1995 Ut Unum Sint 43
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Il arrive de plus en plus souvent que les responsables des Communautés chrétiennes prennent position ensemble, au nom du Christ, sur des problèmes importants qui touchent la vocation humaine, la liberté, la justice, la paix, l'avenir du monde. Ce faisant, ils "agissent en commun" pour une des fonctions constitutives de la mission chrétienne : rappeler à la société, d'une manière qui sache être réaliste, la volonté de Dieu, mettant en garde les autorités et les citoyens, afin qu'ils ne s'engagent pas dans la voie qui conduirait à piétiner les droits humains. Il est clair, et l'expérience le prouve, que dans certaines circonstances la voix commune des chrétiens a plus d'influence qu'une voix isolée.
Les responsables des Communautés ne sont pas cependant les seuls à s'unir dans cet engagement en faveur de l'unité. Au nom de leur foi, de nombreux chrétiens de toutes les Communautés participent ensemble à des projets courageux qui se proposent de changer le monde, en vue de faire triompher le respect des droits et des besoins de tous, spécialement des pauvres, des humiliés et de ceux qui sont sans défense. Dans l'encyclique Sollicitudo rei socialis, j'ai pris acte avec joie de cette collaboration, en soulignant que l'Eglise catholique ne peut pas s'y soustraire (72). En effet, les chrétiens, qui agissaient autrefois de manière indépendante, sont aujourd'hui engagés ensemble pour servir cette cause, afin que la bienveillance de Dieu puisse triompher.
72- SRS 32.
La logique est celle de l'Evangile. Aussi, rappelant ce que j'avais écrit dans ma première encyclique, Redemptor hominis, j'ai eu l'occasion "d'insister sur ce point et d'encourager tout effort en ce sens à tous les niveaux où nous nous rencontrons avec nos frères chrétiens" (73) et j'ai remercié Dieu "de ce qu'il a déjà accompli dans et par les autres Eglises et Communautés ecclésiales", comme aussi par l'Eglise catholique (74). Aujourd'hui, je constate avec satisfaction que le réseau déjà ample de collaboration oecuménique s'étend de plus en plus. Grâce à l'influence du Conseil oecuménique des Eglises, un travail important est accompli en ce domaine.
73- Discours aux Cardinaux et à la Curie romaine (28 juin 1985), n. 10: AAS 77 (1985), p. 1158; cf. RH 11.
74- Discours aux Cardinaux et à la Curie romaine (28 juin 1985), n. 10: AAS 77 (1985), p. 1158.
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Les progrès de la conversion oecuménique sont significatifs également dans un autre domaine, celui de la Parole de Dieu. Je pense avant tout à un événement aussi important pour les divers groupes linguistiques que la traduction oecuménique de la Bible. Après la promulgation par le Concile Vatican II de la Constitution Dei Verbum, l'Eglise catholique ne pouvait pas ne pas accueillir avec joie cette réalisation (75). Ces traductions, qui sont l'oeuvre de spécialistes, fournissent généralement un fondement sûr pour la prière et pour l'activité pastorale de tous les disciples du Christ. Ceux qui se rappellent quelle influence les débats autour de l'Ecriture ont eue sur les divisions, surtout en Occident, peuvent comprendre l'avancée notable que représentent ces traductions communes.
75- Cf. SECRETARIAT POUR LA PROMOTION DE L'UNITE DES CHRETIENS et COMITE EXECUTIF DE l'ALLIANCE BIBLIQUE UNIVERSELLE, Directives concernant la coopération inter-confessionnelle dans la traduction de la Bible, document conjoint (1968): La Documentation catholique, n. 1518 (2 juin 1968), col. 981-992. Révision et mise à jour dans le document Directives concernant la coopération inter-confessionnelle dans la traduction de la Bible (16 novembre 1987): Typographie polyglotte vaticane, 1987 (La Documentation catholique n. 1959 (3 avril 1988), pp. 344-349).
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Dans diverses Communautés ecclésiales, au renouveau liturgique accompli dans l'Eglise catholique a correspondu l'initiative de renouveler leur culte. Certaines d'entre elles, à partir du souhait exprimé au niveau oecuménique (76), ont abandonné l'habitude de ne célébrer leur liturgie de la Cène qu'en de rares occasions, et ont opté pour une célébration dominicale. Par ailleurs, en comparant les cycles des lectures liturgiques de différentes Communautés chrétiennes occidentales, on constate qu'ils convergent sur l'essentiel. Toujours au niveau oecuménique (77), on a donné un relief tout particulier à la liturgie et aux signes liturgiques (images, icônes, vêtements, lumière, encens, gestes). En outre, dans les instituts de théologie où l'on forme les futurs ministres, l'étude de l'histoire et du sens de la liturgie commence à faire partie des programmes, car c'est une nécessité que l'on est en train de redécouvrir.
