Transmettre - Archevêque de Dublin
La derniére parole que le Seigneur adressa a ses apôtres les chargeait d' aller dans le monde entier pour y faire des disciples (Mt 28,19 s ; Lc 16,15 Ac 1, . Il appartient a l'essence de la foi qu'elle demande a étre transmise: c'est I'intériorisatiori d'un message, qui s'adresse a tous parce qu'il est la vérité et que l'homme ne peut étre sauvé sans la vérité (1Tm 2,4) . C'est pourquoi catéchèse, transmission de la foi ont été, des l' origine, une fonction vitale pour I'Eglise et elles doivent le rester tant que l'Eglise durera.
Les difficultés actuelles de la catéchése sont un lieu commun qu'il n'est pas besoin de prouver dans Ic detail. Les causes de la crise et ses conséquences ont été souvent et abondamment décrites (1) . Dans le monde de la technique, qui est une création de l'homme lui-méme, ce n'est pas le Créateur qu'on rencontre d'abord, mais l' homme ne rencontre toujours que lui-même. Sa structure fondamentale est d'être « faisable », le mode de ses certitudes est celui du calculable. C' est pourquoi la question du salut ne se pose pas en fonction de Dieu, qui ne paraît nulle part, mais en fonction du pouvoir de l'homme qui veut devenir son propre constructeur et celui de son histoire. Les critères de sa morale, il ne l es cherche donc plus dans un discours sur la création ou le Créateur, qui lui sont devenus inconnus. La création n'a plus pour lui de résonances morales, elle ne lui parle que le langage mathématique de son utilité technique, à moins qu'elle ne proteste contre les violences qu'il lui fait subir. Même alors l'appel moral qu'elle lui adresse ainsi reste indéterminé finalement la morale s'identifie d'une manière ou de l' autre avec la sociabilité, celle de l'homme envers lui-même et celle de l'homme avec son milieu. De ce point de vue, la morale aussi est devenue une question de calcul des meilleures conditions de développement du futur. La société en a été profondément changée la famille, qui est la cellule portante de la culture chrétienne, paraît être, la plupart du temps, en voie de dissolution. Lorsque les liens métaphysiques ne comptent plus, d' autres sortes de liens ne peuvent, à la longue, la maintenir. Cette nouvelle image du monde, d'une part, se reflète dans les mass-media, de l'autre, se nourrit d'elles. La représentation du monde et de l'événement par les mass-media marque aujourd'hui la conscience plus que ne le fait l'expérience personnelle de la réalité. Tout cela influe sur la catéchèse aux yeux de laquelle les soutiens classiques de la société chrétienne sont brisés, sans pouvoir prendre appui sur l'expérience vécue de la foi dans une Église vivante la foi semble condamnée au mutisme en un temps où le langage et la conscience ne se nourrissent plus que de l'expérience d'un monde qui se veut son propre créateur.
La théologie pratique s'est énergiquement consacrée à ces problèmes dans les dernières décennies, afin de tracer à la transmission de la foi des voies nouvelles et mieux adaptées à cette situation. Beaucoup, certes, sont arrivés à se convaincre dans l'intervalle que ces efforts ont contribué davantage à aggraver qu'à résoudre la crise. Il serait injuste de généraliser cette affirmation, mais il serait tout aussi faux de la nier purement et simplement. Ce fut une première et grave faute de supprimer le catéchisme et de déclarer «dépassé » le genre même du catéchisme. Certes, le catéchisme comme livre n'est devenu usuel qu'au temps de la Réforme; mais la transmission de la foi, comme structure fondamentale née de la logique de la foi, est aussi ancienne que le catéchurnénat, c'est-à-dire que l'Eglise elle-même. Elle découle de la nature même de sa mission et on ne peut donc y renoncer. La rupture avec une transmission de la foi comme structure fondamentale puisée aux sources d'une tradition totale, a eu pour conséquence de fragmenter la proclamation de la foi. Celle-ci fut non seulement livrée à l'arbitraire dans son exposé, mais encore remise en question dans certaines de ses parties, qui appartiennent pourtant à un tout et qui, détachées de lui, apparaissent décousues.
