1993 Thesaurus - L'homme dans sa caverne


Préhistoriens et primitifs

Tout le monde l'admet, nous devons à la caste sacerdotale la plus grande partie du savoir humain...
Cela n'empêche point quelques esprits, obtus quoique éclairés, de vivre dans l'idée que tous les prêtres se sont toujours opposés à toutes formes de progrès...
Si nous étions de francs païens au lieu d'être des chrétiens franchement insupportables, nous pourrions rendre des honneurs païens à ces bienfaiteurs inconnus. Des statues voilées honoreraient la mémoire des hommes qui les premiers firent du feu, qui mirent le premier bateau à l'eau, ou qui les premiers domestiquèrent un cheval; leur offrir des sacrifices vaudrait mieux que d'aller fleurir les statues sans grâce de représentants falots de la politique ou des bonnes oeuvres. Mais la chrétienté depuis qu'elle existe possède cette vertu étonnante d'interdire aux païens d'être vraiment humains.

Il n'est pas indéfendable de dire qu'un gouvernement fort est nécessaire aux peuples civilisés - ou pour qu'ils le deviennent. C'est l'argument des monarchistes de tous les temps; il n'est pas indifférent de voir qu'il se vérifie dès les premiers temps.

( Je ne m'en prends pas aux savants authentiques qui nous ont appris tant de choses sérieuses... ) Je m'en prends à l'opinion diffuse, mal formée mais répandue, qui a mis à la mode une idée de histoire de l'humanité tout à fait fausse; l'idée générale et vague que l'homme descend du singe, que le barbare sera civilisé un jour, et que la barbarie est derrière et la civilisation devant. Cette idée est dans l'air, aussi bien, les hommes la respirent plus qu'ils ne la formulent.

Les gens les plus intelligents surtout s'ils sont imaginatifs, tombent facilement dans une erreur fâcheuse; celle de croire que plus une idée est générale au sens d'étendue, plus elle est profonde au sens d'importante et véridique...
C'est toujours la même erreur initiale : parce que l'on croit à la généralité de la fiction plutôt qu'à la précision de la réalité.



Antiquité de la civilisation

Aux jours de ma jeunesse, c'était au Comtisme que l'appellation de religion de l'humanité était réservée; les adeptes adoraient en l'Humanité majusculaire un être suprême. Et aux jours de ma jeunesse déjà, je trouvais curieux que l'on se moque du dogme de la Trinité comme d'un illogisme fort mystérieux et frisant la mystification pour réclamer ensuite que l'on adore une divinité unique en cent millions de personnes, sans confondre les personnes ni diviser la substance...
Moins un homme est solitaire, moins il est humain; plus un groupe d'hommes est proche plus il nous paraît incompréhensible. Un recueil de cantiques d'une société de morale humanitaire composé, selon le double principe suivant : éliminer tout le divin, exalter tout l'humain, donnait en conséquence un cantique célèbre ainsi corrigé : Plus près de toi, Humanité, plus près de toi. Ce qui me fait irrésistiblement penser aux heures d'affluence dans le métro; et Dieu sait qu'alors, si les corps sont proches, les âmes paraissent lointaines.

Il est fort probable que la religion ne tire point son origine d'un accident qui fut oublié parce qu'il était mineur, mais d'une idée qui fut perdue parce qu'elle était trop grande pour l'homme. Il ne manque pas de raisons de croire que plus d'un peuple a cru a la toute puissance d'un dieu souverain et ne s'est livré qu'ensuite à l'idolâtrie ou à la démonolâtrie comme à une sorte de débauche cachée...
Ainsi les primitifs les plus arriérés, primitifs au sens où les anthropologues le disent, tels que les indigènes australiens par exemple, présentent un monothéisme sans faille et d'une haute tenue morale...
Il n'est pas impossible que la morale sévère du vieux dieu ait passé pour austère en de certains moments; il n'est pas impossible que la fréquentation des esprits malins ait été à la mode dans la bonne société comme l'est aujourd'hui le spiritisme. Il y a d'autre témoignages de la véracité de cette constatation psychologique que l'on ne parle pas toujours de ce à quoi l'on croit... "Le Grand Esprit qui plane au-dessus de tout le veut ainsi". Telle est l'attitude la plus fréquente de l'âme païenne devant Dieu; on sait qu'Il existe, on L'oublie; on repense à Lui; mais est-ce vraiment une attitude réservée aux païens ?