76- Cf. COMMISSION "FOI ET CONSTITUTION" DU CONSEIL OECUMENIQUE DES EGLISES, Baptême, Eucharistie, Ministère (janvier 1982): Enchir. oecum. 1, pp. 1391-1447 (éd. Centurion/Taizé, Paris, 1982).BEM
77- Par exemple, durant les dernières assemblées du Conseil oecuménique des Églises à Vancouver en 1983, à Canberra en 1991 et lors de l'assemblée de "Foi et Constitution" à Saint-Jacques de Compostelle en 1993.
Il s'agit de signes de convergence qui touchent à différents aspects de la vie sacramentelle. Certainement, à cause des divergences dans la foi, il n'est pas encore possible de concélébrer la même liturgie eucharistique. Nous aussi, nous avons le désir ardent de célébrer ensemble l'unique Eucharistie du Seigneur, et ce désir devient déjà une louange commune et une même imploration. Ensemble, nous nous tournons vers le Père et nous le faisons toujours plus "d'un seul coeur". Parfois, la possibilité de pouvoir enfin sceller cette communion "réelle bien que pas encore plénière" semble assez proche. Qui aurait pu seulement l'envisager il y a un siècle ?
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Dans cet esprit, c'est un motif de joie que les ministres catholiques puissent, en des cas particuliers déterminés, administrer les sacrements de l'Eucharistie, de la pénitence, de l'onction des malades à d'autres chrétiens qui ne sont pas en pleine communion avec l'Eglise catholique, mais qui désirent ardemment les recevoir, qui les demandent librement et qui partagent la foi que l'Eglise catholique confesse dans ces sacrements. Réciproquement, dans des cas déterminés et pour des circonstances particulières, les catholiques peuvent aussi recourir pour ces mêmes sacrements aux ministres des Eglises dans lesquelles ils sont valides. Les conditions de cet accueil réciproque ont été établies en forme de normes et leur observance s'impose pour la promotion de l'oecuménisme (78).
78- UR 8 UR 15 CIC 844 CIO 671; CONSEIL PONTIFICAL POUR LA PROMOTION DE L'UNITE DES CHRETIENS, Directoire pour l'application des principes et des normes sur l'oecuménisme (25 mars 1993), nn. 122-125: AAS 85 (1993), pp. 1086-1087; nn. 129-131: l.c., pp. 1088-1089; nn. 123 et 132, l.c., pp. 1087 et 1089.
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Le dialogue ne s'articule pas exclusivement autour de la doctrine, mais il implique la personne tout entière : c'est aussi un dialogue d'amour. Le Concile a déclaré : "Il est nécessaire que les catholiques reconnaissent avec joie et apprécient les valeurs réellement chrétiennes qui proviennent du patrimoine commun et qui se trouvent chez nos frères séparés. Il est juste et salutaire de reconnaître les richesses du Christ et les effets de sa puissance dans la vie d'autres qui portent témoignage au Christ, parfois jusqu'à l'effusion du sang ; car Dieu est toujours admirable et il doit être admiré dans ses oeuvres" (79).
79- UR 4.
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Les relations que les membres de l'Eglise catholique ont établies depuis le Concile avec les autres chrétiens ont fait découvrir ce que Dieu réalise en ceux qui appartiennent aux autres Eglises et Communautés ecclésiales. Ce contact direct, à différents niveaux, entre les pasteurs et entre les membres des Communautés nous a fait prendre conscience du témoignage que les autres chrétiens rendent à Dieu et au Christ. Il s'est ainsi ouvert un très large champ pour toute l'expérience oecuménique, qui est en même temps le défi qui se pose à notre époque. Le XXe siècle n'est-il pas un temps de grand témoignage, qui va "jusqu'à l'effusion du sang" ? Ce témoignage ne concerne-t-il pas aussi les différentes Eglises et Communautés ecclésiales, qui tirent leur nom du Christ, crucifié et ressuscité ?
