Fr. Timothy Radcliffe op - Parler et écouter

Être forts et faibles

Nous sommes à notre place, chez nous, lorsque nous nous découvrons plus fort que nous ne l'aurions cru, et plus faible que nous n'oserions l'admettre. Et ce ne sont pas là des qualités opposées, car elles sont signes que nous commençons à nous conformer au Christ puissant et vulnérable.

Nous sommes en premier lieu formés comme chrétiens. Dans notre tradition, cela ne signifie pas tant nous soumettre peu à peu aux commandements, pour dompter notre nature indisciplinée, que gagner en vertu. Devenir vertueux nous rend forts, simples, libres et capables de nous tenir sur nos deux pieds. Comme l'a écrit Jean-Louis Bruguès op, la vertu est un apprentissage de l'humanité: «ce passage de la virtualité à la virtuosité»(6).

Devenir frères signifie recevoir notre force les uns des autres. Nous ne sommes pas des joueurs en solo. C'est une force qui nous libère, mais les uns avec les autres, non pas les uns des autres. En premier lieu, nous devenons forts parce que nous avons confiance les uns dans les autres. À l'origine de notre tradition se trouve l'infinie confiance de Dominique dans les frères. Il faisait confiance aux frères parce qu'il avait confiance en Dieu. Comme l'écrivit Jean d'Espagne, «Il avait une telle confiance en la bonté de Dieu qu'il envoya même prêcher des hommes ignorants en leur disant: 'N'ayez crainte, le Seigneur sera avec vous et donnera force à votre bouche'»(7).

Aussi le premier devoir de votre formateur est-il de vous donner confiance. Mais telle est aussi votre responsabilité les uns envers les autres, car le plus formateur dans les études est en général ce que l'on s'apprend réciproquement. Vous avez le pouvoir de saper un frère, de miner sa confiance, de vous moquer de lui. Et vous avez le pouvoir de redonner confiance, de vous donner réciproquement des forces, de vous former mutuellement comme prêcheurs de la puissante Parole de Dieu.

Il est dit dans nos Constitutions que «La responsabilité première de la formation personnelle incombe au candidat lui-même» (LCO 156). Nous ne devrions pas être traités en enfants incapables de prendre des décisions pour eux-mêmes. Nous devenons frères, membres égaux de la communauté, quand on nous traite en adultes mûrs. Au temps de Dominique, il n'y a pas trace du traditionnel «circator» monastique, dont la tâche consistait à fouiner partout pour voir si chacun était bien en train de faire son devoir. Mais c'est là une responsabilité que nous n'exerçons pas seuls. Si nous sommes frères, nous nous entraiderons, vers la liberté de penser, de parler, de croire, de prendre des risques, de transcender la peur. Nous oserons aussi nous remettre en question les uns les autres.

À mesure que nous devenons frères, nous trouvons la force d'affronter notre faiblesse et notre fragilité. C'est d'abord ce qu'un de mes amis appelle «la sagesse des créatures»(8). C'est savoir que nous sommes créés, que notre existence est un don, que nous sommes mortels et vivons entre la naissance et la mort. Nous nous éveillons au fait que nous ne sommes pas des dieux. Nous nous tenons sur deux pieds, ces pieds sont à nous, mais nos pieds sont un don.

Nous nous apercevons aussi que nous ne sommes pas entrés dans la communion des saints, mais dans un groupe d'homme et de femmes faibles, irrésolus, et qui doivent constamment se remettre de leurs échecs. J'ai parlé ailleurs de ce moment de crise dans la formation d'un frère(9). Le héros aimé et admiré par le novice s'avère avoir des pieds d'argile. Mais il en a toujours été ainsi. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons pour sainte patronne de l'Ordre Marie Madeleine, qui selon la tradition, était une femme faible et pécheresse, mais fut appelée à être le premier prêcheur de l'Évangile.

Il y a plus de cinq cents ans, Savonarole écrivait une lettre à un novice qui était de toute évidence scandalisé par les péchés des frères. Savonarole le met en garde contre ceux qui entrent dans l'Ordre en espérant entrer tout droit au paradis. Ils ne restent jamais. «Ils veulent en effet demeurer avec les saints, à l'exclusion de tous les hommes mauvais et imparfaits. Et comme ils ne trouvent pas cela, ils abandonnent leur vocation et se laissent aller à l'errance. () Mais si tu voulais fuir tous les hommes mauvais, tu devrais quitter ce monde»(10). Cette confrontation avec la fragilité est souvent un formidable moment dans la maturation d'une vocation. C'est alors que nous découvrons que nous sommes capables de donner et recevoir la miséricorde que nous demandons lors de notre entrée dans l'Ordre. Et si nous le pouvons, c'est que nous sommes en voie de devenir frère et prêcheur.

