Fr. Timothy Radcliffe op - 2.1. En ceci consiste l'amour
Aimer l'humanité peut être tout à fait admirable, mais peut paraître un substitut pâle et abstrait de cet amour profond et personnel dont nous avons parfois une telle soif. Est-ce vraiment suffisant? Et nous pouvons ressentir ceci d'autant plus fort dans la société contemporaine pour laquelle le modèle d'amour dominant est l'amour sexuel passionné entre un homme et une femme. Lorsque nous éprouvons cette nécessité puissante, pouvons-nous nous satisfaire de l'amour de l'humanité?
Cet amour passionné des époux est bien de fait un besoin humain profond, et j'en dirai quelques mots plus loin. Il peut aussi être une image de notre relation à Dieu, par exemple dans les commentaires médiévaux du Cantique des Cantiques. Mais il existe une autre tradition complémentaire, peut-être plus typiquement dominicaine. Elle se situe au coeur de l'évangile de Jean. "Nul n'a plus grand amour que celui-ci: donner sa vie pour ses amis". Ainsi, voilà à quoi ressemble le mystère de l'amour, on donne sa vie pour ses amis. Nous trouvons là un amour profondément passionné, dans les relations de Jésus avec les disciples, avec les prostituées et les publicains, les malades et les lépreux, et même avec les Pharisiens. Cette passion est consommée dans la passion menant au Golgotha. N'est-ce pas aussi passionné que n'importe quelle histoire d'amour?
Notre société trouvera peut-être notre manière d'aimer incompréhensible, puisque nous avons apparemment rejeté l'expérience typique de l'amour, l'union sexuelle avec une autre personne. Nous-mêmes, peut-être ressentirons-nous parfois que nous avons manqué "la grande expérience", et que nous n'avons pas vécu. Mais saint Thomas d'Aquin nous a enseigné qu'au coeur de la vie du Dieu qui est amour se trouve l'amitié, l'ineffable amitié du Père et du Fils, qui est l'Esprit. Pour nous, vivre, devenir ineffablement vivants, c'est trouver notre demeure dans cette amitié et en être transformés. Elle se répandra sur tout ce que nous faisons et tout ce que nous sommes. Comme l'a écrit Don Goergen op, "Le célibat ne rend aucun témoignage. Mais les célibataires, si"(14). Nous rendons témoignage au Royaume si l'on nous voit comme des gens dont la chasteté les rend libres de vivre.
Nos communautés doivent être des écoles d'amitié. Mourant, saint Hyacinthe répéta les mots de saint Dominique aux frères: "Ayez la bonté et la douceur (dulcedo) du coeur; Gardez l'amour de Dieu et la charité fraternelle"(15). Sommes-nous toujours assez bons et doux de coeur les uns envers les autres? Dans la vie religieuse, on voit souvent une peur de l'amitié, mais peut-être est-elle moins présente dans la tradition dominicaine. Dès le commencement, ont existé des amitiés profondes et pleines d'amour: celle de Dominique pour ses frères et soeurs; celle de Jourdain de Saxe pour sa bien-aimée Diane et pour Henri; celle de Catherine de Sienne et Raymond de Capoue. Je me souviens d'un vieux dominicain disant lors d'un chapitre, quand j'étais jeune: "Je n'ai rien contre les amitiés particulières; c'est aux inimitiés particulières que je m'oppose!" Cette amitié n'est jamais exclusive, mais profondément transformatrice, nous libérant douloureusement et lentement de tout ce qui est dominateur ou possessif, de tout ce qui est condescendant ou méprisant. S'il est partage de la vie de la Trinité, cet amour élèvera l'autre à égalité et le libérera. Comme Bede Jarrett op, provincial d'Angleterre, l'a écrit en 1932, "Ô Chère amitié, quel don de Dieu! N'en dites pas de mal. Au contraire, louez son Créateur et Modèle, la Bienheureuse Trinité"(16). Si cette amitié est véritablement celle de Dieu, alors elle nous propulsera dans la mission de prédication de la bonne nouvelle.
L'aboutissement de notre amour sera une dépossession. Ceux que nous aimons, nous devons les laisser partir; nous devons les laisser être. Mon amour donne-t-il à ceux que j'aime la liberté de faire leur propre vie, et me laisse-t-il libre pour la mission de l'Ordre? Mon amour pour cette femme, par exemple, l'aide-t-il à croître en amour pour son mari, ou bien suis-je en train de lier sa vie à la mienne et de la rendre dépendante? Cette douloureuse mais libératrice dépossession nous invite à passer au second plan dans la vie de ceux que nous aimons. Nous devons nous apercevoir que nous disparaissons du centre de leur vie, de sorte qu'ils puissent nous oublier et être libres, libres pour quelqu'un d'autre, libres pour Dieu. C'est la chose la plus difficile de toutes, mais je crois fermement qu'elle peut nous donner plus de joie que nous ne saurions le dire ou l'imaginer. C'est lorsque nos flancs sont grands-ouverts que peut jaillir l'eau vive.
