1995 Ut Unum Sint 62
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Depuis le Concile Vatican II, sous des formes et avec une fréquence variées, l'Eglise catholique a renoué des relations fraternelles avec les Eglises anciennes d'Orient qui ont contesté les formules dogmatiques des Conciles d'Ephèse et de Chalcédoine. Toutes ces Eglises ont envoyé des observateurs délégués au Concile Vatican II ; leurs Patriarches nous ont honorés de leur visite et l'Evêque de Rome a pu leur parler comme à des frères qui, après une longue période de séparation, se retrouvent dans la joie.
La reprise des relations fraternelles avec les Eglises anciennes d'Orient, témoins de la foi chrétienne dans des situations souvent hostiles et tragiques, est un signe concret de la manière dont le Christ nous réunit malgré les barrières historiques, politiques, sociales et culturelles. Et c'est précisément au sujet de la question christologique que nous avons pu déclarer avec les Patriarches de certaines de ces Eglises notre foi commune en Jésus Christ, vrai Dieu et vrai homme. Le Pape Paul VI, de vénérée mémoire, avait signé des déclarations qui allaient en ce sens avec Sa Sainteté Shenouda III, Pape et Patriarche copte orthodoxe (103), et avec le Patriarche syro-orthodoxe d'Antioche, Sa Sainteté Jacoub III (104). J'ai moi-même pu confirmer cet accord christologique et en tirer des conséquences pour la poursuite du dialogue avec le Pape Shenouda (105) et pour la collaboration pastorale avec le Patriarche syrien d'Antioche Mar Ignace Zakka Ier Iwas (106).
103- Cf. Déclaration commune du Souverain Pontife Paul VI et de Sa Sainteté Shenouda III, Pape d'Alexandrie et Patriarche du Siège de Saint Marc (10 mai 1973): AAS 65 (1973), pp. 299-301.
104- Cf. Déclaration commune du Souverain Pontife Paul VI et de Sa Béatitude Mar Ignace Jacoub III, Patriarche de l'Église d'Antioche des Syriens et de tout l'Orient (27 octobre 1971): AAS 63 (1971), pp. 814-815.
105- Cf. Discours aux délégués de l'Église copte orthodoxe (2 juin 1979): AAS 71 (1979), pp. 1000-1001.
106- Cf. Déclaration commune du Pape Jean-Paul II et de Sa Sainteté Moran Mar Ignace Zakka Ier Iwas, Patriarche Syro-orthodoxe d'Antioche et de tout l'Orient (23 juin 1984): Insegnamenti VII,1 (1984), pp. 1902-1906 (La Documentation catholique, n. 1880 (2 septembre 1984), pp. 824-826).
Avec le vénérable Patriarche de l'Eglise d'Ethiopie, Abouna Paulos, qui m'a rendu visite à Rome le 11 juin 1993, nous avons souligné la communion profonde qui existe entre nos deux Eglises: Nous partageons la même foi venue des Apôtres, les mêmes sacrements et le même ministère enraciné dans la succession apostolique (...). En effet, nous pouvons affirmer aujourd'hui que nous avons la même foi au Christ, alors que, pendant longtemps, elle a été entre nous une cause de division" (107).
107- Discours adressé à Sa Sainteté Abouna Paulos, Patriarche de l'Église orthodoxe d'Éthiopie (11 juin 1993): L'Osservatore Romano, 11-12 juin 1993, p. 4 (La Documentation catholique, n. 2076 (18 juillet 1993), pp. 651-652).
Plus récemment, le Seigneur m'a donné la grande joie de signer une déclaration christologique commune avec le Patriarche assyrien de l'Orient, Sa Sainteté Mar Dinkha IV, qui a souhaité pour cela me rendre visite à Rome au mois de novembre 1994. Tenant compte des différences de formulations théologiques, nous avons pu ainsi professer ensemble la vraie foi au Christ (108). Je veux dire la joie que tout cela me donne en reprenant les paroles mêmes de la Vierge : "Mon âme exalte le Seigneur" Lc 1,46.
108- Cf. Déclaration christologique commune entre l'Église catholique et l'Église assyrienne de l'Orient: L'Osservatore Romano, 12 novembre 1994, p. 1 (La Documentation catholique, n. 2106 (18 décembre 1994), pp. 1069-1070).
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À propos des controverses traditionnelles sur la christologie, les contacts oecuméniques ont rendu possibles des clarifications essentielles, ce qui nous permet de confesser ensemble la foi qui nous est commune. Encore une fois, on doit constater qu'un acquis de cette importance est assurément le fruit de la recherche théologique et du dialogue fraternel. Et il y a plus : nous y trouvons un encouragement, car cela nous montre que la voie parcourue est la bonne et qu'on peut raisonnablement espérer trouver ensemble la solution des autres questions controversées.
