Fr. Timothy Radcliffe op - La diminution
Le conseil provincial est élu pour assister le provincial dans son gouvernement de la province en proposant des avis et prenant des décisions. Les conseillers ont pu être élus parce qu'ils représentaient une diversité d'opinions, ou de couvents, ou d'intérêts, mais ils ne sont pas membres du conseil pour représenter un groupe ou une idéologie. Le développement d'une faction au sein du conseil minerait son service de la province. Son rôle est d'aider le provincial à mettre en oeuvre les décisions du chapitre et rechercher le bien commun. Cela demande un profond respect de la confidentialité, sans quoi le provincial ne pourra bénéficier du soutien dont il a besoin.
Dans sa mise en oeuvre des décisions du chapitre et dans sa recherche du bien commun, le provincial devra parfois prendre des décisions douloureuses. J'ai déjà évoqué la souffrance parfois provoquée par les assignations (3.1. c.). On ne gouverne cependant pas une province selon le principe consistant à attendre que les frères se portent volontaires pour les ministères. Si demander des volontaires peut sembler le signe d'un respect de la liberté des frères, hormis quelques circonstances très exceptionnelles, c'est une erreur d'interprétation de la nature de la liberté dans laquelle nous nous sommes donnés à la mission de l'Ordre. Cela entame aussi la liberté de la province pour prendre des décisions et les mettre en oeuvre effectivement. Enfin, cela repose sur la supposition que le meilleur juge de ce dont un frère est capable est ce frère lui-même. Nous pouvons nous tromper radicalement. Parfois, un frère peut se prendre pour le véritable successeur de saint Thomas alors qu'il tient plutôt du boeuf muet. Plus souvent, les frères sous-estiment ce dont ils sont capables. Je me fie à mes frères pour savoir ce que je ferai le mieux. Cela fait partie de la confiance qui soude l'Ordre.
Un provincial ou le Maître de l'Ordre doit quelquefois casser une élection. Cela aussi peut être douloureux. On aura l'air de toucher aux droits démocratiques des frères à choisir leur supérieur. Pourtant, il faut parfois le faire, justement parce que ces supérieurs ont eux-mêmes été élus démocratiquement pour avoir le souci du bien commun de la province et de l'Ordre. Ce serait toucher à la démocratie que de refuser d'assumer la responsabilité pour laquelle ils ont été élus. Il y a différentes étapes dans ce processus. La communauté vote; le supérieur doit décider de confirmer ou casser l'élection; le frère élu peut accepter ou refuser; le supérieur doit décider d'accepter le refus ou d'insister. À chacun de ces moments, nous devons pouvoir exercer la responsabilité qui nous incombe, sans interférence ni pression, afin de pouvoir découvrir ce qui favorise vraiment le bien commun.
Le gouvernement général de l'Ordre est lié aux autres niveaux de gouvernement selon les mêmes principes suggérés en 3.1., l'itinérance, le soutien mutuel, et la recherche du bien commun le plus large.
Le premier rôle du Maître de l'Ordre et du conseil généralice est de soutenir les frères, et en fait toute la Famille dominicaine. Partout où je voyage, je rencontre des frères et des soeurs qui prêchent l'Évangile avec un formidable courage, souvent dans des situations de pauvreté et de violence. C'est là une source d'inspiration pour le conseil et moi-même.
Le principal moyen pour le Maître de l'Ordre d'affermir les frères passe par les visites, en essayant de rencontrer tous les frères. C'est un privilège et une joie. Le programme est si rempli qu'il reste bien peu de temps pour autre chose. Entre novembre dernier et ce mois de mai, j'ai passé à Rome moins de quatre semaines. Je n'ai pas pu, comme je l'avais espéré, visiter les frères et soeurs de la région des Grands Lacs en Afrique, pour leur apporter le soutien dont ils ont besoin. C'est une question que je poserai au chapitre général de Bologne: si nous ne devrions pas repenser la manière dont sont faites les visites, afin que le Maître de l'Ordre ait la liberté de répondre autrement aux besoins de l'Ordre.
Quand une province passe par un profond processus de renouvellement ou affronte une période de crise, une visite occasionnelle ne suffit pas. De plus en plus, le conseil généralice constate la nécessité d'accompagner certaines provinces de l'Ordre face à des défis difficiles. Nous devons les soutenir pour qu'elles trouvent la force et le courage de prendre les décisions pénibles nécessaires à leur renouvellement. Le socius du Maître pour la province en question a souvent un rôle exigeant, d'accompagnement des frères devant les défis d'une reconstruction de la vie et du gouvernement dominicains.
Il est rarement nécessaire que le Maître de l'Ordre intervienne directement dans le gouvernement d'une province. S'il le fait, cela peut être dur à supporter pour les frères. Il semble qu'on outrepasse leur droit démocratique à prendre des décisions touchant leur vie et leur mission. Pourtant toute intervention de ce type est toujours une tentative d'affermir les frères, et de les aider à trouver un renouveau dans leur liberté et leur responsabilité. Si le gouvernement au niveau provincial s'affaiblit ou se paralyse, le Maître doit parfois intervenir directement pour que les frères se retrouvent libres de faire face à l'avenir. C'est souvent le cas lorsque nous envisageons l'unification de provinces.