Qu'y avait-il derrière cette décision erronée, hâtive et universelle ? Les raisons en sont variées et jusqu'à présent à peine examinées. Elle est d'abord sûrement à mettre en rapport avec l'évolution générale de l'enseignement et de la pédagogie, qui se caractérise elle-même par une hypertrophie de la méthode en comparaison du contenu des diverses disciplines. Les méthodes deviennent critères du contenu et n' en sont plus le véhicule. L'offre se règle sur la demande : c'est ainsi que sont définies les voies de la catéchèse nouvelle dans le débat sur le catéchisme hollandais (2) . Aussi fallut-il s' en tenir aux questions pour commençants, au lieu de chercher les voies qui permettaient de les dépasser et d'en arrivert à ce qui était d'abord non compris, méthode qui seule modifie positivement l' homme et le monde. Ainsi le potentiel de changement propre à la foi fut-il paralysé... Dès lors la théologie pratique n'était plus comprise comme un développement concret de la théologie dogmatique ou systématique, mais comme une valeur en soi. Ce qui correspondait de nouveau à la tendance actuelle de subordonner la vérité à la praxis qui, dans le contexte des philosophies néo-marxistes et positivistes, se fraya une voie même en théologie (3) . Tous ces faits contribuèrent à rétrécir considérablement l'anthropologie: préséance de la méthode sur le contenu signifie prédominance de l'anthropologie sur la théologie, en sorte que celle-ci dut se trouver une place dans un anthropocentrisme radical. Le déclin de l'anthropologie fit apparaître àson tour de nouveaux centres de gravité : règne de la sociologie ou encore primauté de l' expérience comme nouveaux critères de la compréhension de la foi traditionnelle.
Derrière ces causes et d'autres encore, qu'on peut trouver au refus du catéchisme et à l'écroulement de la catéchèse classique, il y a cependant un processus plus profond. Le fait qu'on n' a plus le courage de présenter la foi comme un tout organique en soi, mais seulement comme des reflets choisis d'expériences anthropologiques partielles, reposait en dernière analyse sur une certaine défiânce à l'égard de la totalité. Il s'explique par une crise de la foi, mieux: de la foi commune àl'Eglise de tous les temps. Il en résultait que la catéchèse omettait généralement le dogme et qu' on essayait de reconstruire la foi à partir de la Bible directement. Or, le dogme n'est rien d'autre, par définition, qu'interprétation de l'Ecriture, mais cette interprétation, née de la foi des siècles ne semblait plus pouvoir s'accorder avec la compréhension des textes, à laquelle avait conduit entre temps la méthode historique. De la sorte, coexistaient deux formes d'interprétations apparemment irréductibles : l' interprétation historique et l'interprétation dogmatique. Mais cette dernière, selon les conceptions contemporaines, ne pouvait passer que pour une étape préscientifique de l'interprétation nouvelle. Aussi paraissait-il difficile de lui reconnaître une place propre. Là où la certitude scientifique est considérée comme la seule forme valable, voire possible, de la certitude, celle du dogme devait paraître ou bien comme une étape dépassée d'une pensée archaïque, ou bien comme l' expression de la volonté de puissance d'institutions survivantes. Elle doit alors être évaluée selon la mesure de l'exégèse scientifique et peut à la rigueur conforter les déclarations de celle-ci ; elle ne peut plus prétendre à la juger en dernier ressort.
Nous voici arrivés au point central de notre sujet, au problème de la place occupée par les «sources » dans le processus de la transmission de la foi. Une catéchèse, qui développait pour ainsi dire la foi directement à partir de la Bible sans faire le détour par le dogme, pouvait se prétendre une catéchèse spécialement dérivée des sources. Mais alors se fit jour un phénomène curieux. L'effet de fraîcheur, provoqué d'abord par le contact direct avec la Bible, ne fut pas durable. Certes, il en résulta d'abord beaucoup;de fécondité, de beauté et de richesse dans la transmission de la foi. On sentait «l'odeur de la terre de Palestine », on revivait le drame humain dans lequel la Bible est née. Il y eut ainsi plus de vérité humaine et concrète. Bientôt, cependant, apparut l'ambiguïté du projet, que J.-A. Möhler avait décrit de manière classique il y a 150 ans. Ce que la Bible apporte en fait de beauté, d'immédiateté, à quoi on ne peut renoncer, est ainsi décrit
Sans l'écriture, la forme propre des paroles de Jésus nous resterait cachée, nous ne saurions pas comment parlait le Fils de l' homme, etje crois que je n 'aimerais pas continuer à vivre sue ne l'entendais plus.