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Dans le vaste cadre du rétablissement de l'unité entre tous les chrétiens, le décret sur l'oecuménisme prend également en considération les relations avec les Eglises et les Communautés ecclésiales d'Occident. Désireux d'instaurer un climat de fraternité chrétienne et de dialogue, le Concile formule ses indications dans le cadre de deux considérations d'ordre général, l'une, de caractère historique et psychologique, l'autre, de caractère théologique et doctrinal. D'un côté, ce document souligne : "Les Eglises et communautés ecclésiales qui, soit à l'époque de la grave crise débutant, en Occident, dès la fin du Moyen Âge, soit dans la suite, furent séparées du Siège apostolique romain, restent cependant unies à l'Eglise catholique par une affinité et des relations particulières en raison de la longue durée de la vie que le peuple chrétien a passée dans la communion ecclésiastique au cours des siècles antérieurs" (109). Par ailleurs, on constate avec le même réalisme : "Il faut reconnaître qu'entre ces Eglises et Communautés, d'une part, et l'Eglise catholique, d'autre part, il existe des différences d'une grande importance non seulement d'ordre historique, sociologique, psychologique et culturel, mais surtout dans l'interprétation de la vérité révélée" (110).
109- UR 19.
110- UR 19.
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Les racines sont communes et, malgré les différences, ce sont des éléments similaires qui ont orienté en Occident le développement de l'Eglise catholique et des Eglises et Communautés issues de la Réforme. Par conséquent, elles possèdent une caractéristique occidentale commune. Les "divergences" évoquées plus haut, malgré leur importance, n'excluent donc pas les influences réciproques ni la complémentarité.
Le mouvement oecuménique a pris son essor dans les Eglises et les Communautés de la Réforme. En même temps, dès janvier 1920, le Patriarcat oecuménique avait souhaité que l'on organisât une collaboration entre les confessions chrétiennes. Ce fait montre que l'incidence de l'arrière-fond culturel n'est pas déterminante. L'essentiel, en revanche, c'est la question de la foi. La prière du Christ, notre unique Seigneur, Rédempteur et Maître, parle à tous de la même manière, en Orient comme en Occident. Elle devient un impératif qui commande d'abandonner les divisions pour rechercher et retrouver l'unité, sous l'influence des expériences amères de la division.
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Le Concile Vatican II n'a pas l'intention de "décrire" le christianisme postérieur à la Réforme, puisque "ces Eglises et Communautés ecclésiales (...) se distinguent notablement non seulement de nous, mais aussi entre elles", et ce "à cause de leur diversité d'origine, de doctrine et de vie spirituelle" (111). En outre, le même décret observe que le mouvement oecuménique et le désir de paix avec l'Eglise catholique "n'ont pas encore réussi à s'affirmer partout" (112). Néanmoins, malgré cela, le Concile propose le dialogue.
111- UR 19.
112- UR 19.
Le décret conciliaire cherche ensuite à "souligner certains points qui peuvent et doivent servir de fondement et de stimulant pour ce dialogue" (113).
113- UR 19.
"Nous avons surtout en vue les chrétiens qui confessent ouvertement Jésus Christ comme Dieu et Seigneur et unique Médiateur entre Dieu et les hommes, pour la gloire du Dieu unique, Père, Fils et Esprit Saint" (114).
114- UR 20.
Ces frères montrent beaucoup d'amour et de vénération pour les saintes Ecritures : "Invoquant l'Esprit Saint, c'est dans les saintes Ecritures elles-mêmes qu'ils cherchent Dieu comme celui qui leur parle dans le Christ, qui a été annoncé par les prophètes et qui est le Verbe de Dieu incarné pour nous. Ils y contemplent la vie du Christ et ce qu'a enseigné et fait le divin Maître en vue du salut des hommes, et surtout les mystères de sa mort et de sa résurrection (...) ; ils affirment l'autorité divine des saints Livres" (115).
115- UR 21.
Mais, en même temps, ils pensent "différemment de nous (...) le rapport entre l'Ecriture et l'Eglise dans laquelle, selon la foi catholique, le magistère authentique tient une place particulière pour l'explication et la proclamation de la Parole de Dieu écrite" (116). Malgré cela, "les paroles sacrées sont, dans le dialogue (oecuménique) lui-même, un instrument éminent dans la main puissante de Dieu pour atteindre cette unité que le Sauveur offre à tous les hommes" (117).
116- UR 21.
117- UR 21.