L'une des craintes qui peuvent nous freiner devant la foi en cette miséricorde, est le souci que si jamais les frères voyaient ce que nous sommes réellement, peut-être ne voteraient-ils pas leur accord à notre profession. Nous pouvons être tentés de cacher qui nous sommes tant que nous ne serons pas entrés vraiment, sains et saufs: profès et ordonnés et invulnérables. Accepter cela serait se préparer à une formation en tromperie. La formation deviendrait un exercice de dissimulation, et quel simulacre ce serait pour un Ordre dont la devise est «Veritas»! Nous devons croire suffisamment en nos frères pour leur laisser voir qui nous sommes et ce que nous pensons. Sans cette transparence, il n'y a pas de fraternité. Cela ne signifie pas que nous devions nous lever de table pour proclamer nos péchés au réfectoire, mais nous ne pouvons créer un masque derrière lequel nous cacher. Si nous osons embrasser cette vulnérabilité, c'est que le Christ l'a fait avant nous. Elle nous prépare à prêcher une Parole digne de confiance et honnête.

La fidélité et l'amour des frères

Enfin, il y a une qualité de la fraternité assez difficile à définir, que je nommerai fidélité -pour Péguy, «le plus beaux des mots». Au coeur de notre prédication se trouve la fidélité de Dieu. Dieu nous a donné sa parole, et sa Parole est le Verbe fait chair. C'est une parole que nous pouvons croire, et qui fait de l'histoire de l'humanité une histoire qui va quelque part, au lieu d'une simple succession d'événements aléatoires. C'est la parole solide et puissante de celui qui a dit «Je suis qui je suis». C'est une fidélité que nous devons tenter d'incarner dans notre vie. Le couple marié est un sacrement de la fidélité de Dieu, irrévocablement uni à nous dans le Christ. Cela fait aussi partie de notre prédication de l'Évangile que d'être fidèles les uns aux autres.

Qu'est-ce que cela signifie? En premier lieu, c'est la fidélité à l'engagement que nous avons pris vis-à-vis de l'Ordre. Dieu nous a donné sa Parole, le Verbe fait chair, quoique cela conduisît à une mort insensée. Nous avons donné à Dieu notre parole, quoique notre promesse puisse sembler exiger de nous plus que ce que nous croyons possible. Je me souviens, lorsque j'étais provincial, avoir parlé avec un frère âgé venu me dire qu'il était en train de mourir d'un cancer. C'était un homme charmant et bon, qui avait traversé des moments difficiles et incertains dans sa vie dominicaine. Il me dit: «Apparemment, je vais réaliser mon ambition de mourir dans l'Ordre». Cette ambition peut sembler maigre, mais elle est essentielle. Il avait offert sa parole et sa vie. Il se réjouissait de n'avoir pas, malgré tout, repris son don.

En second lieu, cela signifie que notre mission commune a priorité sur mon programme personnel. J'ai mes talents, mes préférences et mes rêves, mais j'ai fait don de moi à notre commune prédication de la Bonne Nouvelle. Cette mission commune peut requérir l'acceptation momentanée de charges non désirées, comme d'être syndic, Maître des novices, ou des étudiants, ou de l'Ordre, pour le bien commun. On peut trouver qu'un bus ressemble à une salle commune. Il est plein de gens assis tous ensemble, qui parlent ou lisent, partageant un espace commun. Mais quand le trajet du bus quitte la direction de mon propre voyage, je descends et continue ma route. Vais-je considérer l'Ordre davantage comme un bus, sur lequel je ne reste que tant qu'il me porte dans la direction où je veux aller?