A noter un point curieux d'histoire des religions : les sauvages semblent prendre plaisir à raconter la partie grotesque et répugnante de leurs croyances et à en cacher la partie honorable et émouvante. C'est que les deux parties ne font pas un tout, car elles ne sont pas des croyances de même degré. Les mythes ne sont que des contes; on peut les réciter ou en parler comme de la pluie ou du beau temps. Les mystères sont des histoires vraies que l'on tient secrètes comme on les prend au sérieux. Il ne faut pas oublier ce que la croyance en Dieu a de prenant.

Il est net qu'il n'y a jamais rien eu qui ressemble à l'évolution de l'idée de Dieu. Dissimulée, trahie, presque oubliée, combattue, cette idée l'a été; mais jamais elle n'a évolué...
Le sentiment du retrait d'une puissance supérieure demeure enfoui dans les contes mystérieux et légendaires de la séparation de la terre et du ciel.
Tous nous disent qu'autrefois le ciel et la terre furent amants et qu'ils ne faisaient qu'un jusqu'à ce qu'un événement imprévu, généralement la désobéissance d'un enfant, les ait séparés...
Il y a certainement plus et plus essentiel ( que ne le disent certains mythes ), dans la vision d'un monde unique coupé en deux; pour la comprendre il est plus sage de s'allonger dans l'herbe et de contempler les nuages que de s'enfermer dans une bibliothèque...
Celui qui suivra ce conseil saura que le ciel devrait être plus proche de nous et que peut-être il le fut, qu'il ne nous est en rien étranger, mais que nous sommes coupés de lui et qu'il nous fait signe...
La légende d'Uranus le Seigneur des Cieux détrôné par Saturne l'Esprit du Temps, l'exil hors du royaume de la première paternité.

Dans les temps historiques Dieux, demi-dieux et héros croissent et se multiplient sous nos yeux et cela même suggère qu'une telle famille a eu un fondateur; les complications croissantes de la mythologie suggèrent qu'au début tout était plus simple. Même d'un point de vue extérieur, que l'on dirait scientifique, il y aurait des raisons de croire que l'homme fut monothéiste d'abord et qu'ensuite il dégénéra en polythéiste...
Je soupçonne qu'il y a à la base de tout le polythéisme et de tout le paganisme, un immense postulat... Il ne s'agit pas vraiment de ce que nous entendons par présence de Dieu; on dirait mieux en un sens qu'il s'agit de l'absence de Dieu. Mais l'absence ne signifie pas la non-existence; un homme qui boit à ses amis absents ne boit pas à l'absence de l'amitié. Il s'agit d'un vide et non d'une négation.


Le sentiment qu'au dessus des dieux il y a quelque chose, même Virgile n'a pu en percer l'énigme; le paradoxe demeurait de cette autre divinité à la fois plus lointaine et plus proche. Pour les païens ce qui était véritablement divin était inaccessible, tellement qu'ils cessèrent peu à peu d'y ap- liquer leur esprit. Le divin eut de moins en moins de rapports avec la mythologie pure... Car, ils l'acceptaient tacitement, la pureté divine ne pouvait être mêlée à la mythologie. Où les Juifs s'interdisaient les représentations, les Grecs s'interdisaient même l'imagination. Quand on ne connut plus des dieux que leurs luxurieuses prouesses cela prit l'allure d'un mouvement de pudeur. Ce fut un acte de piété d'oublier Dieu... Quelque chose nous laisse entendre que ces hommes avaient accepté un niveau plus bas, et gardaient partiellement conscience que c'était un niveau plus bas...
Ces hommes avaient conscience de la chute s'ils n'avaient conscience de rien d'autre; cette vérité s'applique à toute l'humanité païenne. Ceux qui sont tombés une fois peuvent se souvenir de leur chute même s'ils oublient sa hauteur...
Par éclairs le Romain...( comme Virgile dans un vers, comme Marc-Aurèle ), coupait court d'un mot aux généalogies mythologiques; alors la troupe débraillée des dieux et des déesses s'évanouissait et le Père du Ciel trônait seul parmi les champs du ciel.

