Vie - Chapitre 32
Malgré mes soins pour tenir la chose secrète, tout ne put se faire avec tant de mystère que quelques personnes n'en eussent connaissance; les unes y croyaient, les autres refusaient d'y croire. Je craignais beaucoup que mon provincial, à la moindre parole qu'on lui en dirait à son arrivée, ne me défendit de poursuivre mon dessein; car, à l'instant même, j'aurais tout abandonné. Voici de quelle manière Notre-Seigneur y pourvut.
Dans une grande ville (Tolède), distante de plus de vingt lieues de celle où j'étais, une dame de qualité venait de perdre son mari, et son extrême affliction l'avait réduite en tel état, que l'on craignait pour sa santé. On lui parla de cette chétive pécheresse, et le divin Maître permit qu'on lui dît du bien de moi pour d'autres biens qui devaient en résulter (8).
Cette dame, d'une naissance très illustre, connaissait beaucoup notre provincial. Elle apprit que les sorties étaient autorisées dans notre monastère, et Notre-Seigneur lui inspira un si grand désir de me voir, dans
l'espérance de trouver consolation auprès de moi, qu'il ne fut pas en son pouvoir d'y résister. Soudain elle fit toutes les démarches possibles pour m'avoir chez elle, et en écrivit au provincial qui était alors fort éloigné d'elle. Celui-ci m'envoya un ordre, en vertu de la sainte obéissance, de partir sans retard avec une religieuse de mes compagnes. Sa lettre m'arriva la veille de Noël au soir. J'éprouvai quelque trouble et une peine excessive de voir que la bonne opinion conçue de moi était la cause de ce voyage, car, connaissant toute ma misère, cette pensée m'était insupportable.
Tandis que je me recommandais instamment à Dieu, je fus saisie d'un grand ravissement, qui dura tout le temps ou presque tout le temps des matines. Notre-Seigneur me dit de partir, et de ne pas écouter les avis des autres, parce que peu me conseilleraient sans témérité. Il ajouta que j'aurais à souffrir dans ce voyage, mais que mes souffrances tourneraient à sa gloire; il convenait pour l'affaire du monastère que je fusse absente jusqu'à la réception du bref, parce que le démon avait ourdi une grande trame pour l'arrivée du provincial, mais je ne devais rien craindre, car il m'aiderait. Je restai très consolée et encouragée. Le recteur du collège de la Compagnie (Gaspar de Salazar), auquel je rapportai ceci, m'assura qu'aucun motif ne pouvait me dispenser de partir. D'autres me disaient, au contraire, de m'en bien garder; que c'était une invention du démon pour me nuire, et que je devais en écrire à mon provincial. J'obéis au père recteur, et m'appuyant sur ce que Notre-Seigneur m'avait dit dans l'oraison, je partis sans crainte (9), mais avec une confusion extrême, en voyant à quel titre on me faisait venir, et combien on se trompait sur mon compte. C'est ce qui me portait à conjurer plus instamment mon divin Maître de ne pas m'abandonner. Je puisais une grande consolation dans la pensée qu'il y avait dans la ville où j'allais une maison de religieux de la compagnie de Jésus; car il me semblait qu'en me soumettant, là comme ici, à ce qu'ils m'ordonneraient, j'y serais avec quelque sûreté.
Il plut à Notre-Seigneur de faire éprouver à cette dame tant de consolation auprès de moi, qu'elle commença aussitôt à se porter beaucoup mieux. Son âme se dilatait de jour en jour. Ce changement frappa d'autant plus, que l'excès de sa douleur l'avait réduite, comme je l'ai dit, à un état déplorable. Le divin Maître accordait, sans doute, cette faveur aux prières redoublées que faisaient pour moi plusieurs personnes de piété que je connaissais.
Cette dame avait une très grande crainte de Dieu, et elle était si vertueuse, que sa foi et sa religion suppléaient à ce qui me manquait. Elle me prit en grande affection, et ses bontés à mon égard faisaient que je l'aimais beaucoup; mais tout en quelque sorte me devenait une croix: les attentions qu'on avait pour moi m'étaient un supplice, l'estime dont j'étais l'objet in'inspirait de vives craintes. Je veillais sans cesse sur mon âme, sans oser la perdre de vue un seul instant. Notre-Seigneur, de son côté, veillait sur moi, et durant mon séjour chez cette dame, il me fit de très grandes grâces: ces grâces me donnèrent une liberté extraordinaire et un profond mépris pour toutes ces vaines grandeurs de la terre; plus elles paraissaient imposantes à la vue, plus j'en découvrais le néant. Ainsi, en conversant chaque jour avec des femmes d'une naissance si illustre que j'aurais pu tenir à honneur de les servir, je me sentais aussi libre que si j'avais été leur égale.