La fidélité implique également que je prenne position en faveur de mes frères, car leur réputation est la mienne. Dans nos Constitutions Primitives, et jusqu'à une période récente, l'un des devoirs du Maître des novices était d'enseigner à ces derniers à «soupçonner le bien»(11). L'on doit toujours donner la meilleure interprétation possible de ce que les frères ont fait ou dit. Si un frère rentre régulièrement tard la nuit, eh bien, plutôt que d'imaginer quels terribles péchés il peut avoir commis, on supposera, par exemple, qu'il est allé visiter des malades. Savonarole écrit à ce novice prompt à critiquer: «Si tu vois une chose qui te déplaît, pense qu'elle a été faite dans une bonne intention: nombreux sont les hommes intérieurement meilleurs qu'il ne paraît». C'est bien plus qu'un optimisme naïf. Cela participe de cet amour qui voit le monde avec les yeux de Dieu: qui le voit bon. Sainte Catherine de Sienne écrivit un jour à Raymond de Capoue, le confirmant dans sa confiance en l'amour qu'elle lui portait, et lorsque nous aimons quelqu'un, nous donnons la meilleure interprétation de ce qu'il fait, confiants qu'il recherche toujours notre bien: «Au-delà de l'amour général, il y a un amour particulier qui s'exprime dans la foi. Et il s'exprime de telle manière qu'il ne saurait croire ni imaginer que l'autre pût désirer autre chose que notre bien»(12).

Si l'on condamne mon frère comme mauvais ou pas très orthodoxe, la fidélité implique que je fasse tout ce qui sera en mon pouvoir pour le soutenir et donner la meilleure interprétation possible de ses idées ou de ses actes. C'est à cause de cette fidélité mutuelle que le prologue des Constitutions de 1228 fixait pour règle, à observer «de manière inviolable et immuable, à perpétuité», que l'on ne fît jamais appel hors de l'Ordre contre les décisions prises par l'Ordre. Il devrait être, par conséquent, pratiquement inimaginable qu'un frère accuse un de ses frères ou s'en dissocie publiquement.

Cette fidélité implique non seulement que je défende mon frère, mais que je l'affronte. S'il est mon frère, je dois m'intéresser à ce qu'il pense, et oser n'être pas d'accord. Je ne peux laisser ce soin aux seuls supérieurs, comme si ce n'était pas mon problème. Mais je dois parler en face, et non dans son dos. On tremble parfois, redoutant hostilité et rejet. Mais d'après mon expérience, en précisant bien que l'on parle par l'amour de la vérité et par amour de notre frère, cette démarche conduit toujours à une amitié et à une compréhension plus profondes.

Voici donc quelques uns des éléments de la formation d'un frère: se parler et s'écouter les uns les autres; apprendre à être fort et faible; gagner en fidélité réciproque. Tout ceci fait partie du plus fondamental: apprendre à aimer les frères. Avec la fermeté qui caractérise souvent notre relation à l'autre, nous pourrions, dominicains, hésiter à utiliser ce langage. Il sonne peut-être sirupeux et sentimental. C'est pourtant la base première de notre fraternité. C'est ce qu'exige de nous celui qui nous appelle: «Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés» (Jean 15, 12). C'est le commandement fondamental de notre foi. Y obéir fait de nous des chrétiens et des frères. Saint Dominique disait qu'il avait appris «davantage dans le livre de la Charité que dans les livres des hommes»(13). Cela implique qu'en fin de compte, nous considérions l'autre comme un don de Dieu. Mon frère ou ma soeur peuvent bien m'agacer, je peux bien être totalement opposé à leurs opinions, mais j'apprends à goûter leur compagnie, et je vois leur valeur.

Il y a une relation fondamentale entre l'amour et la vocation. L'amour nous a amené beaucoup d'entre vous. Jésus a regardé le jeune homme riche et l'a aimé, et il l'a appelé à le suivre, de même qu'il a regardé Marie Madeleine et l'a appelée par son nom. Étienne d'Espagne raconte ainsi qu'il alla un jour se confesser à Dominique: «il me regarda comme s'il m'aimait»(14). Plus tard ce même soir, Dominique le convoqua et le vêtit de l'habit. L'amour est, comme l'a dit Eckhart, l'hameçon du pêcheur qui attrape le poisson et ne le lâchera plus. Je dois avouer que j'ai décidé d'entrer dans l'Ordre avant d'avoir rencontré aucun dominicain, attiré par l'idéal que j'en avais lu. Peut-être est-ce aussi une bénédiction!

