Vie - Chapitres 37 à 40:

Chapitre 37

J'ai de la peine à poursuivre le récit des grâces que Notre-Seigneur m'a accordées; celles dont j'ai parlé jusqu'ici sont même déjà trop grandes pour que l'on puisse se persuader qu'il en ait favorisé une âme aussi imparfaite. Mais pour obéir au commandement du divin Maître et à l'ordre que vous m'en avez donné, mes pères, j'en rapporterai encore quelques-unes, dans le seul but de lui rendre gloire. Plaise au Seigneur que le spectacle des bienfaits dont il a enrichi ma misère puisse être utile à quelque âme Que ne fera-t-il pas pour ses véritables serviteurs! Que tous s'animent donc à contenter un Dieu qui donne, dans cette vie même, de tels gages de son amour.

Je ferai d'abord observer qu'il y a dans ces grâces des degrés divers. Certaines visions l'emportent tellement sur d'autres par la gloire, les délices, la consolation, que je m'étonne de voir la jouissance de Dieu se faire sentir, même en cette vie d'une manière si différente. Parfois, la douceur et le plaisir dont l'âme se trouve inondée dans une vision ou dans un ravissement, s'élèvent si fort au-dessus de tout ce qu'elle a éprouvé, qu'il lui semble impossible de désirer quelque chose de plus ici-bas; et de fait, elle ne le désire point, elle ne demande pas plus de bonheur. Cependant, depuis que Notre-Seigneur m'a fait connaître combien grande est l'inégalité qui existe dans le ciel entre la félicité des uns et celle des autres, je vois bien que, sur la terre il n'y a pas non plus, quand il le veut, de mesure à ses dons. Aussi voudrais-je n'en voir mettre jamais dans le dévouement à une si haute Majesté.

Mon désir serait de consumer ma vie, mes forces, ma santé à son service, et de ne point perdre, par ma faute, le moindre degré de jouissance dans le ciel. Je ne crains pas de le dire, si l'on me demandait lequel je préfère, ou d'endurer toutes les peines de cet exil jusqu'au dernier jour du monde, à la condition de recevoir ensuite un degré de gloire de plus, si petit qu'il fût, ou d'aller, sans rien souffrir, occuper un moindre degré de gloire, de très grand coeur j'achèterais, au prix de toutes les peines d'ici-bas, le bonheur de jouir tant soit peu davantage de la vue des grandeurs de Dieu; car je vois que plus on le connaît, plus on l'aime et on le loue. Sans doute, je m'estimerais trop heureuse, après avoir mérité la dernière place en enfer, d'occuper la dernière place du paradis; et plaise à sa divine Majesté de me la donner un jour, sans considérer la grandeur de mespéchés! elle userait envers moi de la plus grande miséricorde; mais j'affirme que, si je le pouvais, et si le Seigneur me donnait sa grâce pour endurer d'extrêmes souffrances, je ne voudrais, quoi qu'il dût m'en coûter, rien perdre par ma faute. Infortunée! J'avais cependant, par mes nombreux péchés, tout perdu pour jamais.

Je dois dire aussi que chacune des visions ou révélations dont j'étais favorisée m'apportait de grands avantages; que même certaines visions opéraient en moi des effets extraordinaires. Ainsi, la vue de Jésus-Christ laissa son ineffable beauté empreinte en mon âme; et, jusqu'à ce jour, elle n'a point cessé de m'être présente. Il eût suffi, pour un tel effet, de le voir une seule fois; qu'on juge de ce qu'a dû produire en moi une pareille faveur si souvent accordée.

Un des fruits les plus précieux que j'en retirai, fut de me corriger d'un défaut très nuisible à mon avancement. Ce défaut, le voici: venais-je à m'apercevoir qu'une personne m'était dévouée, si d'autre part elle avait le don de me plaire, je m'affectionnais à elle de telle sorte, que mon esprit était tout occupé de son souvenir. Sans avoir la moindre intention d'offenser Dieu, j'éprouvais un grand plaisir à la voir, à penser à elle et aux bonnes qualités dont elle était douée. Ce défaut était si grave que mon âme en souffrait le plus grand dommage. Mais depuis que j'eus aperçu la ravissante beauté de Notre-Seigneur, nul mortel n'a plus rien offert à ma vue qui pût me toucher ni occuper ma pensée. Un simple regard sur la divine image que je porte gravée au fond de mon âme, me rend souverainement libre. Tout ce que je vois, loin de me captiver, excite mon dégoût, quand je le compare aux grâces et aux excellences que je découvre en ce divin Maître. Non, il n'y a ni science, ni félicité sur la terre qui soit de quelque prix a mes yeux, auprès du bonheur d'entendre une seule parole proférée par cette bouche divine: que ne doit donc pas éprouver une âme qui a eu le bonheur d'en entendre un si grand nombre! Aussi je tiens pour impossible, à moins que par une juste punition de mes péchés je ne vienne à perdre ce souvenir, que personne désormais puisse tellement occuper mon esprit, qu'il ne me suffise, pour être libre, de penser un moment à mon divin Maitre.

Je rapporterai à ce sujet ce qui m'est arrivé. J'ai toujours eu pour ceux qui gouvernent mon âme un véritable attachement; comme je vois Dieu même en eux, ils m'inspirent une sincère affection. Sachant d'ailleurs qu'il n'y avait nul danger pour moi, je leur témoignais mes sentiments. Quant à eux, prudents comme ils l'étaient, et serviteurs de Dieu, ils craignaient que l'affection toute sainte que je leur portais ne nuisît à ma liberté intérieure, et ils me traitaient assez durement. Ceci est arrivé depuis que je leur obéis avec une soumission absolue, car auparavant je ne leur étais pas aussi affectionnée. Je riais en moi-même de voir combien ils étaient trompés, et je ne leur disais pas toujours à quel point je me sentais détachée de toutes les créatures. Je me contentais de les rassurer; bientôt, par leurs rapports plus intimes avec moi, ils découvraient la liberté que je devais àNotre-Seigneur, et ils perdaient ces craintes, qu'ils n'avaient, du reste, que dans les commencements.