Je tirai de tout cela un grand profit spirituel, et je le disais à cette dame. Je ne tardai pas à reconnaître qu'elle était femme, et sujette comme moi aux passions et aux faiblesses. Je vis combien il faut faire peu de cas des grandeurs, puisque plus on est élevé, plus on a de soucis et de peines. La seule sollicitude de soutenir la dignité de sa condition ne laisse pas vivre un moment en repos. On mange hors de temps et de règle, parce que tout doit aller selon l'état et non selon le tempérament; et très souvent, dans le choix des mets, il faut écouter son rang plutôt que son goût. De tout cela je pris en souveraine horreur le désir d'être grande dame. Dieu me garde, au reste, de manquer au respect que méritent celles qui occupent ce rang! Quoique celle-ci soit une des premières du royaume, je crois qu'il y en a peu de plus humbles, et cette humilité s'allie chez elle à une admirable franchise de caractère. Je ne pouvais néanmoins voir sans compassion en combien de circonstances elle immolait ses goûts, pour soutenir la dignité de son rang. Ses officiers et ses domestiques étaient bons; mais enfin, jusqu'à quel point pouvait-elle s'y confier? Il ne fallait point parler à l'un plus qu'à l'autre, sous peine de voir ce témoignage de faveur exciter la jalousie de tous les autres. Certes, c'est là une servitude; et, selon moi, un des mensonges du monde est de qualifier du nom de seigneurs ces personnes qui sont esclaves en tant de manières.
Pendant mon séjour dans cette maison, tous ceux qui l'habitaient s'avancèrent, par la grâce de Dieu, dans son service (10). Je ne pus néanmoins échapper à certains ennuis, et à l'envie de quelques personnes, jalouses de l'affection que cette dame me témoignait; elles s'imaginaient peut-être que j'avais en vue un intérêt humain. Dieu permit que ces choses et d'autres encore m'apportassent quelque peine, pour m'empêcher de me laisser éblouir par tant d'égards dont j'étais entourée; et par cette conduite, il fit que mon âme tira profit de tout.
Il arriva alors en cette ville un religieux de haute naissance, avec lequel j'avais traité un certain nombre de fois plusieurs années auparavant (Père Garcia de Tolédo). Comme j'entendais un jour la messe dans un monastère de son ordre, voisin de la maison où j'étais, l'ardeur avec laquelle je souhaitais qu'il fût un grand serviteur de Dieu, m'inspira le désir de connaître la disposition intérieure de son âme. Ainsi, étant déjà recueillie dans l'oraison, je me levai pour aller lui parler. Mais considérant ensuite de quoi je me mêlais, et craignant de perdre mon temps, je me rassis; cela m'arriva, ce me semble, par trois fois. Enfin le bon ange fut plus fort que le mauvais: je fis appeler ce religieux, et il vint me parler au confessionnal. Comme il y avait plusieurs années que nous ne nous étions vus, nous commençâmes par nous demander réciproquement les particularités de notre vie. Je fus la première à lui déclarer que la mienne avait été remplie de grandes souffrances d'âme. Il me pressa vivement de les lui faire connaître; je lui répondis qu'elles étaient de nature à rester secrètes, et que je ne pouvais les lui dire. Il me répliqua que puisque ce père dominicain dont j'ai parlé (Père Pierre ybanez) , et qui était son intime ami, les savait, il ne les lui cacherait pas, et qu'ainsi je ne devais pas lui en faire mystère. La vérité est qu'il ne fut ni en son pouvoir de ne pas continuer ses instances, ni au mien de ne pas céder à ses désirs.
D'ordinaire, de telles ouvertures me causaient beaucoup d'ennui et de honte: je n'en éprouvai pas l'ombre avec lui, non plus qu'avec le recteur du collège de la Compagnie dont j'ai parlé (Gaspar de Salazar). Ce fut au contraire pour moi une consolation très vive. Je lui déclarai sous le sceau de la confession tout ce qu'il souhaitait savoir. J'avais toujours eu une haute idée de ses lumières, mais il me parut alors plus habile que jamais. Je ne pouvais me lasser de considérer les merveilleux talents et les excellentes dispositions naturelles qu'il avait pour servir utilement les âmes, s'il se donnait à Dieu sans réserve. Car depuis quelques années, je dois le dire, je ne saurais rencontrer une personne dont les heureuses qualités me charment, que je ne me sente soudain pressée d'un violent désir de la voir tout à Dieu, et cela avec une telle ardeur que je ne puis y résister. Sans doute, je forme ce désir pour tout le monde; mais pour ces personnes que j'apprécie particulièrement, je le sens si impétueux, que je ne puis m'empêcher d'importuner sans cesse le divin Maître en leur faveur. C'est ce qui m'arriva à l'égard de ce religieux. Il me pria de le recommander instamment à Notre-Seigneur; mais il n'avait pas besoin de me le dire, attendu qu'il m'eût été impossible de faire autrement.
En le quittant, je me retirai dans l'endroit solitaire où j'avais coutume de faire oraison. Là, profondément recueillie, je commençai, comme je le fais très souvent, à m'adresser à Notre-Seigneur avec le plus grand abandon, et du style d'une personne qui, étant hors d'elle-même, ne sait pas ce qu'elle dit. Car alors, c'est l'amour qui parle; l'âme est dans un tel transport, qu'elle n'aperçoit plus la distance qui la sépare de celui auquel elle s'adresse; elle se voit aimée de son Dieu, et cette vue fait qu'elle s'oublie elle-même; s'imaginant être tout en lui, et ne faire qu'un avec lui sans ombre de division, elle dit des folies. Ainsi, je me souviens qu'après avoir demandé au divin Maître, avec beaucoup de larmes, d'enchaîner sans réserve à son service ce religieux que j'avais toujours estimé bon, mais que je voulais voir parfait, je lui dis sans détour: Seigneur, vous ne devez point me refuser cette grâce; considérez que c'est là un excellent sujet pour être de nos amis.
