1993 Thesaurus - Dieu dans sa grotte

Dieu dans sa grotte

Les auteurs contemporains... donnent une lecture ( des Evangiles ) qui n'est rien d'autre que l'exact contraire de la vérité.
Nous avons tous entendu dire, et plutôt cent fois qu'une, car les gens ne se fatiguent jamais de le dire, que le Jésus de l'Evangile aimait l'humanité avec tendresse et douceur, et que l'Eglise avait caché ce caractère humainement tendre sous des dogmes rébarbatifs et l'avait durci par des traits de brutalité cléricale au point qu'il en paraissait inhumain.
Or, je n'hésite pas à me répéter moi non plus, c'est quasiment le contraire qui est vrai. L'image que les Eglises nous présentent du Christ est presque toute faite de douceur et de miséricorde. C'est l'image que nous en donnent les Evangiles qui n'est pas aussi simple...
L'idée d'une statue du Christ en colère est effrayante; elle glace le sang.
Une telle sculpture serait pétrifiante; il serait insupportable de rencontrer au coin de la rue, ou sur la place du marché, le regard du Christ invectivant une race de vipères ou dévisageant un hypocrite.
L'Eglise, donc, n'a point tort de présenter aux hommes le visage du Christ miséricordieux, comme elle le fait toujours.

S'il est un Jésus dans l'Evangile dont on puisse dire qu'il nous apparaît comme un praticien, c'est bien l'Exorciste. Il n'y a rien de doux ni d'humble, il n'y a rien de mystique au sens habituel du mot, dans le ton de la voix qui commande : "Silence ! et sors de cet enfant". C'est plutôt le ton du dompteur en pleine action ou celui du médecin énergique calmant un fou furieux.

Jésus, de tous les hommes, étant celui qui avait le moins besoin de se préparer, semble être celui qui s'est préparé le plus longtemps. Preuve de l'humilité divine ou reflet de cette vérité que plus on monte dans l'échelle des créatures terrestres plus l'apprentissage est long ?

On ne peut vraiment pas dire, comme le bon peuple, que c'est simple comme l'Evangile. On pourrait dire que c'est l'Evangile qui est mystique et l'Eglise qui est rationnelle... C'est l'Evangile qui est l'énigme et l'Eglise, la réponse...
L'Evangile tel qu'il se présente est presque un recueil d'énigmes.
D'abord, mon lecteur de l'Evangile n'y trouverait aucune banalité... C'est infiniment plus qu'on ne peut en dire de la plupart des moralistes agnostiques et des moralisateurs d'associations humanitaires, qui chantent le service à rendre et la religion de la fraternité. Le moralisme de la plupart des moralistes anciens et modernes a consisté en un déluge universel de platitudes submergeant tous et chacun. Mon spectateur fictif et supposé indépendant ne pourrait pas dire cela du Nouveau Testament; rien ne lui rappellerait l'épaisseur ni la constance de cette cataracte...
Il s'entendrait dire quelque part, non point de "ne pas" résister au voleur, mais plutôt de l'aider avec enthousiasme et ardeur; au sens littéral, de couvrir de cadeaux celui qui lui a dérobé ses biens. Mais nulle part un mot de cette rhétorique pacifiste qui remplit des livres, des poèmes et des discours sans nombre; pas un mot sur l'immoralité de la guerre, les ravages de la guerre, les massacres épouvantables de la guerre et toute la kyrielle des imprécations familières...
L'assertion que les doux possèderont la terre est rien moins que douce... au sens habituel de paisible, modérée et inoffensive... ( voir par exemple ) la façon dont les moines mystiques ont recouvré les terres que les rois efficaces avaient perdues... Promettre la béatitude aux doux paraissait une déclaration fort violente en ce qu'elle violait la raison et le sens des probabilités... Après le déluge barbare, les monastères furent en effet les entreprises de reconstruction les plus efficaces; alors vraiment, les doux possédèrent la terre...
On peut en dire sensiblement autant de l'épisode de Marthe et de Marie qui fut expliqué ensuite, et de l'intérieur de la chrétienté, par les mystiques contemplatifs.


Le Christ des Evangiles pourrait, à juste titre, paraître beaucoup nmoins rassurant que celui de l'Eglise.
Si j'insiste sur le côté obscur, provocant et mystèrieux des paroles évangéliques, ce n'est pas qu'elles n'aient évidemment un côté plus simple et plus accessible, mais parce que je réponds ainsi à une critique fréquente..
L'esprit fort va souvent répétant que Jésus était un homme de son temps... et que donc sa morale n'était pas définitive... mais que les hommes ne peuvent pas tendre l'autre joue, qu'ils doivent penser au lendemain, que le renoncement est trop dur et la monogamie trop sévère. Mais ni les Zélotes ni les Légionnaires ne tendaient l'autre joue... Les négociants juifs et les percepteurs se souciaient du lendemain.

( La morale de Jésus ) n'est pas d'un autre âge, alors qu'elle pourrait bien être celle d'un autre monde.
Ce que nous pouvons dire c'est que ces idéaux ont quelque chose d'impossible en eux-mêmes. Ce que nous ne pouvons pas dire, c'est qu'ils sont impossibles pour nous.