L'un des magnifiques exemples de notre tradition dominicaine est certainement celui de l'amour entre le bienheureux Jourdain de Saxe, successeur de Dominique comme Maître de l'Ordre, et la moniale dominicaine, bienheureuse Diane d'Andalò. Il est évident qu'ils s'aimaient profondément l'un l'autre. Combien de Maîtres de l'Ordre ont écrit avec une telle ouverture de coeur à une femme? "Ne suis-je pas à vous, ne suis-je pas avec vous: à vous dans le travail, à vous dans le repos; à vous lorsque je suis avec vous, à vous lorsque je suis au loin?"(17) Et il est clair qu'elle lui a beaucoup appris sur comment aimer. Mais dans ses lettres, Jourdain la "donne" toujours au Seigneur. Il est l'ami du marié, dont le rôle est d'accompagner la mariée à son époux: "Pensez à Lui". "Ce qui vous manque parce que je ne puis être auprès de vous, compensez-le par la compagnie d'un meilleur ami, votre époux Jésus Christ, que vous avez auprès de vous plus constamment, en esprit et en vérité, et qui vous parle plus doucement et pour de bien meilleurs fruits que ne le fait Jourdain"(18).
Nous devons même, en un certain sens, être dépossédés de nos propres familles. Nous allons, à juste titre, continuer à les aimer et être heureux de leur amour pour nous, mais une fois faite notre profession dans l'Ordre, nous devrons être libres d'aller là où la mission de l'Ordre nous requiert, même si c'est loin de nos foyers familiaux. Cela fait partie de notre pauvreté. Désormais, notre première appartenance est l'Ordre et la prédication de l'évangile.
C'est une idée magnifique, mais qui peut sembler lointaine et inaccessible. Dans notre combat avec le désir sexuel, avec les fantasmes et les désirs de possession, cette amitié désintéressée peut paraître hors de notre portée. Les médias nous assurent chaque jour que cet idéal est "irréaliste". Mais Dieu ne transforme pas l'humanité en nous invitant à grimper péniblement jusqu'au paradis. La vie divine vient à nous là où nous sommes, chair et sang. Jésus commande à Zachée de descendre de l'arbre pour le rejoindre sur le sol. La Parole se fait corps, prend sur elle nos désirs, notre passion, notre sexualité. Pour rencontre le Seigneur et être guéri, nous devons nous aussi nous incarner, dans les corps que nous sommes, avec toutes nos passions, avec nos blessures et nos appétits.
Nous partons de qui nous sommes et ce que nous sommes. Quand on nous revêt de l'habit, nous apportons à l'Ordre cette personne, fruit d'une histoire et porteuse de ses blessures. C'est elle que le Seigneur a appelée, et pas quelque être humain idéal. Nous venons avec les cicatrices de l'expérience passée, peut-être avec les souvenirs encore à vif d'échecs amoureux, d'abus subis, d'expériences sexuelles. Nos familles nous ont enseigné à aimer; elles nous ont parfois aussi infligé des blessures qui prendront longtemps à guérir. Grandir dans cet amour semblable à celui du Christ prend du temps, et ce temps nous est donné. C'est un don et Dieu offre toujours ses dons dans la durée. Il a mis des siècles à former son peuple, préparer la voie pour la naissance de son Fils. Dieu nous donne vie, patiemment, pas en un instant. Si nous acceptons ses dons, nous devons accepter la manière dont Dieu donne, "je ne vous donne pas comme le monde donne" (Jn 14, 27). Accepter ce don du temps est peut-être tout particulièrement important pour notre société, dans laquelle l'adolescence est prolongée, et où ce n'est que tardivement que la plupart d'entre nous arrivent à la maturité. Nous devons partir de nos désirs, de nos appétits, de notre corps. Nous ne sommes ni des anges ni des bêtes, mais faits de chair, de sang et d'esprit, destinés au Royaume. Mais, comme l'a dit Pascal, si nous commettons l'erreur de penser que nous sommes des anges, c'est alors que nous deviendrons des bêtes.
"J'ôterai de votre chair le coeur de pierre et je vous donnerai un coeur de chair" (Ézéchiel 36, 26). Pour que nos coeurs deviennent de chair, nous devons laisser transformer nos désirs.