Ce témoignage commun de sainteté, comme fidélité à l'unique Seigneur, est un potentiel oecuménique extraordinairement riche de grâce. Le Concile Vatican II a souligné que les biens présents chez les autres chrétiens peuvent contribuer à l'édification des catholiques : "Il ne faut pas non plus passer sous silence que tout ce qui est accompli par la grâce du Saint-Esprit dans nos frères séparés peut contribuer aussi à notre édification. Rien de ce qui est vraiment chrétien ne s'oppose jamais aux vraies valeurs de la foi, bien au contraire, tout cela peut toujours permettre de pénétrer plus pleinement le mystère du Christ et de l'Eglise" (80). Le dialogue oecuménique, comme vrai dialogue du salut, ne manquera pas de stimuler le progrès, déjà en soi bien avancé, vers la vraie et pleine communion.
80- UR 4.
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La progression de la communion est le fruit précieux des relations entre les chrétiens et du dialogue théologique qu'ils entretiennent. Les relations et le dialogue ont rendu les chrétiens conscients des données de la foi qu'ils ont en commun. Cela a servi à consolider davantage leur engagement vers la pleine unité. En tout cela, le Concile Vatican II reste un stimulant puissant pour le dynamisme et les orientations oecuméniques.
La Constitution dogmatique Lumen gentium associe la doctrine concernant l'Eglise catholique à la reconnaissance des éléments salvifiques qui se trouvent dans les autres Eglises et Communautés ecclésiales (81). Il ne s'agit pas d'une prise de conscience d'éléments statiques, passivement présents dans ces Eglises et Communautés. En tant que biens de l'Eglise du Christ, de par leur nature, ils font avancer vers le rétablissement de l'unité. Il s'ensuit que la recherche de l'unité des chrétiens n'est pas un acte facultatif ou d'opportunité, mais une exigence qui découle de l'être même de la communauté chrétienne.
81- UR 15.
De la même manière, les dialogues théologiques bilatéraux avec les principales Communautés chrétiennes partent de la reconnaissance du degré de communion déjà existant, pour discuter ensuite progressivement les divergences qui existent avec chacune. Le Seigneur a permis aux chrétiens de notre temps de pouvoir réduire le contentieux traditionnel.
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A ce propos, on doit avant tout constater, avec une particulière gratitude envers la Providence divine, que les liens avec les Eglises d'Orient, distendus durant des siècles, se sont resserrés avec le Concile Vatican II. Les observateurs de ces Eglises présents au Concile, avec les représentants des Eglises et Communautés ecclésiales d'Occident, ont manifesté publiquement, dans un moment aussi solennel pour l'Eglise catholique, la volonté commune de rechercher la communion.
Pour sa part, le Concile a considéré avec objectivité et avec une profonde affection les Eglises d'Orient, mettant en relief leur ecclésialité et les liens objectifs de communion qui les lient à l'Eglise catholique. Le décret sur l'oecuménisme déclare: Par la célébration de l'Eucharistie du Seigneur en chacune de ces Eglises, l'Eglise de Dieu s'édifie et s'accroît", ajoutant par conséquent que ces Eglises, "tout en étant séparées, ont de véritables sacrements, et avant tout, en vertu de la succession apostolique, le sacerdoce et l'Eucharistie, par lesquels elles sont encore unies à nous par des liens très étroits" (82).
82- UR 15.
Pour les Eglises d'Orient, on a reconnu la grande tradition liturgique et spirituelle, le caractère spécifique de leur développement historique, les disciplines suivies par elles depuis les premiers temps et confirmées par les saints Pères et par les Conciles oecuméniques, la manière qui leur est propre d'exprimer la doctrine. Tout ceci avec la conviction que la diversité légitime ne s'oppose pas du tout à l'unité de l'Eglise, elle en accroît même le prestige et contribue largement à l'achèvement de sa mission.
Le Concile oecuménique Vatican II veut fonder le dialogue sur la communion existante et attire l'attention sur la riche réalité des Eglises d'Orient : "Le saint Concile exhorte tout le monde, mais surtout ceux qui ont l'intention de travailler à l'instauration de la pleine communion souhaitée entre les Eglises orientales et l'Eglise catholique, à bien considérer cette condition particulière des Eglises d'Orient à leur naissance et dans leur croissance, ainsi que la nature des relations qui étaient en vigueur entre elles et le Siège romain avant la séparation, et à se former sur tous ces points un jugement droit" (83).
83- UR 14.
