Fr. Timothy Radcliffe op
Numéro 353, Juillet-Août 1997
numéro spécial
Une lettre à l'Ordre
1. Le but du gouvernement dominicain 1.1. La liberté pour la mission 1.2. La charge du gouvernement est la mission commune
2. Les principes fondamentaux du gouvernement dominicain 2.1. Pouvoir, autorité et responsabilité 2.2. La démocratie 2.3. Le vote
3. Les niveaux de gouvernement dominicain 3.1. La responsabilité à saisir
a.L'itinérance
b.Nous devons nous affermir mutuellement
c.Discerner le bien commun
3.2. Le gouvernement conventuel 3.3. Le gouvernement provincial
a.Créer de nouveaux projets
b.Planifier
c.Les défis de la croissance et de la diminution
d.Le provincial et son conseil
3.4. Le Maître de l'Ordre et le conseil généralice
a.Affermir les frères
b.Le bien commun le plus large
3.5. L'incarnation du gouvernement dominicain dans des cultures différentes
Conclusion
(97/171) Dominique nous fascine par sa liberté. C'était la liberté d'un prêcheur pauvre et itinérant, liberté de fonder un Ordre qui ne ressemblât à aucun de ceux qui avaient existé auparavant. Il était libre de disperser la fragile petite communauté qu'il avait rassemblée autour de lui et d'envoyer les frères dans les universités, et libre d'accepter les décisions des frères en chapitre, même lorsqu'il n'était pas d'accord avec eux. C'était la liberté d'un homme de compassion, qui osait voir et répondre.
L'Ordre s'est toujours épanoui lorsque nous avons vécu avec la liberté de coeur et d'esprit de Dominique. Comment pouvons-nous renouveler aujourd'hui cette liberté profondément propre à l'Ordre? Elle a de nombreuses dimensions: une simplicité de vie, l'itinérance, la prière. Dans cette lettre, je souhaite juste me centrer sur l'un des piliers de notre liberté, à savoir le bon gouvernement. Je suis convaincu, après avoir visité tant de provinces de l'Ordre, que la liberté dominicaine typique s'exprime dans notre mode de gouvernement. Dominique ne nous a pas laissé une spiritualité qui soit manifeste dans une série de sermons ou de textes théologiques. Au lieu de cela, nous avons hérité de lui et des tout premiers frères, une forme de gouvernement qui nous rend libres de répondre avec compassion à ceux qui ont faim de la Parole de Dieu. Lorsque nous offrons nos vies pour la prédication de l'Évangile, nous prenons dans nos mains le livre de la Règle et des Constitutions. La plupart de ces Constitutions ont trait au gouvernement.
Cela peut sembler surprenant. Dans la culture contemporaine, on considère généralement que le gouvernement est une affaire de contrôle, de limitations des libertés de l'individu. Et en effet, bien des dominicains seraient tentés de penser que la liberté consiste à échapper au contrôle de supérieurs envahissants! Mais notre Ordre ne se divise pas en "gouvernants" et "gouvernés". Bien plutôt, le gouvernement nous rend capables de partager la responsabilité commune de notre vie et notre mission. Le gouvernement est à la base de notre fraternité. Il nous forme comme frères, libres d'être "utiles au salut des âmes". En acceptant un frère dans l'Ordre nous exprimons notre confiance qu'il sera capable de prendre sa place dans le gouvernement de sa communauté et de sa province, qu'il contribuera à nos débats, et qu'il nous aidera à parvenir à des décisions fécondes et à les mettre en oeuvre.
Notre époque est tentée par le fatalisme, la croyance selon laquelle, confrontés aux problèmes de notre monde, nous ne pouvons rien faire. Cette passivité peut aussi gagner la vie religieuse. Nous partageons la liberté de Dominique quand nous sommes tellement touchés par l'urgence de prêcher l'Évangile, que nous osons prendre des décisions difficiles, qu'il s'agisse de lancer une nouvelle initiative, de fermer une communauté, ou de persister dans un apostolat qui est dur. Pour cette liberté, un bon gouvernement est nécessaire. L'opposé du gouvernement n'est pas la liberté mais la paralysie.
Dans cette lettre, je n'essaierai pas de détailler des observations sur l'application des Constitutions. C'est la responsabilité des chapitres généraux. Je voudrais plutôt suggérer comment nos Constitutions touchent à certains des aspects les plus profonds de notre vie religieuse: notre fraternité et notre mission. Il ne suffit pas simplement d'appliquer les Constitutions comme si elles étaient un ensemble de règles. Nous devons développer ce que l'on pourrait appeler une spiritualité du gouvernement, afin que grâce à elle, nous puissions grandir ensemble, comme frères et prêcheurs.
Ces commentaires seront fondés sur mon expérience du gouvernement par les frères. Aussi ce que j'aurai à dire ne sera-t-il pas toujours applicable aux autres branches de la Famille dominicaine. Je l'espère cependant utile à nos moniales, nos soeurs, notre laïcat, vous qui faites face à de semblables défis.
"Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu'il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité" (Jean 1, 14). Les mots de Jean aideront à structurer ces réflexions fort simples sur le gouvernement. Il peut sembler absurde de prendre un texte théologique d'une telle richesse pour base d'une exploration sur le thème du gouvernement. Je voudrais montrer comment le défi du bon gouvernement est que se fassent chair parmi nous cette grâce et cette vérité.
La première partie de la lettre réfléchit sur le but de tout le gouvernement, à savoir que nous soyons libérés pour la prédication de l'Évangile. Tout gouvernement dans l'Ordre a pour objectif la mission commune.
Dans la seconde partie de la lettre, nous examinerons les principes fondamentaux du gouvernement dominicain. Au coeur de notre pratique du gouvernement figurent notre réunion en chapitre, notre engagement dans le débat, nos votes et prises de décisions. Mais ces réunions ne seront que pure administration dans le meilleur des cas, et politique partisane au pire, si elles ne relèvent pas de notre accueil du Verbe de Dieu prenant demeure parmi nous. Le gouvernement a besoin d'être nourri par une fraternité vécue.
Enfin, cette belle théorie du gouvernement doit se faire chair dans la réalité complexe de nos vies, dans nos couvents, nos provinces, et l'Ordre entier. Dans la dernière partie, je partagerai quelques observations sur les relations entre les différents niveaux de responsabilité dans l'Ordre.
Dans la vision de sainte Catherine, le Père dit de Dominique: "Il s'est chargé du Verbe, mon Fils unique. Il est apparu clairement comme un apôtre dans le monde, tant il a semé ma parole avec vérité et lumière, dissipant les ténèbres et donnant la lumière". Tout gouvernement au sein de l'Ordre a pour but la mise au monde de la Parole de Dieu, le prolongement de l'Incarnation. La mesure du bon gouvernement réside dans ce service de la mission. C'est pourquoi, depuis le commencement de l'Ordre, un supérieur a le pouvoir de dispenser de nos lois, "chaque fois qu'il l'estime opportun principalement en tout ce qui pourrait faire obstacle à l'étude, à la prédication, ainsi qu'au bien des âmes".
Il est fondamental pour la vie des frères que nous nous réunissions en chapitre, qu'il soit conventuel, provincial ou général, pour prendre les décisions concernant nos vies et notre mission. Depuis le commencement de l'Ordre, nous parvenons à ces décisions de façon démocratique, par un débat qui conduit à un vote. Mais ce qui rend ce processus démocratique proprement dominicain, c'est que nous ne cherchons pas simplement à découvrir la volonté de la majorité, mais quels sont les besoins de la mission. À quelle mission nous envoie-t-on? La Constitution Fondamentale de l'Ordre explicite bien ce lien entre notre gouvernement démocratique et la réponse aux besoins de la mission: "Ce gouvernement communautaire est particulièrement apte à promouvoir l'Ordre et à le rénover fréquemment. (...) Ce n'est pas seulement l'esprit de conversion chrétienne permanente qui réclame cette mise au point continue; c'est la vocation même de l'Ordre qui le presse d'assumer à chaque génération sa présence authentique au monde" (LCO I, $ VII).