Quels sont les désirs qui modèlent notre coeur, et que nous dissimulons aux autres, peut-être même à nous-mêmes? "Aucun de nous n'est à lui-même si transparent qu'il sache parfaitement ce qui lui tient vraiment à coeur"(19). Tant que nous ne regarderons pas carrément nos désirs en face et n'apprendrons pas à bien désirer, nous serons donc sujets à leur contrôle et par conséquent prisonniers d'eux. C'est particulièrement difficile dans une société toute dévouée à la culture du désir. Notre société ne meurt pas de faim mais d'un excès de désir. La moindre publicité nous encourage à désirer plus, sans cesse, infiniment. Le monde se consume d'un désir immodéré, vorace, qui pourrait bien nous consommer tous. Un désir sexuel effréné est juste symptomatique de la manière dont on nous apprend à considérer le monde comme bon à être pris et consommé.
En premier lieu, cet amour qu'est l'amitié nous invite à voir les autres sans en rechercher la possession. Nous sommes heureux avec eux sans viser à la propriété. Il est difficile d'atteindre à cette liberté de coeur en restant captivé par la culture de marché, dans laquelle tout est là pour être acheté et utilisé, même les autres personnes. Aussi la véritable amitié nous demande-t-elle de rompre avec la culture dominante de notre temps. Nous devons apprendre à regarder avec clarté, avec des yeux qui ne dévorent pas les autres ni le monde. Saint Thomas écrivait: "ubi amor, ibi oculus. Où il y a l'amour, il y a l'oeil"(20). Il dit que quand nous convoitons, nous regardons l'autre comme le lion regarde le cerf, comme un repas à dévorer. L'amour est par conséquent inséparable d'une vraie pauvreté de coeur. Comme le demandait William Blake, "Se peut-il que soit Amour, ce qui boit l'autre comme une éponge boit l'eau?"(21)
Aussi la guérison du désir nécessite une manière différente de regarder le monde, une véritable pauvreté. Et quelle sorte de sens la chasteté pourrait-elle bien signifier si nous demeurions tout aussi "acquéreurs" dans les autres domaines? Comme l'a écrit Don Goergen op, "Si je prends part à la société de consommation, défends le capitalisme, tolère le machisme, crois que la société occidentale est supérieure aux autres, et suis abstinent sexuellement, je témoigne simplement en faveur de ce que nous soutenons: le capitalisme, le sexisme, l'arrogance occidentale, et l'abstinence sexuelle. Cette dernière ne saurait guère être profondément significative et l'on comprend bien qu'elle soit mise en cause"(22).
Nous avons aussi besoin d'envisager clairement la sexualité et de nous affranchir de la mythologie sexuelle de la société contemporaine. Nous devons démythifier la sexualité. D'un côté, une relation sexuelle est généralement considérée comme le point culminant de tous nos appétits de communion et la seule échappatoire à la solitude. On l'a appelée le dernier sacrement de transcendance restant, le seul signe que nous existons pour quelqu'un d'autre, ou même que nous existons tout court. Ne pas avoir de relation sexuelle est par conséquent être à moitié mort. D'un autre côté, la sexualité est banalisée. Une dame anglaise déclarait récemment que ce n'est pas plus important que de prendre une tasse de thé. C'est cette association de la déification de la sexualité et de sa banalisation qui rend le célibat si dur à supporter. On nous dit à la fois que c'est indispensable, et que c'est à faire sans devoir y songer un instant. La rééducation de nos coeurs humains exige que nous considérions clairement la sexualité. Elle est bien en effet un magnifique sacrement de communion avec une autre personne, le don de soi-même, et elle ne peut donc en aucun cas être banalisée. Mais il y a d'autres moyens d'aimer pleinement et complètement, aussi son absence ne nous condamne-t-elle pas à l'isolement et la solitude.
Enfin, face aux insatiables désirs du marché, nous sommes invités non pas à la répression, mais à une soif bien plus grande. Nous sommes des gens passionnés, et tuer toute passion serait nous rabougrir et dessécher notre humanité. Cela ferait de nous des prêcheurs de mort. Au contraire, nous devons être libérés en des désirs plus profonds, désirs de la bonté illimitée de Dieu. Comme le dit Oshida, dominicain japonais, nous implorons Dieu de se faire irrésistible. Si nos désirs font fausse route, ce n'est pas que nous demandions trop, mais parce que nous nous sommes contentés de trop peu, de satisfactions trop minuscules. "L'idéal pour nous est de ne pas contrôler du tout nos appétits, mais de leur lâcher totalement la bride dans le sillage d'un appétit de Dieu incontrôlé"(23). Les publicités qui bordent nos routes nous invitent à combattre les uns contre les autres et nous piétiner mutuellement dans une compétition pour satisfaire nos désirs sans fin; notre Dieu offre la satisfaction d'un désir infini, libre et offert. Désirons plus profondément.