Plus Notre-Seigneur se montrait à moi, plus je sentais croître mon amour pour lui et ma confiance en sa bonté. Ses fréquents entretiens me le faisaient connaître d'une manière plus intime; je voyais qu'étant Dieu et homme tout ensemble, il ne s'étonne pas des faiblesses des hommes; il sait toute la profondeur de notre misère, et à combien de chutes nous sommes exposés, par suite du péché de nos premiers parents, qu'il est venu réparer. Je sentais que je pouvais traiter avec ce souverain Seigneur comme avec un ami, parce qu'il ne ressemble pas à ceux de la terre, qui mettent toute leur grandeur dans l'appareil d'une puissance empruntée. On ne leur parle qu'à certaines heures, et il n'y a que les personnes qualifiées qui les approchent; si un homme de petite condition se trouve obligé d'implorer leur assistance, que de peines, que de détours lui faut-il prendre, et de combien de faveurs n'a-t-il pas besoin pour en obtenir audience! Mais si c'était au roi lui-même qu'on eût affaire, oh! alors point d'accès à espérer si vous êtes pauvre, et si vous n'êtes point gentilhomme. Il faut avoir recours aux favoris, et on peut être sûr qu'ils ne sont pas de ceux qui foulent le monde aux pieds. Ceux-ci, en effet, n'ayant aucune crainte et n'en devant point avoir, disent hardiment la vérité: de tels caractères ne sont pas propres pour la cour, où une si mâle franchise est inconnue. Là, il faut savoir taire le mal qu'on voit, et à peine ose-t-on le condamner dans sa pensée, de peur d'une disgrâce.

O Roi de gloire et Seigneur de tous les rois! votre empire n'est point défendu par de frêles barrières, car il est éternel. Oh! comme, sans introducteur, on peut arriver jusqu'à vous! Il suffit de vous voir, pour comprendre que vous seul méritez de porter le nom de Seigneur. Sans cortège et sans gardes, la majesté de votre personne révèle en vous le souverain. Il n'en est pas ainsi d'un roi mortel: en vain, quand il est seul, voudrait-il se faire reconnaître; comme il n'a rien de plus que les autres, il faut voir les insignes de sa royauté pour y croire. Aussi s'entoure-t-il, à juste titre, de cette autorité d'emprunt sans laquelle il n'obtiendrait pas un regard. Aucun rejaillissement de puissance n'émanant de sa personne, l'autorité doit lui venir des autres. O mon Seigneur, ô mon Roi! que ne puis-je peindre en ce moment l'éclat de votre gloire! Il est impossible de ne pas voir que la source de votre suprême puissance est en vous-même. L'effroi saisit, quand on contemple une majesté si haute; mais combien cet effroi redouble quand on vous voit, Seigneur, malgré toute cette majesté, vous humilier si profondément, et témoigner tant d'amour à une créature telle que moi! Toutefois, après ce premier saisissement, nous pouvons traiter avec vous de tous nos intérêts, et vous parler au gré de nos désirs. A la crainte causée d'abord par la vue de votre gloire, en succède une autre plus grande, celle de vous offenser: et ce n'est pas la frayeur du châtiment qui la fait naître; non, Seigneur, mais la frayeur de vous perdre vous-même, auprès de laquelle la première n'est absolument rien.

Voilà, sans parler des autres, quelques-uns des précieux avantages de cette vision, si elle vient de Dieu. Les effets le font connaître, lorsqu'il daigne éclairer l'âme; mais, comme je l'ai souvent dit, Notre-Seigneur veut que de temps en temps elle soit dans les ténèbres et privée de sa divine lumière. Cela étant ainsi, on ne doit pas trouver étrange que, me voyant si misérable, je conçoive quelque crainte.

Je viens de passer huit jours dans cette obscurité; je ne trouvais plus en moi ni sentiment de mes obligations envers Dieu, ni souvenir de ses grâces; mon esprit était frappé d'impuissance, et absorbé par je ne sais quoi. Je n'avais assurément nulle mauvaise pensée, mais je me sentais si incapable d'en avoir de bonnes, que je riais de moi-même, et prenais plaisir à voir la bassesse d'une âme, quand Dieu suspend en elle son opération. Elle voit bien qu'elle n'est pas sans lui dans cet état; car ce n'est point comme dans ces grandes peines intérieures que j'ai éprouvées de temps en temps, et dont j'ai parlé plus haut. Néanmoins, elle a beau mettre du bois, et faire de son côté le peu qui est en son pouvoir pour allumer le feu de l'amour divin, aucune flamme ne monte. C'est déjà une grande miséricorde de la part de Dieu, que la fumée paraisse, et montre qu'il n'est pas entièrement éteint. Notre-Seigneur l'allume ensuite de nouveau; mais jusque-là, quand on se romprait la tête à souffler et à arranger le bois, on ne ferait que l'étouffer davantage. Je crois que le meilleur alors est d'avouer franchement que l'on ne peut rien par soi-même, et de s'employer, comme j'ai dit, à d'autres oeuvres méritoires. Peut-être Notre-Seigneur enlève-t-il à l'âme l'oraison, afin qu'elle se livre à ces oeuvres, et connaisse par expérience le peu dont elle est capable par elle-même.