Il n'y a rien de sentimental dans cet amour. Il nous faut parfois y travailler, et nous efforcer de dépasser les préjugés et les différences. C'est le labeur de devenir frères. Je me souviens qu'il y avait à une époque un frère avec qui je trouvais dur de vivre. Quoique pût dire ou faire l'un de nous semblait énerver l'autre. Un soir, nous décidâmes d'aller au pub ensemble -solution typiquement anglaise. Nous avons parlé des heures, apprenant de l'autre son enfance, ses combats. Pour la première fois, j'ai pu voir à travers ses yeux et me voir tel que je devais lui apparaître. J'ai commencé à comprendre. Cela a inauguré amitié et fraternité.

«J'ai vu le Seigneur»

Marie Madeleine va trouver ses frères et leur dit «J'ai vu le Seigneur». Elle est le premier prêcheur de la résurrection. Elle est prêcheur parce qu'elle est capable d'entendre le Seigneur appeler, et de partager la bonne nouvelle de la victoire du Christ sur la mort.

Devenir prêcheur est donc bien plus qu'apprendre un certain nombre d'informations, pour avoir quelque chose à dire, et quelques techniques de prédication, pour savoir comment le dire. C'est être formé à pouvoir entendre le Seigneur, et prononcer une parole porteuse de vie. Isaïe dit: «Le Seigneur m'a appelé dès le sein maternel, dès les entrailles de ma mère il a prononcé mon nom. Il a fait de ma bouche une épée tranchante, il m'a abrité à l'ombre de sa main» (49, 1b-2a). La vie entière d'Isaïe, depuis son tout début, l'a façonné et préparé à dire une parole prophétique.

L'Ordre doit vous offrir davantage qu'une formation théologique: une vie qui fait de vous un prêcheur. Notre vie commune, la prière, les expériences pastorales, les combats et les échecs, nous rendront capables d'écouter et de proclamer, par des voies que nous ne saurions prévoir.

L'un de mes prédécesseurs en tant que provincial d'Angleterre était le fr. Anthony Ross. Il était célèbre comme prêcheur, historien, réformateur des prisons, et aussi comme lutteur! Un jour, peu après son élection, une attaque cérébrale le réduisit quasiment au silence. Il dut donner sa démission de provincial et réapprendre à parler. Les quelques mots qu'il réussissait à prononcer étaient plus puissants que tout ce qu'il avait pu dire avant. On venait se confesser à lui, entendre ses paroles simples et apaisantes. Ses homélies d'une demi-douzaine de mots pouvaient changer la vie des gens. C'était comme si cette souffrance et ce silence avaient formé un prêcheur capable de nous donner des paroles plus vivifiantes que jamais. Je suis allé le voir avant de partir pour le chapitre général de Mexico -d'où, à ma grande surprise, je ne suis pas revenu à ma province. Son dernier mot avant mon départ fut «Courage». Ce type de parole est le plus grand don que l'on puisse faire à un frère.

Une parole pleine de compassion

Marie Madeleine annonce aux disciples: «J'ai vu le Seigneur». Ce n'est pas le simple constat d'un fait, mais le partage d'une découverte. Elle a partagé leur perte, leur égarement, leur peine, et elle peut donc maintenant partager avec eux sa rencontre avec le Seigneur ressuscité. Elle peut partager la bonne nouvelle avec eux parce que c'est une bonne nouvelle pour elle.

Ce Verbe que nous prêchons est celui qui a partagé notre humanité, et n'est «pas un grand prêtre impuissant à compatir à nos faiblesses, lui qui a été éprouvé en tout, d'une manière semblable, à l'exception du péché» (Hébreux 4, 15). Pour prêcher nous devons nous incarner dans des mondes différents, que ce soit la culture de la jeunesse contemporaine, ou une île de Micronésie, le monde des drogués ou celui des directeurs commerciaux. Il nous faut pénétrer dans un monde, apprendre son langage, voir à travers les yeux de ses habitants, entrer dans leur peau, comprendre leurs faiblesses et leurs espoirs. En un sens, devenir eux. Alors, nous pouvons prononcer une parole qui soit une bonne nouvelle pour eux et pour nous. Cela ne signifie pas que nous devions être d'accord avec eux. Souvent, il nous faudra les mettre à l'épreuve. Mais pour cela nous devons d'abord sentir battre le coeur de leur humanité.

