1993 Thesaurus - L'évasion hors du paganisme

L'évasion hors du paganisme

Le Christianisme, dès sa naissance dans le monde païen, se présentait comme quelque chose d'unique et même de surnaturel. Il ne ressemblait à rien d'autre.


J'ai dit que l'Asie et le monde antique paraissaient trop vieux pour mourir.
La Chrétienté était marquée du sceau contraire.
A chaque époque, la Foi a converti son temps; non en tant que religion du passé mais en tant que nouvelle religion...
L'Arianisme était un pas raisonnable sur la route qui devait conduire à la disparition de la superstition constantinienne. Et d'ailleurs les étapes habituelles avaient été franchies; de respectable, la religion était devenue rituelle avant d'être rationnellement adaptée; et les rationalistes se préparaient à en détruire les ultimes vestiges, exactement comme aujourd'hui.
La brusque et renversante réapparition du Christianisme fut presque aussi inattendue que la résurrection du Christ. Il y a d'autres exemples de ce processus.
Nous trouverions à plusieurs reprises le Christianisme comme vidé de sa substance par le scepticisme et l'indifférence; à plusieurs reprises il n'est resté de lui que l'écorce vide. Il y a cependant une différence : c'est que là où les pères avaient été tièdes, les fils étaient ardents; on en a un exemple frappant dans le passage de la Renaissance à la ContreRéforme; et un autre dans le passage du dix-huitième siècle au renouveau catholique de notre temps.

Comment se fait-il que soit apparu si tôt dans la demi-lumière qui suivit le Moyen Âge, ce scepticisme profond que supposait l'assaut du nominalisme contre le réalisme. Car le réalisme, luttant contre le nominalisme, luttait contre le rationalisme et peut-être contre quelque chose de plus destructeur encore. La réponse tient en ceci que, comme les uns avaient cru que l'Eglise n'était qu'une composante de l'Empire romain, ainsi, plus tard, d'autres crurent que l'Eglise n'était qu'une composante des âges obscurs. Comme l'Empire avait fini, le Moyen Âge finissait. L'Eglise devait disparaître, dans un cas comme dans l'autre, si elle n'était qu'une des ombres de la nuit dont on sortait. Ce fut une fois de plus une fausse mort, une mort apparente. J'entends que le triomphe du nominalisme, comme celui de l'Arianisme, aurait été le début d'un constat d'échec du Christianisme. Car le nominalisme est beaucoup plus gravement sceptique que ne l'est le simple athéisme.
La réponse fut Thomas dans la chaire d'Aristote rassemblant tout le savoir; et des écoliers par dizaines de milliers.


Que signifiait ce frémissement de peur qui fit le tour de l'Occident à l'approche de l'Islam et peuple nos chansons de geste de cavaliers sarrasins.
Sans doute, beaucoup de gens croyaient au fond d'eux-mêmes que l'Islam allait conquérir la Chrétienté; qu'Averroes était plus rationnel qu'Anselme; que la culture des sarrasins était en fait supérieure, comme elle paraissait l'être. Il est probable qu'une fois de plus, une génération entière, celle qui atteignait l'âge mûr, était irrésolue, lasse et déprimée. L'avènement de l'Islam aurait été l'avènement de l'Unitarisme en avance de mille ans sur son temps. Il se peut que le grand nombre ait estimé que c'était le cours normal, rationnel et prévisible des choses...
Ce fut un véritable raz-de-marée, des milliers d'adolescents se lançant de toute la force de leur jeunesse dans une contre-attaque radieuse: les Croisades. Ce furent les fils de saint François, les Jongleurs de Dieu qui allaient et chantaient par les chemins du monde. Ce fut le gothique qui s'élançait comme un vol de flèches. Il y eut un réveil du monde.
A bien considérer la croisade des Albigeois, on voit qu'elle fut une blessure de l'âme européenne et qu'il s'en fallut de peu que le Christianisme disparut comme sous une avalanche.
C'est que la nouvelle philosophie était aussi une philosophie nouvelle; c'était le pessimisme. Elle était parfaitement moderne en ce qu'elle était aussi vieille que l'Asie; c'est le cas de la plupart des idées modernes.
C'était le retour des Gnostiques... parce que c'était la fin d'une époque comme l'avait été la fin de l'Empire; et que cela aurait dû être la fin de l'Eglise.

La Renaissance fut une époque beaucoup plus chaotique que les discussions à son sujet ne l'établissent en général...
Le passage de l'Europe d'avant la Réforme, à l'Europe de la Contre-Réforme, fut comme la traversée d'un gouffre...
Le Christ marchait sur les eaux : il est arrivé de même que le Christianisme marcha dans les airs.

Il y eut une fois l'Arianisme et une autre fois les Albigeois, puis il y eut l'hunanisme sceptique, et encore une fois après Voltaire et après Darwin, donc cinq fois au moins, où la Foi parut tout juste bonne pour les chiens. Cinq fois, ce fut le chien qui creva.


Dans la mesure où les derniers siècles ont vu un affaiblissement de la doctrine chrétienne, ils n'ont fait que revoir ce que des siècles plus reculés avaient déjà vu. L'évanouissement fatal ne suit jamais l'affaiblissement de la Foi; ce qui suit, c'est la renaissance de ce que l'affaiblissement avait fait disparaître.

Il y a des gens pour dire qu'ils souhaitent qu'il ne reste du Christianisme que l'esprit. Ils veulent dire, très exactement, qu'ils désirent qu'il n'en reste que le fantôme.

La Foi n'est pas seulement morte plus d'une fois; elle est plus d'une fois morte de vieillesse. Elle n'est pas seulement morte parce qu'on la tuait...
Elle a survécu aux persécutions les plus sanglantes et les plus universelles, du déchaînement de la violence de Dioclétien au déchaînement de la Révolution française. Mais elle est douée d'une autre résistance, plus étrange et presque fatale, car elle survit à la paix, aussi bien qu'à la guerre. Elle est morte plus d'une fois, c'est vrai, mais plus d'une fois aussi elle a dégénéré et même capitulé; elle a survécu à ses faiblesses et même à ses capitulations. Il n'est pas besoin de redire l'évidente beauté de la mort du Christ, des noces de la jeunesse et de la mort.

Il semble que, tôt ou tard, même les ennemis de la Foi devront bien tirer la leçon de leur attente perpétuellement déçue et cesser d'espérer quelque chose d'aussi simple que sa mort. Ils peuvent continuer leur guerre, mais ils pourraient aussi bien être en guerre avec la nature, avec le paysage, avec les nuages du ciel. "Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas." Ils attendront qu'elle trébuche; ils attendront qu'elle s'égare; mais ils n'attendront plus qu'elle meure. Insensiblement et même sans s'en rendre compte, ils accompliront, par leur attente muette, ce qui les concerne dans cette extraordinaire prophétie; ils n'espéreront plus la disparition pure et simple de ce qui a donné si souvent l'illusion de disparaître; ils apprendront inconsciemment à guetter d'abord le refroidissement du soleil et les signes dans le ciel.


