérience. On a adoré le tâtonnement en tant qu'il sert, selon la profonde vue de Bacon, à étonner les hommes plus qu'à les éclairer. enfin, on a voulu que le philosophe, lui aussi, fût une chose émue et émouvante, non pensante. On a salué comme les vraies formes de la philosophie des cliquetis d' "intuitions", jetées sans ordre, sans cohésion, sans critique ( Nietzsche, Péguy, Sorel... ), espèces d' "actions verbales"...


Belphegor, volonté d'émotion générale, le panlyrisme


A quoi tient cette frénésie à faire des ouvrages de l'esprit une occasion d'émoi ?
Certains disent : la présence des Juifs ? ( Note : J. B. était juif ) Mais on distingue les Juifs sévères et moralistes et les Juifs avides de sensation : les Hebreux et les Carthaginois, Jahveh et Belphégor, Spinoza et Bergson.
Autrement important pour expliquer l'esthétique de nos mondains nous paraît "l'abaissement de leur culture"; particulièrement la disparition, dans l'atmosphère où ils grandissent, de l'éducation théologique et du culte des lettres antiques.
Quant au rapport entre l'abandon de ces disciplines ( notamment du latin ) et l'évanouissement de la tenue intellectuelle, du sens du distinct, du goût des arêtes vives, de la sensibilité "plasticienne", c'est ce que ceux-mêmes qui les méprisent accorderont.
Une condition qui nous paraît encore expliquer l'esthétique de nos mondains, particulièrement leur religion de la "vie" et leur haine du jugement ( aussi leur "moralisme" ), c'est qu'ils sont, infiniment plus que leurs devanciers, "pris par la vie elle-même".
La philosophie, elle aussi, pour être bien servie, voulait le célibat de ses prêtres.
On peut dire qu'aujourd'hui, en raison de transformations économiques qui font que l'homme du monde se tue au travail et n'a de temps ni d'âme pour aucune activité de luxe, la direction des choses de l'esprit, dans la bonne société, appartient tout entière aux femmes.
Toutefois, au degré près, cette dictature féminine exista toujours en France dans ce milieu...
Mais, les femmes d'aujourd'hui ( c'est là un tournant de l'histoire des moeurs ) ont décrété le mépris pour la structure mentale de l'homme, et se sont violemment installées dans la vénération de l'âme féminine.
Les précédentes exaltaient leur sexe parce qu'il est, disaient-elles, tout autant que l'autre, "capable de raison"; aujourd'hui elles l'exaltent "parce qu'il en est indemne", parce qu'il est toute passion, tout intinct, toute intuition.
La prétention qu'ont au contraire les femmes d'aujourd'hui de valoir par des qualités propres à leur sexe et dont le mâle serait dénué, s'accompagne chez elles d'une hauteur à l'égard des hommes, d'un mépris, d'une sorte de volonté de brimade qu'aucune société d'antan semble n'avoir connue.
Ne perçoit-on pas, chez les femmes d'aujourd'hui, quel que soit le rang de l'homme auquel elles s'adressent, le sentiment de la supériorité qu'elles se décernent de par leur état de femme et la volonté qu'on la sente ?
A côté de cette volonté de brimade de la part des femmes, et comme en sens contraire, il convient de noter une autre forme de l'invasion du mauvais goût dans les relations des sexes : la volonté de camaraderie.


Belphegor, causes de ce phénomène


On entrevoit le jour où la bonne société française répudiera encore le peu qu'elle supporte aujourd'hui d'idées et d'organisation dans l'art et ne se passionnera plus que pour des gestes de stars, des impressions de femmes ou d'enfants, des rugissements de lyriques, pour des extases de fanatiques.
Toutes choses peu inquiétantes pour l'Etat... si l'on songe combien cette anesthésie intellectuelle a peu empêché cette société ( l'y a peu être aidée ) de remplir son devoir civique dans les circonstances que l'on sait ( 14-18 ), qu'une nation - contrairement aux clichés - peut fort bien prospérer en force et en richesse ( témoin l'Empire romain ) avec une classe dirigeante de plus en plus privée de toute tenue de l'esprit...