Il aurait été rationnel qu'un homme du temps de Tibère propose une théorie en accord avec le temps de Tibère; mais cela ne fut pas. Ce qu'Il proposa fut très différent et très difficile; mais pas plus difficile aujourd'hui qu'hier... ( Mahomet et sa polygamie tempérée ) conçut l'état matrimonial en fonction de la société arabe du sixième siècle. Le Christ, Lui, ne tient aucun compte dans son institution du mariage, de l'état de la société palestinienne au premier siècle.

Il est absolument faux de dire que les idées de Jésus de Nazareth, adaptées à son temps, ne le sont plus au nôtre. A quel point ses idées étaient adaptées à son temps, la fin de son histoire le montre peut-être assez.
Un nombre étonnament restreint de ses paroles ( du Christ ) l'attache à son temps. Et je ne veux pas dire aux détails de son temps, que tout homme aurait reconnu pour transitoires; mais à ces éléments qui passent souvent pour fondamentaux...
Il est net que le Christ croyait au sacrement de mariage d'une façon qui n'était aucune de celles alors reçues par ses contemporains...
Aristote déduisit ( de son temps ) qu'il y avait une différence entre les esclaves et les hommes libres.
Le Christ ne parla pas contre l'esclavage. Le mouvement qu'Il fondait pouvait exister dans un monde pratiquant l'esclavage comme il pouvait exister dans un monde ne le pratiquant pas. Le Christ ne dit jamais un mot qui aurait fait dépendre son enseignement de l'état de la société où Il vivait...
Jamais le Christ ne fit dépendre sa doctrine de l'existence de l'Empire, ou même de l'existence de l'univers : "Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas".


Un homme qui lirait le Nouveau Testament loyalement et scrupuleusement n'en retirerait pas l'impression que le Christ est... purement humain...
Ce Christ-là est un personnage fabriqué artificiellement comme l'homme pur produit de l'évolution. Ajoutons que des récits évangéliques on a tiré trop de Christs humains, tous différents, de même que l'on a proposé trop de clefs uniques et définitives des contes mythologiques.

( Raisons de l'existence du Christ suivant les rationalismes concurrents ) : - Il n'a jamais existé : mythe solaire, mythe des moissons, mythe de Dieu sait quoi...
- Loin d'être une divinité il ne fut qu'un homme vivant d'une vie humaine : maître essénien suivant l'enseignement d'Hillel et de cent autres...
- Fou à délire messianique.
- Enseignant incontestable : du socialisme, du pacifisme...
- On n'en a parlé que parce qu'il a annoncé la fin du monde, comme tout bon millénariste.
- Guérisseur spiritualiste : arrêt sur la question des démons et recensement des cas de superstition galiléenne.

Le Christ avait certainement quelque chose de mystèrieux et de multiforme pour que tant de petits Christs puissent en être tirés.

Ce n'est pas à nous, certes, de jeter la première pierre à ceux qui, l'entendant, la jugèrent ( sa parole ) impie et insensée. Au contraire, cette pierre d'achoppement est l'occasion du pas décisif.
La franche incrédulité est un tribut plus loyal à la vérité que la réduction à une question de degrés par quelque métaphysique moderniste. En présence d'une prétention aussi exorbitante il est mieux de déchirer sa robe en criant au blasphème comme le fit Caïphe au jugement, ou de tenir l'homme pour un possédé du démon comme les gardes et la foule, que de poursuivre une discussion stupide sur les nuances du panthéisme.


Les énigmes de l'Evangile

Notre temps comprend que l'on exalte l'enfance : cette exaltation était incompréhensible au temps du Christ. Si nous voulons montrer ce que l'Evangile avait d'original, nous ne pouvons guère trouver d'exemple plus net et plus frappant...
Le monde païen, comme tel, n'aurait pas admis que l'on puisse affirmer sérieusement l'idée qu'un enfant fut plus grand ou plus sacré qu'un homme...
Rien dans le monde qui l'entourait ne pouvait l'aider ( le Christ ) à faire cette découverte. Le Christ se montre ici vraiment humain, mais d'une humanité beaucoup plus humaine que celle de son temps.


Les musulmans n'ont jamais prétendu que Mahomet était Allah. Les juifs n'ont jamais imaginé que Moïse était Jéhovah. Pourquoi cette revendication ( la divinité du Christ ) serait-elle la seule exagérée ? Aurait-elle été formulée une autre fois ? Même si le christianisme n'est qu'une bourde colossale et universelle, il reste qu'elle est une bourde unique comme l'Incarnation..
L'un des plus faux ( des préjugés confus courants ) est cette idée vague et partout répandue que toutes les religions se valent, car tous leurs fondateurs sont rivaux... Ceci est complètement faux. Cette revendication, ou toute autre analogue, est au contraire si rare, qu'elle est, en fait, unique...
L'impossibilité de laisser une manie se manifester au grand jour peut quelquefois masquer et abriter la manie de se prendre pour un dieu. Mais on ne la trouve ni parmi les fondateurs de religion, ni parmi les philosophes ou les prophètes; on ne la trouve que chez les fous les plus avérés. Et... personne n'a jamais prétendu que Jésus de Nazareth était l'un de ces malheureux. Aucun intellectuel moderne en possession de son bon sens n'a entrepris de démontrer que l'auteur du Sermon sur la Montagne était un fou...
Si le Christ n'était qu'un homme, Il était assurément doué de qualités rarement réunies; pour ne pas dire contradictoires. Il était très précisément ce qu'un monomane n'est jamais; Il était avisé; Il était de jugement droit.
Ce qu'Il disait était toujours imprévu; mais toujours, c'était infiniment noble et souvent, étonnament modéré.