Nos institutions démocratiques nous permettent de prendre nos responsabilités ou de les fuir. Nous sommes libres de prendre des décisions qui vont peut-être bouleverser nos vies, ou bien nous pouvons choisir l'inertie. Nous pouvons élire des supérieurs qui oseront nous demander plus que nous ne sentons pouvoir donner, ou bien nous choisissons un frère qui nous laissera en paix. Mais soyons bien clairs sur ce point: notre démocratie n'est dominicaine que si notre débat et notre vote sont une tentative d'entendre la Parole de Dieu nous appelant à marcher sur la voie des disciples.
Toute institution peut être tentée de faire de sa perpétuation son but ultime. Une entreprise qui produit des voitures n'existe pas par un désir miséricordieux de répondre au besoin de voitures de l'humanité, mais pour que l'organisation elle-même puisse croître et se développer. Nous pouvons nous-aussi tomber dans ce piège, et tout particulièrement si nous parlons de nos propres institutions en des termes qui dérivent du monde des affaires: le provincial et son conseil deviennent "l'administration", et le syndic "directeur financier"! On peut même parler des frères comme du "personnel". Quelle mère a jamais annoncé la naissance d'un nouvel enfant en disant que le personnel de la famille s'est accru? Mais nos institutions existent dans un tout autre but, extérieur à nous-mêmes, celui de mobiliser les frères pour la mission.
Une histoire des Vies des frères raconte comment un grand avocat de Vercelli arriva en courant vers Jourdain de Saxe, se jeta à ses pieds et tout ce qu'il put dire fut: "J'appartiens à Dieu". Jourdain répondit: "Puisque tu appartiens à Dieu, en son nom, nous te remettons à Lui". Chaque frère est un don de Dieu mais il nous est donné afin que nous puissions nous-mêmes en faire don en le formant pour la mission et le libérant pour la prédication.
Le commencement de tout bon gouvernement est l'attention, écouter ensemble la Parole de Dieu, ouvrir nos yeux aux besoins des gens. Dans une bénédiction dominicaine du treizième siècle, les frères priaient pour que l'Esprit Saint "nous illumine et nous donne des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des mains pour accomplir le travail de Dieu, et une bouche pour prêcher la parole de salut, et l'ange de la paix pour veiller sur nous et nous conduire enfin, par la grâce de notre Seigneur, au Royaume". Chaque fois que nous nous réunissons en conseil ou en chapitre, nous prions l'Esprit Saint afin d'avoir des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, mais aussi pour que ce que nous voyons et entendons nous appelle bien là où nous préférerions ne pas aller. La compassion peut bouleverser nos vies.
Et si la mission est la fin de tout notre gouvernement, alors quel en est le commencement? Sûrement, le fait que "nous avons entrevu sa gloire, gloire qu'il tient de son Père comme Fils unique". Si le gouvernement est l'exercice de la responsabilité, alors il exprime en dernier ressort notre réponse à celui qui nous a révélé sa gloire. La contemplation du Fils unique est la racine de toute mission, et donc le ressort premier de tout gouvernement. Sans ce repos il n'y a pas de mouvement. Tout gouvernement nous emmène de la contemplation à la mission. Sans cela, nous ne faisons qu'administrer.
Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous. La Parole de salut nous rassemble dans la communion, dans la Trinité et les uns avec les autres. Dans cette Parole, nous découvrons notre véritable liberté, la liberté d'appartenir les uns aux autres dans la grâce et la vérité. La bonne nouvelle que nous prêchons, c'est que nous pouvons trouver notre demeure dans la vie du Dieu Trinitaire.
Si la prédication de l'Évangile est l'appel à la communion, alors le prêcheur ne saurait être un solitaire, engagé seulement dans sa mission. Toute notre prédication est le partage d'une charge commune, l'invitation à appartenir à la demeure commune. Si la fin du gouvernement dans l'Ordre est la mission de prêcher, alors son principal défi consiste à rassembler les frères dans la mission commune, la mission de l'Ordre et de l'Église. Les disciples ne sont pas envoyés seuls.
Rien ne paralyse autant le bon gouvernement que l'individualisme, par lequel un frère épouse à tel point "son propre projet", "son propre apostolat", qu'il cesse d'être disponible à la mission commune de l'Ordre. Cette privatisation de la prédication ne nous rend pas seulement difficile de développer et de soutenir des projets communs. Plus radicalement, elle risque d'offrir une fausse image du salut auquel nous sommes appelés, l'unité dans la grâce et la vérité. En fin de compte, c'est la soumission à une fausse image de ce que signifie être véritablement humain: celle de l'individu solitaire dont la liberté est l'autodétermination, libéré de l'interférence des autres.
L'un des principaux défis du gouvernement consiste à refuser de laisser paralyser la mission commune de l'Ordre par ce type d'individualisme. Cette liberté de Dominique, que nous trouvons si caractéristique de l'Ordre, n'est pas la liberté de creuser son propre sillon, libres de l'intervention des supérieurs. C'est la liberté de faire don de nous-mêmes, sans réserve, avec la folle générosité du Verbe fait chair.
Certaines formes de prédication de l'Évangile ne sont pas facilement partageables. Par exemple, un frère ou une soeur qui prêche par la poésie, la peinture, ou même la recherche, devra souvent travailler seul. Même dans ce cas, nous devons montrer qu'ils ne font pas seulement "leur truc à eux", qu'ils contribuent eux-aussi à la mission commune. L'Ordre est la plupart du temps vivant lorsqu'il canalise le dynamisme des frères. Parfois, l'acte le plus libératoire que puisse faire un supérieur est d'ordonner à un frère d'accomplir ce que ce dernier veut le plus profondément et dont il est capable. Parfois, la mission commune nous demandera d'accepter des charges que nous n'aurions pas choisies, d'abandonner, pour le bien commun, un apostolat aimé. Nous n'avons pas seulement besoin de prédicateurs et de pasteurs, mais de syndics, de secrétaires, de supérieurs et d'administrateurs. Mais cela fait aussi partie de la prédication de cette Parole qui nous rassemble en communauté.
Les Constitutions nous disent que "notre première raison d'être rassemblés en communauté, c'est d'habiter ensemble, et d'avoir en Dieu une seule âme et un seul coeur" (LCO 2, $ I). Cela pourrait sembler en contradiction avec le projet fondamental de l'Ordre, qui est de nous envoyer prêcher la Parole de Dieu. En fait, c'est là une saine et nécessaire tension qui a toujours marqué la vie dominicaine. Au nom de la grâce et de la vérité que l'on nous envoie prêcher, nous devons vivre ensemble, sinon nous n'aurons rien à dire. La mission commune que nous partageons s'enracine dans la vie commune que nous vivons.
Cette tension se retrouve dans notre gouvernement. Car si la fin de tout gouvernement est que les frères soient libérés pour la prédication, elle se fonde cependant sur notre fraternité. Si nous ne cherchons pas à vivre ensemble dans une unité de coeur et d'âme, notre démocratie échouera. Dans sa vision, le Père dit à sainte Catherine que dans le navire de saint Dominique, "aussi bien le parfait que le moins parfait ont leur place". L'Ordre est une demeure pour les pécheurs. Et cela implique que pour établir un bon gouvernement, il ne suffit jamais de se contenter d'appliquer les Constitutions, de tenir les chapitres, de voter et prendre des décisions. T. S. Eliot nous parle de gens qui "rêvent de systèmes tellement parfaits que personne n'aura besoin d'être bon". Notre système de gouvernement s'enracine en fin de compte dans une recherche de la vertu. La chair doit se faire verbe et communion, et le groupe hétéroclite d'individus que nous sommes, une communauté.
