Vie - Chapitre 28
Je me suis bien éloignée de mon sujet: je disais que cette vision de Notre-Seigneur ne saurait être l'ouvrage de l'imagination. Comment, en effet, l'imagination pourrait-elle, avec tous ses efforts, représenter à notre âme l'humanité de Jésus-Christ, et lui peindre son incomparable beauté? Il ne lui faudrait pas peu de temps pour arriver à une image tant soit peu ressemblante. Elle peut néanmoins, d'une certaine manière, se représenter cette humanité sainte, contempler pendant quelque temps ses traits, sa blancheur, perfectionner peu à peu cette image, puis la confier à la mémoire, et quand elle s'en efface, la faire revivre. Qui l'en empêche, puisqu'elle a pu la produire avec l'entendement? Dans la vision dont nous parlons, cela est impossible: nous la contemplons lorsqu'il plaît au Seigneur de nous la présenter, dans la manière et durant le temps qu'il veut. Nous n'y pouvons rien retrancher ni rien ajouter; nous n'avons aucun moyen pour cela. Quoi que nous fassions pour la voir ou ne la point voir, tout est inutile. Il suffit même que nous voulions regarder quelque chose en particulier, pour voir disparaître Jésus-Christ.
Ce divin Maître a daigné, l'espace de deux ans et demi, me favoriser très ordinairement de cette vision; depuis plus de trois ans elle est moins continuelle, mais il m'accorde une autre grâce plus élevée que je rapporterai peut-être dans la suite. Pendant qu'il me parlait, je contemplais cette beauté souveraine; les paroles que proférait cette bouche, si belle et si divine, avaient une douceur infinie, mais quelquefois aussi de la rigueur. J'aurais eu le plus ardent désir de remarquer la couleur et la grandeur de ses yeux pour pouvoir en parler; jamais je n'ai mérité une telle grâce; tous mes efforts n'ont servi qu'à faire entièrement disparaître la vision. Assez souvent, il est vrai, je m'aperçois qu'il me regarde avec tendresse; mais ce regard a tant de force, que mon âme ne peut le soutenir; elle entre dans un ravissement très élevé, qui, pour la faire jouir plus entièrement de l'objet de son amour, lui enlève la vue de sa beauté divine.
Ainsi, il est manifeste que ces visions ne dépendent en rien de notre volonté; le Seigneur veut que notre unique partage soit la confusion, l'humilité, la simplicité à recevoir ce qui nous est donné, et l'action de grâces envers l'auteur de ce don. Il en est ainsi dans toutes les visions indistinctement: nous ne pouvons voir ni plus ni moins que ce qu'il plait à Notre-Seigneur de nous découvrir; tous nos efforts, toutes nos industries, sont absolument inutiles. Le divin Maître veut nous montrer clairement que ce n'est pas là notre ouvrage, mais le sien. La manière dont il agit, loin de nous donner de l'orgueil, doit nous pénétrer d'un sentiment d'humilité et de crainte. Car le Seigneur, qui nous empêche de voir ce que nous désirons voir, peut également nous retirer ces hautes faveurs, sa grâce même, et nous abandonner à toute notre misère. Enfin, il veut que la crainte nous accompagne toujours, tant que nous vivons dans cet exil.
Le Sauveur se présentait presque toujours à moi tel qu'il était après sa résurrection (6). Dans la sainte hostie, c'était de la même manière. Quelquefois, pour m'encourager quand j'étais dans la tribulation, il me montrait ses plaies; il m'est aussi apparu en croix; je l'ai vu au jardin; rarement couronné d'épines; enfin je l'ai vu portant sa croix. S'il m'apparaissait ainsi, c'était, je le répète, à cause des besoins de mon âme, ou pour la consolation de quelques autres personnes; mais toujours son corps était glorifié.
Que de hontes, d'angoisses, de persécutions et d'alarmes ne m'a pas coûtées l'aveu de ces visions! On était si persuadé que j'étais possédée du démon, que quelques personnes voulaient m'exorciser. Cela ne me causait guère de peine; mais j'en éprouvais une bien sensible quand je voyais que les confesseurs appréhendaient de me confesser, ou quand j'apprenais les rapports qu'on allait leur faire. Je ne pouvais néanmoins concevoir aucun regret d'avoir été favorisée de ces célestes visions; je n'aurais pas voulu en échanger une seule contre tous les biens et tous les plaisirs du monde. Elles étaient constamment à mes yeux un trésor inestimable, une grâce insigne de Notre-Seigneur; et le divin Maitre lui-même m'en donnait souvent l'assurance. Je sentais croître l'ardent amour qu'il avait allumé dans mon âme: j'allais me plaindre à lui des peines qu'on me causait, et je sortais toujours de l'oraison consolée et avec de nouvelles forces. Je n'osais cependant contredire ceux qui m'étaient contraires; ils eussent trouvé en cela un défaut d'humilité, et ils m'auraient jugée plus défavorablement encore. Je me contentais d'en parler à mon confesseur, et il me consolait toujours beaucoup quand il me trouvait ainsi dans la peine.
Ces visions étant devenues beaucoup plus fréquentes, un de ceux qui, auparavant, avaient pris soin de mon âme, et à qui je me confessais quelquefois lorsque le père ministre (7) ne pouvait m'entendre, me dit qu'il était clair qu'elles venaient du démon. Il me commanda, puisque je ne pouvais empêcher cet esprit de ténèbres de m'apparaître, de faire le signe de la croix toutes les fois qu'il se montrerait, et de le repousser avec un geste de mépris, car je devais tenir pour certain que c'était lui; étant accueilli de la sorte, il cesserait de venir; au reste, je n'avais rien à craindre, Dieu me garderait, et ne tarderait pas à mettre un terme à l'épreuve. Ce commandement me causa une peine extrême. Persuadée que ces visions venaient de Dieu, et ne pouvant, comme je l'ai dit, désirer ne point les avoir, j'éprouvais une terrible répugnance à obéir. Je ne laissais pas néanmoins de faire ce qui m'était commandé. Je suppliais Dieu avec les plus vives instances de ne pas permettre que je fusse trompée; C'était là ma prière continuelle, et je la lui adressais en répandant beaucoup de larmes. Je me recommandais aussi à saint Pierre et à saint Paul. Car le divin Maître, m'étant apparu pour la première fois le jour de leur fête, m'avait dit qu'ils me préserveraient, de toute illusion. Aussi, je les voyais souvent à mon côté gauche, d'une manière très distincte, non par une vision imaginaire, mais par une vision intellectuelle. Je regardais ces glorieux saints comme mes bien-aimés protecteurs.