Humainement donc, Jésus tel que nous le montre le Nouveau Testament, me paraît être, à bien des égards, en quelque sorte surhumain. C'est-à-dire humain et plus qu'humain...
Quelque chose demeure partiellement inexpliqué ( dans le récit des noces de Cana ) l'hésitation, non pour un motif lié à la nature du miracle, mais pour un motif de convenance; celui de savoir s'il convient de faire un miracle à ce moment-là. "Mon heure n'est pas encore venue". Que fallait-il entendre par là ? Certainement et au minimum, qu'il y avait un plan avec lequel certains actes cadraient ou ne cadraient pas. Si nous écartons ce plan unique et mystérieux, nous ne supprimons pas seulement l'essentiel du récit, mais le récit lui-même.

La grandeur du paradoxe par lequel Il parle de sa propre humanité, en somme collectivement et comme représentant l'humanité en se désignant seulement comme le Fils de l'Homme; ce qui, en fait, revient à se désigner seulement comme l'Homme. Il était bon que l'Homme Nouveau ou le second Adam répéta aussi clairement ce qui advint au commencement; nous rappelant ainsi que l'homme diffère de la brute en tous points, même par sa faiblesse, et encore par son étrangeté; en bref, que l'homme est un étranger sur la terre. Il est juste de présenter ainsi le vagabondage du Christ.


( A propos du geste de renoncement et en quelque sorte de la négation du Bouddha ) Les messages sont radicalement différents. Le Christ dit : "Cherchez d'abord le Royaume des Cieux et le reste vous sera donné par surcroît". Bouddha dit : "Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et, ensuite, le reste ne vous sera plus nécessaire".

L'histoire du Christ est donc celle d'un voyage...
On rencontre parfois le Christ égaré en d'étranges lieux, ou arrêté en route par une conversation ou un débat; mais toujours Il regarde la cité de la montagne. Tel est le sens de ce haut moment où, dominant la ville, Il s'arrêta au bord de la route et, soudain, se mit à pleurer et à se lamenter sur Jérusalem.

On a dit qu'Apollonius de Tyane avait vécu jusqu'à un âge prodigieux.
Jésus de Nazareth avait le miracle moins avisé. Lorsqu'Il fut amené à Pilate, Il ne disparut pas. C'était le drame et le dénouement du drame; c'était l'heure de la puissance des ténèbres. L'acte surnaturel par excellence de sa vie miraculeuse fut qu'Il ne disparut pas.

Dans ce récit du Vendredi Saint, c'est ce que le monde a de meilleur qui est le pire; nous voyons ainsi que le monde est sur sa fin, ce sont, par exemple, les prêtres du vrai monothéisme et les soldats d'une civilisation universelle.
Rome, la légendaire, fondée aptès la ruine de Troie, triomphant par la ruine de Carthage, avait incarné l'héroïsme le plus chevaleresque jamais rencontré dans le monde païen. Rome avait défendu les dieux domestiques et les vertus humaines contre les ogres d'Afrique et les monstres hermaphrodites de la Grèce. Mais à la lumière éblouissante de l'événement, nous voyons sombrer Rome la Grande, la République impériale, accablée par le destin que lui a tracé Lucrèce. Le scepticisme a ravagé jusqu'au vigoureux bon sens des conquérants du monde. Celui qui est chargé de rendre la justice ne sait plus que dire : "Qu'est-ce que la vérité ?". Ainsi l'un des protagogonistes de ce drame, où se décide le sort du monde de l'Attente, semble jouer son rôle à rebours. Rome était presque toujours synonyme de responsabilités. Et cependant Pilate est comme une sorte de statue, à jamais chancelante, de l'irres- ponsable. L'homme n'en pouvait plus. L'organisateur n'était plus capable que de désorganiser. Debout dans son palais, un Romain s'était lavé les mains du sort du monde...
Les prêtres juifs avaient jalousement préservé la vérité qu'ils détenaient comme un secret, à tort ou à raison. Les héros de la légende indienne gardaient le soleil dans un coffre : eux gardaient l'Eternel dans le Tabernacle...
Leur monothéisme était comme un monolithe, le dernier de son genre, parfaitement immobile dans un monde surexcité qu'il ne pouvait combler.