Le Maître de l'Ordre doit promouvoir l'unité de l'Ordre dans sa mission commune. Nous voyons plus clairement cette mission commune dans l'établissement de nouvelles fondations, dans le renouveau de l'Ordre là où il est fragile, et dans les maisons sous la juridiction immédiate du Maître.
L'une des tâches les plus ardues du Maître de l'Ordre est de trouver les frères pour cette mission commune. Humbert de Romans écrivait à l'Ordre au XIIIème siècle que l'un des principaux obstacles à la mission de l'Ordre était "l'amour des frères pour leur terre natale, dont la séduction si souvent les piège que -leur nature n'ayant pas encore été touchée par la grâce-, plutôt que de quitter leur pays et leurs relations et d'oublier leur nation, ils souhaitent vivre et mourir au milieu de leur famille et de leurs amis, ne se souvenant pas qu'en de semblables circonstances le Sauveur ne s'est pas même laissé rejoindre par sa propre mère". Il y a des choses qui ne changent pas!
En vérité, je peux dire que beaucoup de frères, en particulier les jeunes, ont un sens profond et croissant de cette mission commune de l'Ordre à laquelle nous sommes appelés. Certaines provinces sont profondément généreuses dans leur don de frères pour la mission commune de l'Ordre. Par exemple, nous avons trouvé des frères pour nous aider à reconstruire l'Ordre dans l'ex-Union Soviétique. Cependant, il est souvent difficile de trouver les frères dont nous avons besoin, par exemple pour soutenir les frères du Rwanda et du Burundi en cette période de souffrance. Nous avons besoin de frères pour la fondation de l'Ordre au Canada Ouest. Nous avons besoin de frères pour renouveler et soutenir nos centres d'étude internationaux.
Comment approfondir notre participation à la mission commune de l'Ordre? Cela nous demande de grandir ensemble, dans la grâce et la vérité du Verbe Incarné.
i.Nous sommes appelés à la totale et gratuite générosité du Verbe. Ce n'est pas seulement la générosité d'une province qui donne un frère disponible, ou même qui demande des volontaires. Ce sont souvent justement les frères qui ne sont pas disponibles dont nous avons besoin. Cela impose de redéfinir les priorités de la province à la lumière des besoins de notre mission commune. Par exemple, en Amérique Latine, nous essayons de renouveler l'Ordre en demandant aux provinces les plus solides de travailler étroitement avec les provinces où nous sommes plus fragiles. Nous évoluons vers une sorte de partenariat dans lequel on demande à une province d'accompagner une autre entité. Nous demandons à ces provinces de redéfinir leur mission à la lumière des besoins de l'Ordre.
ii.Cela nécessite que nous vivions dans la vérité. Tout d'abord la vérité de ce que signifie être frère dominicain. Nous avons fait notre profession au Maître de l'Ordre pour la mission de l'Ordre. Bien sûr la mission de chaque province est une expression de cette mission. Mais il nous faudra parfois exprimer notre identité dominicaine la plus profonde par l'affranchissement, pour la mission, des limites de notre province.
iii.Cela requiert que nous cherchions ensemble, en vérité, à savoir quelles sont nos ressources pour la mission commune.
Cela exige de nous une immense confiance mutuelle. Lorsque le Maître de l'Ordre demande à un provincial s'il y a un frère qui conviendrait pour telle fonction dans notre mission commune, un instinct bien compréhensible va parfois à la protection des intérêts de la province. Il nous faut, pour discerner le bien commun, une profonde confiance et transparence, afin de pouvoir dialoguer sur la meilleure façon de répondre aux besoins de l'Ordre tout en respectant la situation de la province. Par le passé, il était courant pour les Maîtres de l'Ordre d'assigner tout simplement les frères hors de leur province, fût-ce contre la volonté des provinciaux. Il est encore nécessaire de le faire quelques fois, tout comme un provincial doit parfois assigner un frère d'un couvent à un autre, malgré la réticence du supérieur. Mais en fin de compte notre mission commune nous demande espoir et confiance réciproque, grâce et vérité.
Le Verbe s'est fait chair dans une culture particulière. Cependant, le Verbe transforme ce qu'il touche, levain d'une vie nouvelle. Une nouvelle forme de communauté est née, et la chair se fait verbe et communion.
De même le gouvernement dominicain porte la marque des temps et lieux de sa naissance, un moment déterminé dans l'histoire de l'Europe. Nous sommes nés à une époque d'expérimentation de nouvelles formes d'institutions démocratiques, et d'intense fermentation intellectuelle. Comment cette forme de gouvernement se fera-t-elle véritablement chair dans l'Ordre au cours des années qui viennent, alors que deux tiers des frères en formation sont issus d'une culture non-occidentale? Comment s'incarnera-t-elle dans la culture occidentale contemporaine, avec ses forces et ses faiblesses, son amour de la liberté et sa tentation du consumérisme? Au coeur de notre tradition du gouvernement il y a la recherche de la vérité, par le débat et le dialogue. Comment soutiendrons-nous le gouvernement dominicain dans une société où l'idée même de vérité est en crise? L'incarnation du gouvernement dominicain dans toutes ces cultures est toujours à la fois un défi et une richesse. Il devrait témoigner d'une liberté et d'une responsabilité profondément évangéliques, mais les cultures différentes nous aideront à apprendre la véritable signification de ces valeurs.