Les cinq morts de la Foi


Que le Créateur ait été présent à des scènes à peine postérieures aux petits soupers d'Horace ou qu'Il ait parlé avec des percepteurs et des fonctionnaires au fil des jours de l'Empire romain; que ce fait ait été affirmé avec force par une civilisation imposante pendant plus d'un millénaire; cela n'a rigoureusement pas d'équivalent au monde. C'est l'affirmation la plus fortement éclatante que l'homme ait jamais faite depuis qu'il parle un langage articulé au lieu d'aboyer comme un chien.
Cet isolement peut être retourné contre elle aussi bien qu'utilisé en sa faveur. Il ne serait pas difficile de montrer en quoi il indique un cas probable de mégalomanie collective; mais il pulvérise et réduit au néant l'étude comparée des religions...
Ce que l'on blâme dans la tradition catholique, l'autorité, le dogmatisme, le refus de se dédire ou de s'adapter, ne sont que des caractéristiques humaines naturelles d'un homme lorsqu'il est porteur d'un message relatif à un fait.

Nous disons par exemple qu'un pays compte tant de musulmans; nous entendons en réalité qu'il compte tant de monothéistes; autrement dit, nous entendons en réalité qu'il compte un certain nombre d'hommes qui s'en tiennent à cette croyance antique et commune que l'invisible guide demeure invisible...
Ils témoignent de quelque chose qui est une vérité certaine et élevée; mais qui jamais ne fut nouvelle...
Mahomet, au contraire des Mages, n'a pas trouvé d'étoile nouvelle; il a de sa propre fenêtre, aperçu le grand champ de grisaille qu'était le ciel antique. De même quand nous disons d'un pays qu'il compte tant de confucéens ou de bouddhistes, nous entendons qu'il compte tant de ces païens que leurs prophètes ont habitué à croire vaguement en une puissance invisible et presque impersonnelle.

Pas d'autre messager qui ait un Evangile; pas d'autre qui annonce une bonne nouvelle; pour cette bonne raison que personne d'autre n'annonce de nouvelle.

C'est délibérément que j'ai plutôt insisté sur cette rupture incroyable, sur ce coup qui a cassé la colonne vertébrale de l'histoire.


C'est la raison de l'incroyant qui chancelle. Nous pouvons la voir trébucher en tous sens et la voir donner dans toutes les extravagances éthiques et psychologiques; dans le pessimisme et le refus de la vie; dans le pragmatisme et le refus de la logique; cherchant des signes dans des cauchemars et des règles dans des absurdités contradictoires; hurlant de peur à la vue même lointaine de ce qui est par delà le bien et le mal ou chuchotant qu'il y a des étoiles où deux et deux font cinq.
Et pendant ce temps, cette chose ( l'Eglise ) à nulle autre pareille, dont l'abord paraît si redoutable, demeure en substance tranquille et dure. Elle demeure le modérateur de toutes ces folies; elle sauve la raison du naufrage pragmatique, exactement comme elle sauve le rire du naufrage puritain.

Alors même que nous n'osons pas lever les yeux sur le Christ, nous pouvons regarder ses fruits; et à ses fruits le reconnaître.

CHESTERTON, L'homme éternel : Conclusion, fin



CHESTERTON, Orthodoxie : L'autorité et l'aventurier


Nous avons besoin de romanesque vécu; de ce qui étonne et de ce qui rassure.
Nous avons besoin de voir le monde comme s'il conciliait une idée de merveilleux et une idée d'accueil. Nous avons besoin d'être heureux dans ce pays enchanté sans jamais nous y sentir tout à fait à l'aise.

Orthodoxie, Introduction


S'il est vrai qu'un homme puisse ressentir une jouissance exquise à écorcher vif un chat, le philosophe religieux n'en peut tirer qu'une des deux déductions suivantes : soit nier l'existence de Dieu, comme le font tous les athées, soit nier l'union présente entre Dieu et l'Homme, comme le font tous les chrétiens. Les nouveaux théologiens pensent apparemment plus conforme aux données hautement rationalistes de nier le chat.


Si saint Jean l'Evangéliste a vu apparaître dans ses visions beaucoup de monstres étranges, il n'a jamais vu de créatures aussi sauvages que l'un de ses commentateurs... La poésie est saine parce qu'elle flotte avec aisance sur une mer sans limite; la raison prétend traverser cette mer sans limite et, ainsi, la limiter. D'où un épuisement mental semblable à l'épuisement physique... Tout accepter est un exercice, tout comprendre un effort constant... Le poète ne demande qu'à dresser sa tête dans les cieux. Le logicien cherche à enfermer le ciel dans sa tête. Et sa tête éclate.

( Des grands hommes du monde ) De tels hommes sont très près de la folie.
L'évaluation incessante qu'ils font de leur propre cerveau et de celui des autres est une dangereuse besogne. Il y a péril pour l'esprit à dresser le bilan de l'esprit.
C'est l'homme heureux qui fait des choses inutiles; l'homme malade n'est pas assez fort pour être oisif... Le fou ( comme le déterministe ) voit en tout acte beaucoup trop de causes. Le fou n'est pas celui qui a perdu sa raison.
Le fou est celui qui a tout perdu sauf sa raison.

J'ai décrit ma vision du fou parce que son cas m'intéresse autant que m'intéresse celui de la plupart des penseurs modernes. Cette musique... me parvient de nombre des chaires de science et des sièges du savoir d'aujourd' hui... combinaison d'une raison expansive et exhaustive avec celle d'un sens commun rétréci. Ils sont universels en ce qu'ayant choisi une explication médiocre, ils la poussent très loin. Mais un modèle peut s'étendre démesurément et rester un petit modèle. Ils voient un damier noir sur blanc; et l'univers en est-il pavé, il n'en reste pas moins pour eux blanc sur noir.
Tel le déséquilibré mental, ils ne peuvent changer leur point de vue; ils sont incapables de l'effort mental qui leur ferait voir soudain noir sur blanc.

( Le cas le plus évident ) Le matérialisme, en tant qu'explication du monde, est d'une démente simplicité. Son argumentation ne vaut pas mieux que celle du fou... elle répond à tout et elle laisse tout en question.
Le matérialiste comprend tout et rien ne semble valoir la peine d'être compris. Il ne manque pas un boulon, pas un rouage à son Cosmos, et ce cosmos est plus petit que notre monde. Son schéma, comme le schéma lucide du fou, ignore les énergies étrangères... il n'incorpore pas les réalités de la terre, les peuples qui luttent, les mères fières de leurs enfants, le premier amour ou la première peur ressentie sur mer. La terre est ainsi très grande et le cosmos très petit.
Le cosmos est le trou le plus petit où l'homme puisse cacher sa tête.
Si le cosmos du matérialiste est le véritable cosmos, c'est un bien pauvre cosmos. L'objet s'est rétréci. La philosophie matérialiste est beaucoup plus limitative qu'aucune autre religion.
L'homme sain d'esprit reconnaît en lui quelque chose de la bête, quelque chose du saint, quelque chose du diable, quelque chose du citoyen... Le matérialiste est sûr de sa vision d'un monde simple et compact, exactement comme le fou est sûr de son équilibre mental. Les matérialistes et les fous ignorent le doute.


Les doctrines spiritualistes ne limitent pas l'esprit comme le font les négations matérialistes. Si je crois en l'immortalité, je ne suis pas obligé d'y penser. Mais, si je n'y crois pas, je dois ne pas y penser.
Les principales déductions du matérialisme détruisent graduellement son humanité... pas seulement l'humaine bonté, mais encore l'espoir, le courage, la poésie, l'initiative...
Il est absurde de dire que l'on fait avancer la cause de la liberté quand on ne se sert de la libre pensée que pour détruire le libre arbitre. Les déterministes viennent pour lier non pour délier. Ils peuvent à juste titre appeler leur loi une "chaîne" de causalités. C'est la pire des chaînes qui ait jamais entravé un être humain...
Que les fautes soient inévitables n'empêche pas le châtiment mais interdit la persuasion. Menant inéluctablement à la lâcheté, le déterminisme peut tout aussi bien mener à la cruauté.