Mais Möhler souligne aussitôt pourquoi l'Écriture ne peut être séparée de la communauté vivante dans laquelle, seule, elle peut être « l'Écriture », lorsqu'il continue
Seulement, sans la tradition, nous ne saurions pas qui parlait alors ni ce qu'il annonçait, et la joie qui vient de sa manière de parler se serait aussi évanouie (4).
D'un tout autre point de vue, se trouve décrite la même évolution d'une catéchèse uniquement liée àl'étude littéraire des sources, dans le livre qu'Albert Schweitzer consacra à l'historiographie des recherches sur la vie de Jésus
Ce qui est arrivé à la recherche sur la vie de Jésus est singulier. Elle est partie à la recherche du Jésus de l'histoire, et elle crut qu 'elle pourrait le replacer dans notre temps tel qu'il était, comme Maître et Sauveur. Elle dejit les liens qui, depuis des siècles, l'unissaient au roc de l'enseignement de l' Eglise, et se rejouissait en voyant sa silhouette reprendre vie et mouvement, et le Jésus historique venir à sa rencontre. Mais voici, il ne s'arrêta pas, il passa à côté de notre temps et retourna vers le sien (5).
En réalité, ce processus, dont, il y a presque un siècle, Schweitzer avait cru avoir arrêté l'évolution théologique, se répète toujours d'une manière nouvelle et avec des modifications variées dans la catéchèse moderne. Car les documents que l'on voulait lire sans aucun autre intermédiaire que celui de la méthode historique, s'éloignèrent du même coup à la distance qui les sépare du fait historique. Une exégèse qui ne vit et ne comprend plus la Bible avec l'organisme vivant de l'Eglise devient archéologie : un musée de choses passées.
Concrètement, cela se vérifie d'abord en ce que la Bible se désagrège comme Bibfe, pour n'être plus qu'une collection de livres hétérogènes. D'où la question : comment assimiler cette littérature et selon quels critères choisir les textes avec lesquels il faut bâtir la catéchèse ? La rapidité avec laquelle s'est faite cette évolution se voit, par exemple, dans cette proposition faite récemment en Aile-magne par la lettre d'un lecteur à une revue, d'imprimer dans les nouvelles éditions de la Bible, en petits caractères ce qui est dépassé, et de mettre inversement en valeur ce qui reste valable. Mais qu'est-ce qui est valable? Qu'est-ce qui est dépassé? A la fin du compte, c'est au goût de décider, et la Bible sera tout juste bonne à approuver notre bon plaisir. Mais la Bible se désagrège encore autrement. En cherchant l'élément primitif, jugé seul sûr et fiable, on se heurte aux sources plus anciennes reconstruites à partir de la Bible, que l' on estime finalement plus importante que « la Source ». Une mère allemande me raconta un jour que son fils, qui fréquentait l'école primaire, était en train de s'initier à la christologie de la soi-disant source des « logia du Seigneur »; mais des sept sacrements, des articles du Credo, il n'avait pas encore entendu un traître mot. L'anecdote veut dire ceci : avec le critère d e la couche littéraire la plus ancienne comme témoignage historique le plus sûr, la Bible véritable disparaît au profit d'une Bible reconstruite, au profit d'une Bible telle qu'elle devrait être. Il en est de même de Jésus. Le « Jésus » des Evangiles est considéré comme un Christ considérablement remanié par le dogme, derrière lequel il faudrait revenir au Jésus des logia ou d'une autre source supposée, pour retrouver le Jésus réel. Ce Jésus e réel » ne dit et ne fait alors plus que ce qui nous plaît. Il nous épargne par exemple la croix comme sacrifice expiatoire ; la croix est ramenée aux dimensions d' un scandaleux accident, auquel il ne convient pas de s'arrêter trop. La Résurrection aussi devient une expérience des disciples selon laquelle Jésus, ou au moins sa «réalité », continue. On ne s'attarde plus aux événements, mais à la conscience qu'en ont eue les disciples et « la communauté ». La certitude de la foi est relayée par la confiance en l'hypothèse historique. Or ce procédé me paraît irritant. La caution de l'hypothèse historique, en nombre d'exposés de catéchismes, prend assurément le pas sur la certitude de la Foi. Celle-ci est tombée au niveau d'une confiance vague sans contours précis. Mais la vie, elle, n'est pas une hypothèse, la mort non plus ; on s'enferme dans l'écrin vitré d'un monde Intellectuel, qui s'est fait de lui-même et qui peut pareillement ne plus être.