J'éprouvais une indicible peine à faire ce geste de mépris à chaque apparition de Notre-Seigneur, car, lorsqu'il était présent, on m'aurait plutôt mise en pièces que de me forcer à croire que c'était le démon. Ainsi l'on m'avait imposé un genre de pénitence bien cruel. Pour ne point faire tant de signes de croix, j'en avais presque toujours une à la main; mais j'étais moins fidèle à donner ces signes de mépris, parce qu'il m'en coûtait trop. Je me souvenais des outrages que les Juifs avaient faits à cet adorable Sauveur, et je le suppliais instamment de me pardonner ceux qu'il recevait de moi, puisque ce n'était que pour obéir aux personnes qu'il avait établies dans son Eglise pour le représenter et tenir sa place. Il me disait alors que je ne devais pas me mettre en peine, queje faisais bien d'obéir, et qu'il manifesterait la vérité.
Mais lorsque ceux qui me croyaient trompée me défendirent l'oraison, il me parut en être irrité; il me commanda de leur dire que c'était là de la tyrannie, et il me donna diverses raisons pour me montrer que ces visions ne venaient point de l'ennemi: j'en rapporterai quelques-unes dans la suite.
Un jour que je tenais à la main la croix de mon rosaire, Notre-Seigneur me la prit: quand il me la rendit, elle était formée de quatre grandes pierres, incomparablement plus précieuses que des diamants. En effet, il n'y a aucune proportion entre des pierres précieuses et ce qui est surnaturel: aussi, tous les diamants paraîtraient faux et sans lustre auprès des pierres de cette croix. Les cinq plaies de Notre-Seigneur s'y trouvaient admirablement gravées. Ce divin Maître me dit que je la verrais ainsi désormais. Sa promesse s'est fidèlement accomplie: à partir de ce jour, je n'ai plus discerné dans cette croix le bois dont elle était faite; les pierres qui la composent frappent seules ma vue; mais nul autre que moi ne jouit de cette faveur.
A peine, pour obéir, avais-je commencé à résister à ces visions, que le divin Maître multiplia ses grâces. Malgré tous mes efforts pour me distraire, mon oraison était si continuelle que le sommeil même semblait ne pas en interrompre le cours, et mon amour allait toujours croissant. J'adressais des plaintes à Notre-Seigneur, lui disant que je ne pouvais plus supporter cet état violent. J'avais beau vouloir ne point penser à lui, mes désirs et mes efforts étaient impuissants. J'essayais néanmoins d'obéir; mais que pouvais-je? Rien, ou presque rien. Malgré cela, Notre-Seigneur ne m'affranchit jamais d'un tel commandement; mais tout en me disant de m'y conformer, il m'instruisait, comme il le fait encore, de ce que j'avais à dire à ceux qui me l'imposaient, et me rassurait par des raisons si décisives, qu'elles dissipaient toutes mes craintes.
Peu de temps après, il donna, selon sa promesse, des preuves éclatantes de la vérité de ces visions. Je sentis mon âme embrasée d'un très ardent amour de Dieu; cet amour était évidemment surnaturel, carje ne savais qui l'allumait ainsi en moi, et je n'y avais contribué en rien. Je me voyais mourir du désir de voir Dieu, et je ne savais où je devais chercher cette vie, si ce n'est dans la mort. Les transports de cet amour, sans égaler ni la véhémence ni le prix de ceux dont j'ai parlé autre part (cf. chap. 20), étaient tels néanmoins que je ne savais que devenir. Rien ne répondait à mes voeux; j'étais comme hors de moi, et il me semblait véritablement que l'on m'arrachait l'âme. O mon Seigneur! de quel souverain artifice, de quelle délicate industrie vous usiez à l'égard de votre misérable esclave! Vous vous teniez caché de moi, et votre amour, me poursuivant sans relâche, me faisait goûter une mort si délicieuse que mon âme eût voulu n'en jamais sortir.
Pour pouvoir comprendre quelle est l'impétuosité de ces transports, il faut les avoir éprouvés. Ils n'ont rien de commun avec ces émotions du coeur et ces mouvements de dévotion fort ordinaires, qui veulent éclater au dehors, et semblent devoir suffoquer l'esprit. Cette sorte d'oraison est très basse. Il faut éviter ces élans immodérés, en tâchant doucement de les retenir en soi-même, et s'efforcer d'apaiser l'âme; de même, quand les enfants pleurent avec tant de violence qu'ils semblent devoir en perdre la respiration, on fait passer cette émotion excessive en leur donnant à boire. La raison doit tenir la bride pour modérer ces mouvements impétueux, parce que la nature pourrait y avoir sa part; il est à craindre qu'il ne s'y mêle de l'imperfection, et que ces mouvements ne soient en grande partie l'ouvrage des sens. Ainsi, il faut calmer l'âme, comme le petit enfant, par une caresse d'amour, et la porter à aimer Dieu d'une manière suave, et non avec une impétueuse violence. Cette âme doit s'appliquer à recueillir son amour au dedans d'elle-même, sans le laisser se répandre au dehors, comme un vase qui bout trop fort et déborde de tous côtés, parce qu'on a jeté du bois au feu sans discrétion. Enfin, on doit diminuer la cause, c'est-à-dire éloigner de son esprit les pensées qui ont excité cette flamme subite, et tâcher de l'éteindre par quelques larmes douces, et non péniblement arrachées, comme celles qui naissent de ces sentiments si vifs et qui nous font beaucoup de mal. J'en répandais de semblables dans les commencements; elles me laissaient la tête si épuisée et l'esprit si fatigué, que quelquefois je restais plus d'un jour sans pouvoir revenir à l'oraison. C'est ce qui me fait dire qu'il faut dans les commencements une grande discrétion, afin d'accoutumer l'esprit à n'agir qu'avec douceur et intérieurement; on doit éviter avec grand soin tout ce qui n'est qu'extérieur.
Mais entre ces mouvements de dévotion et les transports dont je traite, il y a une complète différence. Ici, ce n'est pas nous qui mettons le bois au feu; on dirait que le feu se trouvant allumé, on nous y jette tout à coup afin que sa flamme nous consume. L'âme ne doit point à ses efforts cette blessure qu'elle ressent de l'absence de son Dieu; elle lui est faite par une flèche que de temps en temps on lui enfonce au plus vif des entrailles, et qui lui traverse le coeur, en sorte qu'elle ne sait plus ni ce qu'elle a, ni ce qu'elle veut. Elle connaît bien qu'elle ne veut que Dieu, et que la flèche qui l'a blessée était trempée dans le suc d'une herbe qui la porte à s'abhorrer elle-même, pour l'amour de ce Dieu auquel elle ferait avec joie le sacrifice de sa vie.