Les cultures africaines par exemple, peuvent nous aider à comprendre la nature du débat, l'importance du temps et de la patience dans l'écoute de nos frères; en Amérique du nord, l'immense sens du respect de l'individu peut approfondir notre compréhension de la liberté dominicaine; en Europe de l'est, l'engagement passionné pour la foi peut nous aider à comprendre ce que veut dire donner sa vie à l'Ordre; en Amérique Latine, nous pouvons apprendre combien est essentiel à notre prédication l'engagement pour la justice.
Pour autant, il est également vrai que notre tradition dominicaine de gouvernement offre un défi à toutes les cultures dans lesquelles nous implantons l'Ordre. Elle peut interpeller le pouvoir de l'identité tribale en Afrique; elle critique l'individualisme de l'Amérique contemporaine; elle invitera les frères d'Europe de l'est à se libérer des effets d'années de pouvoir communiste et à croître dans une confiance mutuelle. En Amérique Latine, la tradition du coup d'état ne favorise pas toujours l'orientation vers un engagement profond pour nos structures élues de gouvernement.
Le défi consistera souvent à comprendre quand une culture nous invite à une nouvelle vision et quand elle risque de déformer ce qui est essentiellement dominicain dans notre gouvernement. Le respect pour les anciens dans la société africaine nous offre-t-il une nouvelle vision de l'autorité propre à chaque génération, ou est-il contraire à notre tradition démocratique? La pratique adoptée par certaines provinces occidentales, consistant à permettre aux frères d'avoir des comptes bancaires privés, conduit-elle à approfondir un véritable sens dominicain de la responsabilité, ou amène-t-elle une privatisation de la vie qui détruit notre vie commune?
Répondre à ces questions prendra du temps. Les chapitres généraux, les rencontres régionales de frères dans chaque continent, et jusqu'aux visites du Maître devraient apporter une aide aux frères pour trouver notre chemin vers la découverte du sens de la responsabilité et de la liberté dans une société particulière. Le temps, la prière, le débat honnête et le contact avec les dominicains d'autres cultures seront nécessaires pour parvenir à comprendre véritablement comment mettre en oeuvre le gouvernement dans chaque société. Il est bon de prendre ce temps, à la fois pour le profit de l'Ordre, et pour que nous construisions partout où nous sommes des communautés sachant offrir un témoignage vrai de fraternité.
Je n'ai pas abordé un grand nombre de thèmes, centraux pour le gouvernement. Par exemple je n'ai pas discuté gouvernement et argent, ni l'importance des visites. Je n'ai dit qu'un mot à peine de la Famille dominicaine ou de la collaboration régionale. Il y a une limite à ce que l'on peut écrire dans une lettre.
Dans la vision de sainte Catherine, Dieu dit: "Dominique s'est allié à ma Vérité en montrant qu'il ne voulait pas que le pécheur meure, mais plutôt qu'il soit converti et qu'il vive. Il a fait son navire vaste, heureux, et parfumé, un jardin des plus délicieux" dans lequel "aussi bien le parfait que le moins parfait ont leur place". Là, grâce et vérité du Verbe incarné s'unissent en miséricorde. C'est ce qui rend le navire si vaste, lieu où nous autres moins parfaits pouvons être chez nous. Ce navire peut aller de l'avant, lentement; on ne sait pas toujours clairement dans quelle direction il va, et l'équipage change de rôles avec une fréquence surprenante. Mais c'est un endroit où nous pouvons espérer grandir dans la liberté de Dominique, avec nos hésitations et erreurs, confiants dans la miséricorde de Dieu et celle des autres.
Fr. Timothy Radcliffe op Maître de l'Ordre
Le 10 mai 1997, Fête de saint Antonin OP
Prot. Nº 50/97/341
"Moi, je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance."
Jean 10, 10
1. La vie apostolique
1.1. Une vie déchirée
1.2. Le travail dans la société contemporaine
La fragmentation de notre vie - La professionnalisation du travail
-L'éthique du travail
1.3. Le désert de l'absurde
1.4. Les communautés de vie apostolique
2. La vie affective
2.1. En ceci consiste l'amour
2.2. "Nul n'a plus grand amour que celui-ci: donner sa vie pour ses amis"
2.3. La sexualité, le corps et le désir
Un idéal inaccessible? - Le désir - Le corps - Donner vie
2.4. Comment nous soutenir mutuellement?
Des communautés d'espérance - La communauté et l'orientation sexuelle -Tomber
amoureux - Le désert de la solitude
3. La vie de prière
3.1. La communauté de la Parole
3.2. Des communautés de célébration et de silence
3.3. Le désert de la mort et la résurrection
"Moi, je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance."