La tradition dans l'Église est de glorifier le Seigneur à l'aube. Nous persistons à être des veilleurs guettant l'aurore, pour pouvoir partager notre espérance avec ceux qui ne voient pas trace de soleil levant. C'est parce que j'ai de quelque manière entrevu leurs ténèbres, et peut-être pour les avoir traversées moi-même, que je peux partager avec eux les mots évoquant «la bonté du coeur de notre Dieu, qui vient nous visiter comme l'aube venue d'en haut» (Luc 1, 78).

Souvent, nous pouvons le faire grâce à ce que nous sommes et avons vécu. Marie Madeleine a cherché le corps du Seigneur avec la tendresse apprise au cours d'une vie marquée, nous dit la tradition, par ses propres échecs et péchés. C'est cette vie qui l'a préparée à être celle qui cherche l'homme qu'elle aimait et le reconnaît lorsqu'il l'appelle par son nom. L'un des plus précieux dons que vous apportiez à l'Ordre est votre vie, avec ses échecs, ses difficultés, ses moments noirs. Après coup, je peux même considérer un péché comme une felix culpa: il m'a préparé à prononcer une parole pleine de compassion et d'espérance pour d'autres qui vivent la même déroute. Je peux partager avec eux le lever du soleil.

Dans d'autres domaines, nous avons besoin d'une formation à la compassion, d'une éducation du coeur et de l'esprit qui brise en nous tout ce qui a un coeur de pierre, pharisaïque, arrogant et critique. L'une des choses les plus utiles que j'aie faites durant mon noviciat plutôt inhabituel, était de visiter régulièrement en prison les auteurs de délits sexuels. Ce sont peut-être les personnes les plus méprisées de notre société. La révélation fut qu'en réalité, nous n'étions pas différents d'eux. Nous pouvons écouter l'Évangile ensemble. Ainsi notre formation devrait-elle faire céder nos défenses contre ceux qui sont différents, et peu sympathiques, ceux que notre société méprise: les mendiants, les prostituées, les criminels, le type de personnes avec qui le Verbe de Dieu passait son temps. Nous apprenons à recevoir les dons qu'ils ont à nous offrir, si nos mains sont ouvertes.

Le prêcheur idéal est celui qui est toute chose pour tous les êtres humains, parfaitement humain. Aucun dominicain de ma connaissance n'est ainsi, et nous serons confrontés à nos limites. Pendant des années, je suis allé une nuit par semaine dans un refuge de sans-abri à Oxford, préparer la soupe et discuter. Mais je dois avouer que je l'appréhendais. Je détestais l'odeur, et les conversations d'ivrognes m'ennuyaient; je savais que ma soupe n'était pas une grande réussite, et j'avais hâte de rentrer lire. Pourtant je ne regrette pas ces heures. Le mur entre mes frères et soeurs de la rue et moi en a peut-être été quelque peu ébranlé.

La compassion remodèlera notre vie comme jamais nous ne l'aurions pensé. étudiant à Palencia, saint Dominique se laissa émouvoir de compassion pour les affamés, et vendit ses livres. Il ne demeura dans le sud de la France et ne fonda l'Ordre que parce qu'il était bouleversé par la situation désespérée de ceux qui s'étaient embarqués dans une hérésie destructrice. Toute sa vie fut modelée par la réponse à des situations qu'il n'avait pas prévues. Cet homme miséricordieux était à la merci des autres, vulnérable à leurs besoins. Apprendre la compassion nous arrachera des mains le strict contrôle de notre vie.

Une parole de vie

«J'ai vu le Seigneur». C'est plus que le compte rendu d'un événement. Marie Madeleine partage avec ses frères le triomphe de la vie sur la mort, de la lumière sur les ténèbres. C'est une parole qui apporte l'aube dont elle fut le témoin «très tôt le matin».

Catherine de Sienne dit à Raymond de Capoue que nous devons préférer «faire à défaire ou abîmer»(15). Nous devenons prêcheurs grâce à nos conversations ordinaires avec les autres, aux mots échangés dans la salle commune et les couloirs. Ce qui nous fait découvrir comment partager une parole de vie dans notre prédication, c'est devenir des frères qui s'apportent mutuellement des mots d'espoir, d'encouragement, des mots qui construisent et guérissent. Si nous proposons habituellement aux autres des mots qui blessent, minent, qui abattent et détruisent, tout intelligents et savants que nous soyons, nous ne serons jamais des prêcheurs.