Mais revenons à notre sujet. Si nous résumons les réflexions faites jusqu'à présent, nous pouvons d'abord constater que le bouleversement de la catéchèse des dernières vingt ou trente années se caractérise par une nouvelle immédiateté avec les sources écrites de la foi, avec la Bible. Si auparavant, la Bible n'entrait dans l'enseignement de la foi que sous l'aspect d'une doctrine d'Eglise, maintenant on essaie d'accéder au christianisme par un dialogue direct entre l'expérience actuelle et la parole biblique. Le gain de cet effort, c'était un accroissement d'humanité concrète dans l'exposé des fondements du fait chrétien. Ce faisant, le dogme n'était généralement pas nié, mais il tombait au rang d'une espèce de cadre orientatif de peu d'importance pour le contenu et la structure de la catéchèse. Derrière, il y avait une certaine perplexité à l'égard du dogme; elle provenait du fait que n'avaient pas été éclaircis les rapports entre lecture dogmatique et lecture historicocritique de l' Ecriture. A mesure que progressait cette évolution, il apparut que'l'Ecriture, livrée à elle--même, commençait à se dissoudre : on la soumettait toujours à de nouvelles « relectures ». En cherchant à actualiser le passé, c'est l'expérience personnelle ou communautaire qui devenait, à vue d'oeil, le critère décisif de ce qui demeure actuel. Ainsi naissait une espèce d'empirisme théologique, où l' expérience du groupe, de la communauté ou des « experts » devient la source dernière. Les sources communes sont alors canalisées de telle manière qu'on ne reconnaît plus grand chose de leur dynamisme originel. Si l'on a reproché jadis àla catéchèse traditionnelle de ne pas conduire aux sources, mais de les faire parvenir aux hommes après filtrage, aujourd'hui ces canalisations du passé devraient plutôt se comparer à des torrents par rapport aux méthodes nouvelles de maîtriser les sources. Une question centrale se pose, en effet, aujourd'hui, et c'est là proprement notre sujet: comment l' eau des sources peut-elle être conservée pure dans la transmission de la foi ?
Avec cette question apparaissent deux problèmes essentiels pour la situation actuelle:
Les rapports exégèse dogmatique et exégèse historico-critique
La question des rapports entre exégèse dogmatique et exégèse historico-critique est celle qui doit être examinée en priorité. C' est aussi la question des rapports à établir entre le tissu vivant de la tradition, d'une part, et les méthodes rationnelles de reconstitution du passé, de l'autre. Mais c'est encore la question des deux niveaux de pensée et de vie : quelle est donc en fait la place de l'articulation rationnelle de la science dans le tout de l'existence humaine et de sa rencontre avec le réel ?
Rapports méthode et contenu, expérience et foi
La deuxième question nous paraît consister dans la détermination des rapports entre méthode et contenu, entre expérience et foi. Il est clair que la foi sans expérience ne peut être que verbiage de formules creuses. Il est inversement tout aussi évident que réduire la foi à l'expérience ne peut que la priver de son noyau. Nous nous égarerions dans le domaine de l'inexpérimenté et nous ne pourrions pas dire davec le psaume 31 [30] y. 9 : «Tu m'as donné du large », étant emprisonnés dans l'étroit de nos propres expériences.
Ce serait faire preuve d'un académisme inadmissible d'attendre qu'on "ait fini de discuter" avant de promouvoir un renouveau de la catéchèse. La vie n'attend pas que la théorie soit arrivée au terme de son élaboration; la théorie a plutôt besoin des initiativès de la vie, qui est toujours «d'aujourd'hui ». La foi elle-même est anticipation sur ce qui est actuellement inaccessible. C'est ainsi qu'elle le rejoint dans notre vie et qu'elle conduit notre vie à se dépasser. Autrement dit : en vue d'une juste rénovation théorique et pratique de la transmission de notre foi, tout comme en vue d'un vrai renouveau de la catéchèse, il est indispensable que les questions qui viennent d'être énoncées soient reconnues comme telles et conduites vers leur solution. Or, l'impossibilité où nous sommes de renoncer à la théorie, même en Egiise et au sujet de la foi, ne signifie pas que la foi doive se résoudre en théorie, ni qu' elle dépende totalement dc la théorie. La discussion théologique n'est, en principe, possible et significative que si et parce qu'il y a, en permanence, une avancée du réel. C'est de cette donnée que parle avec insistance la première épître de saint Jean, à propos d'une crise tout à fait semblable à la nôtre:
« Vous avez l'oncion qui vient du Saint, et tous vous possédez la science » (1Jn 2,20).