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Cette orientation conciliaire a été rendue féconde par les relations de fraternité, qui se sont développées grâce au dialogue de la charité, et par la discussion doctrinale dans le cadre de la Commission mixte internationale pour le dialogue théologique entre l'Eglise catholique et l'Eglise orthodoxe. Elle a été également riche de fruits dans les relations avec les anciennes Eglises de l'Orient.
Il s'est agi d'un processus lent et laborieux, qui a été cependant source de grande joie ; et il a été aussi enthousiasmant parce qu'il a permis de retrouver progressivement la fraternité.
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En ce qui concerne l'Eglise de Rome et le Patriarcat oecuménique de Constantinople, le processus auquel nous venons de faire référence a été engagé grâce à l'ouverture réciproque dont ont fait preuve les Papes Jean XXIII et Paul VI, d'une part, et le Patriarche oecuménique Athénagoras Ier et ses successeurs, d'autre part. Le changement historique intervenu est manifesté par l'acte ecclésial grâce auquel "on a ôté de la mémoire et du milieu des Eglises" (84) le souvenir des excommunications qui, il y a neuf cents ans, en 1054, étaient devenues le symbole du schisme entre Rome et Constantinople. Cet événement ecclésial de grande portée oecuménique eut lieu dans les tout derniers jours du Concile, le 7 décembre 1965. L'assemblée conciliaire se terminait ainsi par un acte solennel qui était en même temps une purification de la mémoire historique, un pardon réciproque et un engagement solidaire pour la recherche de la communion.
84- Cf. Déclaration commune du Pape Paul VI et du Patriarche de Constantinople Athénagoras Ier (7 décembre 1965): Tomos agapis, Vatican-Phanar (1958-1970), Rome-Istanbul, 1971, pp. 280-281.
Ce geste avait été précédé par la rencontre de Paul VI et du Patriarche Athénagoras Ier à Jérusalem, en janvier 1964, au cours du pèlerinage du Pape en Terre Sainte. À cette occasion, il put aussi rencontrer le Patriarche orthodoxe de Jérusalem, Benedictos. Par la suite, le Pape Paul VI put rendre visite au Patriarche Athénagoras Ier au Phanar (Istanbul), le 7 juillet 1967, et, au mois d'octobre de la même année, le Patriarche fut accueilli solennellement à Rome. Ces rencontres dans la prière montraient la voie à suivre pour le rapprochement entre l'Eglise d'Orient et l'Eglise d'Occident et pour le rétablissement de l'unité qui existait entre elles au cours du premier millénaire.
Après la mort du Pape Paul VI et le bref pontificat du Pape Jean-Paul Ier, lorsque le ministère d'Evêque de Rome m'a été confié, j'ai considéré qu'il serait un des premiers devoirs de mon service pontifical de renouer un contact personnel avec le Patriarche oecuménique Dimitrios Ier, qui avait entre-temps succédé au Patriarche Athénagoras sur le siège de Constantinople. Au cours de ma visite au Phanar le 29 novembre 1979, le Patriarche et moi-même avons pu décider d'inaugurer le dialogue théologique entre l'Eglise catholique et toutes les Eglises orthodoxes en communion canonique avec le siège de Constantinople. À ce propos, il semble important d'ajouter qu'à ce moment les préparatifs pour la convocation du futur Concile des Eglises orthodoxes étaient déjà en cours. La recherche de leur harmonie contribue à la vie et à la vitalité de ces Eglises soeurs, et cela en fonction aussi du rôle qu'elles sont appelées à jouer dans le cheminement vers l'unité. Le Patriarche oecuménique a désiré me rendre la visite que je lui avais faite et, en décembre 1987, j'ai eu la joie de l'accueillir à Rome avec une affection sincère et avec la solennité qui convenait. Dans ce climat de fraternité ecclésiale, il faut rappeler la coutume, désormais établie depuis plusieurs années, d'accueillir à Rome, pour la fête des saints Apôtres Pierre et Paul, une délégation du Patriarcat oecuménique, de même que d'envoyer au Phanar une délégation du Saint-Siège pour la célébration solennelle de saint André.
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Ces contacts réguliers permettent, entre autres, un échange direct d'informations et d'avis en vue d'une coordination fraternelle. Par ailleurs, notre participation mutuelle à la prière nous redonne l'habitude de vivre côte à côte, elle nous incite à accueillir ensemble la volonté du Seigneur pour son Eglise et donc à la mettre en pratique.