Le bon gouvernement dépend d'une juste manière de vivre nos relations de pouvoir, d'autorité et de responsabilité. Il peut paraître étrange que je n'inclue pas une section sur l'obéissance. C'est que j'ai déjà écrit longuement sur l'obéissance dans ma Lettre à l'Ordre "Donner sa vie pour la mission". La présente lettre sera bien assez longue sans que j'y répète ce que j'ai déjà écrit ailleurs! Et puis, pratiquement tout ce que j'écris dans cette lettre sur le gouvernement commente les implications de notre voeu d'obéissance, par lequel nous nous donnons sans réserve à la mission commune de l'Ordre.
Notre vie commune nous confronte inévitablement à la question du pouvoir. En général, nous n'aimons pas parler de pouvoir, à moins que nous sentions que des abus en sont commis. Le mot semble presque impropre pour parler de la relation de fraternité qui nous unit. Et pourtant toute communauté humaine est marquée par des relations de pouvoir, et les communautés dominicaines ne font pas exception. En faisant profession, nous nous remettons entre les mains des frères. Nos frères prendront, concernant nos vies, des décisions que nous n'apprécierons pas toujours, et parfois même ressentirons comme injustes. Nous serons peut-être assignés à des lieux où nous ne voudrions pas aller, ou élus à des postes de responsabilité que nous ne voudrions pas occuper.
Chaque frère a du pouvoir, par ce qu'il dit ou ne dit pas, et par ce qu'il fait ou ne fait pas. Toutes les questions que nous allons aborder dans cette lettre -la démocratie du chapitre, les élections, les relations entre les différents niveaux de gouvernement dans l'Ordre- toutes explorent des aspects du pouvoir que nous détenons tous dans nos relations les uns avec les autres. Et pour que notre prédication ait du pouvoir, nous devons vivre ces relations de pouvoir de manière ouverte, saine et conforme à l'Évangile.
La vie de Jésus montre une relation paradoxale au pouvoir. Il était l'homme des paroles puissantes: il a appelé les disciples à le suivre, il a guéri les malades, il a chassé les démons, il a fait lever les morts et a osé affronter les autorités religieuses de son époque. Et pourtant il était l'impuissant qui a refusé la protection de l'épée de Pierre, et qu'on a cloué sur une croix.
Chez cet homme fort et vulnérable, le pouvoir guérissait toujours et donnait la vie. Jamais il ne rabaissait, ne réduisait, ne diminuait, ne détruisait. Ce n'était pas tant un pouvoir sur les gens, qu'un pouvoir qu'il leur donnait. Et en effet il fut le plus puissant justement en refusant d'être un canal de violence, en la portant dans son corps, en la laissant prendre fin avec lui. Il a pris sa passion, sa mort, dans ses propres mains, et il l'a rendue féconde, il en a fait un don, l'Eucharistie.
Le bon gouvernement dans nos communautés exige que nous vivions les relations de pouvoir de cette manière, en accordant du pouvoir à nos frères plutôt que de les miner. Cela exige de nous le courage d'être vulnérables. Josef Pieper écrivait: "La force d'âme suppose la vulnérabilité; sans vulnérabilité, il n'y a aucune possibilité de force. Un ange ne peut être courageux parce qu'il n'est pas vulnérable. Avoir du courage signifie être prêt à supporter une blessure. Comme les êtres humains sont substantiellement vulnérables, oui nous pouvons être courageux". Notre gouvernement invite à vivre cette vulnérabilité courageuse.
Tout gouvernement dépend de l'exercice de l'autorité. Que l'autorité suprême de l'Ordre soit le chapitre général est une reconnaissance du fait que pour nous, l'autorité est accordée à tous les frères. La succession de nos chapitres généraux, de définiteurs, et de provinciaux, suggère que pour nous, l'autorité est multiface. Les supérieurs jouissent de l'autorité en vertu de leur charge; les théologiens et les penseurs par la vertu de leur savoir; les frères engagés dans des apostolats pastoraux jouissent de l'autorité en raison de leur contact avec les gens dans leur combat pour vivre la foi; les frères âgés jouissent de l'autorité en considération de leur expérience; les frères plus jeunes ont l'autorité qui vient de leur connaissance du monde contemporain et de ses questions.
Le bon gouvernement fonctionne bien lorsque nous prenons en considération et respectons l'autorité dont jouit chaque frère, et refusons de rendre absolue toute forme unique d'autorité. Si nous rendions absolue l'autorité des supérieurs, l'Ordre cesserait d'être une fraternité; si nous rendions absolue l'autorité des penseurs, nous ne deviendrions alors qu'une étrange institution académique; si nous rendions absolue l'autorité des pasteurs, nous trahirions notre mission dans l'Église; si nous rendions indiscutable l'autorité des anciens, alors nous n'aurions plus d'avenir; si nous ne donnions autorité qu'aux jeunes, nous n'aurions pas de racines. La santé de notre gouvernement dépend de la possibilité d'interaction entre toutes les voix qui façonnent notre communauté.
Bien plus, nous faisons partie de la Famille dominicaine. Cela signifie que nous sommes aussi appelés à être attentifs à la voix de nos moniales, de nos soeurs, de notre laïcat. Ils doivent eux aussi avoir autorité dans nos délibérations. Les moniales ont une autorité qui découle de leurs vies consacrées à la contemplation; nos soeurs ont une autorité qui vient de leurs vies de femmes à la vaste expérience pastorale. Souvent, elles peuvent nous en apprendre beaucoup grâce à leur proximité avec le peuple de Dieu, en particulier les pauvres. Et de plus en plus souvent aussi, des soeurs ayant une formation théologique ont beaucoup à nous apprendre. Les laïcs ont une autorité de par leurs expériences et connaissances différentes, parfois parce qu'ils sont mariés, ont des enfants. En partie, ce que nous offrons à l'Église consiste en une communauté où chacune de ces autorités doit être reconnue.
Tout gouvernement est l'exercice de notre responsabilité partagée, pour la vie et pour la mission de l'Ordre. Son fondement est la confiance que nous devrions avoir les uns dans les autres. Quand saint Dominique envoya prêcher les jeunes frères, les Cisterciens se scandalisèrent de sa confiance en eux, et il leur dit: "Je sais, je sais avec certitude, que mes jeunes vont partir et revenir, qu'ils seront envoyés et rentreront; mais vos jeunes seront tenus enfermés et s'en iront quand même".
L'objectif de toute notre formation est de préparer des frères libres et responsables, et c'est pourquoi les Constitutions disent que la responsabilité première de la formation personnelle incombe au candidat lui-même (LCO 156). Notre gouvernement est fondé sur une confiance dans les frères. Nous montrons notre confiance en acceptant un frère à la profession; cette même confiance se manifeste dans l'élection des supérieurs. Les supérieurs aussi doivent se fier aux frères qu'ils chargent de responsabilités. Nous serons parfois déçus, mais ce n'est pas une raison pour renoncer à cette confiance mutuelle fondamentale. Comme l'a écrit Simon Tugwell OP, "En dernière analyse, pour que les dominicains fassent correctement leur travail, ils doivent être exposés à certains aléas, et on doit leur faire confiance pour faire face à ces aléas -et l'Ordre dans son entier doit accepter le fait que quelques individus, peut-être beaucoup, abuseront de cette confiance".