Le premier bandit venu était transformé en un personnage familier et haut en couleurs pour être opposé au Christ comme une sorte de rival. Nous reconnaissons là le peuple des villes tel qu'il est toujours, avec ses ruées vers les journaux à sensations...
La foule ne faisait que suivre les Sadducéens et les Pharisiens, les philosophes et les moralistes. Elle suivait les magistrats impériaux et les prêtres juifs, les scribes et les soldats. Ainsi l'humanité en son universalité fut englobée dans une condamnation universelle; ainsi l'accord fut profond et unanime lorsque l'Homme fut rejeté des hommes.

( Le tombeau vide ) Mais aucun à ce moment-là ne comprit que le monde était mort dans la nuit. Le jour qui se levait était le premier jour d'une nouvelle création, avec des cieux nouveaux et une terre nouvelle; et Dieu, sous l'apparence d'un jardinier, se promenait une nouvelle fois dans le jardin.
A la fraîcheur non du soir mais de l'aube.


La plus étrange histoire du monde

Quand les gens se plaignent que la religion ait été, dès ses débuts, embarrassée de théologie et autres choses du même ordre, ils oublient que le mon- de n'était pas seulement déchu, mais que dans sa déchéance il s'était transformé en labyrinthe...
Si la foi avait affronté le monde avec pour tout bagage les lieux communs sur la paix et la simplicité auxquels les simplistes prétendent la ramener, elle n'aurait pas obtenu le moindre résultat dans cet asile de fous, luxurieux et labyrinthesque.

Si l'on accepte la tradition de la Crèche, on se demande vraiment au nom de quoi refuser les décorations et les guirlandes dorées alors que les Mages eux-mêmes apportèrent de l'or; ou proscrire l'usage de l'encens à l'église alors qu'il en fut apporté aux pieds de l'Enfant...
Mais ce qui m'importe, c'est ce fait historique : que le Christianisme fut très tôt connu de l'Antiquité, que tout de suite l'Eglise apparut en tant qu'Eglise, avec tout ce que cela entraîne et notamment la haine. Nous verrons... à quel point elle était loin des mystères initiatiques et autres rites magiques. Et que vraiment elle ne ressemblait pas à nos chapelles idéalites et moralisatrices. Elle avait une doctrine; elle avait une discipline; elle avait des sacrements; elle avait des degrés d'initiation; elle recevait les uns et excluait les autres; elle enseignait un dogme avec autorité et rejetait l'autre en l'anathémisant...
L'Eglise et le monde païen n'avaient qu'un point de rencontre, si l'on peut dire, c'est qu'ils étaient l'un et l'autre raffinés et plutôt compliqués...
Par six côtés le monde méditerranéen encerclait la mer intérieure et tout entier il attendait quelque chose qui fut adapté aux six côtés à la fois.
L'Eglise devait être à la fois romaine, grecque, juive, africaine et asiatique. Selon les mots même de l'Apôtre des Gentils, elle était tout en tous.
Le Christianisme, donc, n'était ni sommaire ni simple, il n'était en rien le fruit d'une époque barbare.


Nous verrons l'Eglise se détacher de tout cet univers, le confondre et l'illuminer triomphalement pour finir. Mais, dans la mesure où l'on s'attendait à ce que l'hédonisme pur produise une réaction de pur ascétisme, l'attente ne fut pas vaine. Cette réaction fut le manichéisme, et l'Eglise son ennemie mortelle . Il apparut dans la mesure où il était prévisible qu'il apparaisse, et disparut de même... Les Manichéens furent amenés par une marée montante de pessimisme... L'Eglise qui n'était pas venue avec eux, ne fut pas emportée avec eux.

Le curieux de l'affaire c'est que ce sont les hérésies dont on reproche l'écrasement à l'Eglise primitive qui témoignent de l'injustice du reproche. On blâme l'Eglise d'avoir adressé des blâmes à ceux qui les méritaient.
Dans la mesure où une superstition n'était rien qu'une suuperstition, c'était Elle qui la condamnait. Dans la mesure où une réaction n'était qu'une réaction barbare, Elle lui résistait. Dans la mesure où une lubie n'était qu'une lubie impériale de plus, épuisée et épuisante, l'Eglise seule la tuait...
Nos experts en évolution rendent fort bien compte de la naissance, de la vie et de la mort de l'Arianisme, du Gnosticisme et du Nestorianisme. Mais ils n'expliquent pas la naissance de l'Eglise, non plus que son refus de mourir.
Surtout ils n'expliquent pas pourquoi elle a combattu les maux qu'on lui reproche.

En réalité, il arriva que la Foi à peine née et venue au monde, eut pour première aventure d'être perdue dans une sorte d'essaim de sectes mystiques et philosophiques, pour la plupart orientales...
Le flot qui avait apporté un idéal plus mystique, se renforça des eaux innombrables de mysticismes pour la plupart austères et presque tous pessimistes. Ces idées faillirent emporter l'élément purement chrétien.
Elles avaient leur source à la frontière imprécise des philosophies et des mythologies orientales... La plupart étaient d'une complexité infinie mais par-dessus tout, elles étaient marquées par un pessimisme profond. D'une façon ou d'une autre, toutes tenaient que le monde avait été créé par un esprit mauvais...
Miraculeusement la foi chrétienne coulait intacte au milieu de cette mer.
La preuve du miracle est, une fois encore, de l'ordre pratique; alors que toutes ces eaux salées et amères avaient un goût de mort, un courant au milieu d'elles portait une eau que l'homme pouvait boire.
Or cette pureté était préservée par des définitions dogmatiques et par des exclusives. Rien d'autre n'aurait pu la préserver. Si l'Eglise n'avait pas rejeté les Manichéens, elle serait probablement devenue manichéenne. Si elle n'avait pas repoussé les Gnostiques, elle serait probablement devenue gnostique.