Nul langage ne saurait représenter ni exprimer la manière dont Dieu fait de telles blessures, ni cet excès de douleur qui transporte l'âme blessée; mais cette peine est si délicieuse qu'il n'y a point de plaisir dans la vie qui la dépasse. Je le répète, l'âme voudrait se sentir toujours mourante d'un tel mal.
Cette peine unie à cette gloire me jetait crans un profond étonnement, et je ne pouvais comprendre comment cela pouvait être. Quel spectacle qu'une âme ainsi blessée! Elle comprend combien est excellente la source de cette blessure, et elle voit clairement qu'un tel amour ne lui vient pas de ses efforts. C'est, lui semble-t-il, de l'amour excessif que le Seigneur lui porte, qu'est tombée l'étincelle qui l'embrase tout entière. Oh! combien de fois, livrée à ce suave tourment, me suis-je souvenue de ces paroles de David: «Comme le cerf soupire après une source d'eau vive, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu»! (Psaume 42) Elles étaient, ce me semble, l'expression fidèle de ce que je sentais.
Lorsque l'impétuosité de ces transports n'est pas si grande, il semble que la douleur de cette blessure diminue un peu par l'usage de quelques pénitences: du moins l'âme, qui ne sait que faire à son mal, y cherche-t-elle par cette voie un allégement. Mais elle ne les sent pas, et faire couler le sang de ses membres lui est aussi indifférent que si son corps était privé de la vie. En vain elle se fatigue à inventer de nouveaux moyens de souffrir quelque chose pour son Dieu: la première douleur est si grande qu'il n'y a point, selon moi, de tourment corporel qui puisse lui en enlever le sentiment; car le remède n'est point là, et il serait trop bas pour un mal si relevé. Une seule chose adoucit tant soit peu la souffrance de l'âme, c'est d'en demander à Dieu le remède; mais elle n'en voit point d'autre que la mort, parce qu'elle seule peut la faire entrer dans la pleine jouissance de son souverain bien. D'autres fois, la douleur se fait sentir à un tel excès, qu'on n'est plus capable ni de cette prière, ni de quoi que ce soit. Le corps en perd tout mouvement; on ne peut remuer ni les pieds, ni les mains. Si l'on est debout, les genoux fléchissent, on tombe sur soi-même, et l'on peut à peine respirer. On laisse seulement échapper quelques soupirs, très faibles, parce que toute force extérieure manque, mais très vifs par l'intensité de la douleur.
Tandis que j'étais dans cet état, voici une vision dont le Seigneur daigna me favoriser à diverses reprises. J'apercevais près de moi, du côté gauche, un ange sous une forme corporelle. Il est extrêmement rare que je les voie ainsi. Quoique j'aie très souvent le bonheur de jouir de la présence des anges, je ne les vois que par une vision intellectuelle, semblable à celle dont j'ai parlé précédemment (cf. chap.27). Dans celle-ci, le Seigneur voulut que l'ange se montrât sous cette forme: il n'était point grand, mais petit et très beau; à son visage enflammé, on reconnaissait un de ces esprits d'une très haute hiérarchie, qui semblent n'être que flamme et amour. Il était apparemment de ceux qu'on nomme chérubins; car ils ne me disent pas leurs noms. Mais je vois bien que dans le ciel il y a une si grande différence de certains anges à d'autres, et de ceux-ci à d'autres, que je ne saurais le dire. Je voyais dans les mains de cet ange un long dard qui était d'or, et dont la pointe en fer avait à l'extrémité un peu de feu. De temps en temps il le plongeait, me semblait-il, au travers de mon coeur, et l'enfonçait jusqu'aux entrailles; en le retirant, il paraissait me les emporter avec ce dard, et me laissait tout, embrasée d'amour de Dieu.
La douleur de cette blessure était si vive, qu'elle m'arrachait ces gémissements dont je parlais tout à l'heure: mais si excessive était la suavité que me causait cette extrême douleur, que je ne pouvais ni en désirer la fin, ni trouver de bonheur hors de Dieu. Ce n'est pas une souffrance corporelle, mais toute spirituelle, quoique le corps ne laisse pas d'y participer un peu, et même à un haut degré. Il existe alors entre l'âme et Dieu un commerce d'amour ineffablement suave. Je supplie ce Dieu de bonté de le faire goûter à quiconque refuserait de croire à la vérité de mes paroles. Les jours où je me trouvais dans cet état, j'étais comme hors de moi; j'aurais voulu ne rien voir, ne point parler, mais m'absorber délicieusement dans ma peine, que je considérais comme une gloire bien supérieure à toutes les gloires créées (8).
Telle était la faveur que le divin Maître m'accordait de temps en temps, lorsqu'il lui plut de m'envoyer ces grands ravissements, contre lesquels, même en présence d'autres personnes, toutes mes résistances étaient vaines; ainsi j'eus le regret de les voir bientôt connus du public. Depuis que j'ai ces ravissements, je sens moins cette peine qu'une autre dont j'ai parlé précédemment, je ne me souviens plus en quel chapitre (cf. chap.20). Cette dernière est différente sous plusieurs rapports et d'une plus haute excellence. Quant à celle dont je parle maintenant, elle dure peu: à peine commence-t-elle à se faire sentir que Notre-Seigneur s'empare de mon âme et la met en extase; elle entre si promptement dans la jouissance, qu'elle n'a pas le temps de souffrir beaucoup. Béni soit à jamais Celui qui comble de ses grâces une âme qui répond si mal à de si grands bienfaits!
1. Ce fut de 1557 à 1559; ce qui correspond à la quarante-deuxième et à la quarante-troisième année de la vie de Thérèse.
2. Au rapport du V. P.Louis du Pont, le P. Balthasar Alvarez s'appliquait à mortifier Thérèse en tout, et spécialement dans les choses où elle montrait tant soit peu d'empressement naturel. Il faisait mourir peu à peu dans cette âme héroïque tous les mouvements de la nature, pour ne la laisser vivre que de la vie de la grâce. Dans une circonstance où il s'était absenté d'Avila, Thérèse, assaillie d'une grande peine, lui écrivit en le priant de lui répondre sans délai. il lui répondit en effet sans délai, mais il lui envoya sa réponse sous enveloppe après avoir écrit ces mots sur la lettre: Vous ne l'ouvrirez que dans un mois. Thérèse s'y soumit de bonne grâce, mais non sans ressentir vivement la mortification. Cet homme de Dieu, connaissant ce qui pouvait le plus faire mourir Thérèse à elle-même, eut le courage de ne pas le lui épargner. À l'époque où presque tous, excepté lui, la croyaient victime des illusions du démon, non seulement, comme on l'a vu au XXVème chapitre il lui dit plus d'une fois, de propos délibéré, pour l'éprouver, que les paroles qu'elle entendait pourraient bien venir du démon, mais il alla encore jusqu'à la priver vingt jours de suite de la sainte communion. Thérèse accepta ce calice avec une résignation parfaite. Pour prix d'une si humble obéissance, Notre-Seigneur lui adressa ces paroles qu'elle a rapportées au même chapitre: «Ne crains point, ma fille, c'est moi; je ne t'abandonnerai point, bannis toute crainte.»