Il est certain qu'aujourd'hui j'ai goûté de grandes délices auprès de Notre-Seigneur: j'ai osé me plaindre de lui, et je lui ai dit: Eh quoi! mon Dieu, n'est-ce donc pas assez que vous me teniez dans cette misérable vie; que, pour l'amour de vous, je m'y soumette, et que je veuille vivre dans cet exil où tout m'empêche de jouir de vous, le manger, le dormir, les affaires, les rapports avec le monde? Vous seul connaissez la grandeur de ce tourment; et néanmoins, ô mon Seigneur, je l'endure pour l'amour de vous: faut-il encore que, dans ces rares instants où je pourrais jouir de votre présence, vous vous dérobiez à ma vue? Comment cela peut-il s'allier avec votre miséricorde? Comment l'amour que vous avez pour moi peut-il le tolérer? Seigneur, s'il m'était possible de me cacher de vous, comme vous de moi, votre amour, j'en suis sûre, ne le souffrirait jamais. Mais vous êtes toujours avec moi, et vous me voyez toujours. Mon tendre Maître, une pareille inégalité est trop cruelle; considérez, je vous en supplie, qu'elle n'est pas juste envers celle qui vous aime d'un si ardent amour.

Avant de proférer ces paroles et d'autres de ce genre, je venais de considérer que la place où je m'étais vue dans l'enfer était trop douce pour une pécheresse comme moi. Souvent l'amour me transporte de telle manière, que je ne me possède plus; c'est alors qu'avec le plus libre abandon j'ose adresser ces plaintes à NotreSeigneur, et il veut bien souffrir tout cela de ma part. Louange en soit rendue à ce Roi si plein de bonté!

Approcherions-nous de ceux de la terre avec une pareille hardiesse? Certes, que l'on n'ose parler au roi, je n'en suis point surprise; je trouve juste qu'on craigne le souverain et les premiers seigneurs du royaume. Mais, de nos jours, les choses en sont venues à ce point, que la vie n'est plus assez longue pour apprendre les devoirs, les déférences, les respects introduits par l'usage, quand, avec cela, on veut se réserver un peu de temps pour servir Dieu. Un tel spectacle me confond, et j'avoue qu'à l'époque où je vins m'abriter dans ce monastère, je ne savais plus comment traiter avec les grands. Pour peu que l'on rende à d'autres, sans y penser, plus d'honneur que leur qualité n'exige, ils ne le prennent pas en plaisanterie; ils s'en offensent même tellement, qu'il faut s'en justifier et leur en faire satisfaction; et encore Dieu veuille qu'ils s'en contentent!

Je le répète, je ne savais plus comment vivre dans le monde. Une pauvre àme s'y trouve bien en peine; car on lui dit d'un côté que, pour se garantir des nombreux dangers qui l'environnent, elle doit continuellement élever ses pensées vers Dieu; et on veut, de l'autre, qu'elle ne manque à aucun de ces devoirs de civilité qui se pratiquent dans le monde, afin de ne point blesser ceux qui se font un point d'honneur de ces bagatelles. C'était pour moi une source d'ennui; je ne finissais ja. mais de faire des satisfactions; j'avais beau étudier, il m'échappait toujours bien de ces fautes que le monde ne regarde point comme légères. Mais n'est-il pas vrai que la vie religieuse nous excuse, et qu'on doit, si l'on veut être juste, nous pardonner des fautes de ce genre? Non; l'on dit, au contraire, que les monastères doivent être une école et une cour de politesse. Pour moi, je ne puis le comprendre. Un langage si faux ne viendrait-il pas de ce qu'on aurait pris de travers une parole comme celle-ci, dite par quelque saint: Les maisons religieuses doivent être une cour où l'on forme des courtisans pour le ciel? Et en effet, je ne sais vraiment comment ceux dont l'unique étude doit être de plaire en tout à Dieu et d'abhorrer le monde, peuvent s'occuper avec tant de soin de contenter les gens du monde en des choses si sujettes à changer. Encore si on pouvait les apprendre une fois pour toutes, patience; mais les seuls titres des lettres demandent aujourd'hui un enseignement tout spécial, et il nous faut de doctes leçons pour apprendre quand nous devons, laisser du papier de tel côté ou bien de tel autre, et quand nous devons donner le titre d'illustre à celui qui n'avait pas auparavant le titre de magnifique. J'ignore où l'on en viendra; car, bien que je n'aie pas encore cinquante ans, j'ai vu cela changer tant de fois, que je ne sais plus où j'en suis. Que feront donc ceux qui ne viennent que de naître, si Dieu leur donne une longue vie? En vérité, je plains les personnes spirituelles qui, pour de sainte motifs, doivent rester au milieu du monde; elles portent sur ce point une croix terrible. Si elles se déterminaient, d'un commun accord à vouloir passer pour ignorantes dans une pareille science, s'estimant même heureuses d'être tenues pour telles, elles se délivreraient d'un bien pesant fardeau.

Dans quelles folies me suis-je engagée? Voilà qu'en parlant des grandeurs de Dieu, j'en suis venue à discourir des bassesses du monde! Mais, puisque je l'ai abandonné sans retour par la grâce de Notre-Seigneur, je veux en sortir tout à fait. Qu'ils s'arrangent avec lui, ceux qui se donnent tant de peine pour des choses si futiles. Dieu veuille que dans la vie future, où rien ne change, nous n'ayons pas à les payer bien cher! Amen.



Chapitre 38

Étant un soir retirée dans un oratoire, si indisposée que je voulais me dispenser de faire oraison, je pris mon rosaire pour m'occuper vocalement et sans aucun effort d'esprit. Mais, quand Dieu le veut, que nos industries sont inutiles! Quelques instants à peine s'écoulèrent, et un ravissement vint me saisir avec une impétuosité telle que je ne pus y résister. Il me sembla que j'étais transportée dans le ciel, et les premières personnes que j'y vis furent mon père et ma mère. Dans un très court espace de temps, celui d'un Ave Maria, je découvris de si grandes merveilles que, succombant sous le poids d'une faveur qui me paraissait excessive, je demeurai entièrement hors de moi. La vision fut peut-être de plus logue durée que je ne l'indique ici; mais le temps paraît alors très court. J'appréhendai ensuite que ce ne fût une illusion, sans trouver néanmoins aucun fondement à cette crainte. Je ne savais que fair, tant j'avais de honte d'en parler à mon confesseur, non, ce me semble, par humilité, mais de peur qu'il ne se moquât de moi, et ne me demandât si j'étais un saint Paul ou un saint Jérôme, pour avoir connaissance des choses du ciel. La pensée que de pareilles visions avaient été accordées à ces grands saints augmentait encore ma crainte, et je ne faisais que répandre des larmes, parce qu'une telle chose me semblait devoir être une illusion. Enfin, malgré ma répugnance j'allai trouver mon confesseur; car, pour rien au monde, je n'aurais osé lui rien cacher, quelque honte que me causât un tel aveu, tant je tremblais d'être trompée. Il fut touché de mon affliction, me consola beaucoup, et me dit les choses les plus capables de me tranquilliser.