Au long du chemin que nous avons parcouru depuis le Concile Vatican II, il faut mentionner au moins deux événements particulièrement expressifs et de grande importance oecuménique pour les relations entre l'Orient et l'Occident : en premier lieu, le Jubilé de 1984, proclamé pour célébrer le onzième centenaire de l'oeuvre d'évangélisation de Cyrille et Méthode et qui m'a permis de proclamer co-patrons de l'Europe les deux saints apôtres des Slaves, messagers de la foi. En 1964, pendant le Concile, le Pape Paul VI avait déjà proclamé saint Benoît patron de l'Europe. Associer les deux frères de Thessalonique au grand fondateur du monachisme occidental revient à mettre indirectement en relief la double tradition ecclésiale et culturelle si significative des deux mille ans de christianisme qui ont marqué l'histoire du continent européen. Il n'est donc pas superflu de rappeler que Cyrille et Méthode venaient des milieux de l'Eglise byzantine de leur temps, époque pendant laquelle elle était en communion avec Rome. En les proclamant patrons de l'Europe, avec saint Benoît, je ne désirais pas seulement confirmer la vérité historique sur le christianisme dans le continent européen, mais suggérer aussi un thème important pour le dialogue entre l'Orient et l'Occident qui a suscité tant d'espérance dans l'après-Concile. Comme chez saint Benoît, l'Europe retrouve ses racines spirituelles auprès des saints Cyrille et Méthode. Alors que s'achève le deuxième millénaire depuis la naissance du Christ, ils doivent être vénérés ensemble, patrons de notre passé et saints auxquels les Eglises et les nations du continent européen confient leur avenir.
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L'autre événement qu'il me plaît de rappeler est la célébration du millénaire du Baptême de la Russie (988-1988). L'Eglise catholique, et tout particulièrement le Siège apostolique, ont voulu prendre part aux célébrations jubilaires et ont cherché à souligner le fait que le Baptême donné à saint Vladimir à Kiev a été un événement central pour l'évangélisation du monde. Les grandes nations slaves d'Europe de l'Est lui doivent leur foi, de même que les peuples qui vivent au-delà de l'Oural et jusqu'en Alaska.
C'est dans cette perspective que prend son sens le plus profond une expression que j'ai plusieurs fois employée : l'Eglise doit respirer avec ses deux poumons ! Pendant le premier millénaire de l'histoire du christianisme, cette expression évoque surtout la dualité Byzance-Rome ; à partir du Baptême de la Russie, sa portée s'élargit ; l'évangélisation s'est étendue à une dimension plus vaste, en sorte que cette expression en vient à désigner l'Eglise tout entière. Considérant ensuite que cet événement salvifique, survenu sur les rives du Dniepr, remonte à une époque où l'Eglise d'Orient et celle d'Occident n'étaient pas divisées, on comprend clairement que la perspective dans laquelle on doit rechercher la pleine communion est celle de l'unité dans une légitime diversité. C'est ce que j'ai vigoureusement affirmé dans l'encyclique Slavorum apostoli (85) consacrée aux saints Cyrille et Méthode, et dans la lettre apostolique Euntes in mundum (86) adressée aux fidèles de l'Eglise catholique lors de la célébration du millénaire du Baptême de la Russie de Kiev.
85- Cf. AAS 77 (1985), pp. 779-813.
86- Cf. AAS 80 (1988), pp. 935-956; Message Magnum baptismi donum (14 février 1988): l.c., pp. 988-997.
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Dans sa perspective historique, le décret conciliaire Unitatis redintegratio rappelle l'unité qui fut vécue, malgré tout, pendant le premier millénaire, et qui, en un sens, fait figure de modèle. "Le saint Concile se plaît à rappeler à tous (...) qu'en Orient brillent plusieurs Eglises particulières ou locales, parmi lesquelles les Eglises patriarcales occupent la première place et dont un certain nombre ont la gloire d'avoir été fondées par les Apôtres eux-mêmes" (87). La route de l'Eglise a commencé à Jérusalem le jour de la Pentecôte et tout son premier développement dans l'oikoumenè de cette époque était centré autour de Pierre et des Onze Ac 2,14. Les structures de l'Eglise en Orient et en Occident se formaient donc à partir de ce patrimoine apostolique. Son unité, dans les limites du premier millénaire, était maintenue dans ces mêmes structures par les Evêques, successeurs des Apôtres, en communion avec l'Evêque de Rome. Si nous cherchons aujourd'hui, au terme du deuxième millénaire, à rétablir la pleine communion, c'est à l'unité ainsi structurée que nous devons nous référer.