JULIEN BENDA, Belphegor, fin



LA TRAHISON DES CLERCS



La condensation des valeurs politiques en un petit nombre de haines très simples et qui tiennent aux racines les plus profondes du coeur humain est une conquête de l'âge moderne.
Notre siècle aura été le siècle de l'organisation intellectuelle des haines politiques. Ce sera un de ses grands titres dans l'histoire morale de l'humanité.
A la fin du XIXème siècle, se produit un changement capital : les clercs se mettent à faire le jeu des passions politiques. Ceux qui formaient un frein au réalisme des peuples s'en font les stimulants.
Le clerc s'est fait de nos jours ministre de la guerre.
Le moraliste est par essence un utopiste... et le propre de l'action morale est précisément de créer son objet en l'affirmant.
Le clerc moderne aura fait ce travail assurément nouveau : il aura appris à l'homme à nier sa divinité.
L'humanité moderne entend avoir dans ceux qui se disent ses docteurs, non des guides, mais des serviteurs. C'est ce que la plupart d'entre eux ont admirablement bien compris.
Orphée ne pouvait cependant pas prétendre que jusqu'à la fin des âges les fauves se laisseraient prendre à sa musique. Toutefois on pouvait peutêtre espérer qu'Orphée lui-même ne deviendrait pas un fauve.

La trahison des clercs, citations


Le monde moderne a grand besoin de clercs, de purs spéculatifs, qui maintiennent l'idéal dans son absolu. Cet idéal, le clerc doit le dégager du chaos, le circonscrire, le définir.
Clercs : cette masse d'hommes dont l'activité ne poursuit pas des fins pratiques, mais qui demande sa joie à l'exercice de l'art, de la science ou de la spéculation métaphysique, c'est-à-dire à la possession d'un bien intemporel.
Les valeurs cléricales sont astreignantes et contraignantes, et la cléricature est un idéal. On ne saurait atteindre l'état de clerc mais on doit tenter de s'en approcher.
Un Etat ne survit que dans le réalisme; réalisme que les chefs d'Etat ont toujours pratiqué. Autrefois, cependant, ils ne l'honorait pas et ne prétendaient pas que leurs actes fussent justes ou moraux.


La trahison des clercs, introduction


- Les clercs trahissent leur fonction au nom de l'ordre.
L'ordre est une valeur essentiellement pratique. Le clerc qui la vénère trahit sa fonction.

- Au nom d'une communion avec l'évolution du monde : le matérialisme dialectique, la religion du "dynamisme".
On refuse de considérer les changements avec la raison, d'un point de vue extérieur à eux, de leur chercher des lois rationnelles, mais on veut coincider avec le monde lui-même procédant à sa transformation.
Ils veulent que cette union mystique avec le devenir historique, soit en même temps une idée de ce devenir.
Le matérialisme dialectique renie la raison en concevant le changement non comme une succession de positions fixes, mais comme une incessante mobilité, un pur "dynamisme" indemne de tout "statisme".
Le propre de la raison est d'immobiliser les choses, tant qu'elle en traite, alors qu'un pur devenir ne peut être l'objet que d'une adhésion mystique.
La furie du dynamisme conduit ses possédés à cette thèse incroyable : savoir qu'il n'y a de pensée valable que celle qui exprime un changement.
Le dogme de la "raison souple" cher à Péguy représente non une raison modifiable, mais une raison indemne d'affirmation.
C'est l'esprit contre la pensée.
Une pensée qui relève de la raison prétend adhérer à elle-même, au moment où elle s'énonce au moins, elle "doit pouvoir être réfutée".
Le dogme du "concept fluide" de Bergson qui ne signifie pas appel à un concept de mieux en mieux différencié, mais absence de concept, celui-ci ne pouvant qu'être ou ne pas être, ne pouvant qu'être rigide, quitte à s'éloigner de la complexité du réel.
La thèse des "âges de l'intelligence" selon Brunschvicg, selon laquelle la raison n'est pas fixe à travers l'histoire, mais doit changer, non pas de comportement, mais de nature, sous l'action de l'expérience.
Idéologie qui veut que la vérité, soit déterminée par les circonstances et refuse de se sentir liée par l'assertion d'hier.
Système qui n'honore la pensée que si elle le sert.
Philosophie qui veut que les productions intellectuelles de l'homme ne soient qu'une conséquence particulière de sa condition économique.


La trahison des clercs : adoptant un système politique qui poursuit un but pratique, ils sont obligés d'adopter des valeurs pratiques, lesquelles, pour cette raison, ne sont pas cléricales.