En outre, le sacrement du Baptême, qui nous est commun, représente "le lien sacramentel de l'unité qui existe entre tous ceux qui ont été régénérés par lui" (118). Les implications théologiques, pastorales et oecuméniques du Baptême commun sont nombreuses et importantes. Bien qu'il ne constitue en lui-même "que le début et le point de départ", ce sacrement "est ordonné à la profession intégrale de la foi, à la totale intégration dans l'économie du salut, telle que le Christ l'a voulue, enfin à la complète insertion dans la communion eucharistique" (119).
118- UR 22.
119- UR 22.
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Au moment de la Réforme, des divergences doctrinales et historiques ont vu le jour à propos de l'Eglise, des sacrements et du ministère ordonné. Le Concile demande donc que "la doctrine sur la Cène du Seigneur, sur les autres sacrements et le culte ainsi que sur les ministères de l'Eglise fasse l'objet du dialogue" (120).
120- UR 22 UR 20.
Le décret Unitatis redintegratio relève que les Communautés issues de la Réforme n'ont pas "avec nous la pleine unité qui dérive du Baptême" et observe qu' "en raison principalement de l'absence du sacrement de l'Ordre, elles n'ont pas conservé la substance propre et intégrale du mystère eucharistique", même si "dans la sainte Cène elles font mémoire de la mort et de la résurrection du Seigneur, elles professent que la vie dans la communion au Christ est signifiée par là et elles attendent son avènement glorieux" (121).
121- UR 22.
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Le décret n'oublie ni la vie spirituelle ni les conséquences morales : "La vie chrétienne de ces frères se nourrit de la foi au Christ, elle est soutenue par la grâce du Baptême et l'écoute de la Parole de Dieu. Elle se manifeste dans la prière privée, la méditation biblique, la vie de famille chrétienne, le culte de la communauté rassemblée pour louer Dieu. Du reste, leur culte comporte assez souvent des éléments remarquables de l'antique liturgie commune" (122).
122- UR 23.
Par ailleurs, le document conciliaire ne se limite pas à ces aspects spirituels, moraux et culturels, mais il salue aussi le vif sentiment de justice et la charité véritable pour le prochain qui sont présents chez ces frères ; il n'oublie pas non plus les initiatives qu'ils ont prises pour rendre plus humaines les conditions de la vie en société et pour rétablir la paix. Tout cela s'est fait avec une volonté sincère d'adhérer à la Parole du Christ comme source de la vie chrétienne.
Ainsi, le texte fait ressortir une problématique qui, dans le domaine éthique et moral, devient toujours plus urgente en notre temps : "Parmi les chrétiens, beaucoup ne comprennent pas toujours l'Evangile de la même manière que les catholiques" (123). En ce vaste domaine, il y a de grandes possibilités de dialogue au sujet des principes moraux de l'Evangile et de leurs applications.
123- UR 23.
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Les souhaits et l'invitation du Concile Vatican II ont été exaucés et, progressivement, on a vu s'ouvrir le dialogue théologique bilatéral entre les différentes Eglises et Communautés chrétiennes mondiales d'Occident.
Par ailleurs, pour le dialogue multilatéral, dès 1964 fut mis en place un processus de constitution d'un "Groupe mixte de travail" avec le Conseil oecuménique des Eglises et, à partir de 1968, des théologiens catholiques vinrent siéger, comme membres à part entière, dans le Département théologique de ce Conseil, la Commission "Foi et Constitution".
Le dialogue fut et demeure fécond, riche de promesses. Les thèmes suggérés par le décret conciliaire comme matière de dialogue, ont déjà été abordés ou bien le seront à brève échéance. Dans les différents dialogues bilatéraux, la réflexion, menée avec une ardeur qui mérite les éloges de toute la communauté oecuménique, s'est concentrée sur de nombreuses questions controversées comme le Baptême, l'Eucharistie, le Ministère ordonné, la sacramentalité et l'autorité de l'Eglise, la succession apostolique. On a ainsi esquissé des perspectives inespérées de solution et, en même temps, on a compris la nécessité de traiter certains points de manière plus approfondie.
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Cette recherche difficile et délicate, qui touche à des problèmes de foi et de respect de la conscience de chacun, a été accompagnée et soutenue par la prière de l'Eglise catholique et des autres Eglises et Communautés ecclésiales. La prière pour l'unité, si enracinée et diffusée dans le tissu ecclésial, montre que l'importance de la question oecuménique n'échappe pas aux chrétiens. La recherche de la pleine unité requiert un débat sur la foi entre croyants qui se réclament de l'unique Seigneur ; c'est pourquoi la prière est une source de lumière sur la vérité à accueillir dans sa totalité.