87- UR 14.
Le décret sur l'oecuménisme met en valeur un autre aspect caractéristique grâce auquel toutes les Eglises particulières demeuraient dans l'unité, c'est-à-dire "le souci attentif de conserver dans une communion de foi et de charité les relations fraternelles qui doivent être en honneur entre les Eglises locales, comme entre des soeurs" (88).
88- UR 14.
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Après le Concile Vatican II, en se rattachant à cette tradition, l'usage a été rétabli de donner l'appellation d' "Eglises soeurs" aux Eglises particulières ou locales rassemblées autour de leur Evêque. Ensuite, l'abrogation des excommunications mutuelles, supprimant un obstacle douloureux d'ordre canonique et psychologique, a été un pas très important sur la route vers la pleine communion.
Les structures d'unité qui existaient avant la division sont un patrimoine d'expériences qui oriente notre cheminement vers le retour à la pleine communion. Evidemment, pendant le deuxième millénaire, le Seigneur n'a pas cessé de donner à son Eglise des fruits abondants de grâce et de croissance. Mais l'éloignement réciproque progressif entre les Eglises d'Occident et d'Orient les a malheureusement empêchées d'échanger les richesses de leurs dons et de leurs aides. Il convient de fournir un grand effort, avec la grâce de Dieu, pour rétablir entre elles la pleine communion, source de tant de biens pour l'Eglise du Christ. Cet effort requiert toute notre bonne volonté, une prière humble et une collaboration persévérante que rien ne doit décourager. Saint Paul nous stimule : "Portez les fardeaux les uns des autres" Ga 6,2. Comme cette exhortation de l'Apôtre nous concerne, et comme elle est d'actualité ! L'appellation traditionnelle d' "Eglises soeurs" devrait nous être sans cesse présente sur cette route.
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Ainsi que le souhaitait le Pape Paul VI, notre objectif bien défini est de retrouver ensemble la pleine unité dans la diversité légitime : "Ce que les Apôtres ont vu, entendu et nous ont annoncé, Dieu nous a donné de le recevoir dans la foi. Par le Baptême, "nous sommes un dans le Christ Jésus" Ga 3,28. En vertu de la succession apostolique, le sacerdoce et l'Eucharistie nous unissent plus intimement ; participant aux dons de Dieu à son Eglise, nous sommes mis en communion avec le Père par le Fils dans l'Esprit Saint. (...) En chaque Eglise locale s'opère ce mystère de l'amour divin et n'est-ce pas là la raison de l'expression traditionnelle et si belle selon laquelle les Eglises locales aimaient à s'appeler Eglises soeurs (cf. UR 14) ? Cette vie d'Eglise soeur, nous l'avons vécue durant des siècles, célébrant ensemble les conciles oecuméniques qui ont défendu le dépôt de la foi contre toute altération. Maintenant, après une longue période de division et d'incompréhension réciproque, le Seigneur nous donne de nous redécouvrir comme Eglises soeurs, malgré les obstacles qui furent alors dressés entre nous" (89). Si aujourd'hui, au seuil du troisième millénaire, nous cherchons à rétablir la pleine communion, c'est à la mise en pratique de cette réalité que nous devons tendre et c'est à cette réalité que nous devons nous référer.
89- Bref apostolique Anno ineunte (25 juillet 1967): Tomos agapis, Vatican-Phanar (1958-1970), Rome-Istanbul, 1971, pp. 388-391.
Les liens avec cette glorieuse tradition sont féconds pour l'Eglise. "Les Eglises d'Orient déclare le Concile possèdent depuis leur origine un trésor duquel l'Eglise d'Occident a puisé de nombreux éléments dans les domaines de la liturgie, de la tradition spirituelle et de l'ordre juridique" (90).
90- UR 14.
De ce "trésor", font également partie "les richesses de ces traditions spirituelles dont le monachisme surtout est l'expression. C'est là que, depuis les temps glorieux des saints Pères, a fleuri la spiritualité monastique qui s'est répandue ensuite dans les pays d'Occident" (91). Comme j'ai eu l'occasion de le faire observer récemment dans la lettre apostolique Orientale lumen, les Eglises d'Orient ont vécu avec une grande générosité l'engagement dont témoigne la vie monastique, "à commencer par l'évangélisation, qui est le service le plus élevé que le chrétien puisse offrir à son frère, pour se prolonger par de nombreuses autres formes de service spirituel et matériel. On peut même dire que le monachisme a été dans l'antiquité Ä et également, à plusieurs reprises, au cours des époques qui suivirent Ä l'instrument privilégié de l'évangélisation des peuples" (92).