Pareille confiance nous demande de dépasser la peur, peur de ce qui arrivera si les frères ne sont pas contrôlés! Nous devons former les frères à vivre avec cette liberté de Dominique. Comme le dit Felicísimo Martínez OP, "Il n'y a pas de plus grand service à rendre à une personne que de l'éduquer à la liberté. (...) La peur de la liberté peut prendre racine dans la bonne volonté de ceux qui se sentent responsables des autres, et elle peut être légitimée par un appel au réalisme, mais cela n'en fait pas moins un manque de foi dans la vigueur et la force de l'expérience chrétienne. La peur et le manque de foi vont toujours de pair".
La peur détruit tout bon gouvernement. Sainte Catherine écrivait au Pape Grégoire XI: "Je désire vous voir libre de toute crainte servile, car je vois bien que dans la crainte, l'homme affaiblit la sainte résolution et le bon vouloir. (...) Debout mon Père, courage! Car je vous le dis, vous n'avez rien à craindre!" La peur est servile, et par conséquent incompatible avec notre statut d'enfants de Dieu, et de frères et soeurs. Elle est par-dessus tout mauvaise chez un supérieur, appelé à aider ses frères à croître en confiance et hardiesse.
Mais cette confiance réciproque n'est pas une excuse pour une négligence mutuelle. Parce que j'ai confiance en mon frère, cela ne veut pas dire que je peux cesser de penser à lui et le laisser simplement aller son chemin. Si le bon gouvernement nous donne une responsabilité partagée, il s'enracine donc dans la responsabilité réciproque que nous sommes appelés à assumer les uns pour les autres. Quand nous faisons profession, nous mettons nos mains dans celles d'un frère. C'est un geste d'extraordinaires vulnérabilité et tendresse. Nous remettons notre vie à nos frères, et nous ne savons pas ce qu'ils en feront. Nous sommes dans les mains les uns des autres.
Les vies des Frères nous parlent d'un certain Tedalto dont la vocation traversait une période difficile. "Tout ce qu'il voyait et sentait lui semblait une deuxième mort". Il était à son entrée dans l'Ordre un homme agréable et calme, mais était devenu à présent de si mauvaise humeur qu'il alla jusqu'à frapper le sous-prieur avec le Psautier. Nous avons tous fait cette expérience! Quoique nous puissions considérer que Tedalto n'aurait jamais dû être accepté dans l'Ordre, Jourdain de Saxe refusa de l'abandonner, et pria avec lui jusqu'à ce que son coeur fût apaisé. En l'acceptant à la profession, nous acceptons la responsabilité d'un frère, de son bonheur et de son épanouissement. Sa vocation est notre souci commun.
Luttons-nous toujours pour la vocation de nos frères? Si un frère traverse un moment de crise, est-ce que je détourne le regard? Vais-je prétendre que le respect de son intimité justifie ma négligence? Ai-je peur d'écouter les doutes qu'il pourrait me faire partager? J'espère bien que si jamais j'en arrive à frapper le sous-prieur avec le bréviaire, mes frères auront soin de moi! Aussi dois-je avoir la confiance, dans les moments de crise, de partager avec mes frères, assuré de leurs compréhension et miséricorde.
En tant que prêcheurs du Verbe fait chair, nous sommes particulièrement responsables des paroles que nous prononçons. Le Verbe doit se faire chair par-dessus tout dans les paroles de "grâce et vérité". Les Premières Constitutions ordonnent au maître des novices d'enseigner aux novices "à ne jamais parler des absents sinon pour en dire du bien" (I, 13). Ce n'est pas là un excès de pieux scrupules nous évitant la confrontation avec la réalité de nos frères tels qu'ils sont. C'est une invitation à prononcer des paroles de "grâce", une reconnaissance du pouvoir qu'ont nos mots de blesser, de détruire, de bouleverser et miner nos frères.
C'est un aussi grand défi que d'apprendre à dire des paroles de vérité. Il est fondamental pour notre démocratie que nous osions parler en vérité entre nous, que nous osions mettre en mots les tensions et les conflits qui blessent la vie commune et font obstacle à la mission commune. Nous le faisons bien souvent avec n'importe quel frère sauf l'intéressé. Si le comportement d'un frère nous inquiète, alors nous devons oser en parler franchement avec lui, avec délicatesse et fraternellement. Un chapitre n'est pas toujours le premier endroit pour cela. Nous devons oser aller frapper à sa porte et lui parler seul à seul (Mat 18, 15). Nous devons prendre le temps de nous parler les uns aux autres, surtout aux frères dont nous sommes plus distants. La communication à l'intérieur d'un chapitre dépendra d'un large travail de communication en dehors. Si nous faisons cet effort, nous aurons renforcé la fraternité entre nous de sorte que nous pourrons aborder ensemble les questions difficiles. Alors nous pourrons avoir ces débats ouverts sur notre vie commune, comment nous échouons et comment nous pouvons croître, ce qui était le but des anciens chapitres des coulpes. Le chapitre général de Caleruega (43, 2) fait d'excellentes recommandations sur la manière dont cela peut avoir lieu aujourd'hui.
L'un des signes de cette confiance dans les frères se manifeste lorsque nous sommes prêts à les élire à des postes de responsabilité, même s'ils sont jeunes ou sans expérience. Jourdain a été choisi pour être provincial de Lombardie alors qu'il avait à peine plus d'un an dans l'Ordre, et il en a été Maître au bout de deux ans. Quel extraordinaire signe de confiance dans un homme qui aujourd'hui n'aurait même pas encore fait sa profession solennelle. On trouve parfois dans l'Ordre des hommes âgés qui s'accrochent à des responsabilités, peut-être par peur de ce que les jeunes pourraient faire et où cela pourrait nous conduire. Et souvent ces "jeunes" ne sont même pas si jeunes de toute façon, sûrement bien assez vieux pour être pères de famille et occuper des postes importants dans le monde séculier. Quelques fois, ils ne sont même pas beaucoup plus jeunes que moi! Mais notre formation et notre mode de gouvernement devraient nous faire oser confier nos vies à des frères qui nous emmènerons nous ne savons pas où. À sa profession, un frère met ses mains dans les nôtres. Mais l'accepter comme frère avec une voix, le droit de vote, signifie que nous avons nous aussi mis nos mains dans les siennes.
Quand on me demanda, lors d'une interview à la télévision française, ce qui était au coeur de notre spiritualité, je fus presque aussi surpris que l'interviewer de m'entendre répondre: "la démocratie". Pourtant elle est au coeur de nos vies. Être frère, c'est avoir une voix et le droit de vote. Néanmoins, nos votes ne sont pas simplement ceux de groupes de simples particuliers cherchant à arranger leurs décisions de façon à laisser à chacun la plus grande liberté personnelle possible. Notre démocratie devrait exprimer notre fraternité. Elle est une expression de notre unité dans le Christ, corps unique.
La démocratie est pour nous plus qu'un vote qui révèle la volonté de la majorité. Elle implique aussi la découverte de la volonté de Dieu. Notre attention à notre frère est expression de cette obéissance au Père. Cette attention requiert de l'intelligence. Hélas, Dieu ne parle pas toujours clairement par la bouche de mon frère. À vrai dire, ce que dit celui-ci est parfois manifestement faux! Et pourtant, il y a au coeur de notre démocratie la conviction que même si ce qu'il dit est idiot et erroné, un brin de vérité attend encore d'en être retiré. Quelque soit l'ampleur de mon désaccord, ce frère peut m'apprendre quelque chose. Apprendre à écouter cela est un exercice d'imagination et d'intelligence. Il faut que j'ose douter de ma propre position, m'ouvrir à ses questions, devenir vulnérable à ses doutes. C'est un acte de charité, né d'une passion pour la vérité. C'est en fait la meilleure préparation à être prêcheur "de grâce et de vérité".