Il arriva que l'ancienne lumière engendrée d'une source unique comme le soleil, disparut pour faire place à un éclaboussement de couleurs brutales.
Dieu fut vraiment sacrifié aux dieux; au sens littéral de l'expression populaire, trop c'est trop. Le polythéisme devint alors une sorte de citerne qu'alimentaient toutes les croyances païennes que les païens eux-mêmes y déversaient...
L'échec de l'étude comparée des religions vient de ce qu'il n'y a pas de termes de comparaison entre les dieux et Dieu.


Dieu et les dieux

Il ne nous viendrait pas à l'idée de soumettre un sonnet à un mathématicien, ou une chanson à un expert-comptable; mais nous ne sursautons pas à l'idée tout aussi étonnante que contes et légendes doivent faire l'objet d'une étude scientifique...
L'esthétique, ou pire la seule sentimentalité, peut se mêler de tout et de ce qui ne la regarde pas, déraisonner au nom du pragmatisme, être amorale au nom de l'anarchie; mais ne peut apparemment pas émettre un jugement esthétique sur ce qui est de son ressort exclusif. Nous pouvons rêver de tout sauf de contes de fées.


L'Eglise catholique, triomphant dans le domaine populaire, a su donner à tous des légendes locales et des cérémonies familières. Pour autant que tout ce paganisme fut innocent et proche du naturel, il n'y avait pas de raison que des saints ne le patronnent pas aussi bien que des dieux païens.
Dans tous les cas, les fictions les plus naturelles comportent divers degrés de sérieux. Il y a tous les intermédiaires entre appeler un bois "le boisaux-fées", ce qui souvent veut seulement dire qu'il paraît féérique, et faire un détour d'un kilomètre plutôt que de passer devant une maison dont nous nous sommes dit qu'elle était hantée. Il y a derrière tout cela le fait que la beauté et la crainte sont des vérités concrètes liées à un monde spirituel vrai; et qu'à les effleurer, même en songe ou en conte, on ébranle les profondeurs de l'âme.

On dirait parfois que les Grecs croient par-dessus tout à la vénération, mais ne savent qui vénérer. Ce casse-tête avait une origine, cette incertitude et ce flou naissaient de ce que tout n'était que songe et que conte.
Il n'y a pas de traités sur l'art de bâtir dans les nuages.

Le sens profondément juste de la vanité de notre insolence fait la grandeur de toutes les tragédies grecques qu'il anime. Mais il va de pair avec un secret scepticisme sur la nature vraie des dieux qu'il faut se concilier. Là même où le geste d'abandon est le plus beau, comme chez les Grecs, on sent transparaître l'idée que l'homme sera meilleur par l'offrande de son sacrifice que le dieu ne le sera par son acceptation.

Le paganisme cherchait à atteindre la divinité par l'imagination seule et, dans ce domaine, n'était en rien limité par la raison. Religion et raison sont demeurées étrangères l'une à l'autre, même dans les civilisations les plus intellectuelles, cela est une constante de toute l'histoire païenne...
Les laïcistes continuent à professer que l'Eglise a introduit une sorte de schisme entre la raison et la religion. La vérité est que l'Eglise fut la première à jamais tenter de les associer. Il n'y avait jamais eu auparavant communication entre prêtres et philosophes.

L'adoration est naturelle à l'homme; voilà le point crucial; et l'homme se tourne naturellement vers le surnaturel. L'idole peut être raide et lointaine, le geste de l'adorateur demeure généreux et beau. Il se sent plus libre en s'abaissant et il se sent réellement plus grand en se prosternant.
Tout ce qui l'écarte de l'adoration le diminue et, plus, l'estropie à jamais. Tout ce qui le laïcise l'aliène. Si l'homme ne peut prier, il est rendu muet; s'il ne peut s'agenouiller, il est privé de liberté. De là vient que nous nous sentons à la fois confiants et méfiants à l'égard de tout le paganisme...
L'écart éclate entre le prêtre et l'autel, entre l'autel et le dieu. Le prêtre paraît plus grave et presque plus intangible que le dieu. Toute l'ordonnance du temple est saine et ferme; elle satisfait notre nature. Mais il y a au coeur du temple quelque chose d'incertain et de tremblant comme la flamme d'un feu-follet, qui est l'intuition première de l'édifice et qui ne dépasse pas le stade de la rêverie frivole...
L'intuition profonde selon laquelle la prière et le sacrifice procurent épanouissement et liberté se rapporte à cette conception immense et à demi oubliée, d'une universelle paternité que nous avons vue s'évanouir partout aux premières lueurs de l'aube.