O bonté, ô condescendance infinie de Dieu! Il parait bien qu'il ne prend pas garde aux paroles, mais qu'il considère seulement les désirs et l'amour qui les dictent. Et il souffre qu'une pécheresse comme moi parle avec tant de hardiesse à sa Majesté! Qu'il en soit à jamais béni!
Le soir même de ce jour, pendant les heures que je donnais à l'oraison, je me souviens que je me trouvai saisie d'une accablante tristesse. Elle était causée par la crainte d'être dans l'inimitié de mon Dieu, et l'impossibilité de savoir si j'étais ou non en état de grâce; non que j'eusse la curiosité de l'apprendre, mais parce que je désirais mourir pour ne plus me voir dans une vie, où je n'étais pas sûre de n'être pas morte. De toutes les morts, la plus cruelle pour moi était cette pensée que peut-être j'avais offensé mon Dieu. Sous l'étreinte de cette peine, toute transportée d'amour et fondant en larmes, je suppliais mon divin Maître de vouloir me préserver d'un tel malheur. Il me fut dit alors que je pouvais bien me consoler, et être certaine que j'étais en état de grâce, car un si grand amour de Dieu, des faveurs aussi extraordinaires que celles qu'il me faisait, et des sentiments tels que ceux qu'il me donnait, ne pouvaient compatir avec le péché mortel.
Quant à la grâce que j'avais demandée pour ce religieux, j'avais la confiance qu'elle lui serait accordée. Notre-Seigneur me chargea de lui dire de sa part certaines paroles. Cela me mit en grande peine, parce que je ne savais comment m'y prendre; d'ailleurs, il m'en coûte toujours beaucoup d'avoir à transmettre à un autre des paroles de ce genre, surtout quand j'ignore comment elles seront reçues et si l'on ne se moquera point de moi. Un tel message me jetait donc dans une étrange angoisse. Enfin, voyant si clairement que Dieu voulait cela de moi, je lui promis, à ce qu'il me semble, de n'y pas manquer, mais à cause de la grande confusion que j'en éprouvais, je mis ces paroles par écrit et les donnai à ce religieux. L'impression qu'elles firent sur lui montra bien d'où elles venaient: il résolut de s'adonner désormais à l'oraison de la manière la plus sérieuse, sans toutefois en venir à l'exécution à l'instant même.
Comme Notre-Seigneur le voulait tout à lui, il se servait de moi pour lui dire certaines vérités qui, à mon insu et à son grand étonnement, répondaient aux besoins les plus intimes de son âme; il le disposait sans doute en même temps à croire que ces avis émanaient de lui. De mon côté, malgré toute ma misère, je suppliais le divin Maitre de l'attirer entièrement à lui, et de lui donner de l'horreur pour tous les biens et les contentements de cette vie. Qu'il soit béni à jamais d'avoir si pleinement exaucé ma prière! Toutes les fois qu'à partir de cette époque ce religieux s'est entretenu avec moi, sa parole m'a laissée comme ravie; si je n'avais vu de mes yeux ses admirables progrès, j'hésiterais à croire que Dieu lui ait fait en si peu de temps de si grandes grâces. Il est habituellement si absorbé en Dieu, qu'il parait mort à toutes les choses de la terre. Je prie la divine Majesté de le soutenir toujours de sa main. S'il travaille à se perfectionner de plus en plus, comme la profonde connaissance qu'il a de lui-même me donne sujet de l'espérer, il sera un des plus remarquables serviteurs de Dieu, et il rendra des services signalés aux âmes, par l'expérience qu'il a si promptement acquise des choses spirituelles.
Cette expérience est un don du Seigneur, qu'il accorde quand il lui plait et comme il lui plaît; le temps et les services n'y font rien. Je ne nie pas qu'ils ne puissent y contribuer beaucoup, mais je dis que souvent Dieu, dans l'espace d'un an, élève certaines âmes à une plus haute contemplation que d'autres en vingt années. Lui seul en sait la raison. C'est une erreur de croire que le temps puisse nous faire comprendre ce que nous ne pouvons savoir absolument que par l'expérience. Ainsi, il ne faut point s'étonner si plusieurs se trompent, en voulant prononcer sur la spiritualité sans être spirituels. Je ne dis pas qu'un savant qui n'est pas dans ces voies ne puisse conduire les âmes qui y sont, pourvu que dans les choses ordinaires, tant intérieures qu'extérieures, il se règle d'après les lumières de la raison, et que pour les surnaturelles, il se conforme à l'Écriture sainte. Pour le reste, qu'il ne se mette pas la tête à la torture, et ne se flatte pas d'entendre ce qu'il n'entend point. Qu'il se garde d'étouffer les attraits extraordinaires dans les âmes: elles ont dans ces voies un plus grand maître qui les régit, et elles ne sont point sans supérieur. Il doit, au lieu de s'en étonner et de considérer cela comme impossible, se souvenir que tout est possible à Dieu, ranimer sa foi, et s'humilier en voyant que, dans cette science, Notre-Seigneur donne peut-être à une pauvre petite vieille plus de lumière qu'à lui, malgré toute sa doctrine. Par ces sentiments d'humilité, il procurera plus de bien aux âmes qu'il conduit, et à lui-même, que s'il faisait le contemplatif, ne l'étant pas. Je le répète, si le directeur n'a pas d'expérience, et s'il n'a une profonde humilité pour reconnaître que ces choses sont au-dessus de sa portée et que cependant elles ne sont pas impossibles, il gagnera peu pour son propre compte, et donnera encore moins à gagner aux âmes soumises à sa conduite. Mais s'il est vraiment humble, il ne doit pas craindre que Dieu permette qu'il se trompe ni qu'il trompe les autres.