Mais il est un sceptique bien plus terrible que celui pour qui tout a commencé dans la matière... Le sceptique pour qui tout commence en lui-même... qui ne met pas en doute l'existence des hommes et des démons mais celle des hommes et des vaches... Ses propres amis sont une mythologie créée par luimême. Il a créé son propre père et sa propre mère...
Le pan-égoïsme extrême de cette conception présente le même paradoxe que son opposé, le matérialisme...
L'homme qui ne parvient pas à croire à ses sens, et l'homme qui ne croit en rien d'autre sont tous deux insensés. Tous deux se sont enfermés dans une boîte décorée à l'intérieur de soleil et d'étoiles; tous deux sont incapables d'en sortir, l'un vers la santé et le bonheur du ciel, l'autre, plus simplement, vers la santé et le bonheur de la terre.
Nombre de modernes, sceptiques ou mystiques, ont fait un symbole oriental de cet ultime non-être : la figuration de l'éternité par un serpent qui se mord la queue.
L'éternité des fatalistes matérialistes, l'éternité des pessimistes orientaux, l'éternité des théosophes hautains et des grands scientifiques actuels est fort bien représentée par un serpent dévorant sa queue, pauvre animal dégradé qui va jusqu'à se détruire lui-même.

L'élément premier de la folie, c'est la raison utilisée sans racines, la raison dans le vide.


Ce qui permit aux hommes de rester sains d'esprit, ce fut le mysticisme.
Aussi longtemps qu'il y a mystère, il y a santé de l'esprit. Quand on supprime le mystère on ouvre la porte à la morbidité...
L'homme ordinaire accepte la pénombre. Il a toujours un pied posé sur la terre, l'autre dans le royaume des fées. Il se réserve toujours la liberté de douter de ses dieux; mais aussi - au contraire de l'agnostique moderne celle de croire en eux. Il est plus soucieux de vérité que de logique...
S'il voit deux vérités en apparente contradiction, il les adopte toutes deux avec leurs contradictions. C'est ainsi qu'il a toujours cru à quelque chose comme le destin et à quelque chose comme le libre arbitre...
C'est cet équilibre entre d'apparentes contradictions qui donne à l'homme sain sa capacité de survivre.

De même que nous avons choisi le cercle pour symboliser la raison et la folie, de même nous pouvons choisir la croix pour symboliser simultanément le mystère et la santé. Le bouddhisme est centripète, le christianisme est centrifuge : il éclate. Car le cercle est parfait et infini de par sa nature; cependant il est à jamais limité par sa dimension; il ne peut être ni plus grand ni plus petit. La croix présente en son centre une collision et une contradiction, mais elle peut étendre à l'infini ses quatre bras sans que jamais sa forme s'en trouve altérée. C'est parce qu'elle présente cette contradiction en son centre qu'elle peut grandir sans changer de caractère.
Le cercle se referme sur lui-même. Il est limité. La croix ouvre ses bras aux quatre vents, signal de route aux voyageurs libres.

Orthodoxie, Le dément


Quand un certain ordre religieux est ébranlé - comme le Christianisme le fut sous la Réforme - les vices ne sont pas seuls à se trouver libérés. Certes les vices sont libérés et ils errent à l'aventure et ils font des ravages.
Mais les vertus aussi sont libérées et elles errent, plus farouches encore, et elles font des ravages plus terribles encore. Le monde moderne est envahi des vieilles vertus chrétiennes devenues folles. Les vertus sont devenues folles pour avoir été isolées les unes des autres, contraintes à errer chacune en sa solitude. Nous voyons des savants épris de vérité, mais leur vérité est impitoyable; des humanitaires uniquement soucieux de piété, mais leur pitié est souvent mensongère... ( On ) ne rendra pas plus facile le pardon des péchés en disant qu'il n'y a pas de péchés à pardonner. ( Certaine ) pitié peut conduire à l'anarchie.
Pour être trop humain ( on ) peut être réellement l'ennemi de la race humaine.


L'humilité est mal orientée. La modestie a abandonné le contrôle de l'ambition pour accaparer le contrôle de la conviction, ce qui n'aurait jamais dû lui être permis. Un homme était censé douter de lui-même, mais ne pas douter de la vérité; c'est exactement l'inverse qui s'est produit.
En obligeant l'homme à douter de la valeur de ses efforts, la vieille humilité l'incitait à peiner plus dur. En faisant douter l'homme de ses objectifs la nouvelle humilité le dégoûtera du travail.
A tous les coins de rue, nous pouvons croiser un homme lançant à qui veut l'entendre cette déclaration délirante et blasphématoire qu'il a peut être tort... que, certes, son point de vue peut n'être pas le bon...
Nous sommes en voie de produire une race d'hommes trop modestes mentalement pour croire à la table de multiplication... Les railleurs de jadis étaient trop fiers pour être convaincus; les sceptiques modernes sont trop humbles pour être convaincus.

L'esprit humain court un grand péril... C'est contre lui que l'autorité religieuse a été dressée... comme une barrière...
Ce péril vient de ce que l'intellect humain est libre de se détruire.
De même qu'une génération pourrait empêcher la génération suivante d'exister ... de même un groupe de penseurs pourrait, jusqu'à un certain point, arrêter la progression de la pensée en enseignant à la génération suivante qu'il n'y a rien de valide dans aucune pensée humaine...
Le jeune sceptique affirme : "J'ai le droit de penser pour moi-même".
Le vieux sceptique, le sceptique absolu, dit : "Je n'ai pas le droit de penser pour moi-même, je n'ai pas le droit de penser du tout." Il est une pensée qui arrête la pensée. C'est la seule qu'on devrait arrêter. C'est le mal extrême contre lequel toute autorité religieuse a lutté.
Ce mal n'apparaît qu'à la fin des époques décadentes telles que la nôtre.

Les credo et les croisades, les hiérarchies... n'ont pas été organisées en vue de supprimer la raison... Ils ont été organisés pour la difficile défense de la raison. L'homme savait qu'à partir du moment où tout était remis en question, la raison pouvait bien être la première contestée...
Là où la religion s'est éloignée, la raison s'éloigne...
En voulant détruire l'idée de l'autorité divine nous avons presque entièrement détruit l'idée de cette autorité humaine qui nous permet d'ordonner nos raisonnements...
L'évolution signifie qu'il n'existe pas de chose telle qu'un singe à transformer ni de chose telle qu'un homme en quoi le transformer... qu'il n'existe pas de chose telle qu'une chose... seul un flux de tout et de n'importe quoi...
Vous ne pouvez penser si vous n'avez rien à quoi penser. Vous ne pouvez penser si vous n'êtes pas séparé du sujet de la pensée...
L'idée d'une modification fondamentale du modèle est une de celles qui rendent impossible de penser au passé ou à l'avenir.


La libre pensée a cheminé jusqu'au bout. Elle n'a plus de questions à poser.
Elle s'est mise elle-même en question. Vous ne sauriez évoquer vision plus fantastique que celle d'une cité où les habitants se demanderaient s'ils ont un moi. Vous ne sauriez imaginer monde plus sceptique que celui où des hommes douteraient qu'il y ait un monde.
La libre pensée a épuisé sa liberté, elle est lasse de son succès. ( On ) peut interdire tout commerce avec les "Tu ne dois pas"; mais il est évident que "tu ne dois pas" n'est qu'un des corollaires nécessaires du "Je veux".