L'imagination mythologique tourne en rond et ne cesse de chercher un point d'arrêt. En un mot la mythologie est une quête où se mêlent un désir ardent et une sourde inquiétude, une sincérité sans faille dans la recherche et une légèreté insouciante et mystérieuse quant aux résultats de la recherche.
L'imagination solitaire poursuit son chemin; nous devrons plus tard nous tourner vers celui de la raison solitaire, car jamais l'une et l'autre ne font route ensemble.


L'homme et les dieux

Le culte des démons succéda souvent au culte des dieux et même au culte d'une divinité unique et toute puissante. On peut soupçonner que les païens s'adressaient aux esprits parce qu'ils étaient des esprits familiers et, en un sens, plus accessibles que la divinité lointaine, trop pure pour être mêlée à certaines affaires humaines. Mais avec les démons, qui font que les choses se font, une nouvelle idée aparaît qui est bien digne d'eux.
Elle est... l'idée de les imiter. On joue, par superstition légère, à jeter du sel par-dessus son épaule.

( Aristote ) faisait de la métaphysique comme ( Euclide ) des mathématiques; par amour du vrai, par curiosité ou pour s'amuser. Mais cette façon de s'amuser n'interférait pratiquement pas avec l'autre : avec le plaisir éprouvé à danser et à chanter en l'honneur des métamorphoses nombreuses de Zeus énamouré. Que des hommes aient pu être philosophes et même de l'espèce sceptique sans déranger personne, tendrait à prouver que le polythéisme populaire était assez superficiel et même peu sincère. Ces penseurs déplaçaient les fondements de l'univers sans modifier d'un pouce le contour de ce nuage bariolé suspendu dans les airs.
Car ils déplacèrent vraiment les fondements de l'univers; alors même qu'un curieux compromis les empêchait de toucher aux fondements de la cité... ( La mort de Socrate ) semble aller contre l'idée d'une trêve illimitée entre dieux et philosophes. Mais Socrate ne mourut pas en monothéiste dénonçant les dieux; et certainement pas non plus en Polyeucte renversant les idoles. A lire entre les lignes, il est net qu'il y avait une jalousie, fondée ou non, à l'égard de son influence sur la vie morale, et peut-être politique, de la cité. Le compromis demeurait par ailleurs.
Que les Grecs aient pris leurs mythes ou leurs systèmes à la légère, il ne s'établit jamais ni domination des uns sur les autres, ni réconciliation des uns avec les autres. Ils ne travaillaient certainement pas ensemble...
Disons que le philosophe fut un rival du prêtre. Mais l'un comme l'autre semblent avoir accepté une séparation de fonctions qui les laissait chacun à sa place dans le même système social.


( Pourquoi philosophie et mythologie entrèrent rarement en conflit ) Ce n'était pas dû seulement au côté frivole de la mythologie, cela tenait aussi à l'arrogance des philosophes, qui méprisaient les mythes comme le vulgaire; et considéraient qu'ils allaient fort bien ensemble. Les philosophes païens étaient rarement gens du peuple et n'en avaient pas l'âme; fort peu démocrates et souvent critiques virulents de la démocratie. Il est autour d'eux une atmosphère de nonchalance aristocratique et intellectuelle.

La création ne se nomme point Isis, peut-être; et peut-être Isis ne cherchet-elle pas Osiris. Mais il est vrai que la création appelle quelque chose.
La création appelle toujours le surnaturel.