3 Ce fut seulement en 1559 que la sainte commença à être favorisée des visions qu'elle va rapporter dans les chapitres suivants. Ces visions se succédèrent pendant deux ans et demi, de 1559 jusqu'en 1561, c'est à dire de la la quarante-quatrième à la quarante-sixième année de sa vie.
4 Ce fut le 18 octobre 1562. Il était âgé de soixante-trois ans.
5 Le P. Balthasar Alvarez confessa sainte Thérèse pendant six ans, ainsi qu'elle l'écrivit plus tard au P. Rodrigue Alvarez. Elle mentionne ici d'une manière spéciale les trois années qui précédèrent la fondation de Saint-Joseph, et qui furent pour elle un enchaînement d'épreuves.
6 Sainte Thérèse fit représenter sur la toile l'image de Notre-Seigneur ressuscité, d'après les visions qu'elle avait eues; elle-même donna toutes les indications au peintre et surveilla son travail. Au dire de Ribera, ce petit tableau, que la sainte portait toujours avec elle, était d'une ravissante beauté. A l'époque où écrivait l'historien, il se trouvait au pouvoir de dona Marie de Toledo, duchesse d'Albe. Le même peintre avait exécuté également, à la demande de sainte Thérèse, un tableau de la sainte Vierge, qui ne le cédait en rien au premier. (Vie de sainte Thérèse, 1. I, ch. XI.)
7 Le P. Balthasar Alvarez. Il fut sept ans de suite ministre du collège de Saint-Gilles, c'est-à-dire second supérieur de la maison; mais de fait il fut chargé, la plus grande partie de ce temps, du gouvernement du collège, parce que des deux supérieurs qui y furent envoyés, le premier, le P. Denys Vasquez, n'y resta qu'un an et demi, et le second, le P. Gaspard de Salazar, neuf mois seulement.
8 La sainte était âgée de quarante-quatre ans lorsqu'elle reçut, au monastère de l'Incarnation d'Avila, une faveur si extraordinaire. Dieu devait faire éclater un jour dans son Église la gloire de cette mystérieuse blessure. Au commencement du XVIIIème siècle, les carmes réformés d'Espagne et d'Italie ayant demandé au saint-siège l'institution d'une fête particulière pour honorer la blessure faite par l'ange au coeur de leur sainte fondatrice, le pape Benoit XIII accéda à leur demande, et accorda le 25 mai 1726, aux religieux et religieuses du Carmel réformé, un office propre pour la fête de la Transverbération du coeur de sainte Thérèse. Cet office ne contenait d'abord que l'oraison et les leçons; mais ensuite le même souverain pontife permit de composer une messe et un office complets pour cette fête. Cet office est récité même par les carmes de la commune observance, et l'Espagne tout entière l'a adopté. Benoît XIV, dans son bref Dominici gregis, du 8 août 1744, a accordé à perpétuité une indulgence plénière à tous les fidèles qui visiteraient les églises du Carmel depuis les premières vêpres de la Transverbération jusqu'au coucher du soleil du jour de la fête, qui se célèbre le 21 du mois d'août.
Voyant que je ne pouvais rien ou presque rien contre ces grands transports d'amour, ils devinrent pour moi un sujet de crainte. Le plaisir et la peine qu'ils me faisaient simultanément éprouver étaient pour moi un mystère. Je savais bien que la souffrance du corps est compatible avec la joie de l'esprit; mais une peine spirituelle si excessive unie à un bonheur si ravissant, voilà où ma raison se perdait. Cependant je continuais à faire effort pour résister, mais en vain, et souvent je me sentais épuisée. Infortunée, je m'armais de la croix pour me défendre contre Celui qui nous l'a laissée à tous comme notre défense! Je voyais clairement que personne ne me comprenait. Je n'osais néanmoins le dire qu'à mon confesseur; en parler à d'autres eût été déclarer que je n'avais pas d'humilité.
Il plut à Notre-Seigneur de remédier en partie à mes peines, et même de les faire cesser pendant quelque temps, en conduisant dans cette ville le béni frère Pierre d'Alcantara. J'ai déjà parlé de lui, et dit quelque chose de sa pénitence (cf. fin du chap. 27). J'ai appris qu'entre autres austérités, il avait porté pendant vingt années un cilice en lames de fer-blanc, sans jamais le quitter. Il a composé en castillan de petits traités d'oraison, qui sont maintenant entre les mains de tout le monde. L'oraison étant sa vie depuis tant d'années, il en a écrit d'une manière très utile pour les âmes qui s'y adonnent. Il avait gardé dans toute sa rigueur la première règle de Saint-François, et pratiqué cette pénitence que j'ai racontée plus haut.
Cette dame veuve dont j'ai parlé, si digne servante de Dieu et mon intime amie (Guiomar de Ulloa.), ayant appris l'arrivée de ce grand personnage, désira que je le visse. Elle savait le besoin que j'en avais; elle était témoin de mes peines, et ne réussissait pas peu à les adoucir. Pleine d'une foi vive, elle ne pouvait s'empêcher de voir l'esprit de Dieu dans ce que tous les autres regardaient comme l'ouvrage du démon. Elle joignait à un jugement excellent une discrétion parfaite. C'était une âme à laquelle Notre-Seigneur aimait à se communiquer dans l'oraison: aussi daignait-il lui faire connaître ce que les savants ignoraient. Mes confesseurs me permettaient de chercher auprès d'elle un adoucissement à mes peines, et elle pouvait me consoler sous bien des rapports. Souvent elle avait sa part dans les grâces que je recevais, et Notre-Seigneur lui donnait par mon intermédiaire des avis très utiles à son âme.