Jean 10, 10
En donnant l'habit aux frères, saint Dominique leur promit "le pain de vie et l'eau du ciel"(1). Pour être les prêcheurs d'une parole qui donne vie, nous devons trouver le "pain de vie" dans nos communautés. Celles-ci nous aident-elles à nous épanouir, ou simplement à survivre?
Peu après mon entrée dans l'Ordre, ma province fut visitée par le fr. Aniceto Fernandez, alors Maître de l'Ordre. Il me posa une seule question, la question traditionnelle de tous les visiteurs: "Es-tu heureux ?" Je m'attendais à une question plus profonde, sur la prédication de l'Évangile ou les défis affrontés par la province. Je réalise aujourd'hui que c'est la première question que nous devons poser à nos frères: "Êtes-vous heureux?" Il existe un bonheur propre au fait d'être au monde comme dominicain, et il est source de notre prédication. Il ne s'agit pas d'un contentement illimité, d'une infatigable bonhomie. Il comporte une capacité d'être peiné. Il peut être absent pour un temps, voire longtemps. C'est un avant-goût de cette abondance de vie que nous prêchons, la joie de ceux qui ont commencé à partager la vie même de Dieu. Nous devrions avoir la capacité de nous réjouir car nous sommes les enfants du Royaume. "Se réjouir est le caractère intrinsèque d'une vie bienheureuse et d'une vie qui par la grâce du Saint Esprit est sur la voie de la béatitude"(2). Dans notre chant à Dominique, nous terminons par la prière: "Nos junge beatis". Unis-nous aux bienheureux. Puissions-nous aujourd'hui partager un avant-goût de leur bonheur.
Si nous voulons construire des communautés où la vie soit en abondance, nous devons reconnaître qui nous sommes et ce que nous sommes et ce que signifie pour nous être vivants, hommes et femmes, frères et soeurs, et prêcheurs.
Nous ne sommes pas des anges. Nous sommes des êtres doués de passion, animés de désirs animaux de nourriture et d'accouplement. Telle est la nature que la Parole de vie accepta en embrassant la nature humaine. Nous ne pouvons faire moins. C'est de là que part le chemin vers la sainteté.
Mais nous sommes créés par Dieu à son image, destinés à l'amitié de Dieu. Nous sommes capax Dei, affamés de Dieu. Être en vie, c'est s'embarquer pour cette aventure qui nous conduit au Royaume. Nous avons besoin de communautés qui nous soutiennent au long du chemin. Le Seigneur a promis "J'ôterai de votre chair le coeur de pierre et je vous donnerai un coeur de chair" (Ézéchiel 36, 26). Nous avons besoin de frères et de soeurs qui soient avec nous quand nos coeurs seront brisés et attendris.
Tout sage sait depuis toujours qu'il n'est pas de chemin vers la vie qui ne traverse le désert. Le voyage de l'Égypte à la Terre Promise passe par le désert. Pour être heureux et véritablement en vie, nous devons nous aussi en passer par là. Nous avons besoin de communautés qui nous accompagneront dans ce voyage, et nous aideront à croire que lorsque le Seigneur conduit Israël dans le désert, c'est pour pouvoir "parler à son coeur" (Osée 2, 16). Si tant de gens ont quitté la vie religieuse ces trente dernières années, ce n'est peut-être pas qu'elle soit plus difficile qu'auparavant, mais parce que nous avons parfois perdu de vue le fait que ces nuits obscures font partie de notre renaissance comme êtres vivants avec la joie du Royaume. Aussi nos communautés ne doivent-elles pas être des lieux où nous nous contentons de survivre, mais des lieux où nous trouvons la nourriture pour notre voyage.
Pour reprendre une métaphore que j'ai développée ailleurs(3), les communautés religieuses sont comme des systèmes écologiques destinés à porter de curieuses formes de vie. Une espèce rare de grenouille aura besoin de son propre écosystème pour s'épanouir et parcourir son hasardeux chemin de l'oeuf au têtard jusqu'à la grenouille. Si la grenouille est menacée d'extinction, il faut construire un environnement lui offrant sa nourriture, et les étangs et le climat dans lesquels elle puisse prospérer. La vie dominicaine requiert elle aussi son propre écosystème, si nous voulons la vivre pleinement et prêcher une parole de vie. Il ne suffit pas d'en parler; nous devons planifier activement et construire de tels écosystèmes dominicains.
C'est en premier lieu la responsabilité de chaque communauté. C'est aux frères et aux soeurs qui vivent ensemble de créer des communautés dans lesquelles nous ne nous contentions pas de survivre mais puissions nous épanouir, nous offrant mutuellement "le pain de vie et l'eau du ciel". Tel est le sens fondamental du "projet communautaire" proposé par les trois derniers chapitres généraux. Cela ne se réalisera que si nous osons parler ensemble de ce qui nous touche le plus profondément comme êtres humains et comme dominicains. Mon espoir est que cette lettre à l'Ordre ouvrira la discussion sur certains aspects de notre vie dominicaine. Je parle de la vie apostolique, la vie affective et la vie de prière. Ce ne sont pas trois différentes parties de la vie (vie contemplative de 7 h à 7 h 30; vie apostolique de 9 h à 17 h; vie affective?). Elles appartiennent à la plénitude de toute vie véritablement humaine et dominicaine. Nicodème demande comment l'on peut renaître. C'est aussi notre question: comment nous entraider, dans cette transformation, pour devenir des apôtres de vie?