- Au nom de l' "engagement", de l'amour, du caractère sacré de l'écrivain, du relativisme du bien et du mal.
En ne conférant de valeur à la pensée que si elle implique un engagement, et ce, dans la bataile du moment dans ce qu'elle a de contingent.
En s'opposant au nom de l'amour à l'action de la justice ( demandes d'amnistie ).
En invoquant la nécessité pour une société de sauvegarder la "pensée".
En affirmant que le talent littéraire est la vertu suprême et qu'on doit tout passer au dieu qui en est nimbé.
Les prêtres de l'amour présentent comme la réalisation politique de leur idéal : la démocratie.
En proclamant qu'il n'existe pas une morale supérieure, mais que chaque peuple ou groupe a sa morale propre, spécifique, valable...

La loi du clerc est, quand l'univers entier s'agenouille devant l'injuste devenu maître du monde, de rester debout et de lui opposer la conscience humaine.

De là une humanité qui, manquant de tout point de repère moral, ne vit plus que dans l'ordre passionnel et dans la contradiction qui le conditionne; chose peu nouvelle, n'était que, grâce au prêche de nos nouveaux clercs, elle en prend conscience et fierté.

La trahison des clercs, préface de J. B.


- Les valeurs cléricales sont STATIQUES.
Semblables à elles-mêmes par dessus la diversité des circonstances, de temps, de lieu, ou autres qui les accompagnent dans la réalité.
Ce sont la justice "abstraite", la vérité "abstraite", la raison "abstraite".
En les honorant le clerc constitue un élément de "tenue" dans l'attitude morale de l'humanité, laquelle, sans lui, n'est que dispersion et affolement.
Etant des valeurs statiques, il s'ensuit que la religion du progrès n'est pas une valeur cléricale.


- Les valeurs cléricales sont des valeurs DESINTERESSEES.
C'est-à-dire qu'autant que justice, vérité, raison ne visent à aucun but pratique.
Le culte de la justice n'est clérical que s'il s'adresse à la justice abstraite, conception de l'esprit qui trouve sa satisfaction en elle-même, non en l'effort de la réalisation de la justice sur terre.
Elle est une école d'éternité et non un principe d'action, régulatrice et non créatrice. "Id" pour la liberté, condition de la personne, mais dont les fidèles principalement les démocrates - ne veulent pas reconnaître qu'elle est une valeur toute négative, qui n'a jamais rien construit.
Le respect aujourd'hui va à la pensée audacieuse, qui se moque de la raison et connaît l'angoisse du héros, non la sérénité du prêtre.
Le culte de Prométhée est un culte laïc, il a sa grandeur, mais il faut des hommes qui en servent un autre.La vérité n'est cléricale que si elle est honorée hors de toute considération pour les conséquences qu'elle pourrait comporter.
Le clerc doit mépriser toutes les proclamations... lesquelles visant un but pratique, sont contraintes à peu près toutes à incurver la vérité.
La pensée n'a pas à se vouloir au service de quoi que ce soit ( congrès pour la paix... ).

- Les valeurs clericales sont RATIONNELLES.
Exercice de la raison, ne reposant pas sur le seul sentiment tels que : enthousiasme, foi, courage, amour humain, étreinte de la vie...
L'exaltation de la jeunesse "force de vie" est anti-cléricale.
La "passion" des valeurs cléricales ( la passion de la raison est tout autre chose que la raison ) est anticléricale.
Si c'est bien la "passion" du bien qui changera le monde, le clerc n'a pas à changer le monde, mais à rester fidèle à un idéal dont le maintien est nécessaire à la moralité de l'espèce humaine.

La trahison des clercs, appendice des valeurs cléricales


Tolstoï conte qu'étant officier et voyant, lors d'une marche, un de ses collègues frapper un homme qui s'écartait du rang, il lui dit : " N'êtes-vous pas honteux de traiter ainsi un de vos semblables ? Vous n'avez donc pas lu l'Evangile ?"
A quoi l'autre répondit : " Vous n'avez donc pas lu les règlements militaires ?"
Cette réponse est celle que s'attirera toujours le spirituel qui veut régir le temporel; Elle me paraît fort sage. Ceux qui consuisent les hommes à la conquête des choses n'ont que faire de la justice et de la charité.