Fergus Kerr OP disait dans son sermon d'ouverture au chapitre de la province d'Angleterre en 1996:
"S'il y a bien une chose que nous devrions certainement réussir dans un chapitre, c'est démontrer cet engagement à chercher la vérité, à écouter pour saisir ce avec quoi nous pouvons être d'accord dans ce sur quoi nous sommes en désaccord, à sauver ce qui est vrai dans ce que les autres pensent. (...) Depuis que je suis dans l'Ordre, (...) ce que j'apprécie de plus en plus, c'est une manière de penser -de s'attendre à ce que les autres aient des idées qui différeront peut-être des nôtres, de s'attendre aussi à comprendre pourquoi ils croient ceci ou cela- si seulement nous avons l'imagination, le courage, la foi dans la puissance ultime de la vérité, la charité, pour écouter ce que disent les autres, pour écouter en particulier ce dont ils ont peur quand ils semblent réticents à accepter ce que nous voulons qu'ils voient: il y a bien des voies pour découvrir la vérité, mais j'espère que celle-ci, l'Ordre des Prêcheurs essaiera toujours de la suivre".
Notre bien-aimée démocratie prend du temps. C'est du temps que nous nous devons réciproquement. Cela peut être ennuyeux. Peu de gens s'ennuient autant que moi aux longues réunions. Elles ne sont pas efficaces. Je ne crois pas que nous serons jamais parmi les Ordres les plus efficaces de l'Église, et ce serait une erreur de notre part que de chercher à le devenir! Rendons grâce à Dieu, il y a des Ordres plus efficaces que le nôtre. Grâce à Dieu, nous ne cherchons pas à rivaliser avec eux. Une certaine efficacité est nécessaire pour que la paralysie ne nous fasse pas perdre notre liberté. Mais si nous faisons de l'efficacité notre objectif, nous risquons de ruiner cette liberté qui est notre don à l'Église. Notre tradition d'accorder une voix et le droit de vote à chaque frère n'est pas toujours le moyen le plus efficace de parvenir aux meilleures décisions, mais elle témoigne des valeurs évangéliques que nous offrons à l'Église, et dont l'Église a besoin aujourd'hui plus que jamais.
Le but du dialogue dans nos chapitres est que la communauté parvienne à l'unanimité. Cela n'est pas toujours possible. Nous devons alors arriver à une décision par un vote. Une des responsabilités les plus délicates d'un supérieur est de juger du moment où un vote doit avoir lieu. Il doit amener les frères aussi près que possible de l'unanimité, sans attendre trop longtemps que la communauté reste paralysée par l'indécision.
Quand on en vient au vote, le but n'est pas de gagner. Un chapitre qui vote est absolument différent d'un parlement ou d'un sénat. Notre vote, comme le débat, fait partie du processus par lequel nous cherchons à discerner ce qui est nécessaire au "bien commun". L'objet du vote n'est pas de déterminer si c'est ma volonté ou celle des autres frères qui triomphera, mais de découvrir ce que requierent la construction de la communauté et la mission de l'Ordre.
Le vote, dans notre tradition, n'est pas un concours entre groupes, mais le fruit d'une attention portée à ce que tous les frères ont dit. Dans la mesure du possible, sans trahir aucune conviction fondamentale, je devrais m'efforcer de voter pour des propositions qui reflètent les préoccupations, les craintes et les espoirs de tous les frères, pas seulement de la majorité. Sans quoi il se pourrait en effet que je "gagne", mais c'est la communauté qui perdra. En politique, un vote exprime la fidélité à un parti. Pour nous, le vote exprime qui nous sommes, des frères voués à la mission commune de l'Ordre.
Il s'ensuit que le résultat d'un vote est une décision de la communauté et non pas de ceux-là seuls qui ont voté en sa faveur. C'est la communauté qui est parvenue à une décision. Je suis libre de ne pas être d'accord avec le résultat, et même de faire ensuite campagne pour son annulation, mais j'exprime mon identité de membre de la communauté en mettant en oeuvre la décision. Se fier à la simple majorité fut une profonde innovation de la tradition dominicaine. Auparavant, le choix du supérieur avait été soit le résultat d'un consensus, soit la décision des frères les plus "avisés". L'on considérait trop risqué de se fier à la majorité. C'est pour nous l'expression de notre confiance dans les frères.
Cela n'est jamais aussi vrai que dans l'élection des supérieurs. Il est bien naturel, avec des frères qui pensent comme nous, de discuter qui ferait un bon supérieur, mais il serait contraire à la nature de notre démocratie de présenter un frère comme le "candidat" d'un parti. C'est pourquoi je doute qu'il soit bien approprié de contacter un frère à l'avance pour lui demander s'il est prêt à se poser en candidat. Il est bien sûr utile de savoir si un frère accepterait ou refuserait son élection, mais le danger est qu'il apparaisse comme le candidat d'un groupe, et accepte l'élection en tant que son représentant. Et puis, peu des frères qui feraient de bons supérieurs auront le désir d'être candidats, tandis qu'ils accepteront plus probablement l'élection comme un acte d'obéissance à leurs frères. Chercher des candidats qui déclarent leur consentement à être supérieurs pourrait bien nous conduire à ne pas choisir les frères les plus adaptés à la fonction.
Un supérieur est élu pour servir tous les frères, pour le bien commun de l'Ordre. Son élection est le résultat d'un vote que "nous" avons fait, qu'importe pour qui nous avons voté. Une fois élu, il a besoin du soutien de la communauté tout entière, car nous l'avons élu, et qu'importe pour qui j'ai personnellement voté. Nous avons prié pour être guidés par l'Esprit Saint avant le vote, et nous devons croire que cette orientation nous a bien été donnée.
L'une des responsabilités les plus solennelles que puisse exiger de nous notre démocratie est de voter l'admission dans l'Ordre de candidats, ou la profession de nos frères. C'est une très belle expression de notre responsabilité commune. Notre vote est alors recherche de la vérité, participant du processus qui permettra de discerner si ce frère est appelé par Dieu à partager notre vie. Il ne saurait en aucun cas être l'expression d'une politique partisane, ni de nos affinités ou notre aversion pour un frère. Le vote doit être l'expression d'une charité vraie, cherchant à discerner ce qui est le mieux pour ce frère. Dans ce cas, un frère à qui l'on refuse la profession ne se sentira pas rejeté, mais que nous l'avons aidé à discerner ce qu'est en fait la volonté de Dieu à son endroit. Si notre vote exprime des conflits de pouvoir au sein de la communauté, des luttes idéologiques, des amitiés ou inimitiés, nous aurons alors trahi une immense responsabilité. Nous encouragerons ainsi les frères en formation à dissimuler leur être véritable, et formerons des frères inaptes à gouverner à leur tour.
Le Verbe que nous proclamons n'est pas une parole abstraite, car il s'est fait chair et sang. Ce que nous prêchons n'est pas une théorie du salut mais la grâce incarnée dans la vie, la mort et la résurrection d'un homme, il y a quelque deux mille ans. De même pour nous, ne suffit-il pas d'avoir une belle théorie de la responsabilité. Nous devons la vivre. Nous avons de formidables structures démocratiques, qui nous offrent la liberté, mais c'est une liberté que nous devons saisir.