De plus, loin d'être confinée dans un cercle de spécialistes, la recherche de l'unité concerne tout baptisé grâce à la prière. Tous, indépendamment de leur rôle dans l'Eglise et de leur formation culturelle, peuvent apporter leur contribution active, de manière mystérieuse et profonde.
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Il faut rendre grâce à la Divine Providence pour tous les événements qui témoignent du progrès sur la voie de la recherche de l'unité. À côté du dialogue théologique, on mentionnera à bon droit les autres formes de rencontre, la prière commune et la collaboration pratique. Le Pape Paul VI a donné une forte impulsion à ce processus, par sa visite au siège du Conseil oecuménique des Eglises à Genève, le 10 juin 1969, et ses nombreuses rencontres avec les représentants de différentes Eglises et Communautés ecclésiales. Ces contacts contribuent efficacement à l'amélioration de la connaissance réciproque et à la croissance de la fraternité chrétienne.
Au cours de son bref pontificat, le Pape Jean-Paul Ier exprima sa volonté de poursuivre le chemin (124). Le Seigneur m'a donné d'oeuvrer dans cette direction. Outre d'importantes rencontres oecuméniques à Rome, une partie notable de mes visites pastorales est systématiquement consacrée au témoignage en faveur de l'unité des chrétiens. Certains de mes voyages montrent même une "priorité" oecuménique, surtout dans les pays où les communautés catholiques constituent une minorité par rapport aux Confessions issues de la Réforme ou dans les pays où ces dernières représentent une part considérable des fidèles du Christ.
124- Cf. Radiomessage Urbi et orbi (27 août 1978): AAS 70 (1978), pp. 695-696.
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Cela vaut surtout pour les pays européens, où sont nées ces divisions, et pour l'Amérique du Nord. Sur ce point, sans vouloir déprécier les autres visites, il faut accorder une attention particulière aux visites qui, sur le continent européen, m'ont conduit par deux fois en Allemagne, en novembre 1980 et en avril-mai 1987 ; la visite dans le Royaume Uni (Angleterre, Ecosse et Pays de Galles) en mai-juin 1982 ; en Suisse, en juin 1984 ; dans les pays scandinaves et nordiques (Finlande, Suède, Norvège, Danemark et Islande) où je me suis rendu en juin 1989. Dans la joie, dans un respect mutuel, dans la solidarité chrétienne et dans la prière, j'ai rencontré d'innombrables frères, tous engagés dans la recherche de la fidélité à l'Evangile. Cette constatation fut pour moi une grande source d'encouragement. Nous avons fait l'expérience de la présence du Seigneur au milieu de nous.
Je voudrais à ce sujet rappeler une attitude dictée par la charité fraternelle et empreinte d'une foi profondément lucide que j'ai vécue de manière particulièrement intense. Je pense ici aux célébrations eucharistiques que j'ai présidées en Finlande et en Suède au cours de mon voyage dans les pays nordiques et scandinaves. Au moment de la communion, les Evêques luthériens se sont présentés devant le célébrant. Ils ont voulu montrer par un geste décidé en commun leur désir de parvenir au moment où nous pourrions, catholiques et luthériens, partager la même Eucharistie et ils ont voulu recevoir la bénédiction du célébrant. C'est avec amour que je les ai bénis. Le même geste, si riche de signification, a été refait à Rome, pendant la messe que j'ai présidée Place Farnèse à l'occasion du sixième centenaire de la canonisation de sainte Brigitte, le 6 octobre 1991.
J'ai pu reconnaître des sentiments analogues au-delà de l'océan, au Canada, en septembre 1984, et spécialement en septembre 1987 aux Etats-Unis où l'on perçoit une grande ouverture oecuménique. C'est le cas, par exemple, de la rencontre oecuménique du 11 septembre 1987 à Columbia, en Caroline du Sud. En soi, il est important que ces rencontres entre les frères venus de la Réforme et le Pape aient lieu régulièrement. Je leur en suis très reconnaissant, parce qu'ils m'ont reçu avec une grande cordialité, qu'il s'agisse des responsables des différentes Communautés ou des Communautés dans leur ensemble. De ce point de vue, je trouve significative la célébration oecuménique de la Parole qui s'est déroulée à Columbia et qui avait pour thème la famille.
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C'est encore un motif de grande joie que de constater à quel point, en période post-conciliaire et dans chacune des Eglises locales, il y a, en faveur de l'unité des chrétiens, abondance d'initiatives et d'actions qui impliquent les Conférences épiscopales, les diocèses et les communautés paroissiales, de même que divers cercles et mouvements ecclésiaux.