- Perfectionnement moderne des passions politiques. L'âge du POLITIQUE.
Dressant les hommes les uns contre les autres, de races, de classes, nationales...
Elles atteignent à l' "universalité". Elles touchent un bien plus grand nombre d'hommes ( les campagnes n'avaient jadis que la haine des gens de guerre... ).
Elles atteignent ainsi à une cohérence, où les tenants de la même passion politique forment une masse "passionnelle" plus homogène, où les ardeurs de tous atteignent à une couleur unique.
Accroissement d'homogénéité accompagné d'un accroissement de "précision" (socialisme... ), une haine se précisant devient plus forte.
Les passions politiques ont même acquis cet attribut si rare dans l'ordre du sentiment : la "continuité".
Elles atteignent, chez celui qu'elles possèdent, à un degré de "prépondérance" sur ses autres passions absolument inconnu autrefois.
Deux nouvelles passions : le nationalisme juif, le bourgeoisisme.
Le sentiment national des rois consistait surtout dans l'attachement à un "intérêt"; éprouvées par des masses, ces passions sont devenues bien plus "purement passionnelles", leur sentiment est l'exercice d'un "orgueil".
Cette susceptibilité du "populaire" rend la possibilité des guerres bien plus grandes aujourd'hui qu'autrefois.
Les peuples entendent se sentir, non seulement dans leur être matériel, mais dans leur être "moral".
La guerre politique impliquant la guerre des cultures, cela est une invention de notre temps. Heureux XVIIIème siècle où la guerre n'engendrait pas de haine durable, où le poison des animosités nationales n'était pas inoculé ni exaspéré par tous les moyens de l'Etat, y compris l'école.
Louis XIV annexant l'Alsace et ne songeant pas un instant à y interdire la langue allemande...
Les peuples veulent se sentir "dans leur passé", leurs ambitions remontant à leurs ancêtres ( ambitions séculaires et droits historiques... ).
Exercées par des âmes plébéiennes ces passions prennent un caractère de "mysticité", d'adoration religieuse, qu'elles connaissaient peu dans l'âme pratique des grands d'autrefois.
Notre siècle aura été celui de l' "organisation intellectuelle des haines politiques" ( pangermanisme, monarchisme français...).
Les systèmes ne sont pas seulement des manifestes politiques, ils défendent un mode particulier de moralité, de sensibilité... Ils sont totalitaires.
D'ailleurs, ils prétendent être conformes au "sens de l'évolution, de l'histoire".
Prétention des idéologies politiques à être fondées sur la science, de résulter de la "stricte observation des faits".
Universalité, cohérence, homogénéité, précision, continuité, prépondérance sur les autres passions; les passions politiques prennent une conscience d'elle-même inconnue.


La trahison des clercs, l'âge du politique


- Signification de ce mouvement. Nature des passions POLITIQUES . Volonté pour un groupe de mettre la main sur un bien matériel. . Volonté pour un groupe de se sentir en tant que "particulier", en tant que "distinct" par rapport à d'autres.
Une volonté cherche la satisfaction d'un "intérêt", l'autre celle d'un "orgueil".
Il s'agit des deux composantes essentielles de la volonté de l'homme de se poser "dans l'existence réelle" : dans le mode "réel" ou "pratique" de l'existence, par opposition au mode "désintéressé" ou "métaphysique".

La trahison des clercs, nature des passions politiques


- Les clercs. La TRAHISON des CLERCS
Les clercs n'ont pas empêché les laïcs de remplir toute l'histoire du bruit de la haine des hommes et de leurs tueries; mmais ils les ont empêché d'avoir la religion de ces mouvements, de se croire grands en travaillant à les parfaire.
L'humanité faisait le mal mais honorait le bien. Cette contradiction était l'honneur de l'espèce et constituait la fissure par où pouvait se glisser la civilisation.
A la fin du XIXème siècle : les clercs se mettent à faire le jeu des passions politiques; ceux qui formaient un frein au réalisme des peuples s'en font les stimulants.