J'ai acquis la conviction au long de mes visites aux provinces, que l'un des problèmes majeurs que nous affrontons est de répondre de manière efficace et responsable aux défis actuels. Nous souffrons parfois de ce que j'ai souvent appelé "le mystère de la responsabilité disparue". Comment se fait-il que nous, pour qui la responsabilité est essentielle, la laissions si souvent filer entre nos doigts? Nos chapitres, général et provincial, sont normalement des moments de vérité, où nous regardons avec honnêteté ce qui doit être fait et comment nous allons le faire. De grandes décisions y sont prises. Des textes formidables y sont écrits. Mais parfois, après avoir tout vu et analysé si clairement, nous sommes comme "un homme qui observe sa physionomie dans un miroir. Il s'observe, part, et oublie comment il était" (Jc 1, 23).
Une des raisons pour lesquelles nous fuyons la responsabilité, quoique nous soyons appelés à la liberté, est que la liberté nous fait peur, la responsabilité est ennuyeuse et il est donc tentant de fuir. Nous avons de nombreux niveaux de responsabilité dans l'Ordre, et il est souvent attirant de s'imaginer que c'est à un autre niveau qu'elle devrait être exercée. "Il faut faire quelque chose", mais c'est en général quelqu'un d'autre qui doit le faire, le supérieur, ou le chapitre, ou même le Maître de l'Ordre! "La province doit agir", mais qu'est-ce que la province sinon nous-mêmes? Pour être véritablement les héritiers de la liberté de Dominique, nous devons identifier la responsabilité qui nous incombe justement et nous en saisir. Nous devons articuler les relations entre les différents niveaux de gouvernement de l'Ordre.
Les Constitutions disent que notre gouvernement se distingue par "la collaboration organique et équilibrée de toutes les parties", et que "son pouvoir, qui est universel dans sa tête (...) se trouve proportionnellement participé par les provinces et les couvents, dotés chacun de l'autonomie convenable" (LCO I. $ VII). Pour que notre gouvernement soit dans les faits "organique et équilibré", et reconnaisse l'autonomie convenable à chaque frère, couvent et province, nous devons clarifier les relations entre les différents niveaux de gouvernement dans l'Ordre. Je n'aime pas le mot "niveaux" mais je n'ai pas réussi à trouver de terme meilleur.
Les relations entre les différents niveaux de responsabilité dans l'Ordre s'articulent au moins autour de trois principes fondamentaux.
Aucun frère n'est ou ne devrait être trop longtemps supérieur. Il y a une limite au nombre de mandats qu'un frère peut exercer comme prieur ou provincial sans postulation. Nous n'avons pas d'Abbés à vie. Il ne devrait pas y avoir de caste des supérieurs, car le gouvernement est la responsabilité commune de tous les frères. Si nous sommes élus supérieurs, c'est un service que nous devons offrir. Mais il n'y a ni carrière, ni promotion, dans l'Ordre des Frères Prêcheurs.
Il ne peut y avoir de compétition pour le pouvoir de la responsabilité, ni pour s'en emparer, ni pour l'éviter. Nous devons nous affermir mutuellement. L'une des responsabilités primordiales d'un prieur est d'affermir ses frères, d'avoir confiance en leur capacité à donner plus qu'ils ne l'ont jamais imaginé, et de les soutenir quand ils prennent une position courageuse sur quelque problème que ce soit. Lorsque Montesinos prêcha son célèbre sermon sur les droits des Indiens, c'est son prieur, Pedro de Córdoba qui le soutint, en disant que c'était la communauté tout entière qui avait prêché ce sermon. Chaque frère est un don pour la communauté et c'est une obligation pour le supérieur d'accueillir et de valoriser les talents des frères que Dieu nous a donnés.
Mais cette relation est réciproque. Chaque frère est à son tour particulièrement responsable du frère que nous avons élu. Une des façons que nous avons d'affirmer la valeur d'un frère, c'est de l'élire supérieur. Ayant placé une charge sur ses épaules, nous avoir le devoir de le soutenir, d'avoir soin de lui, et de l'encourager. Et s'il échoue, il a besoin de notre pardon. Si nous avons un supérieur inefficace, ou manquant de vision, c'est bien parce que nous avons choisi ce frère. Ne le blâmons pas pour des fautes que nous connaissions déjà lorsque la communauté l'a choisi. Plutôt que de l'accabler sous le poids de son échec, nous devons l'aider à faire tout ce dont il est capable.
Ce que le Seigneur a dit à Pierre, il nous le dit à tous: "Affermis tes frères" (Luc 22, 32). Si notre système de gouvernement, avec toute sa complexité, travaille à nous ôter mutuellement tout pouvoir, alors nous sommes totalement paralysés et avons perdu la liberté de Dominique. Mais s'il travaille à l'affermissement de tous, alors nous pouvons faire de grandes choses.
Le discernement et la poursuite du bien commun sont la tâche principale du gouvernement, et c'est là que les relations entre les différents niveaux de gouvernement peuvent devenir plus tendues et douloureuses (cf. 1.2.). Un frère se trouvera assigné à une communauté dans laquelle il ne souhaite pas vivre ou à une tâche pour laquelle il ne se sent pas fait. Ou bien une province se verra demander de laisser partir pour quelque mission de l'Ordre un frère qu'elle peut difficilement supporter de perdre. Cela est dur, et pourtant c'est la plus claire expression de notre unité en une mission commune, et souvent, le bien commun, plus large, doit avoir la priorité sur le bien plus local, pour que l'Ordre ne se fragmente pas en une vague association d'individus.
La demande est douloureuse, des deux côtés. Au lieu de faire face à cette souffrance, le supérieur pourrait être tenté de demander des volontaires, ou de déclarer qu'on ne peut rien faire. Mais ce serait là une fuite devant la responsabilité pour laquelle on l'a élu, et elle mènerait à la paralysie.
Il faut parfois oser gouverner, justement parce que nous tenons à la liberté qui est au coeur de la vie dominicaine. Nous chérissons cette liberté des frères de se réunir en chapitre et de prendre des décisions sur notre mission et notre vie communes, décisions qui peuvent être mises en oeuvre et ne resteront pas de simples déclarations sur le papier. Nous chérissons aussi la liberté avec laquelle un frère a fait don de sa vie à l'Ordre et à sa mission commune. Ne pas oser demander à un frère de se donner pour une mission serait manquer au respect de ce libre don de soi qu'il a fait à sa profession. J'admets avoir souvent hésité à demander à un frère ce que je soupçonne qu'il ne veut pas donner. Qui suis-je pour demander cela à mon frère? Je ne demande cependant pas une soumission à ma volonté, mais l'acceptation de ce bien commun que les frères ont déterminé ensemble. Il arrive parfois que l'on doive insister, "au nom de l'obéissance". Mais dans ce cas, ce serait une erreur de croire que c'est la meilleure image de l'obéissance, puisqu'elle est pour nous avant tout fondée sur une attention mutuelle, dans laquelle nous cherchons tous deux à comprendre ce qui est juste et meilleur.
Je vais à présent vous faire partager quelques brèves observations sur quelques uns des défis que nous relevons en saisissant la responsabilité aux différents niveaux de gouvernement dans l'Ordre. Ce n'est en aucune manière un tableau exhaustif. Il y faudrait un livre.