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"Ce n'est pas en me disant "Seigneur, Seigneur", qu'on entrera dans le Royaume des cieux, mais c'est en faisant la volonté de mon Père qui est dans les cieux" Mt 7,21. La cohérence et l'honnêteté des intentions et des affirmations de principe se vérifient quand on les applique à la vie concrète. Le décret du Concile sur l'oecuménisme fait remarquer que, chez les autres chrétiens, "la foi au Christ produit ses fruits dans la louange et l'action de grâces pour les bienfaits reçus de Dieu ; s'y ajoutent un sens très vif de la justice et une charité sincère envers le prochain" (125).
125- UR 23.
Ces remarques à peine esquissées sont un terrain fécond non seulement pour le dialogue, mais aussi pour une collaboration active : la "foi agissante a même suscité de nombreuses institutions destinées à soulager la misère spirituelle et corporelle, à promouvoir l'éducation des jeunes, à rendre plus humaines les conditions de vie sociale, à affermir partout la paix" (126).
126- UR 23.
La vie sociale et culturelle offre un large champ à la collaboration oecuménique. Les chrétiens se retrouvent toujours plus souvent pour défendre la dignité humaine, pour promouvoir le bien de la paix, l'application de l'Evangile dans le domaine social, pour rendre présent l'esprit chrétien dans les sciences et dans les arts. Ils se retrouvent toujours plus quand il s'agit de venir en aide aux malheureux et de porter remède aux misères de notre temps, la faim, les catastrophes naturelles, l'injustice sociale.
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Cette coopération, qui s'inspire de l'Evangile lui-même, n'est jamais, pour les chrétiens, une simple action humanitaire. Elle tire sa raison d'être de la parole du Seigneur : "J'avais faim et vous m'avez donné à manger" Mt 25,35. Comme je l'ai déjà souligné, la coopération de tous les chrétiens manifeste clairement le degré de communion qui existe déjà entre eux (127).
127- UR 12.
Aux yeux du monde, l'action conjuguée des chrétiens dans la société revêt alors la valeur transparente d'un témoignage chrétien rendu en commun au nom du Seigneur. Elle a également les dimensions d'une annonce, parce qu'elle révèle le visage du Christ.
La persistance de divergences doctrinales limite la collaboration et influe de manière négative sur elle. La communion de foi qui existe déjà entre les chrétiens offre une base solide non seulement à leur action conjointe dans le domaine social, mais aussi dans le domaine religieux.
Cette coopération facilitera la recherche de l'unité. Le décret sur l'oecuménisme faisait remarquer que, grâce à elle, "ceux qui croient au Christ peuvent facilement apprendre comment on peut mieux se connaître les uns les autres, s'estimer davantage et préparer la voie à l'unité des chrétiens" (128).
128- UR 12.
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Comment ne pas rappeler, dans ce contexte, l'intérêt oecuménique pour la paix qui s'exprime dans la prière et dans l'action, avec une participation croissante des chrétiens et une motivation théologique de plus en plus profonde ? Il ne saurait en être autrement. Ne croyons-nous pas en Jésus Christ, Prince de la Paix ? Les chrétiens sont toujours plus unis pour refuser la violence, toute forme de violence, depuis les guerres jusqu'à l'injustice sociale.
Nous sommes appelés à un engagement toujours plus actif, pour qu'il apparaisse encore plus clairement que les motivations religieuses ne sont pas la véritable cause des conflits en cours, même si, malheureusement, le risque d'exploitation à des fins politiques et polémiques n'a pas été conjuré.
En 1986, à Assise, durant la Journée mondiale de prière pour la paix, les chrétiens des différentes Eglises et Communautés ecclésiales ont invoqué d'une même voix le Seigneur de l'histoire pour la paix dans le monde. En ce jour, de manière distincte mais parallèle, les juifs et les représentants des religions non chrétiennes ont prié pour la paix, dans une union de sentiments qui a fait vibrer les cordes les plus sensibles de l'esprit humain. Je ne voudrais pas oublier la Journée de prière pour la paix en Europe et spécialement dans les Balkans, qui m'a ramené en pèlerinage dans la cité de saint François les 9 et 10 janvier 1993, ni la Messe pour la paix dans les Balkans et en particulier en Bosnie-Herzégovine, que j'ai présidée le 23 janvier 1994 en la Basilique Saint-Pierre, dans le cadre de la Semaine de prière pour l'unité des chrétiens.
Quand notre regard parcourt le monde, la joie remplit notre coeur. Nous constatons en effet que les chrétiens se sentent toujours plus interpellés par la question de la paix. Ils la considèrent comme liée de près à l'annonce de l'Evangile et à l'avènement du Règne de Dieu.