Dés que vous pénétrez dans le monde des faits, vous pénétrez dans un monde de limites.
Vous pouvez libérer les êtres des lois étrangères ou accidentelles, pas des lois inhérentes à leur propre nature. Vous pouvez délivrer un tigre des barreaux de sa cage; vous ne pouvez pas le délivrer de ses rayures.

Toute dénonciation suppose une quelconque doctrine morale; or le révolutionnaire d'aujourd'hui doute non seulement de l'institution qu'il dénonce, mais encore de la doctrine au nom de laquelle il la dénonce...
Tel traitera le drapeau de hochet, qui blâmera les oppresseurs de la Pologne ou de l'Irlande pour avoir retiré ce hochet...
Dans son ouvrage sur la politique ( le révolutionnaire ) s'en prend à ceux qui piétinent la moralité; dans son livre sur l'éthique, il accuse la moralité de fouler aux pieds les hommes...
Se rebellant contre tout le révolté moderne a perdu le droit de se révolter contre quoi que ce soit...
La curieuse disparition de la satire dans notre littérature est un exemple de l'affadissement de la violence, faute de principes à défendre violemment.
L'homme qui ne veut pas que son coeur s'amollisse verra un jour se ramollir son cerveau.

Les deux hommes se tiennent au carrefour, l'un hait toutes les routes; l'autre les aime toutes. Le résultat ? - Eh bien... ils restent à la croisée des chemins.
La folie peut se définir comme l'usage de l'activité cérébrale pour parvenir à l'impuissance cérébrale... Celui qui ne veut rien rejeter veut la destruction de la volonté; car la volonté ne consiste pas seulement à choisir quel- que chose mais encore à rejeter presque tout.
Jeanne d'Arc ne resta pas figée à la croisée des chemins, soit pour les avoir tous refusés, comme Tolstoï, soit pour les avoir tous acceptés comme Nietzsche... Pourtant Jeanne avait en elle tout ce qui était authentique aussi bien en Tolstoï qu'en Nietzsche... Elle supportait la pauvreté autant qu'elle l'admirait, tandis que Tolstoï, typiquement aristocrate, s'efforçait d'en découvrir le secret. Nietzsche se révoltait contre la vacuité et la pusillanimité de notre époque... Jeanne n'exaltait pas le combat, elle combattait... elle n'avait pas peur d'une armée, alors que Nietzsche, pour autant que nous le sachions, avait peur d'une vache...
Elle était une paysanne... elle était une guerrière... Elle les a battus tous deux sur leur propre terrain...
C'était une femme pratique et efficace, tandis que nos deux extravagants spéculateurs, eux, ne font rien.


Les altruistes, de leurs voix débiles et grêles, dénoncent l'égoïsme du Christ. Les égoïstes, de leurs voix plus grêles et plus débiles encore, dénoncent Son altruisme...
Ils se sont partagés ses vêtements et ils ont tiré au sort les morceaux de son manteau. Pourtant la tunique était sans couture, d'un même tissu de haut en bas.

Orthodoxie, Le suicide de la pensée


Où les gens ont-ils puisé l'idée que la démocratie puisse s'opposer... à la tradition ? La tradition n'est que la démocratie prolongée à travers le temps. C'est la confiance faite à un choeur de voix humaines ordinaires plutôt qu'à quelque récit isolé ou arbitraire. ( L'inverse ) en appelle à l'Aristocratie, à la supériorité d'un seul spécialiste contre la vulgaire autorité d'une foule. Il est très facile de comprendre pourquoi une légende est traitée, et doit être traitée, avec plus de respect qu'un ouvrage historique. La légende est généralement l'oeuvre de la majorité des membres d'un village, une majorité d'hommes sains d'esprit.
Le livre est généralement écrit par le seul homme du village qui soit fou...
La tradition étend le droit du suffrage au passé. C'est le vote recueilli de la plus obscure de toutes les classes, celle de nos ançêtres. C'est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à la petite oligarchie arrogante de ceux qui n'ont fait que de naître. Les démocrates n'admettent pas que des hommes soient disqualifiés du fait de leur naissance; la tradition n'admet pas qu'ils le soient du fait de leur mort.

L'existence me semblait en elle-même un legs si excentrique, que je ne me reconnaissais pas le droit de me plaindre de ne pas comprendre les limites de cette vision, puisque je ne comprenais pas la vision qu'elles limitaient ... Me plaindre de ne pouvoir me marier qu'une fois serait comme me plaindre de n'être né qu'une fois.

( Postulat du matérialisme ) On suppose que si une chose se répète indéfiniment c'est qu'elle est sans doute morte; une pièce d'horlogerie. Les hommes ont l'impression que si l'univers avait une personnalité il varierait, que si le soleil vivait, il danserait. Ceci est une erreur... Car lorsque les affaires humaines subissent une variation, celle-ci est en général amenée non par la vie mais par la mort; par l'affaiblissement ou la rupture de leur force ou de leur désir. Un homme varie ses mouvements parce qu'il ressent un léger échec ou une légère fatigue. Il monte dans un omnibus parce qu'il est las de marcher...
Le soleil se lève régulièrement parce qu'il n'est jamais las de se lever.
Sa routine viendrait non d'une absence de vie mais d'un excès de vie.
Un enfant balance les jambes en cadence par excès et non par manque de vie.
Parce que les enfants débordent de vitalité, parce qu'ils sont libres et indépendants d'esprit, ils veulent que les choses se répètent et ne changent pas. Ils disent toujours : "Fais-le encore"... Les adultes ne sont pas assez forts pour exulter dans la monotonie. Mais peut-être Dieu est-il assez fort pour exulter dans la monotonie. Il est possible que, chaque matin, Dieu dise : "Fais-le encore", au soleil; et chaque soir : "Fais-le encore", à la lune...
La répétition dans la nature peut n'être pas une simple récurrence; elle peut être un théâtral "encore".


La dimension de l'univers scientifique n'apporte aucune nouveauté, aucun soulagement. Le cosmos poursuit sa course mais dans la plus extravagante de ses constellations rien n'eût été vraiment digne d'intérêt; rien de tel, par exemple, que le pardon ou le libre arbitre. La grandeur ou l'infinité de son secret n'ajoute rien à ce cosmos.

Orthodoxie, Les éthiques au Royaume des Elfes


Ce n'est pas parce qu'elle était grande que les hommes ont aimé Rome. Elle fut grande parce qu'ils l'avaient aimée.

Les Dix Commandements dont il a été reconnu qu'ils s'adressaient en substance à l'humanité entière sont à proprement parler des ordres militaires, un code d'instructions régimentaires en vue de protéger une certaine arche à travers un certain désert. L'anarchie était un mal puisqu'elle mettait en danger l'objet sacré. Et ce fut seulement en instituant le jour saint de Dieu qu'ils découvrirent avoir institué le jour de repos des hommes.
Si nous admettons que cette dévotion originelle à un lieu ou à un objet est une source d'énergie créatrice...