Il est fondamental pour la vie de l'Ordre que nous partagions la responsabilité dans les communautés où nous vivons. Nous n'élisons pas un frère supérieur de la communauté pour nous décharger de la responsabilité de nos vie et mission communes, mais pour nous aider à les partager. Dans certaines provinces, il est difficile de trouver des frères qui acceptent leur élection au priorat. Une raison possible est que nous comptons sur lui pour assumer seul toutes les responsabilités. Le prieur, ayant d'abord été une figure majestueuse, est parfois devenu le régisseur de la maison, celui qui doit perpétuellement résoudre les problèmes de la communauté. Que mon ampoule ne marche plus ou que le chauffage central ne fonctionne pas, c'est au prieur de résoudre le problème. Ce n'est qu'en devenant prieur d'Oxford que j'ai rencontré le problème de savoir comment le lait va de la vache au pot, pour que je puisse mettre du lait dans mon café! En vérité le prieur est appelé à "servir par la charité" (LCO 299), mais cela ne signifie pas que nous pouvons lui entasser toutes les responsabilités sur les épaules, et le laisser seul et sans secours. Le droit que nous avons d'élire un supérieur implique le devoir de le soutenir dans la construction de notre vie et notre mission communes.
Les supérieurs ont aussi besoin du soutien du provincial et de son conseil. Plusieurs provinces tiennent des réunions annuelles des supérieurs, où discuter les défis qu'ils affrontent et s'offrir mutuellement soutien et encouragement. La province de St-Albert-le-Grand aux États-Unis a même édité un excellent manuel pour aider les nouveaux supérieurs à comprendre leur rôle et comment y survivre.
Serviteur du bien commun, le prieur a parmi ses tâches principales celle de présider le chapitre et d'aider les frères à rechercher un consensus. Il doit par-dessus tout s'assurer que tous les frères ont une voix, en particulier les plus timides ou ceux qui soutiennent des idées minoritaires. Il est là pour protéger le faible contre le fort. "Il y a des frères fragiles qui peuvent beaucoup souffrir de l'écrasement que leur imposent, bien involontairement, les fortes personnalités. Le rôle du prieur est de les protéger, d'une part en mettant leurs dons en valeur, et d'autre part en faisant prendre conscience aux fortes personnalités du devoir qui leur incombe de ne pas écraser les autres". Sainte Catherine écrivait aux dirigeants de Bologne qu'ils laissaient souvent les forts s'en sortir à bon compte, alors qu'avec les faibles "qui sont bien peu de chose et dont ils n'ont rien à craindre, ils montrent un grand zèle pour la justice; et sans nulle pitié ni miséricorde, ils infligent de sévères châtiments à la moindre faute". Même un supérieur de communauté dominicaine peut être tenté de montrer plus de zèle à désigner les manquements du faible que ceux du fort.
Le supérieur doit consacrer du temps à chaque frère. Il ne suffit pas de présider aux réunions de la communauté. Il doit être attentif à chaque frère, et les rencontrer régulièrement seuls, afin que chacun d'eux puisse partager ses espoirs et ses craintes librement, sûr de trouver une oreille attentive. Surtout, un supérieur doit avoir le souci de la dignité de chaque frère. Si je puis donner un conseil, c'est bien celui-ci: ne laissez jamais, au grand jamais, humilier un frère.
L'une des fonctions les plus importantes du supérieur consiste à aider la communauté à déterminer son "projet communautaire". Son caractère central pour nos vie et mission communes a été souligné par les trois derniers chapitres généraux de l'Ordre, mais certaines provinces le négligent. Cela est parfois dû à un malentendu qui fait croire que chaque communauté doit identifier une tâche unique à laquelle tous les frères doivent se consacrer, comme par exemple une école ou une paroisse. La première étape est pour chaque frère de parler à la communauté de sa vie et de ses ministères, de partager les joies et les déceptions qu'il rencontre. Mais cela doit nous conduire plus loin, à une profonde collaboration dans nos tâches respectives, et à l'émergence d'une mission commune. C'est le moment pour la communauté d'évaluer ensemble la présence apostolique de l'Ordre dans une région, et jusqu'où elle est en cohérence avec les priorités de l'Ordre. Je soutiens fortement la recommandation 44 du chapitre général de Caleruega, que chaque communauté tienne des journées annuelles pour évaluer les ministères des frères et planifier l'année à venir.
La démocratie ne signifie pas que le prieur doive tout soumettre au chapitre. Nous élisons des frères pour assumer certaines responsabilités afin de pouvoir être libres pour la mission. Ayant élu un frère pour gouverner, nous devons le laisser libre de le faire. Les Constitutions définissent quand le prieur doit consulter la communauté, ou quand le chapitre ou le conseil a pouvoir de décider. Mais le supérieur ne devrait pas s'en servir comme excuse pour nier à la communauté la responsabilité de quoi que ce soit d'important pour les frères. "Ce qui concerne tous doit être approuvé par tous". Le principe fondamental fut établi par Humbert de Romans au XIIIème siècle, selon lequel le prieur doit consulter la communauté pour tous les sujets d'importance, mais ce n'est pas la peine de le faire si la question est insignifiante, et pour ce qui est des sujets intermédiaires, la prudence voudrait qu'il consulte ses conseillers.
Le rôle démocratique du chapitre est tellement central pour notre vie que nous sommes parfois tentés de considérer que le prieur n'est que le président du chapitre, que son unique rôle est de guider les débats de manière que les frères parviennent, si possible, à un consensus. Mais les Constitutions (LCO 299, 300) précisent aussi clairement que le prieur a un rôle de garant de la vie religieuse et apostolique de la communauté. Par exemple, il doit prêcher aux frères régulièrement. Cela n'entame en aucune façon le principe démocratique. Cela démontre que la communauté locale fait partie de la province, tout comme la province fait partie de l'Ordre, et la communauté locale ne peut donc pas prendre de décisions en contradiction avec ce que les frères ont décidé en chapitre provincial ou général. C'est justement au nom de notre démocratie la plus large que le prieur local peut juger qu'il ne saurait accepter la volonté de la majorité. Si les frères devaient voter l'installation d'un sauna dans chaque cellule, il devrait refuser son consentement!
Au chapitre général de Mexico, la province est décrite comme le centre normal d'animation du dynamisme apostolique de l'Ordre (N. 208). C'est au niveau de la province qu'une grande part de la planification effective de la mission de l'Ordre doit avoir lieu. Ayant à ce jour visité quelque trente-cinq entités de l'Ordre, je vais devoir faire de grands efforts pour limiter mon texte. Rendez grâce que je n'aie pas attendu une autre année pour écrire cette lettre! Je regrette qu'il n'y ait pas eu la place de parler des relations des vicariats avec les provinces.
Chaque province a besoin d'établir des projets et institutions qui donnent corps et forme à notre mission commune. Pour la plupart, nous sommes amenés à l'Ordre par notre désir d'être prêcheurs. Mais quelle forme prend cette prédication? Quels projets incarnent aujourd'hui notre charisme dominicain?
Nous pouvons succomber à la profonde suspicion envers les institutions qui fait partie de notre culture contemporaine, et pourtant la fondation de l'Ordre fut un acte de suprême créativité institutionnelle. Dominique et ses frères ont répondu au besoin de prêcher l'Évangile avec une extraordinaire imagination, l'invention d'une nouvelle institution, notre Ordre. Nous avons besoin d'une telle créativité. Les institutions ne sont pas nécessairement complexes ou coûteuses: une station de radio ou une home-page sur Internet, une université ou un groupe de musique, un couvent ou une galerie d'art, une librairie ou une équipe de prêcheurs itinérants. Tous sont des "institutions" pouvant soutenir de nouvelles voies de prédication. L'incarnation du Verbe de Dieu à de nouvelles frontières exige de nouvelles conceptions.
Quand nous nous réunissons en chapitre pour planifier les missions de nos provinces, nous devons toujours nous demander si les institutions que nous entretenons servent la mission de l'Ordre. Nous donnent-elles une voix dans les débats d'aujourd'hui? Saint Dominique envoya les frères dans les nouvelles universités, parce que c'était là que les questions importantes de l'époque étaient discutées. Où nous enverrait-il aujourd'hui?