Ce qui veut dire: votre foi baptismale, la connaissance qui vous a été transmise par l'onction (sacramentelle) , sont un contact avec la réalité elle-même, qui a, dès lors, le pas sur la théorie. Ce n'est pas la foi baptismale qui doit se justifier devant la théorie, mais la théorie devant la réalité, devant la connaissance de la vérité accordée dans la confession baptismale. Quelques versets plus loin, l'Apôtre trace une frontière très nette aux exigences intellectuelles qui s'appelaient « gnose ». Car ce qui est alors en cause, c'est l' existence même du christianisme ou sa récupération par la philosophie du temps. L'Apôtre dit.
« L'onction que vous avez reçue (= la connaissance de la foi dans la communion (l'esprit avec l'Eglise) reste en vous, et vous n 'avez pas besoin qu 'O!! Polis enseigne. Mais puisque son onction vous instruit de tout ('Son onction Iajbi christologique de l'Eglise, don de l'Esprit,.) et qu'elle est véridique et sans mensonge, comme elle vous u enseigné, vous avez ì demeurer en lui » (lin 2, 27).
Ce passage avertit, de par l'autorité apostolique de celui qui avait touché le Verbe incarné, que les fidèles doivent résister aux théories qui dissolvent la foi au nom de l'autorité de la raison pure. Aux chrétiens, il est dit que leur jugement - - celui de la simple foi de l'Eglise - - a une autorité plus haute que celle des théories théologiques, car leur foi exprime la vie dc l'Šglisc, qui est au-dessus des explications théologiques et de leurs hypothétiques certitudes (6).
Or, avec ces renvois à la primauté de la foi baptismale sur toutes les théories didactiques et théologiques, nous sommes en réalité en pleine réponse aux questions fondamentales de notre exposé. Pour mieux élaborer et approfondir ces vues, il nous faut maintenant mieux formuler notre question. Pour y répondre exactement, il nous faut donc éclaircir ce qu'il faut entendre par foi et par source de la foi.
L'ambiguïté du terme «croire» vient de ce qu'il recouvre deux attitudes spirituelles différentes. Dans le langage quotidien, croire signifie « penser, supposer» ; ce qui est un degré inférieur du savoir au sujet dc réalités dont nous n'avons pas encore de certitude. Or il est communément admis que la foi chrétienne elle-même est un ensemble de suppositions sur des sujets dont nous n'avons pas une connaissance exacte. Mais une telle opinion manque totalement son objet. Le plus important catéchisme catholique, le «Catéchisme Romain »publié sous Pie V à la suite du Concile de Trente et auquel nous aurons à revenir - s'exprime en effet, au sujet du but et du contenu de la catéchèse, qui est la somme des connaissances chrétiennes, conformément à une parole de Jésus rapportée par saint Jean: « La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, Toi, le véritable Dieu, et ton Envovyé Jésus-Christ » (Jn 17,3) (7).
Ce disant, le Catéchisme Romain entend préciser contenu et finalité de toute catéchèse, et précise effectivement d'une manière fondamentale ce qu'est la foi : croire, c'est trouver et réaliser la vie - la vraie vie. Il ne s'agit pas de n'importe quel pouvoir, qu'il serait loisible d'acquérir ou de laisser de côté, mais précisément du pouvoir d'apprendre à vivre, et de vivre une vie qui puisse demeurer toujours. Saint Hilaire de Poitiers, qui écrivit au ive siècle un livre sur la Trinité, a semblablement décrit le point de départ de sa propre recherche de Dieu : il avait finalement pris conscience que la vie n'est pas donnée seulement pour mourir il avait reconnu en même temps que les deux buts de la vie, qui s' imposent comme contenu de la vie, sont insuffisants : ne suffisent, dit-il, ni la possession ni la jouissance tranquilles de la vie. « Biens et sécurité », c'est ce que la vie ne peut se contenter d'être, sinon l' homme n'obéirait plus qu'à son ventre et à sa paresse (8).