Les clercs ADOPTENT les passions politiques.
Le clerc leur apporte le formidable appoint de sa sensibilité s'il est un artiste, de sa force persuasive s'il est un penseur, de son prestige moral dans l'un et l'autre cas.
Dans le bon ordre des choses, le clerc, fidèle à son essence, flétrit le réalisme des Etats; sur quoi ceux-ci, non moins fidèles à la leur, lui font boire la ciguë.
Le grave désordre du monde moderne c'est que les clercs ne flétrissent plus le réalisme des Etats, mais au contraire l'approuvent; c'est qu'ils ne boivent plus la ciguë.
Critérium pour connaître l'action du clerc : s'il remplit son office, il est immédiatement honni par le laïc, dont il gêne l'intérêt ( Socrate, Jésus..), s'il est loué par des séculiers, on peut dire qu'il est traître à sa fonction.


Les clercs font RENTRER leurs passions politiques dans leur ACTIVITE de clercs.
Certes on n'a pas à demander aux poètes de séparer leurs oeuvres de leurs passions. Mais ne cherchent-ils pas des passions pour faire des poèmes, plutôt que de faire des poèmes pour dire leurs passions ?
II sont exempts de toute naiveté.
On attise la passion politique chez le lecteur tout en supprimant l'effet civilisateur de l'art ( le retour sur soi devant le seul souci du vrai ).
Ils sont des serviteurs du temporel. Au lieu de le servir pat l'épée, ils le servent par l'écrit. Ils sont la "milice spirituelle du temporel".

- Les clercs font le JEU des passions politiques par leurs DOCTRINES.

. Ils exaltent l'attachement au PARTICULIER, flétrissent le sentiment de l'UNIVERSEL.
L'humanisme : sensibilité à la qualité abstraite de ce qui est humain.
Attachement à un concept, passion de l'intelligence, celui des grands patriciens de l'esprit ( Erasme, Goethe... ), tous peu impatients de se jeter dans les bras de leur prochain.
L'humanitarisme : amour pour les humains existant dans le concret.
Etat du coeur, fait d'âmes plébéiennes, exercé par des moralistes sans tenue intellectuelle en proie à l'exaltation sentimentale. "Scie patriotique" ou "embrassade universelle".
Seul l'humanisme permet d'aimer tous les hommes.
Les égalitaires modernes ont cessé de comprendre qu'il ne peut y avoir d'égalité que dans l'abstrait et que l'essence du concret est l'inégalité.
L'humanisme n'a rien à voir avec l'internationalisme, basé sur la passion de classe ou de race... avec le cosmopolitisme, simple désir de jouir des avantages de toute les nations et cultures et exempt généralement de tout dogmatisme moral.

. Ils exaltent l'attachement au PRATIQUE, flétrissent l'amour du SPIRITUEL.
Jadis les chefs d'Etat pratiquaient le réalisme, mais ne l'honoraient pas.
Loiuis XI, Charles-Quint... pratiquaient le réalisme mais ne prétendaient pas que leurs actes fussent moraux. Ils ne déplacaient pas la morale de l'Evangile, et c'est pourquoi, malgré toutes leurs violences, ils n'ont troublé en rien la civilisation. La moralité était violée, mais les notions morales restaient intactes.
Un Richelieu, qui ne doit de compte qu'à son roi, peut ne parler que du pratique et laisser à d'autres les vues dans l'éternel.
Le gouvernant moderne, du fait qu'il s'adresse à des foules, est tenu d'être moraliste, de présenter ses actes comme liés à une morale, une métaphysique, une mystique...


L'exaltation de l' "Etat fort" se traduit chez le clerc moderne par : . L'affirmation des droits de la coutume, de l'histoire, du passé par opposition aux droits de la raison.
La coutume a pour elle le droit ( droits historiques ). . L'exaltation de la politique fondée sur l'expérience.
Gouvernement par des principes qui savent rendre forts, et non par des "chimères" qui tendraient à la justice.
Cette religion de la politique fondée sur l'expérience met en relief un simplisme d'esprit qui me semble proprement un acquêt du XIXème siècle.
On assiste à l'émergence d'un "romantisme du positivisme". . L'affirmation que les formes politiques doivent être adaptées à "l'homme tel qu'il est et sera toujours" ( insocial, sanguinaire... à contraindre... ).
Notre âge aura vu des prêtres de l'esprit enseigner que la forme louable de la pensée est la forme grégaire et que la pensée indépendante est méprisable.
Cette religion de l'état de force et des modes moraux qui l'assurent, les clercs l'ont prêchée aux hommes bien au-delà du domaine politique.
C'est la prédication du "pragmatisme" par presque tous les moralistes influents.
L'ancienne morale disait à l'homme qu'il est divin dans la mesure où il se fond à l'univers; la moderne lui dit qu'il l'est dans la mesure où il s'y oppose.