Avant tout acte de réforme cosmique, nous devons prêter un serment d'allégeance cosmique. Un homme doit être intéressé à la vie, il aura dès lors des points de vue désintéressés sur elle.
Pour nos desseins titanesques de foi et de révolution, ce dont nous avons besoin n'est pas la froide acceptation du monde, comme d'un compromis, mais le moyen de cordialement le haïr et de cordialement l'aimer. Nous ne voulons pas que la joie et la colère se neutralisent l'une l'autre et engendrent une satisfaction morose; nous voulons un mécontentement plus farouche et un ravissement plus farouche. Il faut que l'univers soit à la fois pour nous le château de l'ogre à prendre d'assaut et la maison accueillante vers laquelle revenir le soir.
Nul ne met en doute qu'un homme ordinaire puisse s'accorder avec ce monde; nous n'exigeons pas de lui une force assez grande pour s'accorder avec ce monde, mais une force assez grande pour le faire progresser. Peut-il le haïr assez pour le changer et néanmoins l'aimer assez pour estimer qu'il vaille la peine d'être changé ? Peut-il lever les yeux vers son bien colossal sans céder à un instant de complaisance ? Peut-il lever les yeux vers son mal colossal sans céder à un instant de désespoir ? Peut-il, en somme, être à la fois non seulement un pessimiste et un optimiste, mais un pessimiste fanatique et un optimiste fanatique


Le suicide n'est pas seulement un péché, il est le péché.
C'est le mal ultime, absolu, le refus de s'intéresser à l'existence...
L'homme qui tue un homme tue un autre homme. L'homme qui se tue lui-même tue tous les hommes, il efface de lui le monde... Il détruit tous les édifices..
Le suicidé insulte tout ce qui est sur la terre en ne le volant pas. Il profane chaque fleur en refusant de vivre pour elle...
Il y a un sens dans la coutume d'unhumer à part les suicidés. Leur crime est différent des autres : il rend impossibles même les crimes...
Le martyr est un homme qui tient tellement à une chose en dehors de lui-même qu'il en oublie sa propre vie. Un suicidé est un homme qui se soucie tellement peu de ce qui est en dehors de lui qu'il veut voir la fin de tout.
L'un veut que quelque chose commence; l'autre veut que tout finisse.

Les derniers stoïciens croyaient en la Lumière Intérieure. Leur dignité, leur lassitude, leur souci superficiel des autres, leur incurable obsession d'eux-mêmes, étaient tous dus à la Lumière intérieure et n'existaient que grâce à ce sombre éclairage. Notez que Marc-Aurèle insiste, à l'instar des moralistes introspectifs, sur les petites choses à faire ou à défaire; sans doute parce qu'il n'a ni assez de haine, ni assez d'amour pour accomplir une révolution morale... Il est plus facile de se lever de bonne heure le matin que d'interdire les jeux dans les amphitéâtres... Il est un égoïste sans égoïsme... un homme orgueilleux sans l'excuse de la passion.
De toutes les formes concevables d'Illumination, la pire est ce que les hommes de cette espèce nomment la Lumière Intérieure. De toutes les religions horribles, la plus horrible est le culte du Dieu intérieur...
Si Jones adore le dieu qui est en lui, cela signifie en fin de compte que Jones adore Jones.

Le christianisme est venu en ce monde d'abord pour affirmer avec violence qu'un homme ne doit pas regarder à l'intérieur de soi-même, mais à l'extérieur pour y reconnaître avec stupeur et enthousiasme une compagnie divine et un capitaine divin. Le seul plaisir à être chrétien venait de ne plus être laissé seul avec la Lumière Intérieure, de reconnaître enfin l'existence d'une lumière extérieure...
Les faiblesses du pessimisme apparurent à travers l'idéalisme stoïcien à la même époque que les immenses faiblesses de l'optimisme à travers l'antique culte de la Nature.


La seule objection que l'on puisse faire à la Religion Naturelle est de toujours devenir... non naturelle. L'homme aime la Nature le matin, pour son innocence,, son aspect aimable. S'il l'aime encore à la tombée de la nuit c'est pour ses ténèbres, pour sa cruauté. A l'aube, tels les sages de l'école stoïque, il se lave dans l'eau claire. Cependant, à la sombre sortie du jour, tel Julien l'Apostat, il se baigne dans le sang chaud d'un taureau.
La recherche exclusive de la santé conduit toujours à quelque chose de morbide. On ne doit pas faire de la nature physique l'objet d'une obédience, on doit en jouir et non l'adorer. Les étoiles et les montagnes ne doivent pas être prises au sérieux. Si elles le sont, nous finirons là où le culte païen de la nature a fini...
La théorie tout est bien devient orgie de tout ce qui est mal.

( Le christianisme ) donna une réponse qui fut comme un coup d'épée; celleci trancha et sans aucun compromis sentimental. Elle distinguait Dieu du Cosmos. L'affirmation de cette transcendance... fut le point fondamental de la réponse chrétienne au malheureux pessimisme et à l'optimisme plus malheureux encore.

Toute création est une séparation. La naissance est une séparation aussi solennelle que la mort.
Le premier principe philosophique du christianisme fut donc que ce divorce dans l'acte divin de créer, qui coupe le poète du poème ou la mère du nouveau-né, illustrait parfaitement l'acte par lequel l'énergie absolue a fait le monde.
Ainsi l'on pouvait tout à la fois se réjouir ou s'indigner sans se dégrader au point d'être un pessimiste ou un optimiste. Ainsi l'on pouvait combattre toutes les forces de l'existence sans déserter le drapeau de l'existence.
On pouvait être en paix avec l'univers et cependant être en guerre avec le monde. Saint Georges pouvait encore combattre le dragon... Le dragon pouvait encore être tué au nom du monde.

Orthodoxie, Le drapeau du monde


( Des agnostiques, rationalistes, sceptiques )
Le christianisme serait d'une tristesse inhumaine...
Parfois trop optimiste, parfois trop pessimiste. Il détournerait les hommes, par des larmes et des terreurs morbides, de chercher la joie et la liberté au sein de la nature. Mais il offrirait aux hommes le fallacieux réconfort d'une providence aux murs roses bonbon de chambre d'enfants...
L'un le qualifie de cauchemar, l'autre l'appelle le paradis d'un sot...
Il me paraissait que l'état de chrétien ne pouvait être à la fois si agréable qu'il fût lâche de s'y cramponner, ou si désagréable qu'il fût insensé de le supporter.
Tout ce qui est dit "chrétien" est timide, monacal, manque de virilité et en particulier d'esprit de résistance et de lutte... Le christianisme veut faire de l'homme un mouton...
Il me fallait haïr le christianisme non parce qu'il combattait trop peu, mais parce qu'il combattait trop. Le christianisme engendrait des guerres.
Il avait répandu des flots de sang sur le monde...
Ces mêmes hommes qui reprochaient au christianisme la douceur, la nonviolence des monastères lui reprochaient la violence et l'élan héroïque des Croisades.


Ces mêmes gens qui voyaient en l'humanité une Eglise unique de Platon à Emerson étaient ceux-là même aux yeux de qui la morale et la vérité changeaient radicalement d'une époque à une autre. Si, par exemple, je réclamais un autel, il m'était répondu que nous n'en avions pas besoin puisque les hommes nos frères nous avaient donné des oracles clairs et laissé une seule foi en leurs coutumes et idéals universels. Mais si, timidement, je faisais remarquer qu'une des coutumes universelles des hommes était d'avoir un autel, mes maîtres agnostiques opéraient une volte-face et me répondaient que les hommes avaient toujours été plongés dans les ténèbres et les superstitions des sauvages...
Quand nous considérions un païen ou un agnostique nous devions nous rappeler que tous les hommes avaient une religion; quand nous considérions un mystique ou un spiritualiste nous devions seulement penser à l'absurdité des religions qu'ont eues certains hommes. Nous pouvions faire confiance à l'éthique d'Epictète, parce que l'éthique n'a jamais changé. Nous ne devions pas faire confiance à l'éthique de Bossuet, parce que l'éthique a changé.
Elle a changé en deux cent ans, mais pas en deux mille ans...
Certaines phrases des Epîtres et de la messe de mariage étaient citées par les anti-chrétiens comme preuve du mépris professé pour l'intellect de la femme. Mais je découvris que les anti-chrétiens eux-mêmes méprisaient l'intellect de la femme. N'était-ce pas un de leurs sarcasmes favoris à l'adresse des Eglises que "seules les femmes" s'y rendaient ?
Le christianisme se voyait encore reprocher ses haillons et sa misère; ses bures grossières et ses pois secs et, l'instant d'après, sa pompe et son ritualisme, ses autels de porphyre et ses chasubles dorées.