Pour faciliter mes rapports avec un homme aussi saint que frère Pierre d'Alcantara, elle obtint de mon provincial, sans m'en rien dire, la permission de m'avoir huit jours chez elle. Ce fut dans sa maison, et dans quelques églises, que j'eus de nombreux entretiens avec ce religieux. Depuis, il m'a encore été donné, à diverses époques de communiquer souvent avec lui. J'ai toujours eu l'habitude de manifester à mes guides, avec pleine clarté et sincérité, l'état de mon âme, et jusqu'à mes premières impressions que je voudrais voir connues de tous; et, dans les choses douteuses, j'ai toujours dit ce qui pouvait m'être contraire. Ainsi je lui rendis compte de toute ma vie et de ma manière d'oraison, le plus clairement qu'il me fut possible. Je vis tout d'abord qu'il m'entendait par l'expérience qu'il avait de ces voies, et c'était de dont j'avais besoin: car Dieu ne m'avait pas encore encore fait la grâce qu'il m'a accordée depuis, faire comprendre aux autres les faveurs dont il me comble; ainsi, pour les connaître et en porter un jugement sûr, il fallait en avoir reçu de semblables.
Il me donna une très grande lumière; car, jusqu'à ce moment, les visions intellectuelles, et même les imaginaires qui se voient des yeux de l'âme, avaient été pour moi quelque chose d'incompréhensible. Je croyais comme je l'ai dit, qu'on ne devait estimer que celles qui frappent les yeux du corps;et je n'en avais point de celles-là. Ce saint homme m'éclaira sur tout, et me donna une parfaite intelligence de ces visions; il me dit de ne plus craindre, mais de louer Dieu, m'assurant qu'il en était l'auteur, et qu'après les vérités de la foi, il n'y avait point de chose plus certaine ni à laquelle je dusse donner une plus ferme créance. Il se consolait extrêmement avec moi, me témoignant beaucoup de bonté et de bienveillance, et il m'a toujours depuis fait part de ses pensées les plus intimes et de ses desseins. Heureux de voir que Notre-Seigneur m'inspirait une si ferme résolution, et tant de courage pour entreprendre les mêmes choses qu'il lui faisait la grâce d'exécuter, il goûtait un grand contentement dans cette mutuelle communication de, nos âmes. Car dans l'état auquel le divin Maître l'avait élevé, le plus grand plaisir, comme la plus pure consolation, est de rencontrer une âme en qui l'on croit découvrir le commencement des mêmes grâces. Je ne faisais alors, ce me semble, que d'entrer dans une si sainte voie. `Dieu veuille que j'y marche maintenant!
Ce saint homme fut pénétré de la plus vive compassion pour moi. Il me dit qu'une des plus grandes peines dans cet exil était celle que j'avais endurée, c'est-à-dire cette contradiction des gens de bien; il ajouta qu'il me restait encore beaucoup à souffrir, parce que j'avais besoin d'une continuelle assistance, et qu'il n'y avait personne dans cette ville qui me comprît Il me promit de parler à mon confesseur, et à un de ceux qui me causaient le plus de peine. Ce dernier était ce gentilhomme dont j'ai fait mention. Son dévouement sans bornes pour moi était la cause de toute cette guerre qu'il me faisait. C'était une âme sainte, mais craintive; et comme il m'avait vue naguère si imparfaite, il ne parvenait pas à se rassurer a mon sujet.
Ce grand serviteur de Dieu accomplit promesse; il parla à tous les deux, et leur montra par de puissantes raisons qu'ils devaient se rassurer, et ne plus m'inquiéter à l'avenir. Mon confesseur n'en avait pas grand besoin; mais pour le gentilhomme, il n'en était pas de même car une telle autorité ne put entièrement le convaincre: elle fit néanmoins qu'il ne m'effrayait plus autant qu'auparavant.
Il fut convenu entre ce saint religieux et moi que je lui écrirais à l'avenir ce qui m'arriverait, et que nous prierions beaucoup Dieu l'un pour l'autre. Dans sa profonde humilité, il voulait bien attacher quelque prix aux prières d'une créature aussi misérable que moi ce qui me couvrait d'une extrême confusion. Il me laissa fort contente et fort consolée, par l'assurance qu'il me donna que l'esprit de Dieu agissait dans mon âme: il ajouta que je pouvais sans crainte continuer à faire oraison; que s'il me survenait des doutes, je n'avais, pour plus de sûreté, qu'à les communiquer à mon confesseur, et que désormais je devais vivre dans la paix.
Néanmoins, comme Notre-Seigneur me conduisait par la voie de la crainte, je ne pouvais ouvrir mon âme ni à une sécurité parfaite quand on me rassurait, ni à une crainte sérieuse quand on me disait que j'étais trompée. Ainsi, que l'on m'inspirât de fa crainte ou de la confiance, nul ne pouvait obtenir de moi une foi plus grande que celle que Notre-Seigneur mettait dans mon âme. Sans doute, les paroles de l'homme de Dieu me laissèrent consolée et tranquille; je ne leur donnai pourtant pas assez de créance pour être tout à fait sans appréhension, principalement lorsque le divin Maître me faisait sentir les tourments intérieurs dont je vais parler. Malgré tout, je demeurai, comme je l'ai dit, très consolée.
Je ne pouvais me lasser de rendre grâces au Seigneur et de bénir mon glorieux père saint Joseph, à qui j'attribuais l'arrivée de ce grand religieux, qui était commissaire général de la custodie qui porte son nom (1). Je n'avais cessé de me recommander très instamment à ce glorieux patriarche, ainsi qu'à la très sainte Vierge.
Il m'arrivait quelquefois, comme il m'arrive encore, mais plus rarement, d'éprouver simultanément de si grandes peines spirituelles et de si accablantes douleurs corporelles, que je ne savais que devenir. D'autres fois, quoique ces souffrances du corps fussent plus cruelles, mon esprit ne souffrant point, je leur faisais face avec beaucoup d'allégresse; mais lorsque j'endurais les deux à la fois, j'éprouvais un véritable martyre.
Toutes les grâces que le Seigneur m'avait faites s'effaçaient alors de ma mémoire; il ne m'en restait, comme d'un songe, qu'un vague souvenir qui ne servait qu'à me tourmenter. Mon esprit était tellement obscurci, que je roulais de doute en doute, de crainte en crainte; il me semblait que je n'avais pas su comprendre ce qui se passait en moi; peut-être étais-je victime d'une illusion; il devait me suffire d'être trompée, sans tromper encore des gens de bien; enfin, je me trouvais si mauvaise, que je m'imaginais être cause par mes péchés de tous les maux et de toutes les hérésies qui désolaient le monde. Ce n'était là qu'une fausse humilité, inventée par l'ennemi pour me troubler et essayer de me jeter dans le désespoir. Maintenant qu'une longue expérience m'a dévoilé ses artifices, il ne me tente plus autant de ce côté-là.