Le sommet de la vie ne peut être atteint que là où il y a autre chose encore : la connaissance et l'amour. On pourrait dire aussi : seule la relation donne à la vie sa richesse : la relation avec l'autre, la relation avec l'univers. Pourtant, cette double relation ne suffit pas non plus, car «la vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, Toi ». La foi, c'est la vie, parce qu'elle est relation, c'est-à-dire connaissance qui devient amour, amour qui vient de la connaissance et qui conduit à la connaissance. De même que la foi désigne un autre pouvoir que celui d'accomplir des actions isolées, le pouvoir de vivre, de même elle possède aussi en propre un autre domaine que celui de la connaissance des êtres particuliers, à savoir celui de la connaissance fondamentale elle-même, grâce à laquelle nous prenons conscience de notre fondement ; nous apprenons à l'accepter, et grâce à lui nous pouvons vivre. Le devoir essentiel de la catéchèse est donc de conduire à la connaissance de Dieu et de son Envoyé, comme le dit justement le Catéchisme de Trente.
Nos réflexions nous ont fait retracer jusqu'à présent ce qu'on pourrait appeler le caractère personnel de notre foi. Mais ce n'est que la moitié d'un tout. Il existe un deuxième aspect, que nous trouvons encore décrit dans la première Lettre de saint Jean. Au verset 1, l'expérience de l'Apôtre est qualifiée de «vision » et de «contact » du Verbe, qui est Vìe et s'offrit au toucher parce qu'il devint chair. D'où la mission des apôtres, qui est de transmettre ce qu'ils ont entendu et vu, « afin que vous aussi, avec nous, vous puissiez entrer en communion» avec cette Parole (1 in 1, 1-4) .La foi n'est donc pas seulement un face à face avec Dieu et le Christ, elle est aussi ce contact, qui lui ouvre la communion avec ceux à qui Dieu lui-même s'est communiqué. Cette communion, pouvons-nous ajouter, est le don de l'Esprit, qui jette pour nous un pont vers le Père et le Fils. La foi n'est donc pas seulement un «Je » et un « Tu », elle est aussi Ufl «Nous ». En ce «Nous >, vit le mémorial qui nous fait retrouver ce que nous avons oublié: Dieu et son Envoyé.
Pour le dire autrement, il n'y a pas de foi sans Église. Henri de Lubac a montré que le « Je » de la confession de foi chrétienne n' est pas le e Je» isolé de l'individu, mais le «Je» collectif de l'Eglise (9) . Quand je dis : «Je crois », cela veut dire que je dépasse les frontières de ma subjectivité, pour m'intégrer au « Je» de l'Eglise, en même temps que je m'intègre à son savoir dépassant les limites du temps. L'acte de foi est toujours un acte par lequel on entre dans la communion d'un tout. C'est un acte de communion, par lequel on se laisse intégrer à la communion des témoins, si bien qu'à travers eux, nous touchons l'intouchable, entendons l'inaudible, voyons l'invisible. Le cardinal de Lubac a - encore montré que nous ne croyons pas en 1'Eglise comme nous croyons en Dieu, mais que notre foi est fondamentalement un acte accompli avec l'Eglise entière (10) . Chaque fois donc que l' on estime tant soit peu pouvoir, dans la catéchèse, négliger la foi de l'Eglise sous prétexte de puiser dans l'Ecriture une connaissance plus directe et plus précise, on pénètre dans le domaine de l' abstraction. Alors en effet, on ne pense plus, on ve vit plus, on ne parle plus en raison d'une certitude qui dépasse les possibilités du moi individuel et qui se fonde sur une mémoire ancrée aux bases de la foi et dérivant d' elle ; on ne parle plus en vertu d'une délégation qui dépasse les pouvoirs de l'individu; au contraire, on plonge dans cette autre sorte de foi qui n'est qu'opinion, plus ou moins fondée sur l' inconnu. Dans ces conditions, la catéchèse se réduit à n'être qu'une théorie à côté d'autres, un pouvoir semblable à d'autres ; elle ne peut plus alors être étude et réception de la vie véritable, de la vie éternelle.