Dans la suite il m'est arrivé, et il m'arrive encore quelquefois, que Notre-Seigneur me découvre de plus grands secrets, mais de telle manière que je ne vois que ce qu'il lui plaît de me montrer, sans qu'il soit au pouvoir de mon âme, quand elle le voudrait, d'apercevoir rien de plus. Le moindre de ces secrets suffit pour ravir l'âme d'admiration, et la faire avancer beaucoup dans le mépris et la basse opinion des choses de la vie. Je voudrais pouvoir donner une idée de ce qui m'était alors découvert de moins élevé; mais en cherchant à y parvenir, je trouve que c'est impossible; car, entre la seule lumière de ce divin séjour où tout est lumière, et la lumière d'ici-bas, il y a déjà tant de différence, qu'on ne peut les comparer, celle du soleil ne semblant plus que laideur. L'imagination la plus subtile ne peut arriver à se peindre et à se figurer cette lumière, ni à se représenter aucune des merveilles que Notre-Seigneur me faisait alors connaître. Il est impossible de rendre le souverain plaisir qui accompagnait cette connaissance, et le haut degré de suavité dont tous mes sens étaient alors comblés; ainsi je suis forcée de n'en pas dire davantage.

Je passai une fois plus d'une heure en cet état, Notre-Seigneur se tenant toujours près de moi, et me découvrant des choses admirables. Il me dit «Vois, ma fille, ce que perdent ceux qui sont contre moi; ne manque pas de le leur dire.» - Hélas! mon cher Maître, lui répondis-je, que peuvent mes paroles auprès de ceux que leurs crimes aveuglent, à moins que vous ne les éclairiez vous-même? Vous avez fait connaître vos grandeurs à certaines âmes, et elles vous ont glorifié; mais cette chétive et misérable créature, à qui vous les manifestez, rencontrera-t-elle une seule personne qui veuille lui donner créance? Loué soit du moins votre nom et bénie votre miséricorde, pour l'heureux changement que vous avez opéré en moi!

Depuis, mon âme voudrait toujours demeurer dans cette région supérieure, sans revenir à la vie, tant elle a conçu de mépris pour toutes les choses de la terre. Elles ne sont à ses yeux que de la fange, et elle comprend combien basse est l'occupation de ceux qui s'y arrêtent.

Durant mon séjour chez cette dame dont j'ai parlé (Louise de la Cerda à Tolède), je fus une fois saisie de ces douleurs du coeur auxquelles j'étais si sujette, et qui maintenant me font moins souffrir. Comme cette dame est d'une admirable charité, elle me fit apporter des joyaux d'or, des pierreries de grand prix, et en particulier des diamants qu'elle estimait beaucoup, espérant que la vue de ces objets ferait une agréable diversion à mon mal. Je riais en moi-même, et comparant intérieurement ce que les hommes estiment avec ce que Notre-Seigneur nous réserve, je ne pouvais me défendre d'un sentiment de compassion. Je sentais qu'il me serait impossible, quand je le voudrais, de faire le moindre cas de ces biens périssables, à moins que Dieu n'effaçât de mon esprit le souvenir des biens célestes.

Cette disposition est pour l'âme une espèce de souveraineté si haute, que je ne sais si on peut la comprendre, à moins de la posséder. C'est le vrai et pur détachement Dieu seul l'opère en nous, sans aucun travail de notre part. C'est lui qui nous découvre ces vérités; elles demeurent imprimées dans notre esprit, et nous voyons avec évidence combien il nous serait impossible, par nous-mêmes, d'acquérir si promptement un bien de cette nature.

Ces lumières ont banni de mon coeur, en très grande partie, une crainte fort vive que j'avais toujours eue de la mort. Mourir me semble maintenant la chose du monde la plus facile pour l'âme fidèle à Dieu, puisque, en un moment, elle se voit libre de sa prison, et introduite dans le repos. Il existe, selon moi, une grande ressemblance entre l'extase et la mort. En effet, l'esprit ravi en Dieu contemple les ineffables merveilles qu'il lui découvre; et l'âme, dès l'instant même où elle est séparée du corps, est mise en possession de ces mêmes biens. Je ne parle point des douleurs de la séparation, dont il faut faire très peu de cas; d'ailleurs, ceux qui auront véritablement aimé Dieu et méprisé les vanités de la terre, doivent mourir avec plus de douceur.

J'appris aussi à connaître quelle est notre véritable patrie, et à regarder cette vie comme un pèlerinage. C'est un grand avantage d'avoir vu ce qui nous est réservé là-haut, et de savoir où nous sommes appelés à habiter. Celui qui doit aller s'établir dans une contrée lointaine trouve un puissant secours, pour supporter les fatigues du voyage, dans la connaissance du pays où il doit mener une vie pleine de repos. L'âme trouve de même, dans la connaissance qu'elle a reçue, une grande facilité pour s'élever à la considération des choses d'en haut, et pour faire en Sorte que sa Conversation soit dans le ciel. Il y a là d'inappréciables avantages. Un seul regard vers le ciel suffit pour la recueillir. Notre-Seigneur ayant bien voulu lui montrer quelque chose des grands biens qui s'y rencontrent, elle aime à y attacher sa pensée. Souvent ceux qui forment ma société ici-bas, et auprès de qui je me console, sont ceux que je sais être vivants là-haut; eux seuls me paraissent jouir de la véritable vie. Quant à ceux qui vivent sur la terre, ils me semblent tellement morts, que le monde entier ne saurait me tenir compagnie, surtout lorsque j'éprouve ces grandes impétuosités d'amour. Tout ce que je vois des yeux du corps ne me paraît alors qu'une plaisanterie et un songe, tandis que j'appelle de toute l'ardeur de mes voeux ce qui a frappé les yeux de mon âme; et comme je m'en vois encore loin, je puis dire que je me sens mourir.