L'Eglise primitive était ascétique mais elle prouvait qu'elle n'était pas pessimiste par le simple fait qu'elle condamnait les pessimistes. L'Eglise disait l'homme pécheur, mais point que la vie était mauvaise; elle le montrait en condamnant ceux qui le disaient.
Les condamnations des premiers hérétiques sont considérées comme des preuves de l'étroitesse d'esprit de l'Eglise et de sa dureté; alors qu'elles prouvent au contraire que l'Eglise voulait être accueillante et bienveillante.
Elles prouvent que les catholiques des premiers âges étaient par-dessus tout désireux d'enseigner qu'ils "ne" pensaient "pas" que l'homme fut essentiellement mauvais; qu'ils "ne" pensaient "pas" que la vie fut incurablement la- mentable; qu'ils "ne" pensaient "pas" que le mariage fut un péché, ni la procréation une tragédie. Ils étaient ascétiques parce que l'ascétisme était le seul moyen de purifier le monde de ses péchés... Mais ils affirmaient sans cesse que leur ascétisme ne devait pas être inhumain ni contre nature; qu'ils voulaient purifier le monde et point le détruire.

Rien sauf leur dogmatisme ne pouvait résister au déchaînement de l'imagination inventive des pessimistes qui avaient déclaré la guerre à la nature, avec leurs Eons et leur Démiurge, leur étrange Logos et leur sinistre Sophia. Si l'Eglise n'avait pas tenu bon dans sa théologie, elle serait devenue une mythologie de mystiques insensés, toujours plus déraisonnable et plus folle; et pire, toujours plus étrangère à la vie et à l'amour de la vie...
Un homme pouvait marcher à quatre pattes parce qu'il était un ascète; il pouvait se tenir jour et nuit sur le sommet d'une colonne et être pour cela vénéré comme un ascète. Mais s'il déclarait que la création était une faute ou le mariage un péché, il n'était plus qu'un hérétique. Qu'était-ce donc qui se contre-distinguait si fermement et si clairement de l'ascétisme oriental, si ce n'était quelque chose de fort, de tranché et de très différent ?

( L'hérésie arienne ) permet de montrer que chaque fois qu'une religion est devenue religion d'Etat, elle n'a plus été que cela; et elle est morte, tuée par la religion vivante...
Les Ariens étaient en quelque sorte des modérés et en quelque sorte des modernistes. Tout le monde pensait que les premiers heurts passés on trouverait là un compromis raisonnable dont la civilisation pourrait s'accommoder.
César lui-même l'acceptait...
Le plus grand des empereurs ariens finit par renoncer à tout faux semblant de Christianisme; il se détourna d'Arius pour se retourner vers Apollon...
Les oracles recommençaient à prophétiser, comme les oiseaux à l'aube recommencent à chanter; le paganisme revivait; les dieux revenaient...
C'en était la fin en tant que lubie de l'empereur et mode d'une génération.
Si vraiment quelque chose avait commencé avec Constantin, la fin arrivait avec Julien...


Athanase se levait face au monde et tenait tête à la confusion démocratique des conciles oécuméniques. ( Sur la co-éternité du Fils de Dieu et l'affirmation que "Dieu est Amour ") Ces deux points son inséparables ou presque, car l'un serait, sans l'autre bien proche de l'absurde... S'il est un être qui soit de toute éternité, existant avant toute chose, qu'aimait-Il quand il n'y avait rien à aimer.
S'il est éternellement seul, que veut dire qu'Il est amour ?
La seule justification d'un tel mystère est la conception mystique que, dans la nature de Dieu, il y a quelque chose d'analogue à l'expression de soi; quelque chose qui engendre et qui connaît ce qui est engendré.
Hors de cette conception, il est vraiment illogique d'aller mêler à la notion d'essence divine, la notion d'amour.

C'était lui, Athanase, qui se battait vraiment pour un Dieu d'amour contre un Dieu lointain, impassible horloger de l'univers; contre le Dieu des stoïques et des agnostiques. C'était lui, Athanase, qui se battait vraiment pour l'Enfant Dieu contre la divinité poussiéreuse des Pharisiens et des Sadducéens. il se battait pour cette merveille d'équilibre intime et d'interdépendance au sein même du Dieu Trine et Un, qui conduit nos coeurs à la trinité de la Sainte Famille. Sa doctrine... enseigne que Dieu est une Sainte Famille.
Cette doctrine strictement chrétienne... a résisté une seconde fois à l'Empire, fondé l'Eglise une nouvelle fois. Cette force à l'oeuvre dans le monde... réduisit en poussière la religion officielle installée par le caprice des empereurs.