A considérer la foi dans cette perspective, même la question des «sources) > se pose différemment. Lorsque voici environ trente ans, je tentai de faire une étude de la Révélation dans la théologie du xiiie siècle, je me heurtai à une constatation inattendue : en effet, personne n'avait eu l'idée, à cette époque, d'appeler la Bible «la Révélation »; de même aussi ne lui fut pas appliqué le terme de «source ». Ce n'est pas que l'on ait tenu alors la Bible en moindre estime qu'aujourd'hui. Tout au contraire, on en avait un respect beaucoup moins conditionnel, et il était clair que la théologie ne pouvait etne devait être autre chose qu'interprétation de l'Ecriture. C'est l'idée qu'on se faisait de l'harmonie entre Ecriture et Vie qui différait. C'est pourquoi on n'appliquait le mot « Révélation » d'une part qu'au seul acte à jamais inexprimable en paroles humaines, par lequel Dieu se fait connaître à sa créature, et d'autre part à la réception par laquelle la condescendance divine devient pe rceptible à l'homme sous forme de Révélation. Tout ce qui doit être fixé en paroles, donc l'Ecriture elle-même, témoigne de la Révélation, sans être cette Révélation au sens le plus strict de la parole, seule la Révélation elle-même est à proprement parler « source », une source à laquelle puise aussi l'Ecriture. Si on la détache de ce contexte vital de la condescendance divine dans le «Nous» des croyants, dès lors la foi est arrachée à son terroir naturel, pour n'être plus que « lettre » et e chair » (11) . Lorsque, beaucoup plus tard, on appliquait à la Bible le concept historique de e source », on élimina du même coup sa capacité interne de dépassement, qui pourtant appartient à son essence, et l'on réduisit aussi à une seule les dimensions de sa lecture. Celle-ci ne pouvait plus atteindre autre chose que l'historiquement vraisemblable; mais que Dieu agisse, cela ne pouvait et ne devait plus rentrer dans les catégories du vraisemblable aux yeux de l' historien.
Si on ne considère la Bible que comme une source au sens de la méthode historique (ce que, certes, elle est aussi) , alors l'historien est seul compétent pour l'interpréter ; mais alors aussi, elle ne peut nous donner autre chose que des renseignements historiques. L'historien se doit d'essayer de faire de l'agir de Dieu dans un temps et un lieu déterminés une hypothèse inutile.
Si, au contraire, la Bible est le condensé d'un processus de Révélation beaucoup plus grand et inépuisable, si son contenu n'est perceptible au le cteur que lorsque celui-ci a été ouvert à cette dimension plus haute, alors le sens de la Bible n'en est pas diminué. Ce qui, par contre, change du tout au tout, ce sont les compétences de son interprétation. Cela signifie qu' elle appartient à un réseau de références, par lesquelles le Dieu vivant se communique dans le Christ par l'Esprit-Saint. Cëla signifie qu'elle est l'expression et instrument de la communion grâce à laquelle le « Je » divin et lee Tu » humain se touchent dans le « Nous » de l'Eglise par l'intermédiaire du Christ. Elle est alors partie d'un organisme vivant dont elle tire d' ailleurs son origine, d'un organisme qui - à travers les vicissitudes de l'histoire - conserve néanmoins son identité et qui, par conséquent, peut faire valoir pour ainsi dire ses droits d' auteur sur la Bible comme sur un bien qui lui est propre. Que la Bible, comme toute oeuvre d'art et bien plus que toute oeuvre d'art, dise davantage que ce que nous pouvons comprendre maintenant de sa lettre, cela résulte alors du fait qu' elle exprime une Révélation, reflétée mais non épuisée par la parole. Ainsi s'explique aussi que là où la Révélation a été « perçue» et est redevenue vivante, il s' ensuit une union avec la parole plus profonde que là où elle n'est analysée que comme un texte. La « sympathie » des saints avec la Bible, leurs souffrances partagées avec la Parole, la leur font comprendre plus profondément que n'ont pu le faire les savants de l'époque des lumières. C'est là une conséquence tout à fait logique. Mais en même temps deviennent compréhensibles et le phénomène de la Tradition, et celui du Magistère de l'Eglise (12).