Cette transformation du désir impliquera sans doute quelque ascèse. C'est une conclusion à laquelle j'ai longtemps résisté! Dominique est sûrement parvenu à sa liberté, sa spontanéité, sa légèreté de coeur, en partie parce qu'il était modéré, mangeait et buvait peu. Il festoyait avec ses frères mais il jeûnait aussi. Il existe une ascèse qui n'est pas un rejet manichéen du monde de Dieu, mais nous enseigne à trouver en elle un plaisir juste. "Il s'agit de renoncer, non pas au désir lui-même -ce qui serait inhumain-, mais à sa violence. Il s'agit de mourir à la violence du plaisir, à sa toute-puissance"(24). La mesure modère nos appétits face aux besoins réels de notre corps, et nous sauve ainsi des illusions du fantasme et de la tyrannie du désir.
Je ne peux avoir une relation mature à ma sexualité tant que je n'ai pas appris à accepter les corps humains, le mien et celui des autres, et même à en être heureux. C'est là le corps que j'ai, et que je suis, qui devient vieux, gros, qui perd ses cheveux, évidemment mortel. Je dois me sentir à l'aise avec le corps des autres, les beaux comme les laids, les malades comme les bien portants, les vieux comme les jeunes, les hommes comme les femmes. Saint Dominique fonda l'Ordre pour sauver les gens de la tragédie d'une religion dualiste qui condamnait comme mauvais ce monde de la création. Au coeur de notre tradition se trouve dès les origines une appréciation de la corporalité. C'est là que Dieu vient à notre rencontre pour nous racheter, se faisant être humain, comme nous, chair et sang. Le sacrement central de notre foi est le partage de son corps; notre espérance finale est la résurrection des corps. Le voeu de chasteté n'est pas une fuite hors de notre existence corporelle. Si Dieu s'est fait chair et sang, et bien nous pouvons oser le faire également.
Nous découvrons ce que signifie pour nous être un corps dans cet apogée de la vie de Jésus, lorsqu'il nous donne son corps: "ceci est mon corps donné pour vous". Nous voyons là que le corps n'est pas simplement un morceau de viande, un sac de muscles, de sang et de graisse. L'Eucharistie nous montre la vocation de nos corps humains: nous en faire don mutuellement, la possibilité de la communion.
L'immense souffrance du célibat est que nous renonçons à un moment d'intense corporalité, où les corps se donnent mutuellement sans réserve. C'est là que l'on peut voir le corps dans son identité profonde, non pas comme un morceau de viande mais comme le sacrement de présence. Cet acte sexuel exprime notre désir profond de partager nos vies, et lui donne chair et sang. C'est pourquoi il est un sacrement de l'unité du Christ avec l'Église. Nous aussi, religieux, pouvons à notre manière rendre le Christ présent dans notre corporalité. Le prêcheur exprime la Parole, non seulement par ses mots, mais en tout ce qu'il ou elle est. La compassion de Dieu vise à devenir chair et sang en nous, dans notre tendresse, jusque dans nos visages.
Dans l'Ancien Testament, on trouve souvent la prière que le visage de Dieu rayonne sur nous. Cette prière a en fin de compte reçu sa réponse sous la forme d'un visage humain, le visage du Christ. Il regarde le jeune homme riche, il l'aime et lui demande de le suivre; il regarde Pierre dans la cour après son reniement; il regarde Marie Madeleine dans le jardin et l'appelle par son nom. En tant que prêcheurs, chair et sang, nous pouvons donner corps à ce regard de compassion de Dieu. Notre corporalité n'est pas exclue de notre vocation. "Et l'homme qui est à la fois un prêcheur et un frère peut apprendre, douloureusement et probablement par à-coups, ce que signifie être un visage pour Dieu, précisément en ayant un visage humain, un visage qui peut sourire et rire et pleurer et montrer son ennui... C'est dans toute notre unicité et notre individualité, éternellement valables et désirées par Dieu, que nous sommes aussi la révélation, la manifestation, l'expression de Celui qui est La Parole sortie de toute éternité du silence de Dieu"(25).
La véritable pureté de coeur ne consiste pas à s'être libéré de toute contamination par ce monde. Il s'agit bien plus d'être pleinement présent à ce que nous faisons et ce que nous sommes, d'avoir un visage et un corps qui nous expriment, au-delà de la tromperie et duplicité. Les coeurs purs ne se dissimulent pas derrière leur visage, guettant avec méfiance. Leurs visages sont transparents, sans défense, dans la nudité et la vulnérabilité du Christ. Ils ont sa liberté et sa spontanéité. "Seul un coeur pur peut rire en une liberté qui crée la liberté chez les autres"(26).