Le dicton polonais «Wystygl mistyk; wynik cynik» signifie: «Le mystique s'est refroidi, un cynique est apparu». Quant à nous, nous pouvons bien être des «chiens du Seigneur», mais nous ne saurions être cyniques(16).

Le verbe du prêcheur est fertile. Il fructifie. Quand Marie Madeleine rencontre Jésus, elle le prend pour le jardinier. Et elle ne se trompe pas, car Jésus est le nouvel Adam au jardin de la vie, où la mort est vaincue et l'arbre mort de la croix porte des fruits. Aussi les alliés naturels du prêcheur dans notre société sont-ils les créateurs. Qui s'efforce de donner du sens à l'expérience contemporaine? Qui sont les penseurs, les philosophes, les poètes et les artistes, qui peuvent aujourd'hui nous apprendre une parole créative? Eux aussi aideront à faire de nous des prêcheurs.

Une parole reçue

Comment trouver cette parole miséricordieuse et créative? J'ai avoué au début de cette lettre qu'à mon entrée dans l'Ordre, je craignais de ne jamais savoir prêcher. Cette peur est encore souvent là. Aveu embarrassant pour un dominicain, quand on me demande de prêcher, ma première réaction est encore souvent: «Mais je n'ai rien à dire». Mais ce qui doit être dit sera donné, même si c'est parfois au dernier moment. Pour recevoir la parole donnée, nous devons apprendre l'art du silence. Dans l'étude et dans la prière, nous apprenons à rester silencieux, attentifs, afin de pouvoir recevoir du Seigneur ce qu'Il nous donne à partager: «Pour moi, en effet, j'ai reçu du Seigneur ce qu'à mon tour je vous ai transmis» (1 Co 11, 23).

Garder le silence est pour beaucoup la partie la plus difficile de la formation. Pascal écrivait: «J'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre»(17). En fin de compte, le prêcheur doit aimer «les plaisirs de la solitude» car c'est alors que nous recevons les dons. Nous devons nous clouer à notre chaise, non dans le but de maîtriser la connaissance, mais pour être vigilant et prompt lorsqu'elle arrivera à l'improviste, comme un voleur dans la nuit. À la fin, peut-être nous mettrons-nous à aimer en ce silence le centre le plus profond de notre vie dominicaine. C'est le temps des dons, dans la prière comme dans l'étude.

Il exige de la discipline. «En vérité tu es un dieu qui se cache» (Is 45, 15). Pour déceler la venue de Dieu, nous avons besoin d'oreilles fines, comme celles du chasseur. Eckhart demande: «Où est ce Dieu, que cherchent toutes les créatures, et dont elles tiennent leur être et leur vie? Un homme qui se cache, et en toussant se trahit, tel est Dieu. Nul ne saurait découvrir Dieu si lui-même ne se révèle». Mais Dieu est là, qui tousse discrètement, distribuant de petits indices à qui sait entendre, si on se tait. Souvent, plus avant dans votre vie dominicaine, vous serez débordé par les exigences qui mangeront votre temps. C'est maintenant qu'il faut prendre l'habitude d'un silence régulier en présence de Dieu, à laquelle vous accrocher toute la vie. Elle peut faire la différence entre un simple survivant et un dominicain épanoui.

On entre souvent dans l'Ordre avec un enthousiasme tout neuf pour le partage de la bonne nouvelle de Jésus Christ. On voudrait immédiatement se précipiter dans la rue, prendre le pupitre d'assaut, partager avec le monde sa découverte de l'Évangile. Ça peut être frustrant d'entrer dans l'Ordre des Prêcheurs pour s'apercevoir que pendant des années, on sera tenus à des heures d'étude ennuyeuse, à la lecture de livres arides dont les auteurs sont morts. On brûle d'aller par les routes, prêcher l'Évangile, ou d'être envoyé dans les missions. Peut-être ressemblons-nous à ces jeunes hommes dont parlait Dostoïevski dans Les Frères Karamasov, «qui ne comprennent pas que le sacrifice de sa vie est dans la plupart des cas peut-être le plus facile de tous, et que sacrifier, par exemple, cinq ou six ans de sa vie, pleine de juvénile ferveur, à de pénibles et difficiles études, ne fût-ce que pour multiplier par dix ses capacités de servir la vérité, et être en mesure de mener la grande oeuvre pour laquelle on a préparé son coeur -qu'un tel sacrifice est pratiquement au-delà des forces de beaucoup d'entre eux».