Enfin, ces visions sont une des grâces les plus insignes dont Dieu puisse favoriser une âme; elle y puise une force admirable; en particulier elles l'aident à porter une croix bien pesante, je veux dire l'ennui et le dégoût que tout lui inspire ici-bas. Et si le Seigneur ne suspendait de temps en temps le souvenir de ce qu'elle a vu, bien que ce souvenir ne tarde pas à se réveiller, je ne sais comment elle pourrait supporter la vie. Louange et bénédiction sans fin à ce Dieu de bonté! Qu'il ne permette point, je l'en supplie au nom du sang versé pour moi par son divin Fils, qu'après avoir compris, quelque chose de ces biens si élevés et avoir commencé à en jouir en quelque manière, j'aie le malheur, comme Lucifer, de tout perdre par ma faute! Ah! qu'il ne le permette jamais, je l'en conjure encore au nom de lui-même Parfois, la crainte que j'en ai n'est pas petite; mais le plus ordinairement, la miséricorde de mon Dieu ne donne l'assurance qu'après m'avoir retirée de tant de péchés, il ne voudra point cesser de me soutenir de sa main, et m'exposer ainsi à me perdre. Je vous prie très instamment, mon père, de joindre pour ce sujet vos prières aux miennes.

La grâce dont je vais parler l'emporte, ce me semble, en plusieurs choses, sur les faveurs précédentes, en particulier par l'excellence des biens, et par la force qu'elle communique à l'âme. Néanmoins, chacune de ces faveurs, considérée à part, est d'un tel prix, qu'il n'y a point lieu de les comparer ensemble.

Une veille de la Pentecôte, m'étant retirée après la messe dans un endroit fort solitaire où j'allais prier souvent, je me mis à lire, dans l'ouvrage d'un chartreux (1), ce qui avait trait à cette fête. J'y trouvai les marques auxquelles ceux qui commencent, ceux qui ont déjà fait des progrès dans la vertu, et ceux qui ont atteint la perfection, peuvent connaître si le Saint-Esprit est avec eux. Après avoir lu ce qui était dit sur ces trois états, il me sembla que, par la bonté de Dieu, ce divin Esprit, autant que j'en pouvais juger, était avec moi. Je lui en rendis aussitôt de vives actions de grâces. Je me souvins en ce moment d'avoir lu autrefois les mêmes choses, et je vis que j'étais en ce temps-là bien éloignée de l'état où je me trouvais alors; ainsi, par le contraste même, la grandeur de la grâce que Dieu m'avait faite m'apparaissait dans tout son jour. Puis, considérant la place que j'avais méritée dans l'enfer par mes péchés, je ne pouvais donner assez de louanges à Dieu; car je ne reconnaissais presque plus mon âme, tant elle était transformée.

Tandis que j'étais occupée de ces pensées, je fus saisie, sans en connaître la cause, d'un véhément transport. Mon âme paraissait vouloir sortir du corps, tant elle était hors d'elle-même, et se sentait incapable d'attendre davantage le bien qu'elle entrevoyait. Ce transport était si excessif que je ne pouvais y résister; il agissait sur moi, me semblait-il, d'une manière toute nouvelle. Mon âme était si profondément saisie, que je ne savais ni ce qu'elle avait ni ce qu'elle voulait. Sentant toutes les forces naturelles m'abandonner, et ne pouvant me soutenir, quoiqueje fusse assise, je m'appuyai contre la muraille. A ce moment, je vis au-dessus de ma tête une colombe bien différente de celles d'ici-bas; car elle n'avait point de plumes, et ses ailes semblaient formées de petites écailles qui jetaient une vive splendeur; elle était aussi plus grande qu'une colombe ordinaire. Il me semble que j'entendais le bruit qu'elle faisait avec ses ailes; elle les agita à peu près l'espace d'un Ave Maria. Mon âme, se perdant alors dans le ravissement, perdit aussi de vue cette divine colombe. L'esprit s'apaisa avec la présence d'un hôte si excellent, tandis que, selon ma manière de voir, une faveur si merveilleuse aurait dû le remplir de trouble et d'effroi. Mais dès que je commençai à jouir, la crainte fit place au repos, et je restai en extase.

La gloire de ce ravissement fut extraordinaire; je demeurai la plus grande partie des fêtes comme interdite et hors de sens; je ne savais que devenir, je ne pouvais comprendre comment je ne succombais point sous le poids d'une si étonnante faveur; je n'entendais plus, je ne voyais plus, si je puis m'exprimer ainsi, tant était grande ma joie intérieure. Depuis ce jour, je vois en moi un bien plus haut degré d'amour de Dieu, et je me sens beaucoup plus affermie dans la vertu. Bénédiction et louange sans fin à ce Dieu de bonté! Amen.

J'aperçus une autre fois sur la tête d'un père de l'ordre de Saint-Dominique la même colombe; mais il me sembla que les rayons et la splendeur de ses ailes s'étendaient beaucoup plus loin. Il me fut dit que ce religieux devait attirer à Dieu un grand nombre d'âmes.