Ce qui me manque plus que tout peut-être, c'est de ne pas avoir eu d'enfants. Et si je le ressens ainsi, en tant qu'homme, que signifiera pour une femme n'avoir pas donné naissance? C'est là un désir fondamental que nous devons reconnaître. Mais si notre vie apostolique est emportée dans le fertile amour de Dieu pour l'humanité, alors, nous serons féconds. Maître Eckhart dit que l'amour de Dieu en nous est vert et fertile. Dieu est en nous "toujours verdoyant et fleurissant dans toute la joie et toute la gloire qu'il est en lui-même"(27). "Le but primordial de Dieu est de donner naissance. Il n'est satisfait que lorsqu'il a engendré son Fils en nous. Et l'âme non plus ne saurait être satisfaite tant que le Fils n'est pas né en elle"(28).
Il appartient à notre amour des frères et soeurs de pouvoir les aider à être féconds. La vie apostolique n'est pas une simple question d'acharnement au travail. Si nos apostolats sont vivants de l'abondance de la vie même de Dieu, c'est alors que nous partagerons sa créativité.
Mais être parents, c'est passer par la joie et la douleur de laisser partir nos enfants. L'état de parent atteint son accomplissement en donnant aux enfants leur liberté et en les laissant construire des vies différentes de ce que nous avions espéré pour eux. Nous aussi devons laisser partir ce que nous avons fait naître. Nous savons avoir été réellement féconds lorsque les projets que nous avions lancés, et pour lesquels nous avons donné notre vie, partent dans des directions nouvelles et sont aux mains d'autres personnes. C'est dur, mais la générosité des parents est de donner la liberté à leurs enfants.
Si nous laissons cet amour qu'est Dieu nous toucher, nous prendrons lentement vie. Il pourrait sembler plus sûr de rester morts, invulnérables, intouchables. Mais en est-il bien ainsi? "La nature abhorre le vide. Des choses terribles peuvent arriver à un homme au coeur vide. En dernier ressort, mieux vaut courir le risque d'un scandale de temps en temps que d'avoir un monastère -un choeur, un réfectoire, une salle de récréation- pleins de morts. Notre Seigneur n'a pas dit 'Moi, je suis venu pour qu'ils aient la sécurité et qu'ils l'aient en abondance'. Certains d'entre nous donneraient absolument n'importe quoi pour se sentir en sécurité, sûrs de leur vie dans ce monde comme dans le prochain, mais nous ne pouvons pas avoir les deux: la sécurité ou la vie, il faut choisir"(29). Si nous choisissons la vie, nous aurons besoin de communautés qui nous soutiennent dans notre venue à la vie, qui nous aident à grandir dans un amour véritablement saint, un partage des flots ruisselants de la Parole de Dieu.
Par-dessus tout, nous devons nous offrir réciproquement espérance et miséricorde. Souvent, nous sommes amenés à l'Ordre par notre admiration des frères. Nous espérons leur devenir semblables. Bien vite, nous découvrons qu'ils sont en fait exactement comme nous, fragiles, pécheurs et égoïstes. Ce moment peut être une profonde désillusion. Je me souviens d'un novice qui se plaignait de cette triste découverte. Le maître des novices lui répondit: "Je me réjouis d'apprendre que tu ne nous admires plus. Maintenant, nous avons peut-être un chance que tu commences à nous aimer". Le mystère rédempteur de l'amour de Dieu ne se manifeste pas dans une communauté de héros spirituels, mais dans une communauté de frères et de soeurs qui s'encouragent mutuellement au long du voyage vers le Royaume, avec espérance et miséricorde. Le Seigneur ressuscité apparaît au sein d'une communauté d'hommes timides et sans force. Si nous voulons le rencontrer, nous devons oser être là avec eux. Jourdain de Saxe écrivait aux frères de Paris, qui étaient, c'est clair, tout à fait comme nous: "Cela ne peut pas être, que Jésus apparaisse à ceux qui se sont coupés de l'unité de la fraternité: Thomas, pour n'avoir pas été avec les autres disciples quand vint Jésus, se vit refuser de le voir: et vous iriez vous penser plus saints que Thomas?"(30)
Par-dessus tout, nous aurons besoin de nos communautés si nous échouons en amour. Nous échouerons par exemple parce que nous entrons dans une période de stérilité où nous nous sentons incapables du moindre amour, où nos coeurs de chair ont été remplacés par des coeurs de pierre. Alors, nous aurons besoin de nos frères et soeurs pour croire à notre place que:
"Enfouie au fin fond
de soi -qu'importe
un passé de trahison
ou combien perverti-enfouie
au fin fond de soi
la semence de l'amour demeure"(31).