La planification de la mission nous demande cette créativité institutionnelle, la capacité d'imaginer de nouveaux projets, de nouvelles chaires, qui donnent à l'Ordre une voix et une visibilité. À une certaine période, les jeunes dominicains français avaient inventé une nouvelle forme de mission: "la mission à la plage", qui fut très populaire! Un frère américain, chargé d'une mission dans le sud protestant du pays, transforma une caravane en chapelle itinérante avec une chaire. Si nous voulons vraiment partager de toute urgence la bonne nouvelle de Jésus Christ, alors nous utiliserons pleinement notre imagination.
Si nous n'avons pas ce courage et cette ingéniosité, soit nous resterons en panne, à attendre dans nos églises que les gens viennent à nous alors qu'ils seront ailleurs, assoiffés d'une parole. Ou bien nous nous retrouverons à travailler pour d'autres institutions, fondées par d'autres groupes, même des ordres religieux, qui auront eu plus d'audace et d'imagination que nous.
Nous avons besoins de frères jeunes et de vocations nouvelles pour prêcher de manières que nous ne pouvons encore imaginer. Quand la province de Chicago acceptait des novices voici quelques années, qui aurait alors deviné qu'aujourd'hui, ces jeunes prêcheraient sur le World Wide Web et envisageraient même la fondation d'un centre d'étude virtuel?
"C'est dans les rêves que commence la responsabilité" écrivait W. B. Yeats. Les chapitres provinciaux devraient être des moments où nous osons répondre aux défis en rêvant de nouveaux projets. Souvent les chapitres prennent des décisions courageuses et audacieuses, de s'engager davantage pour la justice et la paix, de développer notre présence dans les médias, d'envoyer des frères dans les missions. Dieu merci! Et pourtant, souvent, quatre ans après, il ne s'est pas passé grand chose. Il y a une prière pour les chapitres dans l'ancien missel dominicain, dans laquelle les frères prient pour que l'Esprit Saint leur fasse don "de chercher à discerner ces choses qu'(Il) désire, et utiliser leurs forces pour les accomplir". Probablement cette prière était-elle nécessaire parce que les frères, alors comme aujourd'hui, trouvaient plus facile de prendre des décisions que de les mettre à exécution. Mais si nous n'apprenons pas à la fois à prendre les décisions et à les mettre en oeuvre, nous deviendrons des désenchantés de tout gouvernement, et notre liberté et notre responsabilité seront détruits.
Incarner le Verbe dans notre temps, trouver de nouvelles formes de prédication maintenant, cela doit commencer par les rêves, mais aboutir à une planification rigoureuse et pratique. Le bon gouvernement repose sur la vertu de la prudence, une sagesse pratique. Nous devons parvenir à un accord sur ce que nous pouvons réaliser. Nous ne pouvons tout faire à la fois, aussi devons-nous déterminer l'ordre dans lequel réaliser les projets. Nous devons faire face aux conséquences de nos choix, même si cela implique une profonde réorientation de la mission et de la vie de la province. Nous devons décider du processus au cours duquel un projet sera planifié, proposé, évalué et mis en oeuvre. Si le processus ne fonctionne pas, nous devons alors chercher à comprendre pourquoi et comment y remédier.
Il y a dans la vie d'une entité de l'Ordre des moments spécifiques où une planification attentive est particulièrement importante.
La transition vers une identité pleinement dominicaine
Il y a des temps successifs dans la naissance de l'Ordre dans un nouveau pays. Il arrive parfois, dans les débuts, que pour nous faire accepter et entrer dans une nouvelle culture, nous devions accepter des apostolats qui n'expriment pas pleinement notre charisme de prêcheurs et d'enseignants.
Partout dans l'Ordre, en Afrique, en Amérique Latine, en Europe de l'Est et en Asie, j'ai vu l'excitation et la difficulté de passer cette transition vers l'étape suivante de la vie dominicaine. C'est un moment de profonde transformation, où les frères essaient de former des communautés, d'abandonner certaines paroisses, d'adopter de nouveaux apostolats, d'établir des centres de formation et d'étude, de monter un corps professoral. L'épanouissement de l'Ordre dépend de la capacité des frères à traverser ce moment de transition dans une compréhension et un soutien mutuel.
Pour les frères âgés, les "pères fondateurs" peut-être, ce sera un moment douloureux parce que les aspirations des jeunes paraissent rejeter tout ce qu'ils ont accompli. Ils ont accueilli dans l'Ordre des jeunes qui semblent vouloir détruire l'oeuvre de leur vie, en invoquant de plus le caractère "pleinement dominicain". Pour les jeunes aussi ce sera une période d'angoisse, où ils se demandent s'ils seront capables de réaliser leurs rêves d'une vie dominicaine plus développée.
Dans ces moments de transition, nous avons besoin d'une planification et d'une consutlation bien pensées. Mais ce n'est pas uniquement une question d'administration. Nous devons à la fois montrer que nous apprécions ce que les anciens ont fait, et vivre ce moment comme un temps de mort et de renaissance, sur les traces du Christ. Lors d'une retraite qu'il donnait aux frères du Pakistan à l'époque où naissait la nouvelle vice-province, Mgr Paul Andreotti dit aux frères venus de l'étranger: "Certains d'entre vous vont maintenant décider de rentrer dans leurs provinces, mais ceux qui choisiront de demeurer doivent être parfaitement sûrs de leurs motivations. Je crois que Jésus nous offre un chemin pour mourir". Si les frères âgés peuvent parcourir ce chemin dans la joie, ils donneront aux jeunes la plus profonde formation. Car la formation, surtout pour un frère mendiant itinérant, c'est toujours un apprentissage du dépouillement.
Gilbert Márkus OP disait au chapitre général de Caleruega: "Si ces jeunes viennent à l'Ordre pour suivre le Christ, eux-mêmes devront aussi être guidés dans l'art de mourir. Ils se sont confiés à l'Ordre, et une partie de la responsabilité que nous assumons en recevant leur profession est la responsabilité de leur enseigner cet art. Il n'y a aucun espoir pour un jeune dominicain qui ne parvient pas à saisir un tant soit peu, au cours de sa formation, comment il doit se perdre, mourir à lui-même. Ce n'est pas une excuse pour que les frères plus âgés se tiennent sur la défensive, accrochés à leur propre position, ou résistent au changement. Ils doivent plutôt mener les jeunes sur le chemin du sacrifice, et cela veut dire le parcourir avec eux, donner un exemple de générosité".
Très peu de provinces de l'Ordre meurent, quoique plusieurs, en particulier en Europe occidentale, diminuent. Comment ces provinces peuvent-elles garder la capacité d'entreprendre de nouveaux projets et des initiatives nouvelles?
Une province doit se demander ce qu'elle veut vraiment. Quelle est sa mission aujourd'hui? À quels nouveaux défis doit-elle faire face? Quelles nouvelles formes de prédication peut-elle élaborer? Pour en avoir la liberté, elle pourrait bien devoir prendre des mesures radicales. Il sera peut-être nécessaire de fermer deux maisons pour gagner la liberté d'en ouvrir une autre, qui offrira de nouvelles possibilités. Mieux vaut prendre des mesures énergiques afin de nous libérer, plutôt que nous contenter de battre lentement en retraite, victimes passives de circonstances qui échappent à notre contrôle. Comment prêcher la liberté des enfants de Dieu si nous avons nous-mêmes renoncé à toute liberté? Comment être les messagers de l'espérance si nous avons abandonné tout espoir de faire quelque chose de neuf pour Dieu? À moins qu'on ne nous voie saisir cette liberté, nous n'attirerons ni ne retiendrons jamais de vocations.
Fr. Timothy Radcliffe op