On reconnaît à des marques évidentes que cette fausse humilité est l'ouvrage du démon. Elle commence par l'inquiétude et le trouble; puis, tout le temps qu'elle dure, ce n'est que bouleversement intérieur, obscurcissement et affliction de l'esprit, sécheresse, dégoût de l'oraison et de toute bonne oeuvre. Enfin, l'âme se sent comme étouffée, et le corps comme lié, de telle sorte qu'ils sont incapables d'agir.
Quand l'humilité vient de Dieu, l'âme reconnaît, il est vrai, sa misère; elle en gémit, elle se représente vivement sa propre malice, et voit que ces sentiments qu'elle a d'elle-même ne sont que la pure vérité: mais cette vue ne lui cause ni trouble, ni inquiétude, ni ténébres, ni sécheresse; elle répand au contraire en elle la joie, la paix, la douceur, la lumière. Si elle sent de la peine, c'est une peine qui la réconforte, parce qu'elle connaît qu'elle vient de Dieu, et qu'elle la considère comme une grâce insigne et d'une immense utilité. En même temps qu'elle éprouve de la douleur d'avoir offensé Dieu, elle se sent dilatée par le sentiment de ses miséricordes; et si la lumière qu'elle reçoit la confond, elle la porte en même temps à bénir Dieu de l'avoir si longtemps soufferte.
Dans cette autre humilité dont le mauvais ange est l'auteur, l'âme n'a de lumière pour aucun bien. Elle se représente son Dieu comme armé pour mettre tout à feu et à sang; elle n'a sous les yeux que l'image de sa justice. La foi à la miséricorde lui reste, il est vrai, parce que tous les efforts du démon ne sauraient la lui ravir; mais ce rayon de la foi, loin de la consoler, ne fait qu'accroître son tourment, en lui montrant dans une plus vive lumière la grandeur de ses obligations envers Dieu.
A mon avis, cet artifice est l'un des plus subtils du démon, l'un des plus cachés, et des plus pénibles à l'âme. C'est pourquoi j'ai cru, mon père, devoir vous en parler, afin que si l'ennemi vous tente de ce côté, et que l'entendement vous demeure libre, il vous soit plus facile de le reconnaître. Ne pensez pas que ce discernement dépende de l'étude et de la science; car moi qui en suis si dépourvue, je n'ai pas laissé de comprendre, une fois sortie du tourment de cette fausse humilité, que ce n'était qu'une pure chimère. J'ai clairement vu que cette épreuve n'arrive que par la permission et la volonté du Seigneur. Il donne pouvoir au démon de me tenter, comme il le lui donna de tenter Job; mais à cause de ma faiblesse, il ne lui permet pas de me traiter avec une pareille rigueur.
Un de ces terribles assauts me fut livré, je m'en souviens, l'avant-veille de la fête du très saint Sacrement, pour laquelle j'ai beaucoup de dévotion, mais pas autant que je devrais. Il ne dura cette fois que jusqu'au jour, de la solennité. Mais d'autres fois il a duré huit jours, quinze jours, trois semaines, peut-être même plus longtemps. Cela m'est arrivé en particulier durant ces saintes semaines qui terminent le carême, époque où j'avais coutume de faire mes délices de l'oraison. Le démon remplissait tout à coup mon esprit de choses si frivoles, qu'en un autre temps je n'aurais fait qu'en rire. Il paraît être alors maître de l'âme pour l'occuper, ainsi qu'il lui plaît, de mille folies, sans qu'elle puisse penser à rien de bon. Il ne lui représente que des choses vaines, insensées, inutiles à tout, qui ne servent qu'à l'embarrasser et comme à l'étouffer, de telle sorte qu'elle n'est plus à elle-même. Pour donner une idée de ce supplice, je dirai que les démons jouaient avec ma personne comme ils auraient joué avec une balle, et sans qu'il me fût possible de m'échapper de leurs mains.
Qui pourrait exprimer ce que l'on souffre en cet état? L'âme cherche du secours, et Dieu ne permet pas qu'elle en trouve. Il ne lui reste que la lumière du libre arbitre, mais si obscurcie, qu'elle est comme une personne qui aurait un bandeau sur les yeux. On peut alors la comparer à celui qui, marchant durant une nuit très obscure dans un chemin où il y aurait des endroits fort dangereux, éviterait d'y tomber parce qu'il y aurait très souvent passé et les aurait vus pendant le jour. De même, si l'âme ne tombe pas dans quelque offense, elle le doit à la bonne habitude de s'en préserver, et surtout à l'assistance particulière que Dieu lui prête.
Dans cet état, on ne perd ni la foi ni les autres vertus, puisqu'on croit ce qu'enseigne l'Èglise; mais la foi est comme amortie et endormie, et les actes qu'on en produit semblent ne partir que du bout des lèvres. L'âme est saisie par je ne sais quelle angoisse et quelle torpeur; ce qu'elle garde de connaissance de Dieu est comme un son vague qui vient de loin. Son amour est si tiède, qu'en entendant parler de Dieu, l'unique chose en son pouvoir est d'écouter, et de croire ce qu'on dit, parce que c'est la croyance de l'Église; mais elle n'a aucun souvenir de ce qu'elle a éprouvé intérieurement.
Cherche-t-elle alors dans la prière ou dans la solitude quelque adoucissement, elle n'y rencontre que des angoisses plus cruelles. Elle éprouve au dedans d'elle-même un tourment intolérable, dont la nature lui est inconnue. C'est, selon moi, une faible mais fidèle image de l'enfer; Notre-Seigneur a daigné lui-même dans une vision me faire connaître cette vérité. L'âme sent en soi un feu qui la brûle, mais elle n'en connaît ni l'origine, ni l'auteur, et ne sait ni comment le fuir, ni comment l'éteindre. Veut-elle recourir à la lecture pour se soulager, elle en retire aussi peu de secours que si elle ne savait pas lire. Voici ce qui m'est arrivé: un jour, prenant la vie d'un saint dans l'espoir que le récit de ses peines adoucirait les miennes et me consolerait, j'en lus quatre ou cinq fois de suite quatre à cinq lignes, et voyant que je les comprenais moins à la fin qu'au commencement quoiqu'elles fussent écrites en castillan, je laissai là le livre. La même chose m'est arrivée diverses fois; mais celle-ci est plus particulièrement présente à ma mémoire.
S'entretenir avec quelqu'un est pire encore, parce que le démon nous rend si colères et de si mauvaise humeur, qu'il n'y a personne qui ne nous devienne insupportable, sans qu'il soit possible de faire autrement. Nous ne croyons pas peu faire en n'éclatant pas: disons plus vrai, c'est Dieu qui, par sa grâce, nous retient et nous empêche de rien dire ni de rien faire qui l'offense ou qui préjudicie à notre prochain.