Quelque temps après l'Arianisme, l'Eglise dut, à nouveau, défendre le dogme de la Trinité, expression logique de l'amour divin, contre une nouvelle simplification de la divinité : celle de l'Islam.
Si l'on admet que le paganisme avait été balayé par un moralisme du nom de Chrétienté, on ne voit pas pourquoi l'Islam à son tour n'aurait pas remplacé la Chrétienté. La vérité est que l'Islam lui-même était le produit barbare d'une réaction contre cet ensemble de notions humainement complexes qui est typiquement chrétien; cette notion d'un équilibre divin analogue à l'équilibre familial; qui fait de cette foi une sorte de bon sens et de ce bon sens l'âme de la civilisation.
C'est ce qui fait que l'Eglise est forte de sa position d'abord, et maintient son enseignement quels que soient les accidents ou les désordres du moment. C'est ce qui fait qu'elle condamne aussi impartialement le pessimisme des Manichéens que l'optimisme des Pélagiens.


A entreprendre de réduire la foi à un fanatisme, on se condamne à une position intenable. Il faut déclarer qu'elle est fanatique sans raison et fanatique contre tous. Elle est ascétique et en lutte avec l'ascétisme, romaine et en révolte contre Rome,, monothéiste et furieusement en guerre contre le monothéisme: sévère dans sa condamnation de la sévérité...
On n'amuse pas le monde avec une devinette, un paradoxe, un tour de passepasse, pendant aissi longtemps.

Le témoignage des hérétiques


Dans l'Antiquité, la religion était une chose et la philosophie une autre.
On ne se préoccupait guère de rendre plausible une croyance réelle aux dieux lares. Et les philosophes ne s'embarrassaient guère de croire fermement quelque chose. Mais sauf quelques rares cas, ils n'avaient ni la volonté, ni peut-être le pouvoir, de s'entredéchirer; Il semble que ni les philosophes dans leurs écoles, ni les prêtres dans leurs temples, n'aient jamais sérieusement imaginé que leurs systèmes rendaient compte de l'univers tout entier.

Le paganisme antique était beaucoup plus monolithique qu'on ne le dit communément; de même le paganisme oriental...
Il n'y a pas en Orient, de frontières géographiques des religions au sens où nous concevons certains domaines temporels en termes spirituels...
Le musulman est ce qui se rapproche le plus du militant chrétien, précisément parce qu'il est ce qui ressemble le plus à un ambassadeur de l'Occident. Il se situe dans l'espace entre l'Asie et l'Europe de même qu'il se situe dans le temps entre le paganisme oriental et la Chrétienté.
Historiquement, l'Islam est la plus grande des hérésies orinetales. Il a hérité quelque chose de l'individualité solitaire et exceptionnelle d'Israël; mais il doit plus encore à Byzance et à l'enthousiasme théologique de la Chrétienté. Il doit même quelque chose aux croisades. Mais il ne doit rien à l'Asie.

( Sur les religions orientales ) Dans l'ordre intellectuel tout est beaucoup plus vague, plus douteux et plus incertain. Dans l'ordre moral, tout est beaucoup plus flou et passif. "Vous ne comprendrez jamais les religions orientales, parce que vous mélangez toujours religion et morale; or cela n'a rien à voir."...
Un certain indifférentisme, un certain détachement irresponsable, colore l'atmosphère morale de l'Asie et touche même celle de l'Islam...
Ce que l'on fait n'a guère d'importance. Que ce soit parce que les Orientaux ne croient pas au diable, parce qu'ils s'abandonnent au destin, ou parce que notre expérience est autre et autre notre conception de la vie éternelle, toujours est-il qu'ils sont radicalement différents...
Rien, ni personne, à travers les siècles innombrables n'a montré ( à l'homme oriental ) que créér c'était éliminer, qu'il fallait choisir. En esprit l'Asie vivait trop dans l'éternité; et l'âme trop dans l'immortalité, c'està-dire qu'elle a ignoré la notion de péché mortel. Elle s'est trop occupée de l'éternité, c'est-à-dire pas assez occupée de l'heure de la mort et du jour du jugement...
L'Asie est l'humanité en tant qu'elle accomplit sa destinée humaine...
On peut dire de l'Asie qu'elle est le paganisme par excellence et le seul rival de la Chrétienté.