Nos communautés doivent être des lieux dans lesquels il n'y a pas d'accusation, "puisqu'on a jeté bas l'accusateur de nos frères" (Ap 12, 10). Il peut nous arriver de pécher et sentir que nous avons anéanti notre vocation, que nous devons quitter l'Ordre honteusement. C'est alors que nos frères et soeurs devront croire pour nous en la miséricorde de Dieu quand nous trouverons peut-être dur d'y croire nous-mêmes. Si Dieu peut faire fleurir l'arbre mort de Golgotha, il peut tirer des fruits de mes fautes. Nous aurons peut-être besoin de nos frères pour croire, quand nous en serons incapables, qu'un échec n'est pas la fin de tout, mais que Dieu, dans son infinie fertilité, peut en faire une étape sur le chemin de la sainteté. Même nos péchés peuvent participer de nos maladroites tentatives pour aimer. Toutes ces années d'aventures sexuelles d'Augustin firent peut-être partie de sa quête de celui qui fut le bien-aimé, et cette chasteté ne fut pas la fin de son désir mais sa consommation.
C'est là que les différences culturelles sont le plus clairement visibles. Il nous faut beaucoup de délicatesse pour éviter de scandaliser ou de blesser nos frères et soeurs. Dans certaines cultures, admettre à la vie religieuse des personnes d'orientation homosexuelle est de fait impensable. Chez d'autres, c'est accepté sans problème. Tout ce qui s'écrit sur le sujet est probablement examiné à la loupe pour savoir si l'on est "pour" ou "contre" l'homosexualité. Ce n'est pas la bonne question. Ce n'est pas à nous de dire à Dieu qui appeler ou non à la vie religieuse. Le chapitre général de Caleruega a affirmé que les mêmes exigences de chasteté s'appliquent à tous les frères quelque soit leur orientation sexuelle, et par conséquent personne ne peut être exclu sur cette base. Cette question a été fort débattue à Caleruega et je suis sûr que cela va continuer.
Comment nos communautés peuvent-elles aider et soutenir les frères confrontés à la question de leur orientation sexuelle? Nous devons tout d'abord reconnaître qu'elle touche profondément le sentiment intime de qui nous sommes. C'est par conséquent une question délicate et importante pour de nombreux jeunes qui entrent dans l'Ordre, pour deux raisons. Premièrement, il y a souvent une profonde soif d'identité. Pour nombre de jeunes, la question primordiale est: "Qui suis-je?" Deuxièmement, en raison de l'adolescence prolongée qui caractérise de nombreuses cultures aujourd'hui, la question de l'orientation sexuelle n'est souvent résolue que fort tard. Nous recevons parfois des demandes de dispenses de frères qui n'ont réalisé que tardivement dans la vie qu'ils sont au fond hétérosexuels et peuvent donc se marier.
Quand un frère parvient à la conclusion qu'il est homosexuel, il est important qu'il sache qu'il est accepté et aimé tel qu'il est. Il vit peut-être dans la terreur d'être rejeté et accusé. Mais cette acceptation est du pain pour son voyage à la découverte d'une identité plus profonde, celle d'enfant de Dieu. Car aucun de nous, hétérosexuel ou homosexuel, ne trouve son identité la plus profonde dans son orientation sexuelle. Qui nous sommes au fin fond, nous le découvrons dans le Christ. "Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est" (1 Jn 3, 2). Par nos voeux, nous nous engageons à suivre le Christ, et à découvrir notre identité en lui. Cela fait partie de notre pauvreté que d'être entraînés au-delà de ces petites identités. "À la racine de tous les autres désirs possessifs, réside le désir -en fin de compte possessif- d'être un "moi": le désir de trouver en mon coeur non pas cet innommable abîme dans lequel, comme dans le vide, le Dieu sans nom est inévitablement submergé, mais une identité que je puisse posséder, une identité définie par la possession que j'en ai"(32). Tout frère qui placerait son orientation sexuelle au coeur de son identité publique se tromperait sur son identité la plus profonde. Il s'arrêterait sur le bord de la route alors qu'il est appelé à marcher jusqu'à Jérusalem. Ce qui est fondamental, c'est que nous puissions aimer, et soyons donc des enfants de Dieu, et non vers qui nous sommes attirés sexuellement. Mais cela ne concerne pas seulement un sentiment personnel d'identité individuelle. Nous avons une identité réciproque de frères et de soeurs. Nous sommes responsables des conséquences sur nos frères de notre manière de nous présenter, en particulier dans un domaine aussi sensible que celui de l'orientation sexuelle.
Aussi chaque frère doit-il être accepté tel qu'il est. Mais l'émergence, à l'intérieur d'une communauté, de sous-groupes basés sur l'orientation sexuelle serait un puissant facteur de division. C'est une menace pour l'unité de la communauté; cela peut rendre plus difficile aux frères de pratiquer la chasteté à laquelle nous sommes voués. Cela peut pousser les frères à penser à eux-mêmes d'une manière qui n'est pas centrale à leur vocation de prêcheurs du Royaume, et dont ils découvriraient peut-être en fin de compte qu'elle est fausse.