91- UR 15.
92- UR 14: L'Osservatore Romano, 2-3 mai 1995, p. 3.
Le Concile ne s'en tient pas à mettre en évidence tout ce qui rend les Eglises d'Orient et d'Occident semblables entre elles. Conformément à la vérité historique, il n'hésite pas à affirmer : "Il n'est pas étonnant que certains aspects du mystère révélé soient parfois mieux saisis et mieux mis en lumière par une partie que par l'autre, si bien qu'il faut dire que souvent ces formulations théologiques différentes sont davantage complémentaires qu'opposées entre elles" (93). L'échange des dons entre les Eglises, dans leur complémentarité, rend féconde la communion.
93- UR 17.
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Partant de la réaffirmation de la communion de foi déjà existante, le Concile Vatican II a tiré des conséquences pastorales utiles pour la vie concrète des fidèles et pour la promotion de l'esprit d'unité. En raison des liens sacramentels très étroits existant entre l'Eglise catholique et les Eglises orthodoxes, le décret Orientalium Ecclesiarum a déclaré que "la pratique pastorale montre qu'on peut et que l'on doit prendre en considération les différentes situations des personnes prises individuellement, situations dans lesquelles ni l'unité de l'Eglise n'est lésée, ni des périls à éviter ne se présentent, mais dans lesquelles au contraire la nécessité du salut et le bien spirituel des âmes constituent un besoin urgent. C'est pourquoi l'Eglise catholique, en raison des circonstances de temps, de lieux et de personnes, a souvent adopté et adopte un mode d'action plus indulgent, offrant à tous les moyens de salut et le témoignage de la charité entre chrétiens par la participation aux sacrements et aux autres célébrations et choses sacrées" (94).
94- UR 26.
Avec l'expérience faite au cours des années de l'après- Concile, cette orientation théologique et pastorale a été reprise par les deux Codes de Droit canonique (95). Elle a été explicitée du point de vue pastoral par le Directoire pour l'application des principes et des normes sur l'oecuménisme (96).
95- CIC 844, p2-3; CIO 671, p2-3.
96- CONSEIL PONTIFICAL POUR LA PROMOTION DE L'UNITE DES CHRETIENS, Directoire pour l'application des principes et des normes sur l'oecuménisme (25 mars 1993), nn. 122-128: AAS 85 (1993), pp. 1086-1088.
En cette matière si importante et si délicate, il est nécessaire que les pasteurs instruisent les fidèles avec soin, afin qu'ils connaissent clairement les raisons précises de telles participations dans le culte liturgique de même que des diverses disciplines existant à ce sujet.
On ne doit jamais perdre de vue la dimension ecclésiologique de la participation aux sacrements, surtout celle de la sainte Eucharistie.
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Depuis sa création, en 1979, la Commission mixte internationale pour le dialogue théologique entre l'Eglise catholique et l'Eglise orthodoxe a travaillé avec ardeur, orientant progressivement sa recherche vers les perspectives qui avaient été choisies d'un commun accord dans le but de rétablir la pleine communion entre les deux Eglises. Cette communion fondée sur l'unité de la foi, dans la continuité de l'expérience et de la tradition de l'Eglise ancienne, trouvera son expression plénière dans la concélébration de la sainte Eucharistie. D'un esprit constructif et en se fondant sur nos points de convergence, la Commission mixte a pu faire de substantiels progrès. Comme j'ai eu l'occasion de le déclarer avec mon vénéré Frère, Sa Sainteté Dimitrios Ier, Patriarche oecuménique, elle est parvenue à exprimer "ce que l'Eglise catholique et l'Eglise orthodoxe peuvent déjà professer ensemble comme une foi commune dans le mystère de l'Eglise et le lien entre la foi et les sacrements" (97). La Commission a pu constater et affirmer ensuite que, "dans nos Eglises, la succession apostolique est fondamentale pour la sanctification et l'unité du peuple de Dieu" (98). Il s'agit de points de référence importants pour la poursuite du dialogue. Mais il y a plus : ces affirmations communes constituent le fondement qui rend les catholiques et les orthodoxes capables de donner dès maintenant, en notre temps, un témoignage commun fidèle et cohérent pour l'annonce et la glorification du nom du Seigneur.