Aller trouver son confesseur n'apporte pas plus de consolation. Voici du moins ce qui m'est arrivé bien des fois. Quoique ceux qui étaient alors et qui sont encore mes confesseurs, fussent des hommes fort saints, ils m'adressaient des paroles et des réprimandes d'une telle âpreté, que lorsque ensuite je les rappelais à leur souvenir, ils en étaient eux-mêmes étonnés; ils m'avouaient que, malgré leur résolution contraire, ils n'avaient pu s'empêcher de me traiter de la sorte. Bien des fois, émus de compassion à la vue des souffrances d'âme et de corps que j'endurais, et n'étant pas sans scrupule de m'avoir parlé si durement, ils se sentaient très résolus à me consoler; mais cela n'était pas en leur pouvoir. A la vérité, leurs paroles n'avaient rien de blâmable, je veux dire rien d'offensant pour Dieu; mais c'était bien les plus désagréables que l'on puisse entendre de la bouche d'un confesseur. Leur dessein était sans doute de me mortifier. Dans une disposition d'âme différente, j'aurais supporté l'épreuve avec courage, et même avec joie; mais alors tout m'était tourment. J'étais quelquefois poursuivie par la pensée que je les trompais; j'allais alors les trouver, et je les avertissais très sérieusement de se tenir en garde contre moi et de se défier de mes paroles. Je voyais bien que je n'aurais voulu pour rien au monde leur dire un mensonge de propos délibéré; mais tout me donnait de la crainte. Un d'eux, voyant bien que ce n'était qu'une tentation, me dit un jour de ne pas m'en mettre en peine; que quand bien même je voudrais le tromper, il avait assez de tête pour ne pas se laisser abuser par mes paroles. Cette réponse me consola beaucoup.
Quelquefois et même très ordinairement, ou du moins le plus souvent, aussitôt après avoir reçu la communion et quelquefois en allant la recevoir, je me trouvais si bien d'esprit et de corps, que je ne pouvais assez m'en étonner. Il semblait que dans le moment même où ce divin Soleil venait à paraître, il dissipait toutes les ténèbres de mon âme, et me faisait voir clairement que ce n'étaient que de vaines terreurs.
En certains jours, une vision, ou, comme je l'ai dit ailleurs (cf. chap. 25), une seule parole de Notre-Seigneur telle que celle-ci: «Ne t'afflige point; n'aie point de crainte», faisait naître en mon âme une sérénité parfaite, comme si aucun trouble n'eût précédé. Prenant alors mes délices avec Dieu, je me plaignais à lui de ce qu'il me laissait endurer de tels tourments, mais il faut avouer qu'il savait bien les compenser; car presque toujours il les faisait suivre d'une grande abondance de grâces. L'âme se purifie dans ces peines comme l'or dans le creuset; elle en sort plus spirituelle, et plus capable de contempler le Seigneur au dedans d'elle-même. Elle trouve alors légères ces peines qui auparavant lui semblaient insupportables, et elle les souhaite de nouveau si Dieu doit en être plus glorifié. Quelque nombreuses que soient les tribulations et les persécutions, pourvu qu'il n'y ait point d'offense du Seigneur, elle les endure avec joie pour lui, parce qu'elle en connaît les précieux avantages: mais hélas! je ne les supporte pas comme il le faudrait, je ne le fais que fort imparfaitement.
J'éprouvais, à certains temps, des peines différentes de celles que je viens de rapporter, et je les éprouve encore. Je sens alors une impuissance absolue de former la pensée ou le désir d'une bonne oeuvre; corps et âme, je suis inutile à tout, et un vrai fardeau pour moi-même; mais je n'ai pas ces autres tentations et ces troubles dont j'ai parlé; c'est seulement je ne sais quel dégoût qui fait que mon âme n'est contente de rien; je tâche alors, moitié de gré, moitié de force, de m'occuper à de bonnes oeuvres extérieures. Cet état fait bien connaître le peu que nous sommes lorsque la grâce vient à se cacher. Il ne me cause pourtant pas beaucoup de peine, parce que cette vue de ma bassesse ne laisse pas d'avoir un certain charme pour moi.
Il est encore des jours où, même dans la solitude, je ne puis avoir aucune pensée fixe et arrêtée de Dieu ni d'aucun bien, ni faire oraison; mais je sens que j' en discerne la cause. Je vois clairement que tout le mal vient de l'entendement et de l'imagination; car pour la volonté, elle est droite, me semble-t-il, et il n'est point de bonne oeuvre qu'elle ne soit disposée à embrasser. Mais telles sont les divagations de l'esprit, qu'il ressemble à un fou furieux que personne ne peut enchainer; et il n'est pas en mon pouvoir de le fixer l'espace même d'un Credo. Quelquefois j'en ris, et, pour jouir du spectacle de ma misère, je le laisse aller au gré de ses caprices, et me plais à le suivre de l'oeil pour voir ce qu'il fera. Presque jamais, grâce à Dieu, il ne se porte à rien de mauvais, mais seulement à des choses indifférentes, par exemple, sur ce qu'il y aurait à faire ici, ou là, ou dans cet autre endroit. Je comprends alors bien mieux la grandeur de la grâce que Dieu m'accorde, lorsque, tenant ce fou enchaîné, il me met dans une parfaite contemplation; et je pense aussi à ce que diraient de moi ceux qui me croient bonne, s'ils me voyaient dans un tel égarement d'esprit. Je suis émue de la plus vive compassion en voyant l'âme en si mauvaise compagnie, et je désire si ardemment la voir libre, que je ne puis quelquefois m'empêcher de dire à Notre-Seigneur: Quand donc mon âme se verra-t-elle enfin occupée tout entière à célébrer vos louanges? Quand toutes ses puissances jouiront-elles de vous? Ne permettez pas, Seigneur, qu'elle soit plus longtemps divisée, et comme déchirée en lambeaux!
C'est là une souffrance que j'éprouve fort souvent. J'ai reconnu que quelquefois mon peu de santé en était cause en grande partie. Je suis alors vivement frappée des ravages du péché originel; car c'est de lui, me paraît-il, que nous vient cette impuissance de tenir notre pensée fixée en Dieu. Chez moi, elle vient sans doute encore de mes propres péchés; s'ils n'avaient pas été si nombreux, j'aurais été plus stable dans le bien.