Notre-Dame m'apparut un jour, mettant un manteau d'une éblouissante blancheur sur les épaules de ce présenté du même ordre, dont j'ai déjà parlé plusieurs fois (Pierre Ybanez). Elle me dit que pour prix du service qu'il lui avait rendu en aidant à l'établissement de cette maison, elle lui donnait ce manteau, comme marque du soin qu'elle prendrait désormais de conserver son âme pure, et de la préserver du péché mortel. Cette promesse s'est accomplie, j'en ai la certitude; car depuis cette époque jusqu'à sa mort, arrivée peu d'années après, ce père mena une vie si pénitente, et sa mort elle-même fut si sainte, que je ne saurais concevoir le moindre doute sur son bonheur. Un religieux présent à sa dernière heure m'a rapporté qu'il avait dit, un peu avant d'expirer, qu'il voyait saint Thomas auprès de lui. Il mourut ainsi plein de joie, et appelant de tous ses voeux le moment de sortir de cet exil. Il m'est apparu quelquefois depuis, dans une très grande gloire, et m'a révélé diverses choses. C'était un homme de si haute oraison que, dans les derniers temps de sa maladie, voulant s'en distraire à cause de son extrême faiblesse, il ne le pouvait, tant ses ravissements étaient fréquents. Il m'écrivit même, un peu avant sa mort, pour me demander par quels moyens il pourrait les prévenir, parce qu'en achevant de dire la messe, il entrait malgré lui en extase, et y demeurait très longtemps. Enfin, Dieu lui donna la récompense des grands services qu'il lui avait rendus pendant toute sa vie.

J'ai également connu par vision quelques-unes des grâces extraordinaires que Notre-Seigneur faisait au recteur de la compagnie de Jésus dont j'ai plusieurs fois fait mention (Gaspar de salazar); mais, pour ne pas trop m'étendre, je n'en parlerai point ici; je dirai seulement ce qui m'arriva à une époque où ce père avait une croix pesante à porter; il se trouvait en butte à une grande persécution, et son affliction était extrême. Un jour, en entendant la messe, je vis, au moment où l'on élevait la sainte hostie, NotreSeigneur Jésus-Christ en croix. Il me dit certaines paroles de consolation pour les lui rapporter; il en ajouta d'autres, par lesquelles je devais le prévenir de ce qui devait encore arriver, et lui mettre sous les yeux ce que le divin Maître avait souffert pour lui, afin de l'engager à se préparer à la souffrance. Cela lui donna beaucoup de consolation et de courage: et l'événement confirma ensuite la vérité de tout ce que NotreSeigneur m'avait dit.

Il m'a été révélé de grandes choses sur les religieux de l'ordre auquel appartient ce père, je veux dire la compagnie de Jésus, et sur l'ordre lui-même tout entier. Plusieurs fois je les ai vus dans le ciel, tenant en leurs mains des bannières blanches. Je le répète, j'ai vu, touchant ces religieux, d'autres choses extrêmement admirables. Aussi j'ai une grande vénération pour cet ordre, parce qu'ayant eu beaucoup de rapports avec ses membres, je reconnais que leur vie est conforme à ce que Notre-Seigneur m'a dit d'eux.

Tandis que j'étais un soir en oraison, Notre-Seigneur commença par m'adresser quelques paroles qui retraçaient à mon souvenir les infidélités de ma vie. Elles me remplirent de confusion et de peine. Sans être prononcées d'un ton sévère, de telles paroles causent un regret et une douleur qui anéantissent; une seule nous est plus utile pour acquérir la connaissance de nous-mêmes, que plusieurs jours passés dans la considération de notre misère, parce qu'elles portent avec elles un caractère de vérité qu'il nous est impossible de nier. Le Sauveur me représenta alors les amitiés si vaines auxquelles je m'étais laissée aller: je devais regarder comme une grande grâce, me dit-il, qu'il permît à un coeur qui avait fait un si mauvais mage de ses affections, de s'attacher à lui, et qu'il voulût bien le recevoir.

D'autres fois, il me dit de me souvenir du temps où je semblais mettre mon honneur à aller contre le sien. Il me dit, en une autre circonstance, de me rappeler ce dont je lui étais redevable: lorsque je l'outrageais le plus, c'était alors qu'il m'accordait ses faveurs.



Lorsque je commets des fautes, et elles ne sont pas en petit nombre, sa Majesté me les fait comprendre de telle sorte que j'en suis tout anéantie; comme j'en commets beaucoup, cela se renouvelle fréquemment. Il m'est arrivé quelquefois de chercher à me consoler dans l'oraison d'une réprimande qui m'avait été faite par mon confesseur; j'en recevais alors une seconde, auprès de laquelle la première n'était rien.

Je reviens à ce que je disais. Notre-Seigneur ayant mis sous mes yeux le tableau des infidélités de ma vie, je fondais en larmes, dans la pensée que je n'avais encore rien fait pour son service. Il me vint alors à l'esprit qu'il voulait peut-être me préparer par là à recevoir quelque grâce; car le plus ordinairement il choisit, pour m'accorder une faveur particulière, le temps où je viens de me confondre devant lui, sans doute pour me faire connaître plus clairement combien j'en suis indigne. Quelques instants s'étant écoulés, mon âme entra dans un tel ravissement, qu'elle me semblait avoir entièrement abandonné le corps; du moins, si elle vivait encore en lui, elle n'en avait nul sentiment. Je vis alors la très sainte humanité de Jésus-Christ, dans un excès de gloire où je ne l'avais point encore contemplée. Par une connaissance admirable et lumineuse, elle me fut représentée dans le sein du Père; à la vérité, je ne saurais dire de quelle manière elle y est. Il me parut seulement que, sans la voir, je me trouvais en présence de la Divinité. Mon âme en resta plongée dans un tel étonnement, que je passai, je crois, plusieurs jours sans pouvoir revenir à moi; il me semblait que j'avais sans cesse devant les yeux cette majesté du Fils de Dieu, mais ce n'était pas comme la première fois, je le comprenais bien. Pour brève que soit une si haute vision, elle se grave si profondément dans l'esprit, qu'elle ne saurait s'en effacer de longtemps; j'y trouvai à la fois de grandes consolations et de précieux avantages.