Comme ce religieux a sur bien des points, par la grâce de Notre-Seigneur, cette humilité dont je parle, il s'est efforcé d'apprendre par l'étude tout ce qui, en cette matière, peut s'acquérir par cette voie. Il est en effet très savant; et ce qu'il n'entend pas, faute d'expérience, il le demande à ceux qui en ont. Dieu lui a aussi donné une foi très vive: il a fait ainsi de grands progrès, et en a fait faire à quelques âmes, du nombre desquelles est la mienne. Le divin Maître, voyant les peines qui m'attendaient, et devant appeler à lui quelques-uns de mes guides spirituels, a voulu, dans sa bonté, m'en donner d'autres pour alléger mes épreuves, et pour me faire un très grand bien. Il a tellement changé celui dont je parle, qu'il ne se reconnaît pour ainsi dire plus lui-même. Il lui a enlevé les infirmités qu'il avait, et lui a donné des forces pour faire pénitence; le courage dont il l'a rempli pour entreprendre toutes sortes de bonnes oeuvres, et d'autres signes encore, montrent manifestement une vocation très particulière: que sa souveraine Majesté en soit louée à jamais! Je crois que tous ces avantages lui sont venus des grâces que Notre-Seigneur lui a faites dans l'oraison. Ces faveurs sont réelles, et non pas apparentes. Dieu a voulu qu'on ait pu le constater en plusieurs épreuves, dont il est sorti bien instruit de l'avantage qu'apportent les persécutions. J'espère de la divine bonté qu'il sera l'instrument d'un très grand bien, non seulement pour quelques membres de son ordre, mais pour l'ordre entier: déjà même on commence à s'en apercevoir.
Dans des visions très élevées que j'ai eues, Notre-Seigneur m'a dit des choses admirables de lui, du père recteur de la compagnie de Jésus (Gaspar de Salazar), et de deux autres religieux de l'ordre de Saint-Dominique: sur l'un de ces derniers il m'a révélé certaines choses importantes que l'on a vues depuis s'accomplir, et qui ont mis au grand jour sa haute vertu.
J'ai néanmoins reçu, sur le compte de celui dont je parle en ce chapitre, un plus grand nombre de lumières. Je veux rapporter ici un fait qui le concerne.
Étant un jour au parloir avec lui, mon âme vit la sienne brûler d'un tel amour de Dieu, que j'en étais presque hors de moi. J'étais ravie à la vue de l'état sublime auquel ce grand Dieu l'avait si promptement élevé. J'éprouvais aussi une grande confusion de l'humilité avec laquelle ce religieux écoutait certaines choses que je lui disais sur l'oraison, et je me demandais comment j'en avais assez peu, pour oser traiter d'un sujet si élevé avec un homme d'un tel mérite: Notre-Seigneur le pardonnait, je veux le croire, à mon grand désir de son avancement. Sa conversation m'était si utile, qu'il me semblait qu'elle excitait en mon âme une nouvelle ardeur de servir Dieu, comme si je n'eusse fait que de commencer.
O mon Jésus! qu'elle est puissante l'action qu'exerce une âme embrasée de votre amour! Quelle estime ne devons-nous pas faire d'elle! et avec quelles instances ne devrions-nous pas vous supplier de la laisser longtemps en cette vie! Quiconque brûle du même amour devrait, s'il le pouvait, s'en aller à la suite de ces âmes. Quel avantage immense pour un malade du divin amour, d'en trouver un autre atteint du même mal! Quelle consolation pour lui de n'être plus seul! Comme ils s'excitent l'un l'autre à souffrir et à mériter! Comme ils se fortifient dans la résolution d'exposer pour Dieu mille vies, et dans le désir de trouver l'occasion de la perdre effectivement pour son amour! Ils ressemblent à ces soldats qui, impatients de s'enrichir de la dépouille des ennemis, appellent la guerre de tous leurs voeux comme l'unique moyen d'arriver à leur but. Souffrir, voilà le métier de ces âmes. Oh! quelle grande chose que de recevoir de Dieu la lumière, pour comprendre ce que l'on gagne à souffrir pour lui! Mais on ne peut bien le comprendre qu'après avoir tout quitté: car tant que l'on demeure attaché à quelque chose, c'est une marque qu'on l'estime; et l'on ne saurait l'estimer sans avoir de la peine à le quitter, ce qui est une imperfection qui ruine tout. Ici vient à propos le proverbe: Celui-là est perdu qui court après une chose perdue. En effet, quelle perte plus grande, quel aveuglement plus préjudiciable, quel malheur plus déplorable, que celui d'une âme qui estime beaucoup ce qui n'est rien!