Il est vrai que dès le début, nous trouvons des moyens de partager la bonne nouvelle, mais le patient apprentissage du silence est inévitable si vous voulons communiquer davantage que notre seul enthousiasme personnel. La mémoire de Dominique était «une sorte de grange pour Dieu, pleine à foison de toutes sortes de récoltes»(18). Il nous faut les années d'étude pour emplir cette grange. Il est vrai que Matthieu 10, 19 nous dit que nous ne devons pas chercher à l'avance ce que nous allons dire, mais Humbert de Romans apprend aux frères en formation que ce texte ne s'applique qu'aux apôtres!(19)

Une parole que l'on partage

Il y a un an, je marchais dans les ruelles d'Hô Chi Minh-Ville, au Viêt-nam, quand je suis tombé sur une petite place, dominée par une statue de saint Vincent Ferrier. Élevé sur son piédestal, il semblait le prêcheur modèle, harangueur solitaire dressé au-dessus de la foule. On peut souhaiter être ce type de prêcheur, vedette singulière, centre d'attention et d'admiration.

La parole du prêcheur ne lui appartient pas. C'est une parole que nous recevons non seulement dans le silence de la prière et de l'étude, mais les uns des autres. Ainsi dans une communauté de prêcheurs devrait-on partager les plus intimes convictions, comme Marie Madeleine partagea avec ses frères sa foi dans le Seigneur ressuscité. Au Conseil généralice, nous nous réunissons tous les mercredis pour lire ensemble l'Évangile. Nos homélies sont le fruit de notre réflexion commune. Les conceptions modernes de ce qu'est un auteur risquent de nous rendre possessifs vis-à-vis de nos idées, et nous pouvons penser qu'un frère qui les utilise commet un vol. Mais ce sont les riches qui croient fermement dans la propriété privée. Nous partageons ce que nous avons reçu et en tant que frères mendiants, nous ne devrions pas avoir honte de quêter une idée auprès de quelqu'un d'autre.

Notre formation doit aussi nous préparer à prêcher ensemble, dans une commune mission. Jésus a dépêché les disciples deux par deux. Il est tentant de proclamer sien un apostolat, et de le garder jalousement des autres frères. Ma responsabilité, mon affaire, ma gloire. En agissant ainsi, je risque bien de ne prêcher que moi-même. Humbert de Romans nous invite à nous méfier de ceux «qui se rendent compte que la prédication est une tâche particulièrement belle, et n'ont plus qu'elle en tête parce qu'ils veulent être importants»(20). En cédant à cette tentation, nous pourrions finir par penser que c'est nous, la bonne nouvelle dont tout le monde a soif. Le meilleur cours que j'aie jamais donné fut un enseignement de doctrine à Oxford, avec deux autres frères. Nous préparions le cours ensemble, et allions écouter les conférences de chacun des autres. Nous essayions d'enseigner en faisant participer les étudiants à nos discussions. L'idée était qu'en entrant dans notre conversation, ils pouvaient s'y trouver une voix, au lieu d'être les bénéficiaires passifs d'une instruction.

Chaque frère parle pour la communauté entière. On en trouve l'exemple le plus célèbre aux débuts de la conquête des Amériques. Alors qu'Antonio de Montesinos prêchait contre les injustices perpétrées contre les Indiens, les autorités de la ville allèrent le dénoncer au prieur. Mais le prieur répondit que lorsque Antonio prêchait, c'est toute la communauté qui parlait.

Tout ceci va à l'encontre de l'individualisme caractéristique des temps modernes et souvent aussi des dominicains. En effet, l'individualisme est souvent revendiqué avec quelque fierté comme une caractéristique typiquement dominicaine. Il est vrai que nous avons une tradition qui chérit la liberté et l'unicité des dons de chaque frère. Grâces en soient rendues à Dieu. Planifier des projets communs dans l'Ordre peut être un cauchemar. Mais nous sommes des frères prêcheurs et les plus grands de nos frères, quoique souvent représentés seuls, travaillaient à la mission commune: Fra Angelico n'était pas un artiste solitaire, mais formait des frères à ses talents; sainte Catherine était entourée de frères et de soeurs; Bartolomé de Las Casas oeuvra avec ses frères de Salamanque à défendre les droits des Indiens. Congar et Chenu se sont développés au sein d'une communauté de théologiens. Même saint Thomas avait besoin d'une équipe de frères pour transcrire ses paroles.