Peut-être la chose extraordinaire est-elle la chose ordinaire... Peut-être est-ce le christianisme qui est sain et tous ses critiques qui sont fous...
Chez l'un ou chez l'autre, un élément morbide n'expliquerait-il pas leur accusation. Par exemple, il était sans nul doute bizarre que le monde moderne reprochât dans le même temps au christianisme son maintien austère et sa pompe artistique. Mais alors n'était-ce pas également bizarre que le monde moderne lui-même associât un luxe extérieur inoui à une absence totale de pompe artistique.

Selon le paganisme la vertu résidait dans un équilibre; selon le christianisme dans un conflit : le heurt entre deux passions apparemment opposées.
La foi mua en modération le choc continu de deux émotions impétueuses.
La modestie : équilibre entre ce qui n'est qu'orgueil et ce qui n'est que prosternation.
La "résignation" est un mélange de deux choses, elle est une dilution de deux choses; aucune d'elles n'est présente dans toute sa force...
La modestie rationaliste perd à la fois la poésie d'être fière et la poésie d'être humble. Le christianisme a tenté de les sauver l'une et l'autre.
Il a séparé les deux idées, ensuite il leur a donné à chacune plus d'ampleur. L'homme dut être plus fier qu'il n'était auparavant; et il dut être plus humble qu'il ne l'avait jamais été. Toute forme d'humilité qui signifiait pessimisme, qui signifiait que l'homme avait de sa destinée une vision vague ou étroite devait disparaître.
L'homme était une statue de Dieu marchant dans le jardin. L'homme avait la prééminence sur tous les animaux; l'homme était triste uniquement parce qu'il n'était pas une bête mais un dieu tombé.
Il pouvait dire tout ce qui lui plaisait contre lui-même à condition de ne pas blasphémer contre le but original de son être; se traiter de sot à sa guise... mais il ne devait pas dire que les sots ne valent pas la peine d'être sauvés. Il n'avait pas le droit de dire qu'un homme, parce qu'il n'est qu'un homme, peut être sans valeur.


Le christianisme a surmonté la difficulté de concilier deux contraires en les gardant tous deux et en les gardant tous deux en toute leur violence.
L'Eglise a été positive sur les deux points. On ne peut guère s'estimer trop peu. On ne peut guère trop estimes son âme.
Célébrant le bien, saint François pouvait se montrer optimiste plus vibrant que Walt Whitman. Dénonçant le mal, saint Jérome pouvait peindre un monde plus noir que celui de Schopenhauer. Les deux passions étaient libres parce que toutes deux étaient maintenues à leur place.

L'Eglise historique a exalté à la fois le célibat et la famille; et a été à la fois farouchement pour la procréation d'enfants et farouchement pour la non-procréation d'enfants. Elle a maintenu ces deux positions côte à côte comme deux couleurs vives... comme le rouge et le blanc de l'écu de saint Georges. Elle a toujours manifesté une saine horreur du rose. Elle hait ce mélange de deux couleurs, faible expédient auquel recourent les philosophes.
Elle hait cette évolution du noir au blanc qui donne le gris sale.
Toute la thèse de l'Eglise sur la virginité tient à ceci que le blanc est une couleur; et non pas seulement l'absence d'une couleur. Le christianisme s'est presque toujours efforcé de conserver les deux couleurs, ensemble mais pures. Ce n'est pas un mélange comme le roux ou l'écarlate.

Le paradoxe de tous les prophètes s'accomplissait et dans l'âme de saint Louis le lion reposait près de l'agneau.
Un lion peut-il reposer près de l'agneau et retenir sa royale férocité ?
Tel est le problème que l'Eglise a abordé; tel est le miracle qu'elle a accompli.
C'est ce que j'ai appelé deviner les excentricités cachées de la vie. C'est savoir que le coeur d'un homme est placé à gauche et non au milieu.
Ceux qui disent que le christianisme a découvert la compassion le sousestiment; n'importe qui peut découvrir la compassion. Tout le monde l'a découverte. Mais découvrir un plan qui permit d'être tout à la fois compatissant et sévère était anticiper sur un étrange besoin de la nature humaine.
N'importe qui aurait pu dire : "Ne te pavane pas, ne rampe pas"; et ce ne serait qu'une limite. Mais dire : "Ici tu peux te pavaner, là tu peux ramper"; cela c'est une émancipation.
Ainsi dans la chrétienté des accidents apparents s'équilibraient.
Becket portait un cilice sous ses parures de pourpre et d'or. Becket avait le bénéfice du cilice tandis que le peuple avait le bénéfice de la pourpre et de l'or.


L'Eglise ne pouvait sur certains points se permettre de dévier d'un cheveu si elle voulait poursuivre son expérience hardie d'équilibre instable.
Qu'elle laissât une seule fois une idée perdre de sa force, une autre idée en eût pris beaucoup trop. Le berger chrétien ne conduisait pas un troupeau de moutons mais un troupeau de taureaux et de tigres, d'idéals terribles et de doctrines dévorantes, chacun assez fort pour se muer en fausse religion et dévaster le monde. Rappelez-vous que l'Eglise se lança précisément dans des idées dangereuses; elle fut une dompteuse de lions.
L'idée de naissance à travers un Esprit Saint, l'idée de la mort d'un être divin, du pardon des péchés, ou celle de l'accomplissement des prophéties, sont des idées... qu'il suffit d'un rien pour tourner en blasphème ou férocité...
L'Eglise devait monter la garde, ne fût-ce que pour permettre au monde d'être insouciant.

Elle laissa de côté l'immense masse de l'arianisme, étayée par les puissances du monde, qui voulait le christianisme trop lié au monde. Puis, elle s'écarta de l'orientalisme qui l'aurait trop détachée du monde.
L'Eglise orthodoxe n'a jamais suivi un chemin plat ni accepté les conventions; l'Eglise orthodoxe n'a jamais été respectable. Il eût été plus facile d'accepter le pouvoir terrestre des Ariens. Il eût été plus facile, au XVIIème siècle calviniste, de tomber dans l'abîme sans fond de la prédestination.
Il est facile d'être un fou; il est facile d'être un hérétique. Il est toujours facile de laisser une époque en faire à sa tête. Ce qui est difficile c'est de garder la sienne. Il est toujours facile d'être un moderniste; comme il est facile d'être un snob.

Orthodoxie, Les paradoxes du christianisme


Ce monde n'est pas un monde, mais les matériaux pour un monde. Dieu nous a donné les couleurs d'une palette plutôt que les couleurs d'un tableau.
Mais Il nous a donné aussi un sujet, un modèle, une vision fixée.