Toutes les communautés ne seront pas capables de se renouveler et d'atteindre l'idéal envisagé par nos Constitutions et récents chapitres généraux. Les provinces devront par conséquent élaborer un plan de renouvellement progressif des communautés dans lesquelles les frères puissent s'épanouir. C'est dans ces seules communautés que les jeunes frères doivent être assignés. Ce sont elles qui porteront la semence d'avenir de la vie dominicaine. Une province qui ne prévoit pas la construction de telles communautés va mourir. Une province qui a trois communautés dans lesquelles les frères s'épanouissent dans la vie dominicaine a un avenir, avec la grâce de Dieu. Une province qui a vingt communautés dans lesquelles nous nous contentons de survivre pourrait bien n'en avoir aucun.
La vie dominicaine est en premier lieu apostolique. On pourrait facilement interpréter qu'un bon dominicain est toujours actif, engagé dans des "apostolats". Mais la vie apostolique n'est pas tant ce que nous faisons que ce que nous sommes: ceux qui sont appelés à "vivre la vie des apôtres sous la forme conçue par saint Dominique"(4). Quand Diego rencontra les délégués cisterciens envoyés pour prêcher aux Albigeois, il leur dit: "allez humblement, suivant l'exemple de notre bien-aimé Maître, enseignant et agissant, voyageant à pied sans or ni argent, en toute chose imitant la vie des apôtres"(5). Être apôtre, c'est une vie, pas un emploi.
Et la première caractéristique de cette vie apostolique est d'être un partage de la vie du Seigneur. Les apôtres sont ceux qui l'ont accompagné "tout le temps que le Seigneur Jésus a vécu au milieu de nous" (Actes 1, 21). Par lui ils furent appelés, ils marchèrent avec lui, l'écoutèrent, se reposèrent et prièrent avec lui, débattirent avec lui et par lui furent envoyés au loin. Ils partagèrent la vie de celui qui est l'Emmanuel, "Dieu avec nous". Le moment culminant de cette vie fut le partage du dernier repas, le sacrement du pain de vie. Quoique l'un d'eux partît plus tôt parce qu'il avait trop à faire.
La vie apostolique est donc pour nous bien plus que les divers apostolats que nous menons. C'est un mode de vie. Yves Congar op écrivait de la prédication que c'est une "vocation qui est la substance de ma vie et de mon être"(6). Si les exigences de l'apostolat impliquent que nous n'ayons pas le temps de prier et manger avec nos frères, de partager leurs vies, alors, tout actifs que nous puissions être, nous ne serons pas des apôtres dans le plein sens du terme. Maître Eckhart écrivait: "Les gens ne devraient pas tant se préoccuper de ce qu'ils doivent faire; ils feraient mieux de s'occuper de ce qu'ils doivent être. Si nous-mêmes et notre manière d'être sommes bons, ce que nous ferons rayonnera"(7). Dominique était un prêcheur de tout son être.
Mais cette vie apostolique nous déchire nécessairement. C'est là sa douleur et la source de sa fertilité. Car la Parole de Dieu, dont les apôtres partagent la vie, s'étend à tout ce qui est le plus éloigné de Dieu et l'embrasse. Selon Maître Eckhart, la Parole continue à ne faire qu'un avec le Père tout en se déversant de par le monde. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger. La vie de Dieu est tendue, ouverte jusqu'à faire la place pour tout ce que nous sommes; Il devient semblable à nous en toute chose sauf le péché. Il prend sur lui nos doutes et nos peurs; Il pénètre notre expérience de l'absurde, ce désert où toute signification s'est perdue.
Aussi, pour nous, vivre pleinement la vie apostolique, c'est découvrir que nous aussi sommes ouverts, déchirés. Être prêcheur, ce n'est pas seulement parler de Dieu aux gens. C'est porter au sein même de nos vies cette distance entre la vie de Dieu et ce qui en est le plus éloigné, aliéné et blessé. Nous n'avons une parole d'espérance que si nous entrevoyons de l'intérieur la souffrance et le désespoir de ceux à qui nous prêchons. Nous n'avons pas pour eux de paroles de compassion sans connaître en quelque sorte comme nôtres leurs échecs et leurs tentations. Nous n'avons pas de parole qui propose un sens à la vie des gens à moins d'avoir été touchés par leurs doutes et d'avoir entrevu l'abîme. Je pense à certains de mes frères français, qui après une journée d'enseignement théologique et de recherche, vont arpenter les trottoirs, de nuit, à la rencontre des prostituées pour écouter leurs peines et leurs souffrances, et leur offrir une parole d'espoir. Pas étonnant que depuis le début, nous, dominicains, ayons mauvaise réputation! C'est un des risques de la vocation. Giordano da Rivolto, au quatorzième siècle, disait aux gens de ne pas être trop durs avec les frères s'ils étaient un peu "crasseux". Cela fait partie de notre vocation: "À être là au milieu des gens, à regarder les choses du monde, c'est impossible qu'ils ne se salissent pas un peu. Ce sont des hommes en chair et en os comme vous, et dans la fraîcheur de la jeunesse; c'est encore une merveille qu'ils soient aussi propres. Ce n'est pas ici la place des moines!"(8).