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Nous pouvons nous demander maintenant quelle distance nous sépare encore du jour béni où, parvenus à la pleine unité dans la foi, nous pourrons concélébrer dans la concorde la sainte Eucharistie du Seigneur. Les progrès déjà accomplis dans notre connaissance mutuelle et les convergences doctrinales atteintes ont pour conséquence un approfondissement affectif et effectif de la communion ; mais ils ne peuvent satisfaire la conscience des chrétiens qui confessent l'Eglise une, sainte, catholique et apostolique. Le but ultime du mouvement oecuménique est le rétablissement de la pleine unité visible de tous les baptisés.
Par rapport à cet objectif, tous les résultats obtenus jusqu'ici ne sont qu'une étape, il est vrai prometteuse et positive.
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Dans le mouvement oecuménique, l'Eglise catholique n'est pas seule, avec les Eglises orthodoxes, à posséder cette conception exigeante de l'unité voulue par Dieu. La tendance à viser cette unité s'exprime aussi chez d'autres (129).
129- Le patient travail de la Commission "Foi et Constitution" a abouti à une conception analogue, que la VIIe Assemblée du Conseil oecuménique des Églises a faite sienne dans la déclaration dite de Canberra (7-20 février 1991, cf. Signs of the Spirit, Rapport officiel de la septième assemblée, COE, Genève (1991), pp. 235-258) et qui a été reprise par la Conférence mondiale de "Foi et Constitution" à Saint-Jacques de Compostelle (3-14 août 1993, cf. Service d'information 85 (1994), pp. 18-38).
L'oecuménisme suppose que les Communautés chrétiennes s'aident mutuellement à rendre vraiment présents en elles tout le contenu et toutes les exigences de "l'héritage transmis par les Apôtres" (130). Sans cela, la pleine communion ne sera jamais possible. Le soutien mutuel dans la recherche de la vérité est une forme suprême de la charité évangélique.
130- UR 14.
La recherche de l'unité s'est exprimée dans les différents documents des nombreuses commissions mixtes internationales de dialogue. Dans ces textes, il est question du Baptême, de l'Eucharistie, du Ministère et de l'autorité, à partir d'une certaine unité fondamentale de doctrine.
De cette unité fondamentale, mais partielle, il faut maintenant passer à une unité visible, nécessaire et suffisante, qui s'inscrive dans la réalité concrète, afin que les Eglises réalisent véritablement le signe de la pleine communion dans l'Eglise une, sainte, catholique et apostolique qui s'exprimera dans la concélébration eucharistique.
La route vers l'unité visible nécessaire et suffisante, dans la communion de l'unique Eglise voulue par le Christ, demande encore un travail patient et courageux. Ce faisant, il convient de ne pas imposer d'autres obligations que celles qui sont indispensables Ac 15,28.
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Dès maintenant, il est possible de discerner les thèmes à approfondir pour parvenir à un vrai consensus dans la foi :
- 1) les relations entre la sainte Ecriture, autorité suprême en matière de foi, et la sainte Tradition, interprétation indispensable de la Parole de Dieu ;
- 2) l'Eucharistie, sacrement du Corps et du Sang du Christ, offrande de louange au Père, mémorial sacrificiel et présence réelle du Christ, effusion sanctificatrice de l'Esprit Saint ;
- 3) l'ordination, comme sacrement, au triple ministère de l'épiscopat, du presbytérat et du diaconat ;
- 4) le Magistère de l'Eglise, confié au Pape et aux Evêques en communion avec lui, compris comme responsabilité et autorité au nom du Christ pour l'enseignement et la sauvegarde de la foi ;
- 5) la Vierge Marie, Mère de Dieu et Icône de l'Eglise, Mère spirituelle qui intercède pour les disciples du Christ et pour toute l'humanité.
Dans ce courageux cheminement vers l'unité, la lucidité et la prudence de la foi nous imposent d'éviter le faux irénisme et l'indifférence aux normes de l'Eglise (131). Inversement, la même lucidité et la même prudence nous recommandent d'écarter de nous la tiédeur dans l'engagement pour l'unité et plus encore l'opposition préconçue ou le pessimisme qui tend à tout voir négativement.
131- UR 4 UR 11.
Garder une conception de l'unité qui tienne compte de toutes les exigences de la vérité révélée, cela ne signifie pas que l'on mette un frein au mouvement oecuménique (132). Au contraire, cela veut dire qu'on lui évite de s'accommoder de semblants de solutions qui n'aboutiraient à rien de stable ou de solide (133). L'exigence de la vérité doit aller jusqu'au bout. N'est-ce pas la loi de l'Evangile ?