Quelque suprême que nous présentions la révélation par l'amitié de cet amour qui est la vie de Dieu, malgré tout, nous pouvons tomber amoureux, et il arrive que ce soit l'une des expériences les plus significatives de notre existence. Une des premières questions que l'on m'ait posées en public après mon élection comme Maître de l'Ordre, durant la réunion d'une grande foule d'étudiants dominicains des Philippines, fut la suivante: "Timothy, es-tu déjà tombé amoureux?" Et la seconde question fut: "C'était avant ou après ton entrée dans l'Ordre?" Si cela arrive, nous aurons alors vraiment besoin du soutien et de l'amour de notre communauté.
Pour un frère ou une soeur qui a fait profession de sa vie dans l'Ordre, tomber amoureux est quasiment à coup sûr un moment de crise. Mais, comme Jean-Jacques Pérennès op ne manque pas de nous le rappeler au conseil généralice, une crise est un moment d'opportunité. Elle peut être féconde. Toute expérience d'amour peut être une rencontre avec le Dieu qui est amour. Tomber amoureux peut être le moment où se déchire notre égocentrisme et nous découvrons que nous ne sommes pas le centre du monde. Cela peut démolir, au moins pour un temps, ce souci de soi qui nous tue. Tomber amoureux, c'est "pour beaucoup de gens la plus extraordinaire et révélatrice expérience de leur vie, par laquelle le centre signifiant est soudain arraché au moi et l'ego rêveur se cogne à la conscience d'une réalité entièrement distincte"(33).
Après avoir passé par cette profonde expérience de "décentrement", on ne peut pas continuer simplement sa vie comme si de rien n'était. On ne peut pas faire semblant de n'avoir jamais rencontré cette personne, et de pouvoir retourner à notre ancienne vie comme si de rien n'était. Et ce peut être l'une des raisons pour lesquelles un frère qui tombe amoureux peut demander un dispense de ses voeux, car cette ancienne vie à laquelle il s'était voué est dépassée.
Alors que Thomas Merton, cistercien américain, était au sommet de sa célébrité d'auteur spirituel, il tomba amoureux fou d'une infirmière qui l'avait soigné à l'hôpital. Il écrivit dans son journal: "(j'étais) tourmenté par la réalisation progressive que nous étions amoureux et que je ne savais pas comment vivre sans elle"(34). Comme le dit Othello à la perte de sa bien-aimée Desdémone, "c'est en elle que j'ai engrangé mon coeur, en elle que je dois vivre ou ne plus supporter de vivre, elle la fontaine qui fait jaillir ma source ou l'assèche".
Dans ces moments là nous ne pouvons imaginer une vie sans la personne que nous aimons et nous devons donc prier de recevoir le don d'une vie que nous ne pouvons absolument pas imaginer, une vie qui ne peut venir que comme un don de Dieu. Sur la croix, Jésus n'attend pas de vie imaginable, mais l'inconcevable et abondante vie que le Père lui donnera. Dans ces moments-là nous ne pouvons faire notre vie. Elle doit nous être donnée.
C'est tellement difficile alors de nous laisser aller entre les mains du Père, confiants que cette mort ouvrira la voie à la résurrection. Comme jamais auparavant, nous aurons besoin de nos amis et de nos frères et de nos soeurs, qui devront peut-être croire pour nous quand nous ne pourrons pas, que dans ce désert, nous pouvons rencontrer le Seigneur de vie. Peut-être ne nous étions-nous jamais senti si vivant, si vital. Peut-être sentons-nous que cet amour est ce que nous avons attendu toute notre vie. Comment prendre le risque de le perdre? Nous pouvons devenir desséché, de mauvaise humeur et frustré! À ce moment là, nous devons croire que si nous restons fidèle à nos voeux, Dieu sera fidèle aussi. Nous recevrons la vie en abondance. Le biographe de Merton dit qu'en fin de compte, l'expérience amoureuse de Merton lui a apporté "une libération intérieure, qui lui a donné un nouveau sentiment de sûreté, l'abandon de ses précautions, de ses défenses dans sa vocation et au fin fond de lui-même"(35).