La vie apostolique ne nous offre donc pas un "style de vie" équilibré et sain, avec de bonnes perspectives en terme de carrière. Car elle nous déséquilibre, nous renverse dans ce qui est le plus "autre". Si nous partageons la vie de la Parole de Dieu de cette manière, nous sommes creusés, ouverts tout grand, afin de faire la place et le silence nécessaires à la naissance d'une nouvelle parole, comme pour la première fois. Nous sommes des gens de foi qui ouvrons tout grand nos coeurs à ceux qui ne croient pas. Parfois, nous douterons nous-mêmes de ce que tout cela signifie. Nous sommes comme les apôtres, qui furent convoqués par le Christ et marchèrent vers Jérusalem avec lui, sachant que lui seul détenait les paroles de la vie éternelle. Et pourtant ils discutèrent qui était le plus grand, et n'avaient bien souvent aucune idée d'où ils allaient.
Aussi la vie apostolique nous invite-t-elle à vivre un tension. Nous avons promis de construire notre vie avec nos frères et soeurs dominicains. "Pour nous désormais, être humain, être nous-mêmes, c'est être l'un des frères prêcheurs, nous n'avons pas d'autre histoire"(9). Là est notre demeure et nous ne pouvons en avoir d'autre. Mais l'élan de la vie apostolique nous propulse dans des mondes différents. Il a mené nombre de nos frères dans le monde de l'industrie, le monde des usines et des syndicats. Il en conduit d'autres aux universités. Il nous entraîne dans le monde cybernétique d'Internet. Un nouveau projet des dominicains français, Jubilatio, nous emmène dans le monde des jeunes. Un projet au Bénin nous fait entrer dans le monde de l'agriculture écologique. Nous sommes présents dans le monde de l'Islam et celui du judaïsme. Cette tension peut nous déchirer, nous ouvrir tout grand, afin que la seule vie que nous ayons ne soit pas construite ou planifiée par nous, mais reçue comme un don quotidien, "pain de vie" que promettait Dominique.
Dans notre société contemporaine, cette tension se transforme facilement en simple division. Nous pouvons devenir des personnes à double vie, notre vie de dominicain dans notre communauté et la vie vécue dans nos apostolats. Ceci est dû à la manière dont le travail est perçu de nos jours. Et quand cela se produit, alors, la belle, la douloureuse, la fertile tension au coeur de la vie apostolique se brise, et nous risquons de n'être plus que des gens qui travaillent, et rentrent le soir dans un hôtel qui se trouve être religieux. Voyons pourquoi cela constitue un défi particulier que nous devons affronter aujourd'hui.
La société occidentale contemporaine fragmente la vie. La semaine est séparée du week-end, le travail des loisirs, la vie active de la retraite, du moins pour ceux qui ont la chance d'avoir un emploi. On peut être professeur d'histoire le jour, parent le soir et chrétien le dimanche. Cette fragmentation nous rend difficile de vivre des vies unifiées, formant un tout. Les dominicains ont une variété de manières de prêcher quasi infinie.
Nous sommes prêtres de paroisse et professeurs, travailleurs sociaux et aumôniers d'hôpitaux, poètes et peintres. Comment vivons-nous ces apostolats en tant que frères, membres de nos communautés, frères et soeurs consacrés? Je me souviens avoir été touché par un jeune dominicain journaliste qui me faisait part de ses difficultés à vivre dans l'univers des médias. Le jour, il vivait dans un monde, avec ses présupposés moraux, son "style de vie". Le soir, il rentrait dans sa communauté religieuse. Comment faire pour être un, frère et journaliste? Quand nous rentrons dans notre communauté le soir, comme tout le monde dans le reste de la société, nous voulons fermer la porte sur les poids de la journée. Ce que nous faisons au travail est "une autre vie".
De plus en plus, le travail est professionnalisé. Pour la prédication de l'Évangile, il nous arrive souvent de devenir des professionnels qualifiés. Il est même possible d'obtenir un diplôme de prédication ou un doctorat d'études pastorales. Aucun de ceux que Jésus appela n'avait son diplôme d'apôtre! Non qu'il y ait à redire à cette professionnalisation. Nous devons être tout aussi qualifiés et professionnels que ceux avec qui nous travaillons. Et pourtant nous devons être conscients des séductions de devenir un "professionnel". Cela apporte statut et position sociale. Cela nous situe dans une société stratifiée. Cela donne une identité et nous invite à un mode de vie. Éventuellement nous ramenons un salaire à la communauté. Comment ce docteur, ce professeur, ce pasteur, fera-t-il pour être un mendiant, un frère ou une soeur itinérant(e)? Notre profession nous enferme-t-elle dans un étroit sentier, avec une promotion pour tout horizon? Nous laisse-t-elle libres pour les exigences inattendues de nos frères et de Dieu?