Le Christianisme est porteur de progrès; en un sens, il est vrai, qui n'a que peu de rapport avec la mesquine notion d'un éternel remue-ménage d'amélioration sociale. La chrétienté croit... qu'il est au pouvoir de l'homme de se diriger et d'aller, par un chemin ou un autre, de ce monde vers l'autre...
Le christianisme se réclame d'une réalité qui lui est extérieure; qui est non seulement extérieure mais éternelle. Autrement dit, il affirme que les choses sont et qu'elles sont vraiment des choses. Le christianisme dit comme le bon sens; mais toute l'histoire des religions le montre, ce bon sens meurt là où le christianisme ne le protège pas.
Le bon sens ne peut exister sans ce bouclier, ou au moins survivre, parce que la pensée ne demeure pas sensée si elle devient trop simple. La simplicité, plus que la subtilité, est une tentation pour les philosophes. Ils sont toujours attirés par les simplifications insensées, comme des hommes placés au bord de l'abîme sont fascinés par la mort et le vide du gouffre.
Il faut une autre sorte de philosophie pour résister à la tentation de se jeter du haut du pinacle du temple.
L'une de ces explications qui vont de soi - trop bien - a consisté à dire que tout n'est que rêve et qu'illusion et que le Moi seul existe; une autre, que tout revient et se répète; une autre encore, que l'on dit bouddhique et qui certainement est orientale, veut que notre problème soit celui de notre être en tant que personne, et que rien ne s'arrangera que dans le retour à l'unité. Cette théorie déclare, en bref, que la création fut la chute.


Le cercle ou le disque solaire qui se levait au matin du monde sous le règne d'Akhen Aton est demeuré comme un miroir et un modèle pour tous les philosophes. Ils en ont tiré bien des choses, ils ont même réussi à se rendre fous; en Orient surtout, où le disque devenue roue s'est mis à tourner sans fin dans leurs cervelles.


Démons et philosophes

( Contre le matérialisme historique ) La figure de l'histoire doit son profil exact à la volonté de l'homme. Une histoire économique ne serait pas une histoire du tout... Ce n'est pas parce que l'homme ne peut vivre sans manger qu'il ne vit que pour manger.

Il nous manque un terme pour désigner ce que j'appellerais la psychologie historique...
Que ressentaient les légionnaires quand ils voyaient... cet étrange totem d'or que nous nommons l'Aigle romaine ? Que ressentaient les vassaux quand ils voyaient ces totems d'un autre genre, lion ou léopard, sur l'écu de leur seigneur ?

Dés l'aurore de sa naissance la république sur le Tibre ( Rome ) se vit plongée dans l'ombre de toutes les énigmes de l'Asie, toisée et dédaignée par une figure qui traînait dans son sillage tout le cortège de l'impérialisme; qui chevauchait la mer et avait nom Carthage.

Si les Grecs avaient un goût inné des mythes, les Latins paraissent avoir été réellement religieux... Ils semblent multiplier les dieux pour les rapprocher de l'homme, alors que les dieux grecs s'éveillent et s'élancent dans le ciel matinal. Ce qui est frappant dans les cultes italiens, c'est leur caractère familier et même domestique... La tendance des Latins était de personnifier la nature dominée par l'homme. Il y avait un dieu du blé et non de l'herbe, un dieu du bétail domestique... Leur culte était véritablement une culture; au sens exact d'agriculture.

( Carthage ) Comptoir commercial, elle devait son existence à l'esprit d'entreprise et à l'expansion des grandes cités marchandes que furent Tyr et Sidon. Et son esprit s'en ressentait: la brutalité et le mercantilisme la marquaient comme souvent les pays neufs...
J'ai noté précédemment qu'une certaine forme d'esprit religieux reposait sur cette psychologie particulière, plus attachée aux résultats tangibles qu'aux biens immatériels, qui conduit à en appeler aux esprits immondes...
C'est toujours la même confuse croyance au pouvoir réel et certainement efficace des puissances de ténèbres. La psychologie des peuples puniques était largement infectée par cet étrange pessimisme pratique... Le dieu qui faisait marcher les affaires s'appelait Moloch... Et Moloch n'était pas un mythe, ou du moins son repas n'était pas mythique.


Ce ne fut pas la seule défaite des armées, ce ne fut certainement pas une simple rivalité mercantile qui remplit l'imagination romaine des présages hideux de la nature elle-même, soudain dénaturée. Ce fut l'apparition de Moloch au-dessus des collines du Latium... Ce fut Baal qui foulait les vignobles... Ce fut Tanit l'invisible dont la voix murmurait derrière ses voiles aériens les appels d'un amour plus horrible que la haine...
C'était la destruction de la fécondité domestique, le dépérissement de ce qui est humain...
La barrière des Alpes était enfoncée... L'enfer était déchaîné. La guerre des dieux et des démons semblait sur sa fin. Et les dieux étaient morts; les Aigles brisées; les légions anéanties...