Que nous regardions vers l'Asie, vers le coeur de l'Afrique, vers les derniers survivants de l'Amérique précolombienne, nous voyons la même histoire ... les hommes enfoncés dans la jungle de leurs mythes... engloutis dans les profondeurs de leurs cogitations. Les polythéistes se sont lassés de leurs inventions les plus extravagantes; les monothéistes se sont lassés de la plus merveilleuse des vérités. Les lucifériens, ici ou là, ont eu une haine telle de la terre et du ciel qu'ils ont tenté de s'installer en enfer...
Nous aussi nous dévalions cette pente...
Si l'Eglise n'était pas alors entrée en scène, il est bien probable que l'Europe ressemblerait aujourd'hui à l'Asie telle que nous la voyons...
Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y aurait pas eu de mystiques vrais, ni de visionnaires, comme il y en avait dans l'Antiquité et comme il y en a en Asie...
Le paganisme classique aurait-il survécu jusqu'à nos jours, qu'il aurait fait survivre avec lui quelque chose qui ressemblerait fort à ce que nous appelons les religions orientales. Il y aurait aujourd'hui des Pythagoriciens pour enseigner la réincarnation comme il y a aujourd'hui des Hindous qui l'enseignent... Il y aurait aujourd'hui un grand concours de dieux à adorer. Il y aurait aujourd'hui beaucoup plus de gens pour leur rendre un culte que de gens pour croire en eux... Il y aurait aujourd'hui un grand recours à la magie, et cette magie serait souvent noire. Il y aurait aujourd'hui un grand nombre d'admirateurs de Sénèque et un grand nombre d'imitateurs de Néron; ils coexisteraient comme les sentences sublimes de Confucius et les supplices chinois.

Aucun monde pré-chrétien ou païen ne produit d'Eglise militante; l'exception ou tout au moins ce que l'on peut s'accorder à considérer comme tel, c'est l'Islam, qui est militant s'il n'est pas une Eglise. Mais, l'Islam, s'il est le seul rival du Christianisme, n'est pas pré-chrétien ni, en conséquence, païen. L'Islam est un produit, peut-être dérivé... du Christianisme...
L'Eglise militante est unique, car elle est une armée qui livre bataille pour une libération universelle...
Une ou deux expériences vécues révéleraient que les religions orientales, et l'Islam lui-même, comportent un amoralisme effarant, manifesté entre autres, par une indifférence parfaite à la frontière qui distingue passion de perversion. L'Asie est grouillante de démons aussi bien que de dieux...
Ce grouillement malsain est dans l'esprit de l'Orient comme il est dans tout esprit resté longtemps replié sur lui-même. Il est le fruit des songes et des réflexions qui conduisent à ce vide négatif et nécessaire. Cette anarchie est aussi un esclavage. On lui a déjà donné un nom : c'est la roue de l'Asie. Cette roue des raisonnements sur les causes et les effets, cette roue des opérations qui ont leur principe et leur fin dans l'esprit, engloutit l'âme et lui interdit de se libérer, de créer et de chanter.
Cela, bien entendu, n'est pas propre aux Asiatiques; les Européens auraient fini de même si quelque chose ne leur était pas arrivé. Si l'Eglise militante n'avait pas été une grande marcheuse, tous les hommes auraient marqué le pas. Si l'Eglise militante n'avait pas maintenu une discipline, tous les hommes auraient été maintenus en esclavage.
Cette foi universelle, en même temps que guerrière, apportait au monde l'espérance. Le seul trait commun de la mythologie et de la philosophie fut sans doute qu'elles étaient toutes deux désespérément tristes; j'entends qu'elles n'approchaient pas même de la notion d'espérance alors qu'elles soupçonnaient ce que sont la foi et la charité.


On ne verra jamais la fin de ces querelles fastidieuses dont la liberté théologique fait l'objet, tant qu'on n'aura pas admis une fois pour toutes qu'il n'y a de vraie liberté théologique que dogmatique. Si le dogme est incroyable, c'est qu'il est incroyablement libérateur. S'il est irrationnel, c'est qu'il nous assure que nous sommes beaucoup plus libres que nous ne pouvons raisonnablement le penser. Le meilleur exemple est celui de cette liberté essentielle qu'est le libre-arbitre. Il est absurde de déclarer que l'homme prouve sa liberté d'esprit en niant qu'il soit libre.

Le dieu des philosophes est moins libérateur que celui des théologiens.
C'est l'inconnu divin des scientifiques, aux voies impénétrables, aux lois inaltérables, qui nous rappelle le stratège impeccable arrêtant à l'écart, des plans inflexibles et déplaçant ses hommes comme des pions.
C'est le Dieu des miracles et des voeux exaucés, qui nous rappelle le prince libéral et populaire, tenant conseil, acceptant les requêtes, examinant les difficultés de son peuple.

Ce que les pourfendeurs du dogme lui reprochent en réalité ce n'est pas d'être mauvais mais d'être trop beau pour être vrai; d'être trop libérateur pour être vraisemblable. Le dogme donne trop de liberté à l'homme quand il lui accorde la possibilité de tomber et il donne trop de liberté à Dieu quand il lui permet de mourir...
Je n'accorderai ni respect ni attention à l'oiseleur non plus qu'au montreur d'écureuils en cages, qui nous enchaînent et nous enferment dans notre monde clos en verrouillant toutes les portes, qui nous affirment que la liberté est un rêve et notre prison réelle, et, ceci fait, nous déclarent qu'ils ont une pensée plus libre que la nôtre et aussi que leur théologie est plus ouverte...
La religion est une révélation, c'est-à-dire une vision reçue en esprit de foi : la vision de la réalité. La foi réside dans la conviction que la vision est réelle. C'est ce qui fait la différence entre une vision et un songe... entre la religion et la mythologie... entre la foi et ce fruit de l'imagination humaine plus ou moins dévergondée que nous avons considéré à la rubrique mythologie. L'emploi raisonnable du mot vision suppose deux choses : d'abord qu'elle se produit rarement et peut-être une seule fois; ensuite, qu'elle est, le plus souvent, donnée une fois pour toutes. Un songe peut visiter l'homme tous les jours; il peut changer tous les jours.