Pour revenir à mon sujet, j'étais au comble de la joie en considérant cette âme, car Notre-Seigneur, semblait-il, voulait me faire connaître clairement de combien de trésors il l'avait enrichie, et quelle était la grâce qu'il m'avait faite de se servir en cela de moi, quoique j'en fusse si indigne. J'étais plus heureuse et plus reconnaissante des faveurs dont il comblait ce religieux, que s'il me les eût accordées à moi-même: je ne pouvais me lasser de le remercier d'avoir accompli, mes désirs, et exaucé la prière que je lui avais faite d'appeler à son service des personnes d'un tel mérite. Succombant alors à l'excès de sa joie, mon âme sortit d'elle-même pour se perdre dans une plus haute jouissance. Les considérations cessèrent pour elle, et elle n'entendit plus cette langue divine, par laquelle l'Esprit-Saint lui-même semblait parler. J'entrai dans un grand ravissement, qui m'enleva presque entièrement la connaissance, mais qui fut de courte durée. Jésus-Christ m'apparut avec une majesté et une gloire ineffables, me témoignant qu'il était très content de notre entretien; il me fit clairement connaître aussi qu'il se trouvait toujours présent à de semblables conversations, et que c'était une excellente manière de le glorifier, que de mettre ainsi ses délices à s'entretenir de lui.
Une autre fois, me trouvant éloignée de cette ville, je vis ce religieux tout éclatant de gloire et élevé de terre par les anges. Je connus, par cette vision, qu'il marchait à grands pas dans la sainteté. En effet, une personne qui lui était très redevable et dont il avait sauvé l'âme et l'honneur, ayant porté contre lui un faux témoignage, capable de ruiner sa réputation, il avait soutenu l'épreuve avec grande joie. Il avait supporté avec un égal courage d'autres persécutions, et avait accompli plusieurs oeuvres extrêmement utiles au service de Dieu. J'aurais bien d'autres choses à rapporter, si je ne croyais devoir me borner à ce que j'ai dit. Comme vous ne les ignorez pas, mon père, ce sera à vous de me dire plus tard s'il est à propos pour la gloire de Dieu que je les écrive.
Toutes les prédictions dont j'ai parlé et dont je dois parler, touchant cette maison et d'autres sujets, ont été accomplies. Certains événements m'étaient révélés par Notre-Seigneur trois ans à l'avance, et d'autres plus tôt ou plus tard. Je les rapportais tous à mon confesseur (P. Balthasar Alvarez), et à cette veuve mon amie (Guiomar de Ulloa), à qui l'on m'avait permis d'en parler; j'ai su depuis qu'elle en donnait communication à d'autres personnes, qui peuvent en rendre témoignage. Ces personnes savent bien que je ne mens pas: Dieu me préserve de m'écarter jamais en quoi que ce soit, mais surtout en des choses si graves, de la simple vérité!
Un de mes beaux-frères étant mort subitement, j'en fus très affligée, parce qu'il n'avait pas l'habitude de se confesser souvent. Notre-Seigneur me révéla dans l'oraison que ma soeur (Marie de Cépéda) devait mourir de la même manière, et il me dit de me rendre auprès d'elle, pour la disposer à sa dernière heure. J'en fis part à mon confesseur, et il ne voulut pas me le permettre; mais le même commandement m'ayant été renouvelé plusieurs fois, il me dit de partir, la chose étant sans inconvénient. J'allai donc trouver ma soeur à la campagne où elle habitait, et, sans lui rien dire du motif qui m'amenait auprès d'elle, je lui donnai toutes les lumières que je pus, et la disposai à se confesser souvent et à veiller avec grand soin sur elle même. Comme elle était très vertueuse, elle suivit mes conseils, et après avoir vécu quatre ou cinq ans dans une grande pureté de conscience, elle mourut sans témoin et sans confession. Heureusement il n'y avait guère plus de huit jours qu'elle s'était confessée, grâce à la bonne habitude qu'elle avait contractée de le faire souvent, circonstance qui me donna une grande consolation. Elle resta très peu de temps en purgatoire; car huit jours s'étaient à peine écoulés depuis sa mort, lorsque Notre-Seigneur, m'apparaissant au moment où je venais de communier, daigna me la faire voir s'élevant avec lui au séjour de la gloire. Ce qu'il m'avait dit tant d'années auparavant à son sujet n'était jamais sorti de mon esprit, ni de celui de ma compagne, à qui j'en avais fait confidence. Celle-ci n'eut pas plus tôt appris la nouvelle de cette mort, qu'elle vint me trouver tout épouvantée d'en voir la prédiction si littéralement accomplie. Louange sans fin à ce Dieu de bonté, qui prend un grand soin des âmes pour les empêcher de se perdre!
Tandis que j'étais chez cette dame, auprès de laquelle je restai plus de six mois, il arriva, par une disposition de la Providence, qu'une béate de notre ordre (11) qui habitait à plus de soixante-dix lieues d'ici, entendit parler de moi. Passant par la région où j'étais, elle fit un détour de quelques lieues pour me voir. Il se trouvait qu'en la même année et au même mois, nous avions reçu l'une et l'autre de Notre-Seigneur l'inspiration d'établir un nouveau monastère de notre ordre. Désirant obéir, elle vendit tout ce qu'elle avait, et fit le voyage de Rome à pied et déchaussée, pour obtenir l'autorisation nécessaire. C'était une femme de grande pénitence, de grande oraison, et que Notre-Seigneur comblait de ses grâces; Notre-Dame lui était aussi apparue et lui avait ordonné de poursuivre son entreprise. Elle me devançait si fort dans le service de Notre-Seigneur, que j'avais honte de paraître en sa présence (12). Elle me montra les expéditions qu'elle apportait de Rome, et durant quinze jours que nous fûmes ensemble, nous arrêtâmes le plan sur lequel nous devions établir nos monastères.