97- Déclaration du Souverain Pontife Jean-Paul II et du Patriarche oecuménique Dimitrios Ier (7 décembre 1987): AAS 80 (1988), p. 253.
98- COMMISSION MIXTE INTERNATIONALE POUR LE DIALOGUE THEOLOGIQUE ENTRE L'EGLISE CATHOLIQUE ET L'EGLISE ORTHODOXE, Document Le sacrement de l'ordre dans la structure sacramentelle de l'Eglise, en particulier l'importance de la succession apostolique pour la sanctification et l'unité du peuple de Dieu (26 juin 1988), n. 1: Service d'information 68 (1988), p. 195.
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Plus récemment, la Commission mixte internationale a fait un pas important en ce qui concerne la question si délicate de la méthode à suivre pour rechercher la pleine communion entre l'Eglise catholique et l'Eglise orthodoxe, question qui a souvent été une pierre d'achoppement dans les rapports entre catholiques et orthodoxes. Elle a jeté les bases doctrinales d'une solution positive du problème, fondée sur la doctrine des Eglises soeurs. Dans ce contexte aussi, il est clairement apparu que la méthode à suivre vers la pleine communion est le dialogue de la vérité, nourri et soutenu par le dialogue de la charité. Le droit reconnu aux Eglises orientales catholiques de s'organiser et de mener leur apostolat, ainsi que l'engagement effectif de ces Eglises dans le dialogue de la charité et dans le dialogue théologique, favoriseront non seulement un vrai respect fraternel entre orthodoxes et catholiques vivant sur le même territoire, mais aussi leur action commune pour la recherche de l'unité (99). Un progrès a été accompli. L'action doit se poursuivre. Dès maintenant, toutefois, on peut constater que les esprits ont été pacifiés, ce qui rend la recherche plus féconde.
99- Cf. JEAN-PAUL II, Lettre aux Évêques du continent européen sur les relations entre catholiques et orthodoxes dans la nouvelle situation de l'Europe centrale et orientale (31 mai 1991), n. 6: AAS 84 (1992), p. 168.
Au sujet des Eglises orientales en communion avec l'Eglise catholique, le Concile avait exprimé le jugement suivant : "Rendant grâces à Dieu de ce que beaucoup d'Orientaux, fils de l'Eglise catholique (...) vivent déjà en pleine communion avec leurs frères qui observent la tradition occidentale, le saint Concile déclare que tout ce patrimoine spirituel et liturgique, disciplinaire et théologique, dans ses diverses traditions, fait partie de la pleine catholicité et apostolicité de l'Eglise" (100). Dans l'esprit du décret sur l'oecuménisme, les Eglises orientales catholiques sauront certainement participer de manière positive au dialogue de la charité et au dialogue théologique, au niveau local comme au niveau universel, contribuant ainsi à la compréhension réciproque et à une recherche dynamique de la pleine unité (101).
100- UR 17.
101- Cf. Lettre apost. Orientale lumen (2 mai 1995), n. 24: L'Osservatore Romano, 2-3 mai 1995, p. 5.
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Dans cette perspective, l'Eglise catholique ne veut rien d'autre que la pleine communion entre l'Orient et l'Occident. Elle s'inspire en cela de l'expérience du premier millénaire. Au cours de cette période, en effet, "le développement de différentes expériences de vie ecclésiale n'empêchait pas qu'à travers des relations réciproques, les chrétiens aient pu continuer à avoir la certitude de se sentir chez eux dans n'importe quelle Eglise, parce que de toutes les Eglises s'élevait, dans une admirable variété de langues et d'accents, la louange de l'unique Père, par le Christ, dans l'Esprit Saint ; toutes étaient réunies pour célébrer l'Eucharistie, coeur et modèle pour la communauté, non seulement en ce qui concerne la spiritualité ou la vie morale, mais également pour la structure même de l'Eglise, dans la variété des ministères et des services, sous la présidence de l'Evêque, successeur des Apôtres. Les premiers Conciles constituent un témoignage éloquent de cette unité persistant dans la diversité" (102). Comment refaire l'unité après environ un millier d'années ? Voilà la grande tâche dont l'Eglise catholique doit s'acquitter et qui incombe également à l'Eglise orthodoxe. À partir de là, on comprend toute l'actualité du dialogue, soutenu par la lumière et la puissance de l'Esprit Saint.
102- Lettre apost. Orientale lumen, n. 18: l. c., p. 4.
1995 Ut Unum Sint 43