Quel est le rapport de ces analyses avec notre sujet? Si elles sont exactes, cela signifie que les sources historiques doivent toujours confluer avec la source par excellence, à savoir Dieu qui agit dans le Christ. Cette source n' est pas autrement accessible que dans l'organisme vivant qui l'a créée et la maintient en vie. Dans cet organisme, les livres de l'Ecriture et les commentaires de l'Eglise qui expliquent la foi ne sont plus des témoignages morts d'événements passés, mais des éléments porteurs d'une vie nouvelle. Là, ils n'ont jamais cessé d'être présents et d'ouvrir les frontières du présent. Du moment qu' ils nous conduisent vers celui qui tient le temps dans sa main, ils rendent aussi perméables les frontières du temps. Le passé et le présent se rejoignent dans l'aujourd'hui de la Foi (13).
La cohésion interne entre la parole et l'organisme qui la porte trace le chemin à la caté chèse. Sa structure apparaît à travers les événements principaux de la vie de l'Eglise, qui correspondent aux dimensions essentielles de l'existence chrétienne. Ainsi est née, dès les premiers temps, une structure catéchétique, dont le noyau remonte aux origines de l' Eglise. Luther a utilisé cçtte structure pour son catéchisme aussi naturellement que les auteurs du Catéchisme du Concile de Trente l'ont fait. Cela fut possible parce qu'il ne s'agissait pas d'un système artificiel, mais simplement de la synthèse du matériel mnémonique indispensable à la foi, qui reflète en même temps les éléments vitalement indispensables à l'Eglise le Symbole des Apôtres, les Sacrements, le Décalogue, la Prière du Seigneur. Ces quatre composantes classiques et maîtresses de la catéchèse ont servi pendant des siècles comme dispositif et résumé de l'enseignement catéchétique ; ils ont aussi ouvert l'accès à la Bible comme à la vie de l'Eglise. Nous venons de dire qu'elles correspondent aux dimensions de l'existence chrétienne. C'est ce qu'affirme le Catéchisme Romain, en disant qu' on y trouve ce que le chrétien doit croire (Symbole) , espérer (Notre Père), faire (Décalogue), et dans quel espace vital il doit l'accomplir (Sacrements et Eglise) (14) . Ainsi devient perceptible en même temps l' accord avec les quatre degrés de l'exégèse, dont il est question au Moyen-Age, et qui sont aussi considérés comme une réponse aux questions qui se posent au quatre étapes de l'existence humaine.
Il y a d'abord le sens littéral de l'Écriture, qui s'obtient par l'attention à l'enracinement historique des événements de la Bible. Ensuite vient le sens dit allégorique, c'est-à-dire l'intuition et l'intériorisation de ces événements en vue de les dépasser - ce grâce à quoi les faits historiques rapportés font partie d'une histoire du Salut. Il y a, enfin, le sens moral et anagogique, qui font apparaître comment l'agir découle de l'être et comment l'histoire, au-delà de l'événement, est espérance et sacrement du futur (15) . Il faudrait refaire aujourd'hui l'étude de cette doctrine des quatre sens de l'Ecriture : elle explique la place indispensable de l'exégèse historique, mais délimite tout aussi clairement ses limites et son nécessaire contexte.
A la collection mnémonique des matières de la foi que représentent les quatre composantes maîtresses que nous venons d'énumérer, préside donc une indéniable logique interne. C'est pourquoi le Catéchisme Romain les a caractérisées à juste titre comme les « lieux de l'exégèse biblique ». Dans le langage scientifique et théorique d'aujourd'hui, on dirait qu'il entend les considérer comme les points fixes d'une topique et d'une herméneutique de l'Ecriture (16).
On ne voit pas pourquoi on croit devoir, aujourd'hui, abandonner à tout prix cette structure simple, aussi juste théologiquement que pédagogiquement. Aux premiers temps du nouveau mouvement catéchétique, elle passait pour naïve. On crut devoir édifier à tout prix une systématisation chrétienne à la fois logique et contraignante. Or de tels essais appartiennent à la recherche théologique, et non à la catéchèse : ils survivent d'ailleurs rarement à leurs auteurs. A l'extrême opposé, il y a abolition de toute structure et caducité des choix faits en raison de la situation actuelle : ce fut une réaction inévitable aux excès de la pensée systématique.
Transmettre - Archevêque de Dublin