Je ne savais point encore qu'avant la bulle de mitigation, notre règle défendit de rien posséder, et mon intention était de fonder le nouveau monastère avec des revenus, afin d'éviter le soin de procurer le nécessaire, ne considérant pas tous les soucis qu'entraîne la propriété. J'avais pourtant lu bien des fois nos Constitutions, mais je n'y avais point remarqué ce que Notre-Seigneur avait lui-même fait connaître à cette bienheureuse femme, quoiqu'elle ne sût pas lire. Elle ne m'en eut pas plus tôt parlé, que j'entrai dans son sentiment. Ma seule crainte était qu'on ne voulût pas me permettre de le suivre, qu'on ne le traitât de folie, et que d'autres n'eussent à souffrir à cause de moi. Car si j'avais été seule, je n'aurais pas balancé un instant; Notre-Seigneur m'avait déjà donné de si ardents désirs d'être pauvre, que j'aurais été comblée de joie de pouvoir suivre exactement ses conseils. Je n'avais pas l'ombre d'un doute que ce ne fût là le plus parfait; j'aurais même souhaité, si mon état me l'eût permis, demander l'aumône pour l'amour de Dieu, et n'avoir ni maison ni quoi que ce soit en propre. Mais j'appréhendais que, si Dieu ne mettait pas au coeur de mes compagnes les mêmes dispositions, cette pauvreté ne fût pour elles une source de peines et de distractions. Je voyais en effet certains monastères pauvres, qui ne vivaient pas dans un très grand recueillement, mais je ne m'apercevais pas que c'était la dissipation qui était la cause de la pauvreté, et non la pauvreté celle de la dissipation. Non, la dissipation ne rend pas les maisons plus riches; et Dieu ne manque jamais à ceux qui le servent. Enfin, ma foi était faible, et celle de cette servante de Dieu était grande.
Je cherchai, selon ma coutume, à m'éclairer auprès d'un grand nombre de personnes, et je n'en trouvais presque aucune de mon avis. Mon confesseur et les savants théologiens que je consultais, ne le partageaient point; ils m'opposaient tant de raisons, que je ne savais que faire. Je ne pouvais néanmoins me résoudre à fonder avec des revenus, sachant qu'il est plus parfait de ne point en avoir, et que notre règle nous les défend. Parfois, il est vrai, j'étais convaincue par leurs raisons; mais en retournant à l'oraison et en considérant Jésus-Christ en croix, pauvre et dépouillé de tout, je ne pouvais souffrir d'être riche, et je le suppliais avec larmes de tout disposer de manière que je me visse pauvre comme lui. Je découvrais dans la propriété tant d'inconvénients, une si grande cause d'inquiétude et même de dissipation, que je ne faisais que disputer sur ce sujet avec les savants.
J'en écrivis à ce religieux dominicain qui nous était si dévoué (Pierre Ybanez). Il m'envoya deux feuilles de papier pleines de raisons de théologie pour me détourner de mon dessein, m'assurant qu'il avait beaucoup étudié cette matière. Je lui répondis que je ne prétendais point me prévaloir de la théologie pour me dispenser de vivre selon ma vocation, et d'accomplir le plus parfaitement que je pourrais le voeu de pauvreté que j'avais fait, afin de suivre les conseils de Jésus-Christ; qu'ainsi je le priais sur ce point de me faire grâce de sa science.
C'était un grand plaisir pour moi de rencontrer quelqu'un qui fût de mon sentiment. Cette dame chez qui j'étais, m'y fortifiait; mais d'autres, approuvant d'abord mon dessein, y trouvaient, après un examen plus approfondi, tant d'inconvénients, qu'ils mettaient tout en oeuvre pour m'en détourner. Je leur disais que, puisqu'ils changeaient sitôt de manière de voir, j'aimais mieux m'en tenir à leur premier avis.
Cette dame désirant voir le saint frère Pierre d'Alcantara qu'elle n'avait jamais vu, le Seigneur permit qu'à, ma prière, il voulût bien venir chez elle. Cet homme de Dieu avait un grand amour pour la pauvreté; il l'avait religieusement pratiquée durant plusieurs années, et il en comprenait les richesses; ainsi, non seulement il approuva mon dessein, mais il m'ordonna de travailler de tout mon pouvoir à le faire réussir.
Regardant comme le plus sûr le conseil d'un saint instruit à l'école d'une si longue expérience, je résolus de le suivre, sans plus consulter personne.
Un jour, tandis que je recommandais très instamment cette affaire à Notre-Seigneur, il me dit de ne renoncer en aucune manière à fonder le monastère sans revenus; que telle était la volonté de son Père et la sienne, et que lui-même m'assisterait. Ces paroles me furent dites au milieu d'un grand ravissement, et elles produisirent sur moi une telle impression, que je ne pus douter que le divin Maître n'en fût l'auteur.
Une autre fois, il me dit que c'était dans les revenus que se trouvait la confusion. Il ajouta d'autres paroles à la louange de la pauvreté, m'assurant que ceux qui le servent ne manquent point du nécessaire. Pour moi, j'en suis si fermement convaincue, que jamais je n'ai éprouvé sur cela la moindre crainte.