La désintégration totale et l'erreur colossale de notre époque.
Nous avons mêlé deux choses différentes, opposées. La référence au progrès devrait signifier que nous modifions sans cesse le monde pour le rendre conforme à notre vision. La référence au progrès signifie - à notre époque que nous changeons sans cesse la vision.
Le progrès devrait signifier que nous sommes toujours en marche vers la Nouvelle Jérusalem. Il signifie que la Nouvelle Jérusalem s'éloigne toujours de nous. Nous n'altérons pas le réel pour le rendre conforme à l'idéal.
Nous altérons l'idéal : c'est plus facile.


La libre pensée est la meilleure de toutes les sauvegardes contre la liberté. Emanciper dans un style moderne l'esprit d'un esclave est la meilleure façon d'empêcher l'émancipation de l'esclave. Apprenez-lui à s'interroger sur son désir d'être libre et il ne se libèrera pas...
Beaucoup trop fatigué mentalement pour croire en la liberté. On le fait tenir tranquille avec de la littérature révolutionnaire. On le calme et on le maintient à sa place par une constante succession de philosophies farouches. Il est marxiste un jour, nietzschéen le lendemain, surhomme - pourquoi pas ! - le surlendemain, esclave tous les jours.

Aussi longtemps que la vision du ciel ne cessera de changer, la vision de la terre restera exactement la même. Aucun idéal ne durera assez pour se réaliser, ne serait-ce même qu'en partie. Le jeune homme moderne ne changera jamais son milieu; parce qu'il changera toujours d'idée...
Il importe relativement peu que l'humanité ne réussisse pas souvent à imiter son idéal; car alors tous ses échecs passés sont féconds. Il importe grandement de voir l'humanité changer si souvent d'idéal; car alors tous ses échecs passés sont inféconds...
Comment nous assurer que le portraitiste jettera le portrait par la fenêtre au lieu de prendre le parti, naturel et plus humain, de jeter le modèle par la fenêtre ?
Une règle stricte n'est pas seulement nécessaire pour gouverner, elle est aussi nécessaire pour se rebeller.

Qu'est-ce en définitive que la morale courante, si ce n'est une morale qui s'éloigne en courant ?

Si vous voulez traiter un tigre raisonnablement il faut retourner au paradis terrestre... Seul le surnaturel a une vue saine de la nature.
L'essence de tout panthéisme, évolutionnisme, religion cosmique moderne : la Nature est notre mère.
Si vous considérez la nature comme une mère, vous découvrirez qu'elle est une belle-mère. La position principale du christianisme est : la Nature n'est pas notre mère; la Nature est notre soeur. Nous sommes fiers de sa beauté, puisque nous avons le même père; mais elle n'a aucune autorité sur nous; nous devons l'admirer, mais non l'imiter.


Souhaitons-nous avoir des nez de plus en plus longs ? Non, nous dirions à nos nez : "Jusque là, mais pas plus loin"...
Comme un visage intéressant est un arrangement particulier, une proportion ne peut être une simple tendance, elle est soit un accident, soit un dessein. Ainsi en est-il de l'idéal de moralité humaine et de sa relation aux humanitariens et aux anti-humanitariens... L'apothéose suprême serait celle de l'homme assis, parfaitement immobile, et qui n'ose bouger de peur de déranger une mouche... ou bien un surhomme sur un surhomme empilés en une tour de tyrans jusqu'à ce que l'univers soit mis en pièces par jeu.

L'idéal de progrès devait en premier lieu être fixe et en second lieu il doit être composite. Il ne doit pas, s'il s'agit de satisfaire notre âme, être la victoire d'une quelconque chose unique dévorant tout le reste, amour, fierté, paix ou aventure; il doit être un ensemble précis où tous ces éléments sont présents dans les proportions et selon les relations les plus heureuses.

Nous n'avons pas besoin d'une censure de la presse. Nous avons une censure par la presse.

Orthodoxie, La révolution éternelle


Le libre penseur n'est pas l'homme qui pense pour lui-même. C'est un homme qui, après avoir pensé par lui-même, est arrivé à un ensemble de conclusions particulières: l'origine matérielle des phénomènes, l'impossibilité des miracles, l'improbabilité de l'immortalité de la personne et ainsi de suite. Aucune de ces idées n'est particulièrement libérale.

Presque tous les essais contemporains pour introduire la liberté dans l'Eglise ne sont qu'essais pour instaurer la tyrannie dans le monde.
Car libérer l'Eglise ne signifie même pas la libérer dans toutes les directions. Cela signifie libérer cet ensemble de dogmes abusivement dits scientifiques : monisme, panthéisme, arianisme, nécessitarisme. Et il est facile de démontrer que chacun de ces dogmes est l'alliance avec l'oppression.


Un préjugé tenace veut qu'il soit plus libéral de nier par principe les miracles que d'y croire...
Si nous désirons nourrir les hommes, nous penserons que les nourrir miraculeusement dans le désert est impossible - mais nous ne penserons pas que c'est anti-libéral.

Deux idéals ne pourraient être plus opposés que le saint chrétien d'une cathédrale gothique et le saint bouddhiste d'un temple chinois...
Le saint bouddhiste a toujours les yeux fermés. Le saint chrétien les a toujours grand ouverts...
Il a fallu une divergence originelle profonde pour produire des extravagances aussi opposées. Le bouddhiste contemple avec une intensité toute parti- culière l'intérieur. Le chrétien contemple avec une ardeur intense l'extérieur...
Le bouddhisme rejoint le panthéisme moderne et l'immanentisme. Tandis que le Christianisme rejoint l'humanité, la liberté, l'amour. L'amour appelle la personnalité; c'est pourquoi l'amour appelle la division. Il est de l'instinct même du Christianisme de se réjouir que Dieu ait partagé l'univers en petits morceaux, parce que ce sont des petits morceaux vivants. Il est de son instinct de dire "petits enfants aimez-vous les uns les autres", plutôt que de dire à une seule et vaste personne de s'aimer elle-même. Tel est l'abîme qui sépare le bouddhisme du Christianisme : pour le bouddhiste ou le théosophe la personnalité est la chute de l'homme, pour le chrétien elle est le dessein de Dieu...
Pour qu'un homme puisse aimer Dieu, il est nécessaire non seulement qu'il y ait un Dieu à aimer, mais encore qu'il y ait un homme pour L'aimer...
Telle est la justification de la joie presque démente que l'on voit dans les yeux du saint médiéval. Telle est la signification des paupières scellées du bouddha lointain. Le saint chrétien est heureux parce qu'il a été vraiment coupé du monde; il est séparé des choses, il les regarde avec émerveillement. Mais pourquoi le saint bouddhiste s'émerveillerait-il des choses ? Puisqu'il n'y a réellement qu'une seule chose et qu'étant impersonnelle, elle ne saurait guère s'émerveiller d'elle-même.

Il n'y a pas de possibilité réelle de tirer du panthéisme un quelconque élan moral. Pour le panthéisme une chose est aussi bonne qu'une autre; alors que l'action suppose qu'une chose est préférable à une autre...
Si nous insistons sur l'immanence de Dieu nous obtenons l'introspection, la solitude, le quiétisme, l'indifférence sociale - le Tibet. Si nous insistons sur la transcendance de Dieu, nous obtenons l'émerveillement, la curiosité, l'esprit d'entreprise morale et politique, la vertu d'indignation - la Chrétienté. Si nous insistons sur la présence de Dieu dans l'homme, l'homme restera à l'intérieur de lui-même. Si nous insistons sur le fait que Dieu transcende l'homme, l'homme s'est transcendé.