J'ai eu trois autres fois la même vision; c'est, à mon avis, la plus sublime de toutes celles dont le Seigneur m'a favorisée. Ses effets sont admirables; il me semble qu'elle purifie merveilleusement l'âme, et enlève à la sensualité presque toute sa force; c'est comme une grande flamme, qui consume et anéantit tous les désirs de cette vie. Par la grâce de Dieu, je n'étais touchée de rien de mortel; mais la vanité des choses de la terre et le néant des grandeurs humaines m'apparurent dans un nouveau jour. C'est pour l'âme un enseignement admirable, qui élève ses désirs jusqu'à la vérité pure; il imprime en outre un inexprimable respect pour Dieu, fort différent de celui que nous pouvons acquérir par nous-mêmes ici-bas. L'âme ensuite ne peut voir sans effroi qu'elle ait osé offenser une si redoutable Majesté, et que qui que ce soit ait une pareille hardiesse.

J'ai déjà fait observer que les avantages des visions et autres faveurs sont plus ou moins grands. Celle dont je parle en produit de merveilleux. Lorsqu'en allant communier je me souvenais de cette souveraine Majesté que j'avais vue, et considérais que cette même Majesté était présente au très saint Sacrement; quand surtout, ce qui arrivait souvent, Notre-Seigneur daignait m'apparaître dans la sainte hostie, les cheveux se dressaient sur ma tête et je me sentais tout anéantie. O mon Seigneur, si dans ce sacrement vous ne couvriez votre grandeur d'un voile, qui oserait si souvent s'en approcher, pour unir une créature si souillée et sujette à tant de misères à une si haute Majesté! Soyez béni, Seigneur! Que les anges et toutes les créatures vous louent de ce que vous vous accommodez de telle sorte à notre infirmité, que vous nous laissez goûter de si étonnantes faveurs, sans nous effrayer par votre suprême Puissance! Son éclat nous ôterait la hardiesse d'en jouir, tant notre faiblesse et notre m'sèrile sont grandes.

Si vous en agissiez autrement, pourrait en être de nous comme d'un laboureur, auquel je sais très certainement que la chose arriva ainsi. Ayant trouvé un trésor qui dépassait de beaucoup les basses pensées de son esprit il eut un tel chagrin de ne savoir à quoi l'employer, que la tristesse le conduisit lentement au tombeau. Si, au lieu de se voir soudainement possesseur de tout ce trésor, il eût seulement reçu de temps en temps quelque partie de sa valeur, il eût pourvu par là à son entretien, il se serait estimé plus heureux qu'au temps de sa pauvreté, et il ne lui en aurait pas coûté la vie.

Mais vous, Seigneur, richesse des pauvres, que vous savez admirablement pourvoir aux besoins des âmes, en leur découvrant peu à peu vos trésors, sans leur en montrer d'abord toute la grandeur! Lorsque je contemple une si haute Majesté cachée dans une si petite hostie, j'admire vraiment une sagesse si profonde. Non, je n'aurais point le courage, je ne pourrais prendre sur moi de m'approcher ainsi du Seigneur, si aux grandes grâces dont il n'a cessé de me combler, il n'ajoutait celle de soutenir ma faiblesse; je ne pourrais également ni concentrer en mon coeur ce que j'éprouve, ni m'empêcher de publier à haute voix de si étonnantes merveilles. Que doit donc éprouver une misérable comme moi, chargée d'abominations, dont la vie s'est passée avec si peu de crainte de Dieu, au moment de s'unir à ce souverain Seigneur, les jours où il veut que mon âme le voie dans sa majesté! Comment ma bouche, qui l'a offensé par tant de paroles, ose-t-elle s'approcher de ce corps infiniment glorieux, et où tout respire une pureté, une bonté divine? Ah! pour l'âme autrefois infidèle, l'effroi qu'inspire une Majesté si haute n'est rien auprès du regret et de la douleur qu'elle éprouve, en lisant sur ce visage d'ineffable beauté tant de tendresse et de douceur.

Mais qu'ai-je dû sentir, deux fois témoin de ce que je vais rapporter! Certes, mon Seigneur et ma gloire, je ne crains pas de l'affirmer: dans ces grandes douleurs de mon âme, j'ai, d'une certaine manière, fait quelque chose pour votre service. Mais que dis-je? Je ne le sais plus; ce n'est presque plus moi qui parle en écrivant ceci; je me sens troublée, et comme hors de moi par de tels souvenirs. O mon Seigneur, j'aurais eu raison de dire que j'avais fait quelque chose pour vous, si ce sentiment venait de moi; mais puisque je ne puis avoir une bonne pensée si vous ne me la donnez, vous ne devez m'en garder aucune reconnaissance; de mon côté se trouve la dette, et c'est vous, Seigneur, qui êtes l'offensé.

Une fois, en allant communier, je vis des yeux de l'âme, plus clairement que je n'aurais fait des yeux du corps, deux démons d'une figure horrible qui serraient avec leurs cornes la gorge du pauvre prêtre, et je vis en même temps, dans l'hostie qu'il était prêt à me donner, Notre-Seigneur Jésus-Christ avec cette majesté dont je viens de parler: ce qui me fit connaître que mon Dieu était dans des mains criminelles, et que cette âme était en état de péché mortel. Quel spectacle, ô mon Sauveur, de voir votre divine beauté au milieu de ces abominables figures, et ces démons saisis d'un tel effroi et d'une telle stupeur devant vous, qu'ils auraient soudain pris la fuite si vous le leur eussiez permis! Dans le trouble extrême qui s'empara de moi, je ne sais comment j'eus la force de communier. J'étais également agitée d'une crainte très vive: il me semblait que si cette vision venait de Dieu, il n'aurait pas permis que je visse le mauvais état de cette âme. Mais Notre-Seigneur me dit de prier pour elle; il ajouta qu'il avait permis cette vision pour me faire comprendre la force des paroles de la consécration, et comment, quelque mauvais que soit le prêtre qui les profère, il ne laisse pas d'être présent sur l'autel. C'était aussi afin que je visse l'excès de sa bonté, qui le porte à se mettre entre les mains même d'un ennemi, et cela pour mon bien et pour le,bien de tous.