Enfin, dans la société occidentale, c'est l'éthique du travail qui triomphe. C'est lui qui justifie l'existence. Le salut non par les oeuvres mais par le travail. Les chômeurs sont exclus du Royaume. Quoi que nous prêchions, ce fiévreux activisme si souvent rencontré dans l'Ordre pourrait suggérer que nous aussi, parfois, croyons pouvoir nous sauver par ce que nous faisons. Nous louons en Dominique le Praedicator Gratiae, mais si nous prêchons que le salut est un don, est-ce bien là ce que nous vivons? Vivons-nous comme ceux pour qui la vie, la plénitude de la vie, est un don? Est-ce ainsi que nous regardons nos frères? Entrons-nous en compétition pour faire voir à quel point nous sommes occupés et importants?
1.3. Le désert de l'absurde
Donc, être prêcheur, c'est voir sa vie descellée. Nous avons en quelque sorte à partager l'Exode de la Parole de Dieu, qui vient du Père embrasser tout ce qui est humain. Parfois cet Exode peut nous entraîner dans le désert, sans nulle apparence de déboucher sur la Terre Promise. Il peut nous arriver d'être comme Job qui s'assied sur le tas de fumier et proclame que son Rédempteur est vivant. Sinon que parfois nous nous asseyons seulement sur le tas de fumier. Si nous nous laissons entamer par les doutes et les croyances de nos contemporains, nous pouvons nous retrouver dans un désert au milieu duquel l'évangile n'a plus de sens. "Il a dressé sur ma route un mur infranchissable" (Job 19, 8).
La crise fondamentale de notre société est peut-être celle du sens. La violence, la corruption et la drogue sont les symptômes d'un malaise plus profond, la soif d'un sens à notre existence humaine. Pour faire de nous des prêcheurs, Dieu peut nous conduire dans ce désert. Là s'évanouissent nos vieilles certitudes, et le Dieu que nous connaissions et aimions disparaît. Il nous faut alors partager la nuit obscure de Gethsémani, quand tout semble absurde et insensé, et quand le Père se montre absent. Et pourtant, c'est seulement en nous laissant porter jusque là, où plus rien n'a aucun sens, que nous pourrons entendre la Parole de grâce que Dieu offre à notre temps. "La grâce apparaît lorsque nous traversons le désespoir pour affirmer la louange"(10).
Confrontés au vide, nous pouvons être tentés de le remplir, par des platitudes que nous croyons à demi, par des substituts du Dieu vivant. Le fondamentalisme que nous observons si souvent dans l'Église aujourd'hui est peut-être la réaction effrayée de ceux qui se sont retrouvés à l'entrée de ce désert, mais n'ont pas osé l'endurer. Le désert est un lieu de silence terrifiant, que nous essaierons peut-être de couvrir en ressortant de vieilles formules assénées avec une terrible sincérité. Mais le Seigneur nous conduit dans le désert pour nous montrer sa gloire. Aussi, dit Maître Eckhart, "Tenez bon, et ne vacillez pas devant votre vide"(11).
Comment nos communautés peuvent-elles nous soutenir dans cette vie apostolique? Comment pouvons-nous nous entraider lorsqu'un frère ou une soeur se trouve dans ce désert, où absolument plus rien n'a de sens?
Les apôtres n'ont pas postulé pour l'emploi! Nous donnons nos vies à l'Ordre pour pouvoir être envoyés en mission pour lui. Dans la plupart des communautés dominicaines existe ce rythme régulier de sortir le matin et rentrer le soir. Mais nous n'allons pas juste travailler, comme un professionnel sortant de chez lui. C'est la communauté qui nous envoie. Et "à leur retour, les apôtres lui racontèrent tout ce qu'ils avaient fait" (Luc 9, 10). Écoutons-nous ce que nos frères ont fait durant la journée, à leur retour le soir? Leur donnons-nous l'occasion de partager les défis qu'ils rencontrent dans leurs apostolats? Ils sont à l'extérieur, dans les paroisses ou les salles de classe, pour nous, de notre part, pour nous représenter. La communauté est là présente en ce frère ou cette soeur.
Comment faire pour que les prières que nous partageons matin et soir ne soient pas juste l'accomplissement commun d'une obligation, mais fassent partie du rythme d'une communauté qui envoie ses membres au dehors et les accueille à leur retour? Prions-nous pour nos frères et avec eux dans leurs apostolats? Dans le cas contraire, comment dire notre communauté "apostolique"? Elle peut n'être plus qu'un hôtel.
Le chapitre général de Caleruega a fourni d'excellentes et très claires suggestions sur la manière dont les communautés peuvent planifier et évaluer leur mission commune, afin que les frères progressent dans un véritable sentiment de collaboration. Je demande fortement à toutes les communautés de mettre en oeuvre ces recommandations (n. 44).