Enseignements de la prédication du réalisme : . L'exaltation du courage, l'exaltation de l'aptitude de l'homme à affronter la mort, la suprême des vertus. . L'exaltation de l'honneur, l'ensemble des mouvements par lesquels l'homme expose sa vie hors d'un intérêt pratique, par seul soin de sa gloire ( le duel jadis ). . L'exaltation de la dureté ( et le mépris de l'amour humain ), noblesse morale de la dureté et ignominie de la charité On assiste à l'émergence d'un "romantisme de la dureté". . La religion du succès.
La volonté qui se réalise comportant, de ce seul fait, une valeur morale, cependant que celle qui échoue est, de ce fait, digne de mépris.
On humilie les valeurs de connaissance devant les valeurs d'action.
Enseignement selon lequel l'activité intellectuelle est digne d'estime dans la mesure où elle est pratique et uniquement dans cette mesure.


Telle est depuis un demi-siècle l'attitude de ces hommes dont la fonction était de contrarier le réalisme des peuples et qui, de tout leur pouvoir et en pleine décision, ont travaillé à l'exciter.
Ils demandent leur jugement à leur sensibilité artistique.

La trahison des clercs, les clercs, leur trahison


Aujourd'hui la partie est jouée; l'humanité est nationale; le laïc a gagné. Mais son triomphe passe tout ce qu'il pouvait croire. Le clerc n'est pas seulement vaincu, il est assimilé.
Le philosophe, l'écrivain, le savant sont attachés à leur nation autant que le laboureur et le marchand.
Les ministres de Jésus défendent le national.
Toute l'humanité est devenue laïque, y compris les clercs.
Toute l'Europe a suivi Luther, y compris Erasme.
La cause de la paix, toujours si entourée d'éléments qui travaillent contre elle, en a de nos jours trouvé un de plus : le pacifisme a prétention scientiste. On refuse la guerre parce qu'elle serait "désastreuse", non pour des raisons morales.
L'humanité, si elle avait quelque désir de la paix, est invitée à négliger le seul effort qui pourrait la lui donner, et qu'elle ne demande d'ailleurs qu'à ne point faire.
Si je crois mauvais que la religion du clerc possède le monde laïc, je crois autrement redoutable qu'elle ne lui soit plus prêchée et qu'alors il lui devienne loisible de se livrer à ses passions pratiques sans aucune honte et sans le moindre désir, même hypocrite, de s'élever si peu que ce soit au-dessus d'elles. "Ils sont là quelques justes qui m'empêchent de dormir" disait le réaliste de ses anciens docteurs. Nietzsche, Barrès, Sorel n'empêchent aucun réaliste de dormir.
Il me paraît grave qu'une humanité, plus que jamais possédée par les passions de la terre, entende comme commandement de ses chefs spirituels : "Restez fidèles à la terre."
Serait-ce un nouveau Moyen-Âge ? Bien plus barbare toutefois que le premier, car si celui-ci pratiqua le réalisme, du moins il ne l'exalta point.


On arrivera ainsi à une "fraternité universelle" mais qui, loin d'être l'abolition de l'esprit de nation avec ses appétits et ses orgueils, en sera au contraire la forme suprême, la nation s'appelant l'homme et l'ennemi s'appelant Dieu.
Et dès lors, unifiée en une immense armée, en une immense usine, ne connaissant plus que des héroïsmes, des disciplines, des inventions, flétrissant toute activité libre et désintéressée, revenue de placer le bien au-delà du monde réel et n'ayant plus pour Dieu qu'elle-même et ses vouloirs, l'humanité atteindra à de grandes choses, je veux dire à une mainmise vraiment grandiose sur la matière qui l'environne, à une conscience vraiment joyeuse de sa puissance et de sa grandeur.
Et l'histoire sourira de penser que Socrate et Jésus-Christ sont morts pour cette espèce.

La trahison des clercs, vue d'ensemble, pronostics

JULIEN BENDA, La trahison des clercs, fin


Ce contempteur de la politique fréquenta la cellule de son quartier et jura par la patrie russe...
Le dernier clerc finit apostat.
"La libre Belgique", à la mort de Julien Benda, hélas !




1993 Thesaurus - BELPHEGOR