Chacun sait, au fond de soi, que le monde n'est pas mauvais, ni même neutre.
A regarder... tout homme entend un écho lointain de l'affirmation du grand philosophe chrétien, saint Thomas d'Aquin: Toute existence comme telle est bonne". Et d'un autre côté, nous savons tous qu'il ne convient pas de réduire le mal à n'être qu'un point ou une tache... Nous savons tous que l'optimisme est morbide. Plus morbide encore, s'il est possible, que le pessimisme...
Il s'agit de comprendre que le bien a un droit à être, que le mal n'a pas; que l'un est à sa place et l'autre pas. Le Prince de ce monde est un usurpateur. Chacun peut ainsi deviner plus ou moins ce que cette vision permet de voir clairement; qui n'est rien d'autre que la grande trahison des anges et le grand reniement; l'introduction du mal qui ravage et tente d'anéantir un monde qu'il ne pourrait créer.

Parce qu'elle accomplit la mythologie comme la philosophie, la Foi catholique les réconcilie. Elle accomplit la mythologie car elle raconte une his- toire ( vraie )... la philosophie car elle propose une explication ( vraie ) ... Elle est surtout une réconciliation à laquelle on ne peut donner d'autre nom que celui de philosophie de l'histoire. Cet instinct profond de "raconter" qui a donné tant de contes et de légendes est négligé par toutes les philosophies; sauf une. La Foi est la justification de cet instinct populaire...
De même que le héros de la légende doit accomplir ou surmonter certaines épreuves pour sauver sa vie, de même selon cette philosophie, l'homme doit affronter certaines épreuves pour sauver son âme. Il y a dans les deux cas l'idée d'une volonté libre dont l'exercice est soumis à un dessein général..
Toutes les autres philosophies aboutissent, de leur propre aveu, à leur point de départ; alors que par définition une histoire aboutit ailleurs; elle commence ici et se termine là...
Aucun de ces grands hommes ( Bouddha, Akhen Aton, Pythagore, Confucius... ) n'a compris la notion d'épreuve, de jugement de l'homme libre; d'ordalie.
Leur système affame, si l'on peut dire, l'instinct qui nous pousse à raconter des histoires et abime ce qu'il y a d'épique dans la vie humaine, soit par fatalisme ( optimiste ou pessimiste ) et par ce déterminisme qui est la mort de l'aventure; soit par indifférentisme et par ce détachement qui est la mort du drame; soit par un scepticisme fondamental qui réduit les protagonistes à l'état d'atomes; soit par un matérialisme borné qui bouche la perspective des réalités spirituelles; soit par un mécanisme cyclique qui rend monotone jusqu'aux tentations; soit par un relativisme absolu qui rend incertaines jusqu'aux tâches temporelles.


Il n'y a rien de malin à proclamer que le philosophe est, en règle générale, plus rationnel; mais on oublie trop facilement que le prêtre est toujours le plus populaire. Car le prêtre raconte des histoires dont le philosophe ne comprend pas la signification; signification que l'histoire du Christ a rendue manifeste.
Voilà pourquoi il fallait qu'il y ait révélation et que la vision nous vienne d'en haut. Quiconque sait un peu ce que c'est qu'un tableau ou ce qu'est une histoire le comprendra aisément. La véritable histoire de notre monde devait être racontée par quelqu'un à quelqu'un d'autre...
On peut sans doute utiliser une proposition d'Euclide sans rien savoir de lui; mais on ne peut raconter la légende d'Eurydice sans jamais avoir entendu parler d'elle; il serait en tout cas bien difficile d'être sûr du dénouement et du sort d'Orphée.

Le besoin d'histoires de la mythologie était comblé par cette histoire ( l'histoire chrétienne ); et comme c'était une histoire vraie les philosophes étaient comblés aussi. Voilà pourquoi le personnage idéal devait appartenir à l'histoire, en un sens où personne n'a jamais cru que Pan ou Adonis lui appartenaient. Mais voilà pourquoi ce personnage historique devvait être idéal et accomplir tout ce qu'on attendait de ses anciens rivaux.
Voilà pourquoi il était à la fois le sacrifice et le festin et pourquoi on pouvait le présenter comme la Vigne et le Soleil levant.
A creuser la question nous voyons que, s'il y a un Dieu, sa création ne pouvait guère dépasser le sommet que cette "histoire vécue" a donné au monde.
Sans elle les deux fractions de la pensée humaine seraient restées divisées; le cerveau humain serait resté divisé par une cloison étanche; une moitié aurait poursuivi ses chimères et l'autre ses supputations. Les peintres auraient poursuivi sans fin le portrait d'un anonyme. Les sages auraient poursuivi sans fin leurs additions sans but. Seule une incarnation, une incorporation divine de nos songes, pouvait combler cet abîme.



1993 Thesaurus - Dieu dans sa grotte