Pour la plupart d'entre nous, en particulier ceux qui entrent dans l'Ordre aujourd'hui, il ne suffit pas simplement de réciter les psaumes ensemble. Nous avons besoin de partager la foi qui nous a amenés dans l'Ordre et nous soutient maintenant. C'est là le fondement de notre fraternité. Peut-être ne réussirons-nous à faire que de timides tentatives, mais même dans ce cas, nous pouvons offrir à nos frères et soeurs "le pain de vie et l'eau du ciel". Les chapitres généraux recommandent fréquemment qu'il soit prêché à l'occasion de chaque liturgie publique. La raison n'en est pas simplement que nous sommes l'Ordre des Prêcheurs, mais aussi que nous puissions partager notre foi.
Nous devons aussi pouvoir partager nos doutes. C'est plus encore quand un frère entre dans ce désert où plus rien n'a de sens que nous devons le laisser parler. Nous devons respecter son combat et ne jamais l'humilier. Qu'un frère ose partager ces moments de ténèbres et d'incompréhension, si nous osons l'écouter, et cela peut devenir le don le plus immense qu'il nous offrira jamais. Le Seigneur conduit parfois un frère dans l'obscure nuit de Gethsémani. Irons-nous dormir tandis qu'il lutte? Rien ne lie plus étroitement une communauté qu'un combat pour atteindre ensemble la foi. Que cela se passe dans une faculté de théologie ou un pauvre barrio d'Amérique Latine. En luttant ensemble pour donner du sens à qui nous sommes, et au fait que nous soyons appelés à la lumière de l'évangile, nous serons assurément surpris par ce Dieu toujours nouveau et inattendu. Nous pourrions même avoir la surprise de nous rencontrer et nous découvrir les uns les autres, comme pour la première fois.
"En ceci consiste l'amour: ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés. Bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres" (1 Jn 4, 10 et suivant).
La vie apostolique tout entière est un partage de cet amour rédempteur de Dieu pour l'humanité. Si tel n'est pas le cas, notre prédication devient, au mieux, un emploi, et au pire, un exercice de manipulation des autres, la propagation d'une idéologie. Peut-être les églises sont-elles vides dans certains pays parce que la prédication de l'évangile est considérée comme un exercice de contrôle plus que comme l'expression de l'amour illimité de Dieu. Aussi devenir vivant, vivant en abondance, en prêcheurs, signifie découvrir comment bien aimer. "Ma vocation, c'est l'Amour"(12).
Mais on peut retourner l'idée: pour nous, dominicains, apprendre à aimer ne peut aller sans être gagnés par le mystère de la rédemption de l'humanité par Dieu. Voilà notre école de l'amour. Actuellement, les formateurs religieux du monde entier commencent à affronter la question de l'"affectivité" -un mot que je n'aime pas. Comment former ceux qui entreront dans l'Ordre de sorte qu'ils sachent aimer bien et complètement, en religieux chastes? La plupart d'entre nous n'ont eu aucune formation, ou très peu, pour faire face à nos émotions, notre sexualité, notre soif d'aimer et d'être aimés. Je ne me souviens pas avoir jamais reçu la moindre formation dans ce domaine. Il semblait acquis, ou peut-être l'espérait-on nerveusement, qu'une bonne course à pied et une douche froide résoudrait le "problème". Hélas, je ne peux pas courir et je déteste les douches froides!
Dans cette lettre, je ne discuterai pas de problèmes touchant spécifiquement à la formation et l'affectivité, car j'espère qu'une lettre à l'Ordre abordera prochainement le thème de la formation. Je dirai juste ceci. Il ne suffit pas d'espérer que tout se passera bien si nous recrutons de jeunes hommes et femmes équilibrés, libres de tout désordre émotionnel apparent. Est-ce que des gens équilibrés donneraient leur vie pour leurs amis? Est-ce qu'ils laisseraient les quatre-vingt-dix-neuf brebis pour aller chercher celle qui s'est égarée? Est-ce qu'ils iraient boire et manger avec des prostituées et des pécheurs? J'ai bien peur qu'ils ne soient trop raisonnables. Commentant l'évangile selon saint Jean, saint Augustin écrivait "Montre moi quelqu'un qui aime, car il comprend ce que je dis".(13) Seuls ceux qui sont capables d'amour pourront comprendre la passion de la vie apostolique. Si nous ne nous laissons pas emporter par la vague de cet immense amour, toutes nos tentatives pour être chastes pourraient bien se terminer en exercices de contrôle. Nous pouvons y réussir, mais au risque de faire grand tort à nous-mêmes. Nous pouvons échouer, au risque de causer de terribles torts à autrui. Aussi, à moins que notre élan apostolique et notre capacité d'amour ne s'intègrent profondément, ils deviennent une affaire de contrôle, soit des autres soit de nous-mêmes. Jésus, lui, a abandonné tout contrôle sur sa vie, et l'a placée entre nos mains.
Fr. Timothy Radcliffe op - La diminution