Il plut également au divin Maître de changer le coeur du présenté (licencié en théologie), je veux dire de ce religieux dominicain qui naguère m'avait écrit pour me dissuader de fonder le couvent sans revenus. Après le suffrage de tels hommes et les paroles du divin Maître, je n'avais plus rien à souhaiter; ma joie était au comble: avec ma résolution de vivre d'aumônes pour l'amour de Dieu, il me semblait que j'étais déjà maîtresse de tous les trésors du monde.
En ce temps-là, mon provincial révoqua l'ordre qu'il m'avait donné, en vertu de la sainte obéissance, de me rendre auprès de cette dame; mais il me laissait libre de partir aussitôt ou de demeurer encore quelque temps avec elle. Précisément à cette époque on devait faire l'élection d'une prieure dans notre monastère, et l'on me donnait avis que plusieurs des soeurs songeaient à m'imposer le fardeau. La seule pensée de ce dessein me jeta dans une peine indicible; je sentais que j'aurais souffert avec joie tout autre martyre pour l'amour de Dieu; mais je ne pouvais me résoudre à m'exposer à celui-là. Sans parler de la peine de conduire un si grand nombre de religieuses, ni de cette constante aversion pour les charges qui m'avait toujours portée à les refuser, j'y trouvais un grand danger pour ma conscience. Ainsi, je remerciai Dieu d'être absente dans le temps de cette élection, et j'écrivis à mes amies pour les conjurer de ne point me donner leurs voix.
Tandis que j'étais ainsi pleine de joie de me trouver éloignée de tout ce bruit, Notre-Seigneur me dit de ne pas manquer de partir; puisque je désirais des croix, une bonne m'était préparée; je ne devais pas la refuser, mais partir avec courage et sans délai; lui-même m'aiderait. Cet ordre m'affligea beaucoup, et je ne faisais que pleurer, dans la pensée que cette croix était la charge de prieure. J'étais persuadée, comme je l'ai dit, qu'elle ne convenait en aucune façon au bien de mon âme, et que je n'avais pas pour cela les aptitudes voulues. J'en parlai à mon confesseur, et il m'ordonna de hâter mon départ, me disant qu'évidemment c'était le parti le plus parfait; néanmoins, comme il me suffisait d'être arrivée pour le temps de l'élection, je pouvais, ajoutait-il, à cause de l'extrême chaleur et du danger de tomber malade en chemin, différer encore quelques jours.
Mais Notre-Seigneur avait d'autres desseins, et il fallut s'y soumettre. Je me trouvais dans un trouble extrême, et dans une entière impuissance de faire oraison; je n'exécutais pas, me semblait-il, le commandement que m'avait fait Notre-Seigneur; je refusais d'aller m'offrir à la tribulation, et je restais pour mon plaisir dans un endroit où j'étais bien traitée; tout mon dévouement pour Dieu se réduisait à des paroles; pouvant, par mon retour, lui plaire davantage, pourquoi balancer à partir? Après tout, si je devais en mourir, que j'en mourusse! Outre ces alarmes, mon âme était en une extrême angoisse, et le Seigneur me retirait toute consolation dans l'oraison; enfin, je me trouvais en tel état, que mon tourment était inexprimable.
Témoin de ma peine, et cédant comme moi à l'inspiration de Dieu, mon confesseur me dit de ne plus différer mon départ. Je suppliai donc cette dame de vouloir bien y consentir. La douleur qu'elle en eut lui fut si sensible, que cela devint pour moi un autre tourment; car elle n'avait obtenu de mon provincial qu'avec beaucoup de peine et de très grandes instances, la permission de m'avoir auprès d'elle.
Sachant la vive peine que cette séparation lui causait, je regardais comme une merveille qu'elle voulût y consentir; mais comme elle avait une grande crainte du Seigneur, lorsque je lui dis entre autres choses qu'il y allait de son service, et lui donnai quelque espérance de revenir la voir, elle se rendit enfin, quoique avec beaucoup de peine. Pour moi, je n'en avais point de partir, car je comprenais que c'était là le plus parfait et que le service de Dieu le demandait; aussi la joie de le contenter me rendait facile le sacrifice de quitter cette dame, si affligée de mon éloignement, et d'autres personnes à qui je devais beaucoup, particulièrement mon confesseur, qui était un religieux de la compagnie de Jésus, de la direction duquel je nie trouvais fort bien. Plus les consolations dont je me privais pour l'amour de Notre-Seigneur étaient grandes, plus je sentais la joie pénétrer dans mon âme. Ce sentiment simultané de joie et de douleur, et une allégresse naissant de la peine, étaient quelque chose d'incompréhensible pour moi. J'étais sereine, consolée, et donnant sans effort plusieurs heures à l'oraison. Je voyais que j'allais en quelque sorte me jeter dans un feu; et au reste, Notre-Seigneur m'en avait prévenue; il m'avait annoncé une grande croix, que jamais, il faut le dire, je ne me serais figurée si pesante; et malgré tout cela, je partais non seulement joyeuse, mais impatiente d'entrer dans ce combat où Dieu m'engageait, et pour lequel il animait ma faiblesse d'un si grand courage.