Aussi notre formation doit-elle nous libérer des effets débilitants de l'individualisme contemporain, et faire de nous des frères prêcheurs. Nous serons bien plus authentiquement individuels et forts si nous osons cette libération. Dans certaines régions du monde, plus affectées par cet individualisme, c'est peut-être le grand défi de votre génération: inventer et promouvoir de nouvelles manières de prêcher ensemble l'Évangile. Voilà ce que vous pouvez faire. Les jeunes en formation sont nombreux, un frère sur six, et plus d'un millier de novices cette année pour les moniales et les soeurs. Ensemble, vous pouvez faire plus que nous ne l'imaginons encore.

Conclusion

En 1217, peu après la fondation de l'Ordre, saint Dominique dispersa les frères parce que «le grain entassé pourrit». Il les envoya sur les routes sans argent, comme les apôtres. Mais un frère, Jean de Navarre, refusa de partir pour Paris sans un sou en poche. Ils discutèrent, et à la fin, Dominique céda et lui donna quelque chose. L'incident en scandalisa plus d'un, mais il est peut-être une bonne image de notre formation. Je ne dis pas que vos formateurs doivent céder à chacune de vos requêtes, mais que notre formation doit être à la fois exigeante et miséricordieuse, idéaliste et réaliste. Dominique invite Jean à la confiance, non pas une arrogante confiance en soi, mais la confiance dans le Seigneur qui pourvoira à tout durant le voyage, et la confiance dans son frère qui l'envoie sur les routes. Lorsqu'il constate qu'il n'en est pas encore là, il se montre miséricordieux.

Je prie pour que votre formation vous aide à croître dans la confiance et la joie de Dominique. L'Ordre a besoin de jeunes hommes et femmes courageux et joyeux, pour aider à le fonder dans de nouveaux lieux, le refonder ailleurs, et à développer de nouvelles manières de prêcher l'Évangile. Il se peut que parfois, comme le frère Jean, votre confiance faiblisse, que vous doutiez de vos forces pour le voyage, ou même s'il vaut la peine de l'entreprendre. Que ces moments de ténèbres et d'incertitude participent à votre développement de chrétien, de prêcheur, de frère, de soeur. Quand vous vous sentirez perdu et mal assuré, puissiez-vous entendre une voix, étonnamment proche, vous dire «Qui cherches-tu?»

Votre frère en saint Dominique,


Fr. Timothy Radcliffe OP

Maître de l'Ordre des Prêcheurs

Prot.: 50/99/398




1 M. Walshe, Meister Eckhart, Vol. 1, Londres, p. 46-47.

2. Simon Tugwell, "Dominican Spirituality" in Compendium of Spirituality, éd. E. De Cea OP, New York, 1996, p. 144.

3. Encounter with Martin Buber, Aubrey Hodes, Londres, 1972, p.217.

4. The Dominicans, Collegeville, 1990, p.236.

5. Theodore Zeldon, An Intimate History of Humanity, Londres, 1994, p. 49.

6. Les idées heureuses, Paris, 1996, p.24.

7. Procès pour sa canonisation à Bologne, 26.

8. Rowan Williams, Open to Judgement, Londres, 1994, p. 248.

9. La promesse de vie, 2.4.

10. Lettre à Stefano Codiponte, 22 mai 1492.

11. Tugwell, op. cité, p. 145.

12. Mary O'Driscoll OP, Catherine of Sienna: Passion for the truth, Compassion for Humanity, New City, 1993, p.48.

13. Gérald de Frachet, 82.

14. Témoignage d'Étienne d'Espagne au procès pour la canonisation de saint Dominique.

15. Mary O'Driscoll op, op. cité, p.48.

16. Vous voudrez bien pardonner ce petit jeu de mots, et vous reporter à l'étymologie de «cynique».

17. Pensées, n. 205.

18. Jourdain de Saxe, Libellus, 7.

19. «Treatise on the Formation of Preachers» in Early Dominicans: Selected Writings, trad. Simon Tugwell op, ibid, p. 205.

20. Early Dominicans, op. cité, p. 236.


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