Je pourrais avoir l'air de suggérer qu'une telle expérience est quasiment une étape nécessaire sur la voie de notre développement spirituel. Tel n'est pas du tout mon propos. "Nul n'a plus grand amour que celui-ci: donner sa vie pour ses amis". Comme religieux, nous nous engageons à recevoir la plénitude de la vie dans le mystère de cette amitié dénuée de possessivité. Aussi pouvons-nous, prêtres et religieux, infliger de terribles blessures à nous-mêmes et aux autres en tombant amoureux. Les autres nous perçoivent parfois comme "sans danger" et nous-mêmes nous considérons tels. Nous pouvons facilement abuser des autres en nous livrant à une forme de "tourisme émotionnel", qui nous laisse libre de retourner à notre communauté quand les choses deviennent trop dangereuses mais en laissant éventuellement l'autre blessé, et sa confiance en l'Église, voire en Dieu, à jamais entamée.
Dans notre développement de personnes capables d'amour, nous devons parfois traverser le désert. Ce peut être parce que nous nous sentons incapables d'amour, ou parce que nous tombons amoureux, ou nous manquons à nos voeux. Si la vie apostolique nous conduit à la déroute de Gethsémani, où la vie perd toute signification, la crise en amour peut alors nous confronter à la solitude de la croix.
L'expérience de la solitude révèle sur nous-mêmes une vérité fondamentale, à savoir que seuls, nous sommes incomplets. Contrairement à la perception dominante d'une grande partie de la société occidentale, nous ne sommes pas des êtres autosuffisants, indépendants. La solitude révèle que tout seul, je ne peux pas vivre, je ne peux pas être. Je n'existe que grâce à mes relations avec les autres. Seul, je meurs. Cette solitude révèle un vide, une vacuité au coeur de ma vie. Nous pouvons être tentés de le combler par tout une série de choses, la nourriture, l'alcool, le sexe, le pouvoir ou le travail. Mais le vide demeure. L'alcool ou autre n'est qu'une soif de Dieu camouflée. Je soupçonne que nous ne pouvons pas même remplir ce vide par la présence des autres. Une pièce pleine de gens seuls ne change rien. "L'horreur de cette solitude se montre justement dans le fait que tous la partagent, nul ne peut la soulager"(36). Quand Merton tomba amoureux, il découvrit que ce qu'il recherchait n'était peut-être pas sa bien-aimée, mais une solution à ce creux au milieu de son coeur. Cette personne était "celle dont j'essayais le nom comme une formule magique pour briser l'emprise de l'affreuse solitude de mon coeur"(37).
En fin de compte, je soupçonne que cette solitude ne doit pas simplement être supportée. Elle doit être vécue comme une entrée dans la solitude du Christ à sa mort, qui porte et transforme toute la solitude humaine. "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?" Si nous le faisons, le voile du temple sera arraché à moitié et nous découvrirons le Dieu qui est au coeur de notre être, nous accordant à tout moment l'existence: "Tu autem eras interior intimo meo". "Tu es plus près de moi que moi-même"(38). Si nous prenons sur nous la croix de la solitude et marchons avec elle, il nous sera révélé que la perception moderne du moi n'est pas exacte. La plus profonde vérité de nous-mêmes est que nous ne sommes pas seuls. Au fin fond de mon être Dieu me donne abondance de vie. Sainte Catherine se décrivait dans le Dialogue comme "demeurant dans la cellule de la connaissance de soi, afin de mieux connaître la bonté de Dieu envers (elle)". La profonde connaissance de soi ne révèle pas le moi solitaire de l'ère moderne mais celui dont l'existence est inséparable du Dieu qui nous accorde la vie à chaque instant.
Si nous pouvons entrer dans ce désert et y rencontrer Dieu, nous deviendrons libres d'aimer sans possessivité, librement, sans domination ni manipulation. Nous pourrons regarder les autres non pas comme des solutions à nos besoins ou des réponses à notre solitude, mais simplement là pour se réjouir. "Aussi, tenez bon, et ne vacillez pas devant votre vide". C'est au pied de la croix, là où Jésus donna l'un à l'autre sa mère et le disciple qu'il aimait, qu'est née la communauté de l'Église.
"Je vous appelle amis, parce que tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître"
(Jean 15, 15).
Celui qui est touché par l'abondance de vie aime sans possessivité, spontanément, joyeusement. Son coeur de pierre devient un coeur de chair. Cette profonde transformation de notre humanité implique, suivant notre tradition, tout à la fois l'étude et la prière. Jourdain de Saxe nous dit qu'elles nous sont toutes deux aussi nécessaires que le boire et le manger. Par l'étude, nous remettons le coeur humain à neuf. Nous découvrons cette "illumination intellectuelle qui nous fait entrer dans l'affection de l'amour"(39). L'étude et la prière font toutes deux partie de la vie contemplative à laquelle tout dominicain est appelé. Mais les réflexions supplémentaires sur l'étude vous seront épargnées, puisque j'ai déjà écrit une lettre sur le sujet. Je vous ferai partager quelques pensées sur la prière et la plénitude de la vie.
Fr. Timothy Radcliffe op - 2.1. En ceci consiste l'amour