Ce que j'éprouvais étant, comme je viens de le dire, un mystère pour moi, cette comparaison me vint à l'esprit. Je suppose que j'ai un joyau on un autre objet qui me donne un grand plaisir; j'apprends qu'une personne que j'aime plus que moi-même en a envie; je fais plus de cas de sa satisfaction que de la mienne, et j'éprouve plus de contentement d'être privée de ce plaisir pour l'amour de cette personne, que je n'en éprouvais de posséder cet objet précieux. Comme ma joie de la satisfaire surpasse le plaisir que je recevais de ce joyau, elle fait disparaître la peine d'en être dépossédée et de me voir privée du contentement qu'il m'apportait. Ainsi, quoiqu'il fallût m'éloigner de personnes si affligées de mon départ, et que je sois de mon naturel si reconnaissante que cela m'aurait grandement attristée dans un autre temps, je n'aurais pu alors, quand je l'aurais voulu, en avoir aucune peine. Il était, au reste, si important pour l'affaire de cette sainte maison que j'avais dessein de fonder, de ne pas différer mon départ d'un seul jour, que je ne vois pas comment elle aurait pu se conclure, si j'eusse tardé.
O miracle de la bonté divine! je ne puis me rappeller sans ravissement le secours si particulier que sa Majesté se plaisait à m'accorder pour l'établissement de ce petit coin divin1. Il me semble pouvoir le nommer ainsi, car, je le crois, c'est un séjour où le Seigneur prend ses divines complaisances, puisque lui même me dit un jour dans l'oraison, que cette maison était le paradis de ses délices. Il a choisi lui-même les âmes qu'il y a attirées, et en la compagnie desquelles je ne me vois qu'avec une grande, une très grande confusion. Mon dessein étant de vivre en ce monastère dans une très étroite clôture, dans une stricte pauvreté, et d'employer beaucoup de temps à l'oraison, je n'aurais osé espérer rencontrer des personnes si parfaites pour un tel genre de vie. Elles portent le joug avec tant d'allégresse et de bonheur, qu'elles se trouvent indignes d'avoir été reçues dans ce saint asile: c'est là surtout le sentiment de quelques-unes d'entre elles, que le divin Maître a appelées du milieu des vanités et des fêtes du monde, où elles pouvaient vivre heureuses, à en juger par ses maximes. Notre-Seigneur leur a rendu avec tant d'usure, en véritables contentements, les fausses joies qu'elles ont quittées, qu'elles se reconnaissent manifestement payées au centuple, et ne peuvent se lasser de lui en rendre les plus vives actions de grâces. Quant aux autres, il les a changées de bien en mieux. Il donne aux jeunes du courage, et leur montre par une lumière si vive que le plus grand bonheur, même dès cette vie, se trouve dans cette séparation du monde, qu'elles ne peuvent plus rien désirer. Enfin, à celles qui sont plus âgées, et qui ont peu de santé, il a constamment donné jusqu'ici la force de supporter les mêmes austérités que toutes les autres.
O Dieu de mon âme, avec quel éclat se montre votre toute-puissance! Et qu'il est superflu de chercher les raisons de ce qu'elle veut! Vous rendez faisables les choses qui, selon la lumière de notre raison, semblent impossibles. Vous nous montrez par là, mon divin Maître, que pour nous rendre tout facile, vous n'attendez que d'être véritablement aimé de nous, et de nous voir tout quitter pour votre amour. On peut bien dire qu'il n'y a qu'une peine apparente dans l'observation de vos préceptes. Pour moi, Seigneur, je ne l'aperçois point; et je ne comprends pas comment on peut trouver étroit le chemin qui conduit à vous. A mes yeux, ce n'est pas un sentier, mais un chemin royal, un chemin souverainement sûr, pour ceux qui y marchent avec courage. Là, point de passages dangereux, point de pierres pour nous faire tomber; j'appelle ainsi les occasions de vous offenser. Ce que je nomme sentier, dangereux sentier, chemin étroit, c'est celui qui, bordé d'un côté d'une vallée profonde où il est facile de tomber, est suspendu, de l'autre, au-dessus d'un abîme: il suffit d'un faux pas pour y rouler et pour être mis en pièces. Celui qui vous aime véritablement, ô mon souverain Bien, marche avec assurance, par un chemin large et royal, loin de tout précipice. Vient-il à chanceler, aussitôt, Seigneur, vous lui tendez la main; et si son amour s'adresse à vous et non au monde, une chute, ni même plusieurs, ne sauraient le perdre, car il chemine dans la vallée de l'humilité.
Je ne puis comprendre de quoi ont peur ceux qui redoutent de s'engager dans le chemin de la perfection. Daigne le Seigneur, dans sa miséricorde, leur faire connaître les manifestes dangers de cette voie du monde où l'on suit la foule en aveugle, et tout ce qu'il y a, au contraire, de sécurité à marcher avec ardeur dans la voie de Dieu. Tenons sans cesse nos regards attachés sur ce Dieu de bonté, et ne craignons pas que ce Soleil de justice se cache, ni qu'il nous laisse au milieu des ténèbres, en danger de nous perdre, si nous ne l'abandonnons pas nous-mêmes. Tandis que les mondains vivent sans crainte au milieu des lions impatients de les déchirer, je veux dire au milieu de ce que le monde appelle honneurs, plaisirs et délices, le démon nous fait peur avec des moucherons. A cette vue, je voudrais mille fois exprimer ma stupeur, et dix mille fois verser des torrents de larmes. Je voudrais, d'une voix qui pût être entendue de tous les hommes, leur faire connaître l'aveuglement et la malice où j'ai été, afin de les aider à ouvrir les yeux. Que Celui dont la bonté en a le pouvoir, dessipe leurs ténèbres, et ne permette pas que je retombe dans mon aveuglement! Amen.
Vie - Chapitre 32