Je vais rapporter une autre de mes peines, qui ne fut pas petite. Ayant reçu de Notre-Seigneur, sur l'oraison, toutes les lumières que me donnaient les livres qui en traitent, j'abandonnai une lecture que je croyais sans profit pour moi. Je ne lisais plus que les vies des saints; me trouvant si imparfaite à côté d'eux, je me sentais excitée et encouragée par leurs exemples. Je craignis de pécher contre l'humilité, en me croyant ainsi parvenue à un tel degré d'oraison. J'avais beau faire, je ne pouvais me défendre de cette pensée; et elle ne cessa de me causer une peine fort vive, jusqu'à ce que des hommes savants, et en particulier le bienheureux frère Pierre d'Alcantara, m'eurent dit de ne plus m'en inquiéter.
Voici pour moi un nouveau sujet de peine. Déjà au rang des âmes privilégiées du côté des grâces reçues, je n'ai pourtant pas encore commencé à servir Dieu; je ne suis qu'imperfection, je le vois. Néanmoins, en fait de désirs et d'amour de mon Dieu, je me sens, grâce à lui, capable de lui rendre quelque petit service. Mon coeur me dit que je l'aime, mais hélas! la faiblesse des oeuvres et la multitude de mes imperfections me désolent.
Il m'arrive aussi parfois de me trouver dans une sorte de stupidité, c'est le nom que je lui donne. Je ne fais ni bien ni mal; je marche, comme on dit, à la suite des autres, n'éprouvant ni peine ni consolation, insensible à la vie comme à la mort, au plaisir comme à la douleur; en un mot, rien ne me touche. A mon avis, l'âme est alors comme le petit ânon qui va paissant, et qui, sans presque le sentir, se sustente et grandit à l'aide de la nourriture qu'il trouve. Dieu, je n'en doute pas, soutient cette âme par quelques grandes grâces, puisqu'elle supporte avec une tranquille résignation le fardeau d'une si misérable vie; mais comme il n'y a ni mouvements ni effets intérieurs, elle n'a pas conscience de ce qui se passe en elle. Il me vient en ce moment dans l'esprit que ce progrès, insensible et caché, est comme la marche du vaisseau en pleine mer par un vent doux et favorable: il fait beaucoup de chemin sans que l'on s'en aperçoive.
Il n'en est pas,ainsi de ces autres états intérieurs dont j'ai parlé: les effets de la grâce sont si grands, que soudain, en quelque sorte, l'âme s'aperçoit de son progrès. A l'instant, les saints désirs bouillonnent en elle, et rien ne peut plus la satisfaire. C'est là ce qu'elle éprouve quand Dieu lui donne ces grands transports d'amour, dont j'ai parlé (cf. chap. précédent). Elle ressemble à ces petites fontaines que j'ai vues quelquefois: elles jaillissent de terre en bouillonnant, et elles ne cessent de lancer en haut le sable avec leurs ondes. Cette comparaison peint parfaitement au naturel ce qui se passe dans une âme élevée à cet état. L'amour qui la possède est dans un perpétuel mouvement, et lui suggère sans cesse de nouveaux desseins; ne pouvant rester concentré, il aspire à se répandre, pareil à cette source qui, impatiente d'être sous terre, lance au dehors ses eaux. La plus grande partie du temps, cette âme ne peut ni rester en repos ni se contenir, tant est fort l'amour qui la transporte. Comme elle est plongée dans cet amour et le boit à souhait, elle désire que les autres s'abreuvent à la même source, pour célébrer ensuite avec elle les louanges de Dieu.
Que de fois, à ce sujet, me suis-je souvenue de cette eau vive dont Notre-Seigneur parla à la Samaritaine! Que j'aime cet endroit de l'Évangile! Dès ma plus tendre enfance, sans comprendre comme maintenant le prix de ce que je demandais, je suppliais très souvent le divin Maître de me donner de cette eau; et partout où j'étais, j'avais toujours un tableau qui me représentait Notre-Seigneur auprès du puits de Jacob, avec ces paroles écrites au bas: Seigneur, donnez-moi de cette eau (Jn 4, 15).
On peut aussi comparer cet amour divin qui transporte, à un grand feu dont l'activité réclame sans cesse une matière nouvelle. L'âme voudrait, à quelque prix que ce fût, mettre continuellement du bois dans ce feu pour l'empêcher de s'éteindre. Pour moi, quand je n'aurais que de petites pailles à y jeter, je serais contente; très souvent, je n'ai point autre chose. Quelquefois j'en ris; mais d'autres fois, je m'en afflige beaucoup. Je me sens intérieurement pressée de servir Dieu en quelque chose, et, ne pouvant faire davantage, je m'occupe à orner de verdure et de fleurs quelques images, à balayer, à parer un oratoire, ou à d'autres petits travaux si bas, que j'en demeure ensuite toute confuse. M'arrive-t-il de faire quelque pénitence, elle en mérite à peine le nom; et, à moins que Notre-Seigneur n'ait égard à ma volonté, je vois que ce n'est rien, et je suis la première à rire de moi-même.
Ah! combien souffrent des âmes embrasées de cet amour, lorsque, par défaut de forces corporelles, elles se voient incapables de rien faire pour le service de Dieu! Quelle peine elles éprouvent! Mourir d'appréhension de voir ce feu s'éteindre, et se trouver en même temps dans l'impuissance d'y jeter du bois pour l'entretenir! L'âme alors se consume au dedans d'elle-même, et son propre feu la réduit en cendres; elle fond en larmes, elle brûle; c'est un tourment, mais un tourment délicieux.
Quelles actions de grâces ne doivent point au Seigneur ceux qui, arrivés à cet état, ont reçu de lui des forces pour faire pénitence, ou bien de la science, du talent, de la liberté, pour prêcher, pour confesser, pour gagner des âmes à son service! Non, ils ne savent pas, ils ne comprennent pas le prix du trésor qu'ils possèdent, s'ils n'ont éprouvé ce que c'est que recevoir sans cesse de grandes grâces du Seigneur, et se voir dans l'impuissance de rien faire pour son service. Qu'il soit béni de tout, et que les anges chantent à jamais sa gloire! Amen.
Je ne sais, mon père, si j'ai bien fait de rapporter tant de particularités; mais comme vous m'avez de nouveau envoyé l'ordre de ne pas craindre de m'étendre, et de ne rien omettre, j'écris, avec toute la clarté et toute la sincérité dont je suis capable, ce que ma mémoire me rappelle. Il y aura néanmoins bien des choses involontairement omises; pour les raconter, il me faudrait beaucoup de temps, et, comme je l'ai dit, j'en ai fort peu; d'ailleurs l'utilité n'en serait peut-être pas grande.
Vie - Chapitre 28