( Carthage finit par tomber ) parce que le matérialisme est imbécilement indifférent aux réalités de la pensée. A force de dédaigner l'âme, le matérialisme finit par dédaigner l'intelligence... Où auraient-ils ( les Carthaginois ) appris ce qu'est un homme, eux qui révéraient l'or et la force et des dieux aux entrailles de bêtes ?...
Et Carthage tomba comme seul Satan était tombé...
Les dieux avaient relevé la tête et finalement les démons avaient fui.

( Rome ) en vint à dominer toutes les nations parce qu'elle s'était dominée elle-même au moment du désastre. Tous les hommes surent désormais au plus profond d'eux-mêmes que Rome avait figuré l'humanité alors qu'elle avait paru rayée du monde des vivants...
Il est certain que le combat où se fit l'établissement de la Chrétienté aurait été fort différent si l'empire avait été carthaginois au lieu d'être romain. Nous devons nous féliciter de l'endurance de Rome; c'est à elle que nous devons que la grâce divine ait illuminé aux temps fixé une humanité humaine et non point inhumaine...
Qui pourrait de sang-froid comparer la grande poupée de bois à laquelle les enfants offraient quelques miettes du dîner, avec le dieu immense à qui l'on offrait des enfants comme dîner ?...
Nous devons aux romains de n'avoir jamais eu à abattre les bosquets de Vénus comme furent abattus ceux de Baal. Nous devons en partie à leur dureté de pouvoir considérer notre passé autrement qu'avec dureté. Si le passage du paganisme au christianisme fut un pont en même temps qu'une brèche, nous le devons à ceux qui gardèrent son humanité au monde païen. Si, tant de siécles après, nous pouvons penser au paganisme en somme dans la paix et presque avec douceur à ceux qui furent nos pères, rappelons-nous ce que furent les choses et ce qu'elles auraient pu être. Ce seul rappel suffit à nous permettre d'hériter tranquillement du fardeau de l'antiquité.



La guerre des dieux et des démons

En grand nombre nos modernes païens se sont montrés très durs envers le paganisme, comme en grand nombre, les humanitaires modernes envers la religion naturelle. Ils l'ont représentée comme partout et toujours dépendant de monstrueux secrets et charroyant une atmosphère aussi désordonnée qu'anarchique...
Il s'agit encore de redire que le paganisme mauvais avait été détruit par le bon. Ce fut le paganisme le plus sain qui fit la conquête de Carthage, la Ville d'Or. Ce fut le paganisme le plus sain qui porta la gloire de Rome.
Ce fut ce que le monde avait encore vu de mieux, si l'on prend du recul, qui règna des Grampians à l'Euphrate. Le meilleur avait gagné; le meilleur avait régné; et le meilleur entrait en décadence.
Si l'on quitte ce point de vue, on regarde toute l'histoire de travers. Le pessimisme n'est pas la lassitude du mal, mais la lassitude du bien. Le désespoir ne consiste pas à se fatiguer de la souffrance, mais à se fatiguer de la joie.

L'une des infirmités de la mythologie et du culte de la nature, avait engendré une perversion chez les Grecs, perversion due au pire sophisme, le sophisme de la simplicité. Ils se dénaturaient par le culte de la nature, comme ils se déshumanisaient par le culte de l'homme.

Il est vrai en un sens que le grand Pan est mort de la naissance du Christ.
Il est presque aussi vrai, mais dans un autre sens, que les hommes connurent la Bonne Nouvelle parce que Pan était mort. L'effondrement de la mythologie antique créait un vide qui aurait asphyxié l'humanité si la théologie ne l'avait pas comblé. Notons qu'en aucun cas la mythologie n'aurait pu renaître comme la théologie. La théologie est affaire de pensée, que nous admettions cette pensée ou non. La mythologie est autre chose, avec quoi on ne peut pas être en désaccord; c'est un pur enchantement et quand le charme est levé, il ne reste rien. Les hommes cessèrent de croire aux dieux en ce sens qu'ils s'aperçurent qu'ils n'y avaient jamais cru. Ils avaient chanté leurs louanges, ils avaient dansé autour de leurs autels; ils avaient joué de la flûte; ils avaient fait le Fol comme dans la comédie.