132- Cf. Discours aux Cardinaux et à la Curie romaine (28 juin 1985), n. 6: AAS 77 (1985), p. 1153.
133- Cf. Discours aux Cardinaux et à la Curie romaine.
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Tandis que se poursuit le dialogue sur des thèmes nouveaux ou qu'il se développe à un niveau plus profond, nous avons une tâche nouvelle à accomplir, celle de recevoir les résultats obtenus jusqu'ici. Ils ne peuvent en rester aux affirmations des commissions bilatérales, mais ils doivent devenir un patrimoine commun. Pour parvenir à cela et pour renforcer ainsi les liens de communion, il faut un sérieux examen qui doit impliquer le peuple de Dieu dans son ensemble, de diverses manières et en fonction des différentes compétences. En effet, il s'agit de questions qui touchent souvent à la foi et qui demandent un consensus universel, depuis les Evêques jusqu'aux fidèles laïcs, tous ayant reçu l'onction de l'Esprit Saint (134). C'est le même Esprit qui assiste le Magistère et qui suscite le sensus fidei.
134- LG 12.
En vue de la réception des résultats du dialogue, il faut donc conduire un processus critique ample et précis pour les analyser et en vérifier rigoureusement la cohérence avec la Tradition de foi reçue des Apôtres et vécue dans la communauté des croyants rassemblée autour de son Evêque, pasteur légitime.
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Ce processus, qui devra être mené avec prudence et dans une attitude de foi, sera assisté par l'Esprit Saint. Pour qu'il donne des résultats favorables, il est nécessaire que ses conclusions soient diffusées de la manière qui convient par des personnes compétentes. Les contributions que sont appelés à apporter les théologiens et les facultés de théologie, mettant en oeuvre leurs charismes dans l'Eglise, ont pour cela une grande importance. Il est clair, en outre, que les commissions oecuméniques ont un rôle et une responsabilité particuliers à ce sujet.
Tout le processus est suivi et soutenu par les Evêques et par le Saint-Siège. La responsabilité d'exprimer le jugement définitif revient à l'autorité enseignante.
En tout cela, il sera très utile d'un point de vue méthodologique de s'en tenir à la distinction entre le dépôt de la foi et la formulation dans laquelle il est exprimé, ainsi que le recommandait le Pape Jean XXIII dans le discours prononcé à l'ouverture du Concile Vatican II (135).
135- Cf. AAS 54 (1962), p. 792.
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On comprend que la gravité de l'engagement oecuménique interpelle les fidèles catholiques en profondeur. L'Esprit les invite à un sérieux examen de conscience. L'Eglise catholique doit entrer dans ce qu'on pourrait appeler le "dialogue de la conversion", où se situe le fondement spirituel du dialogue oecuménique. Dans ce dialogue, conduit en présence de Dieu, chacun doit rechercher ses propres torts, confesser ses fautes et se remettre dans les mains de Celui qui est l'Intercesseur auprès du Père, Jésus Christ.
Assurément, la force nécessaire pour mener à bonne fin le long et difficile pèlerinage oecuménique se trouve dans cette relation de conversion à la volonté du Père et, en même temps, de pénitence et de confiance absolue en la puissance réconciliatrice de la vérité qui est le Christ. Le "dialogue de la conversion" de toutes les communautés avec le Père, sans indulgence pour elles-mêmes, est la base de relations fraternelles bien différentes d'une entente cordiale ou d'une convivialité tout extérieure. Les liens de la koinônia fraternelle se nouent devant Dieu et dans le Christ Jésus.
Seul le fait de se mettre en présence de Dieu peut donner une base solide à la conversion des chrétiens et à la réforme constante de l'Eglise en tant qu'institution également humaine et terrestre (136) ; ainsi seront remplies les conditions préalables à toute action oecuménique. L'un des éléments essentiels du dialogue oecuménique est l'effort accompli pour amener les Communautés chrétiennes dans l'espace spirituel tout intérieur où le Christ, par la puissance de l'Esprit, leur suggère, à toutes sans exception, de s'examiner devant le Père et de se demander si elles ont été fidèles à son dessein sur l'Eglise.
136- UR 6.