La religion occidentale a toujours senti avec acuité qu'il "n'est pas bon pour l'homme d'être seul". L'instinct social s'est affirmé partout.
Ainsi le concept oriental des ermites a pratiquement cédé au concept occidental des cénobites. Ainsi l'ascétisme lui-même devint-il fraternel, et les trappistes furent sociables alors même qu'ils gardaient le silence.
Si cet amour de la complexité vivante est notre critère, plus saine est certes pour nous la religion trinitaire que la religion unitaire. Car pour nous Trinitaires - je le dis avec respect - Dieu lui-même est une société.

Tout le christianisme se retrouve sur le thème de l'homme à la croisée des chemins. Les philosophies ambitieuses et superficielles, les synthèses immenses des charlatans brassent époques, évolution, développements ultimes.
La vraie philosophie s'intéresse à l'instant présent. Un homme prendra-t-il cette route ou celle-là ? C'est le seul sujet auquel il faille réfléchir si l'on aime à réfléchir. Penser aux siècles est chose facile, à la portée de n'importe qui. L'instant est en vérité terrifiant; et c'est parce que notre religion a senti intensément l'instant qu'en sa littérature est si présente la bataille, en sa théologie l'enfer.

Seul de toutes les religions, le christianisme a ajouté le courage aux vertus du Créateur.
Satan a tenté Dieu dans un jardin et dans un jardin ( Gethsémani ) Dieu a tenté Dieu. Il est passé de quelque surhumaine manière par l'horreur humaine de notre pessimisme. Ce ne fut pas au moment de la Crucifixion que le monde fut ébranlé, et le soleil effacé du ciel, mais au moment où partit de la croix le cri : le cri qui confessait que Dieu était abandonné de Dieu...
Que les athées eux-mêmes choisissent un Dieu. Ils ne trouveront qu'une divinité qui ait jamais exprimé leur solitude; qu'une seule religion où Dieu ait semblé, pour un instant, être un athée.

Je connais un homme qui met tant de passion à nier toute existence personnelle après la mort qu'il en arrive à nier son existence actuelle.
Si, sur terre, la foi est la mère de toute énergie ses ennemis sont les pères de toute confusion. Les sécularistes n'ont pas détruit les choses divines; les sécularistes ont détruit les choses de ce monde. Quel réconfort en tireront-ils ? Les Titans n'ont pas escaladé le ciel; mais ils ont dévasté le monde.


Orthodoxie, Le roman de l'orthodoxie


Si nous voulons extirper les cruautés sociales, relever les populations perdues, il nous faut abandonner la théorie scientifique suivant laquelle la matière précède l'esprit et recourir à la théorie surnaturelle selon laquelle l'esprit précède la matière. Ce n'est pas le Dieu immanent, ce n'est pas la lumière intérieure qui éveilleront dans les hommes une conscience sociale, inlassablement orientée vers des objectifs pratiques...
C'est en insistant sur la transcendance divine... que nous parviendrons à éveiller les hommes. Si nous voulons plus particulièrement défendre l'idée d'un équilibre généreux contre celle d'une autocratie redoutable nous serons d'instinct Trinitaires plutôt qu'Unitaires...
Les règlements d'un club avantagent parfois les membres pauvres.
La tendance d'un club favorise toujours les membres fortunés.

Dire que l'homme et la bête sont semblables est, en un certain sens, un truisme; mais qu'étant aussi semblables, ils soient aussi follement dissemblables là est l'énigme.

L'Histoire est muette et les légendes disent toutes que la terre était plus hospitalière dans les premiers temps. Il n'y a pas de tradition de progrès; mais toute la race humaine a une tradition de Chute...
Ainsi jouaient des enfants sur le sommet plat et herbeux d'une grande île dans la mer. Un mur bordait la falaise et les enfants se livraient sans risque à des jeux animés et bruyants. Les murs furent abattus découvrant le précipice. Les enfants ne tombèrent pas mais leurs amis revenus vers eux les trouvèrent blottis les uns contre les autres au centre de l'île.
La terreur les paralysait et leurs chants s'étaient tus.

Le christianisme est un paradoxe surhumain par lequel deux passions contraires peuvent flamboyer l'une à côté de l'autre.
J'ai trouvé que le christianisme, loin d'appartenir à l'âge des Ténèbres, était, à l'âge des Ténèbres, le seul sentier qui ne fût pas plongé dans les ténèbres...
L'Eglise chrétienne fut la dernière vie de la société antique, la première vie de la société nouvelle. Elle prit un peuple qui ne savait plus construire une arche et lui fit inventer l'arche gothique.


( Sur les manifestations supranaturelles, les miracles ) Le sceptique prend invariablement l'une des deux positions : ou l'homme ordinaire ne mérite pas crédit, ou l'événement extraordinaire ne doit pas être cru...
Nous nous heurtons à l'une des pires maladies mentales de notre époque...
Le plus grand désastre du XIXème siècle a été que les hommes se sont mis à employer le mot "spirituel" comme homonyme du mot "bien". Ils pensaient que croître en pureté, se désincarner de plus en plus était croître en vertu.
Quand s'annonça l'évolution scientifique, certains craignirent qu'elle n'encouragea la pure animalité. Elle fit pire : elle encouragea la pire spiritualité. Elle enseigna aux hommes que plus ils s'éloignaient du singe plus ils s'approchaient de l'ange. Mais on peut s'éloigner du singe et aller au diable...
Benjamin Disraéli avait raison de se dire du côté des anges. il l'était en effet; il était du côté des anges déchus. Il était pur de l'appétit grossier, pur de la brutalité animale; il partageait l'impérialisme des princes de l'Abîme, leur arrogance, leur mystère et ce mépris de toute évidence du Bien.

Les théosophes, par exemple, avancent une idée séduisante, telle la réincarnation mais si nous attendons ses conséquences logiques, ces conséquences seront : arrogance spirituelle, cruauté de caste. Que le mendiant mendie à cause de ses crimes antérieurs, et les autres hommes se sentiront justifiés à le mépriser. Le christianisme, lui, avance une idée dépourvue d'attrait, celle du péché originel; mais voyons les conséquences, elles sont : sympathie et fraternité, explosion de rire et de pitié; car la conscience du péché originel nous permet simultanément de plaindre le mendiant et de mépriser le roi...
L'extérieur du cercle est art, émancipation; l'intérieur, désespoir...
L'homme né la tête en bas, peut-il dire quand il se retrouvera la tête en haut ?
Le paradoxe premier du christianisme est que la condition ordinaire de l'homme n'est pas sa condition saine ou sensée; le normal est une anomalie.
Telle est la philosophie de la Chute.

Anciens et modernes auront eu en commun d'avoir été malheureux de l'existence, de tout, tandis que les médiévaux étaient au moins heureux de l'existen- ce...
Giotto vivait dans une ville plus enténébrée, mais dans un univers plus gai qu'Euripide.
La grande masse des hommes a été contrainte de se divertir des petites choses, de s'attrister des grandes. Néanmoins, et je jetterai mon dernier dogme comme un défi, il n'est pas naturel à l'homme d'être ainsi...
La mélancolie devrait être un intermède innocent, un état d'esprit tendre et fugitif; la louange devrait être la pulsation permanente de l'âme.
Le pessimisme est au mieux un demi-congé émotionnel; la joie est le labeur tumultueux par lequel toutes choses vivent.


CHESTERTON, Orthodoxie : L'autorité et l'aventurier, fin




1993 Thesaurus - L'évasion hors du paganisme