Alors, comme la nôtre, leur famille humaine tomba sous les coups de l'organisation servile et de la promiscuité urbaine. Le citadin des villes devint un citoyen éclairé, c'est-à-dire qu'il perdit cette forte imagination qui crée les mythes. Dans toutes les cités des rivages méditerranéens le peuple pleura ses dieux et fut consolé par des gladiateurs. Au même moment, il arrivait la même chose à l'aristocratie intellectuelle de l'antiquité qui, depuis Socrate et Pythagore, se promenait en parlant de tout et de rien.
Il devint évident pour tout le monde qu'elle marchait en rond et radotait sans fin. La simplification systématique qui dénature toute chose fut l'erreur constante de ces philosophies et leur futile point final...
Partout les sages se transformèrent en sophistes, c'est-à-dire en rhéteurs et en marchands d'énigmes. Et non contents de se faire sophistes, les sages se firent magiciens. Car une pointe d'orientalisme plaît dans les meilleures maisons et le philosophe peut bien pigmenter son rôle d'amuseur d'un brin de sorcellerie.

Les esprits philosophiques vraiment philosophes en arrivaient à conclure que, dans cette mer intérieure, la marée de la civilisation avait atteint son point le plus haut, à toucher les étoiles. Mais que cette marée était étale; car elle n'était qu'humaine.
Ainsi la mythologie comme la philosophie, termes de notre analyse du paganisme furent vidés ensemble de leur substance; jusqu'à la lie pourrait-on dire. Et la troisième rubrique, celle des démons, même si elle voit sa place s'accroître, ne produit, par définition, rien de constructif.
Reste donc le quatrième élément ou plutôt le premier; celui qui fut en un sens oublié parce qu'il était le premier. J'entends cette intuition profonde, immédiate et insaisissable que l'univers, après tout, a certainement une origine et une signification et que cette signification suppose un auteur.


La fin du monde

Les mains d'où étaient sorties le soleil et la lune et toutes les étoiles furent un jour trop petites pour atteindre les mufles énormes des animaux...
L'association d'idées ( celle d'un bébé et de la puissance inconnue qui soutient l'univers ) a profondément altéré la nature humaine, au sens le plus fort de l'expression. Il y a une différence réelle entre l'homme pour qui elle veut dire quelque chose et l'homme pour qui elle ne veut rien dire.
Cette association de la puissance et de l'impuissance, de la divinité et de l'enfance, est devenue pour toujours une sorte d'épigramme que des millions de répétitions n'arriveront pas à rendre fastidieuse. Il n'est pas déraisonnable de la dire unique en son genre. Bethléem est l'endroit par excelllence où les extrêmes se touchent...
L'univers y a été retourné comme un gant... Toute l'inquiétude et l'émerveillement du monde, qui avaient été fixés sur l'infiniment grand, s'étaient maintenant tournés vers l'infiniment petit...
Dieu, qui en un sens était la circonférence, devenait le centre, or le centre est infiniment petit...
La foi chrétienne commença de bien des façons par être une religion des petites choses...
La notion de héros surgissant adulte et sans mère, comme Pallas du cerveau de Zeus, est très exactement contradictoire à celle d'un Dieu enfanté comme tous les bébés du monde et dépendant entièrement de sa mère.


Le Christ ne s'était pas seulement abaissé au niveau du monde, mais audessous du niveau du monde. Le premier acte du drame divin fut joué non seulement sans décors, mais sans scène, dans les dessous obscurs...
A soi tout seul, cela est la marque d'une révolution, d'un renversement du monde.

Ce que trouvèrent les bergers n'était ni une Académie ni une République idéale; ce n'était pas davantage une analyse, une dissection des mythes, des contes et des légendes, jusqu'à l'anéantissement complet de leur essence. Ils trouvèrent réellement un lieu de rêve. Et depuis, on n'a plus jamais inventé de mythologie. Car la mythologie n'est qu'une approche...
Virgile symbolise le paganisme sain qui a renversé le paganisme malsain des sacrifices humains; mais le problème qui se posait aux bergers était la décadence irrémédiable des vertus virgiliennes et du paganisme sain; et la révélation donnait la solution. Si le monde s'était jamais lassé de la démonolâtrie, il aurait pu se guérir par un recours à a droite raison. Mais, en fait, il s'était même lassé de la droite raison.