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J'ai parlé de la volonté du Père, de l'espace spirituel où toute communauté écoute l'appel à dépasser les obstacles à l'unité. En réalité, toutes les Communautés chrétiennes savent qu'une telle exigence, un tel dépassement, par la force que donne l'Esprit, ne sont pas hors de leur portée. De fait, elles ont toutes des martyrs de la foi chrétienne (137). Malgré le drame de la division, ces frères ont gardé en eux-mêmes un attachement si radical et si absolu au Christ et au Père qu'ils ont pu aller jusqu'à l'effusion du sang. Mais n'est-ce pas ce même attachement qui intervient dans ce que j'ai appelé le "dialogue de la conversion" ? N'est-ce pas ce dialogue qui montre la nécessité d'aller jusqu'au bout de l'expérience de la vérité pour la pleine communion ?
137- UR 4; PAUL VI, Homélie pour la canonisation des martyrs ougandais (18 octobre 1964): AAS 56 (1964), p. 906.
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Selon un point de vue théocentrique, nous avons déjà, nous chrétiens, un Martyrologe commun. Il comprend aussi les martyrs de notre siècle, plus nombreux qu'on ne pourrait le penser, et il montre, en profondeur, que Dieu entretient chez les baptisés la communion dans l'exigence suprême de la foi, manifestée par le sacrifice de la vie (138). Si l'on peut mourir pour la foi, cela prouve que l'on peut arriver au but lorsqu'il s'agit d'autres formes de la même exigence. J'ai déjà constaté, avec joie, que la communion est maintenue, imparfaite mais réelle, et qu'elle grandit à divers niveaux de la vie ecclésiale. J'estime qu'elle est déjà parfaite en ce que nous considérons tous comme le sommet de la vie de grâce, la martyria jusqu'à la mort, la communion la plus vraie avec le Christ qui répand son sang et qui, dans ce sacrifice, rend proches ceux qui jadis étaient loin Ep 2,13.
138- TMA 37 VS 93.
Si, pour toutes les Communautés chrétiennes, les martyrs sont la preuve de la puissance de la grâce, ils ne sont toutefois pas les seuls à témoigner de cette puissance. Bien que de manière invisible, la communion encore imparfaite de nos communautés est en vérité solidement soudée par la pleine communion des saints, c'est-à-dire de ceux qui, au terme d'une existence fidèle à la grâce, sont dans la communion du Christ glorieux. Ces saints proviennent de toutes les Eglises et Communautés ecclésiales qui leur ont ouvert l'entrée dans la communion du salut.
Lorsqu'on parle d'un patrimoine commun, on doit y inclure non seulement les institutions, les rites, les moyens de salut, les traditions que toutes les Communautés ont conservés et par lesquels elles ont été formées, mais en premier lieu et avant tout cette réalité de la sainteté (139).
139- Cf. PAUL VI, Discours au sanctuaire insigne de Namugongo, Ouganda (2 août 1969): AAS 61 (1969), pp. 590-591.
Grâce au rayonnement du "patrimoine des saints" appartenant à toutes les Communautés, le "dialogue de la conversion" à l'unité pleine et visible apparaît alors sous la lumière de l'espérance. La présence universelle des saints donne, en effet, la preuve de la transcendance de la puissance de l'Esprit. Elle est signe et preuve de la victoire de Dieu sur les forces du mal qui divisent l'humanité. Comme le chantent les liturgies, "en couronnant les mérites (des saints), Dieu couronne ses propres dons" (140).
140- Cf. Missale Romanum, Préface des Saints I: Sanctorum "coronando merita, tua dona coronans".
Quand il y a une volonté sincère de suivre le Christ, l'Esprit sait souvent répandre sa grâce par des voies différentes des voies courantes. L'expérience oecuménique nous a permis de mieux le comprendre. Si, dans l'espace spirituel intérieur que j'ai décrit, les Communautés savent réellement "se convertir" à la recherche de la communion pleine et visible, Dieu fera pour elles ce qu'il a déjà fait pour leurs saints. Il saura dépasser les obstacles hérités du passé et les conduira, sur ses chemins, là où il veut, à la koinônia visible qui est en même temps louange de sa gloire et service rendu à son dessein de salut.
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Parce que, dans sa miséricorde infinie, Dieu peut toujours tirer du bien même des situations qui contredisent son dessein, nous pouvons découvrir que l'Esprit a fait en sorte que les oppositions servent, dans certaines circonstances, à clarifier divers aspects de la vocation chrétienne, ainsi qu'il advient dans la vie des saints. Malgré les séparations, qui sont un mal dont nous devons guérir, une sorte de communication de la richesse de la grâce s'est tout de même réalisée et elle est destinée à embellir la koinônia. La grâce de Dieu sera en tous ceux qui, suivant l'exemple des saints, s'emploient à en suivre les exigences. Et nous, comment pouvons-nous hésiter à nous convertir à ces attentes du Père ? Il est avec nous.
1995 Ut Unum Sint 62