La mythologie était pécheresse publique, mais elle ne s'était pas trompée en étant aussi charnelle que l'Incarnation.

Le nouvel universel était plus grand que l'ancien. En ce sens, la chrétienté était plus vaste que la création; que la création avant le Christ. Elle était faite de choses nouvelles et elle rassemblait des choses anciennes.
L'Eglise contient ce que le monde ne contient pas. La vie elle-même ne rend pas compte de tout ce qu'est la vie comme l'Eglise le fait. Comparé à elle tout système est étroit et insuffisant... Où est l'enfant Jésus dans le stoïcisme et le culte des ançêtres ? Où est Notre-Dame des musulmans, la femme qui ne connaît point d'hommes et trône au-dessus des anges ? Où est saint Michel des moines bouddhiques, héros et chevalier, gardien en chaque soldat de l'honneur des armes ? Qu'aurait fait saint Thomas de la mythologie brahmanique, lui qui a entrepris de rassembler toute la science, la rationalité et même la rationalisme du christianisme ? Si nous comparons l'Aquinate avec Aristote, à l'autre pôle de la raison nous aurons encore le sentiment d'un achèvement. Saint Thomas pouvait comprendre Aristote dans ses raisonnements les plus serrés; il n'est pas sûr qu'Aristote aurait compris les passages mystiques de saint Thomas...
Comment François, le troubadour, aurait-il pu remplir sa mission chez les calvinistes et que lui serait-il arrivé chez les utilitaristes de l'école de Manchester ? Mais des hommes comme Pascal ou Bossuet peuvent être aussi roidement logiques que n'importe quel calviniste ou utilitariste. Comment sainte Jeanne d'Arc aurait-elle pu encourager les hommes à se battre par les armes chez les quakers,, les doukhobors ou les pacifistes tolstoïens ?
Aucune forme moderne de syncrétisme ne vient à bout d'établir un symbole plus vaste que le Credo.


Le refus des chrétiens ( de faire entrer une statue de Jésus dans un quelconque Panthéon au côté de celles de Jupiter, de Mithra... ) est le pivot de l'histoire. Si les chrétiens avaient accepté, ils auraient été bons et le monde avec eux, j'ose le dire, pour la refonte...
Nul ne peut comprendre le mystère de l'Eglise, nul n'est au diapason de la foi des premiers âges, qui ne mesure que le monde fut alors bien près de périr dans la fraternité et la compréhension mutuelle de toutes les religions.

Les sages, eux, ne peuvent que chercher la sagesse; l'illumination de l'esprit leur est nécessaire. Ce qui la procure, c'est la révélation que la foi catholique est catholique et que rien d'autre n'est catholique. La doctrine de l'Eglise est universelle. La doctrine des philosophes n'était pas universelle.

Les mages étaient fascinés par le pentacle que dessinait le renversement du triangle de la famille humaine; et ils ne cessaient d'en calculer à l'infini les conséquences...
Jamais nous n'en finirons de méditer sur cet enfant qui était le père et cette mère qui était l'enfant...

Nous pourrions nous satisfaire de dire que la mythologie avait pour père les bergers et la philosophie, les philosophes; et qu'il ne restait plus qu'à les réunir dans la reconnaissance de la religion. Mais il y avait un troisième élément... que cette religion a toujours refusé d'ignorer ou d'admettre en une réconciliation de carnaval. Il était là depuis les premières scè- nes du drame, cet Ennemi qui fit sombrer les mythes dans la luxure et enserra les théories philosophiques dans les glaces de l'athéisme. ( satanisme, haine dévorante de l'innocence, sacrifices humains ---> Hérode )...
La présence de cet Ennemi... fait partie de l'essence même de Noël comme de l'essence du christianisme...
Les joies de la grotte furent celles d'un camp retranché ou d'un repaire de hors-la-loi...
Tout se résume en ce paradoxe : que désormais la puissance la plus haute ne peut travailler que souterrainement. La royauté ne peut reconquérir ses droits que par une sorte de rébellion. Et certes, l'Eglise naissante, et surtout lors de sa naissance, ne fut pas tant un pouvoir absolu qu'une révolte contre le prince de ce monde.




1993 Thesaurus - L'homme dans sa caverne