Je compris l'obligation où sont les prêtres d'être plus vertueux que les autres, ce qu'il y a de terrible dans la réception indigne d'un sacrement si saint, et le grand pouvoir du démon sur une âme qui est en péché mortel. J'en retirai la plus grande utilité, et une connaissance plus intime de ce que je dois à Dieu. Qu'il soit béni à jamais!

Voici un autre fait dont j'ai été témoin, et qui me causa une étrange épouvante. Dans un endroit où je me trouvais, mourut une personne qui avait, durant plusieurs années, fort mal vécu, comme je l'ai appris, mais qui, toujours malade les deux dernières années de sa vie, paraissait s'être amendée en quelque chose. Elle mourut sans confession; mais à cause de ce que je viens de dire, je ne croyais pas qu'elle se damnerait. Or, pendant qu'on l'ensevelissait, je vis un grand nombre de démons qui prirent ce corps, qui paraissaient s'en amuser, le maltraitaient, et à l'aide de grands crocs le traînaient de côté et d'autre, ce qui me causa une extrême frayeur. Au moment où on le portait en terre avec l'honneur et les cérémonies accoutumées, j'admirai la grande bonté de Dieu, qui ne permettait pas que cette âme fût déshonorée, ni que l'on sût qu'elle était son ennemie. J'étais tout interdite de ce qui venait de frapper mes regards. Je n'apperçus aucun démon durant l'office; mais quand on mit le corps dans la fosse, j'en vis une grande multitude qui étaient dedans pour le recevoir. Je fus comme hors de moi à ce spectacle, et il ne me fallut pas peu de courage pour ne rien laisser paraître au dehors. Je considérais en moi même à quelles tortures ces esprits de ténèbres livreraient l'âme dont ils traitaient ainsi le malheureux corps. Plût au Seigneur que tous ceux qui sont en mauvais état, vissent de leurs yeux comme moi une scène si épouvantable! elle les exciterait puissamment, me semble-t-il, à embrasser une meilleure vie. Je connus alors de plus en plus coinbien j'étais redevable à Dieu, et de quel malheur il m'avait délivrée. Quant à la crainte qui m'avait saisie, elle dura jusqu'à ce que j'en eusse parlé à mon confesseur; il me venait en pensée que c'était peut-être un artifice de l'esprit ennemi pour déshonorer cette personne, qui, du reste, ne passait pas pour avoir beaucoup de religion. Ce qui est vrai, c'est que ce malheur n'ayant été que trop réel, jamais je ne m'en souviens sans que l'effroi s'empare de mon âme.

Puisque j'ai commencé à parler de visions touchant les morts, je veux faire connaître les lumières que Dieu m'a données sur quelques âmes. Mais, pour abréger, je ne rapporterai qu'un petit nombre de faits; d'ailleurs, il ne me paraît ni nécessaire ni utile d'en dire davantage.

On m'annonça la mort d'un religieux qui avait été jadis provincial de cette province, et qui l'était alors d'une autre; j'avais eu des rapports avec lui, et il m'avait rendu de bons offices. Il était, au reste, orné de bien des vertus. Néanmoins cette nouvelle me causa un grand trouble; j'étais inquiète pour le salut de son âme, parce qu'il avait été durant vingt ans supérieur, et je crains toujours beaucoup pour ceux qui ont rempli ces fonctions: avoir charge d'âmes me semble une chose extrêmement périlleuse. Je m'en allai fort triste à un oratoire; là, je conjurai Notre-Seigneur d'appliquer à ce religieux le peu de bien que j'avais fait en ma vie, et de suppléer au reste par ses mérites infinis, afin de tirer son âme du purgatoire. Pendant que je demandais cette grâce avec toute la ferveur dont j'étais capable, je vis, à mon côté droit, cette âme sortir du fond de la terre, et monter au ciel avec une grande allégresse. Bien que ce père fût fort âgé, il m'apparut sous les traits d'un homme qui n'avait pas encore trente ans, et avec un visage tout resplendissant de lumière. Cette vision, fort courte dans sa durée, me laissa inondée de joie. Dès ce moment, il me fut impossible de partager la douleur de plusieurs autres personnes, qui regrettaient en lui un ami extrêmement cher. La consolation qui remplissait mon âme était si grande, que je n'avais plus de peine de sa mort; en outre, je ne pouvais concevoir aucun doute sur la vérité de ce que j'avais vu; je comprenais clairement que ce n'était pas une illusion. Il n'y avait pas alors plus de quinze jours qu'il avait cessé de vivre. Je ne laissai pas de demander des prières pour lui, et d'en offrir aussi à Dieu. A la vérité, je ne pouvais plus y apporter la même ardeur; car, lorsque le Seigneur m'a ainsi fait voir une âme s'élevant au ciel, il me semble que prier pour elle, c'est vouloir donner l'aumône à un riche. Comme j'étais séparée par une grande distance de l'endroit où ce serviteur de Dieu avait fini ses jours, je n'appris qu'après un certain temps les particularités de sa mort édifiante: tous ceux qui en furent témoins ne purent voir sans admiration la connaissance qu'il garda jusqu'au dernier moment, les larmes qu'il versa, et les sentiments d'humilité dans lesquels il rendit son âme à Dieu.

Une religieuse de ce monastère, grande servante de Dieu, était décédée il n'y avait pas encore deux jours. On célébrait l'office des morts pour elle dans le choeur une soeur lisait une leçon, et j'étais debout pour dire avec elle le verset. A la moitié de la leçon, je vis l'âme de cette religieuse sortir du même endroit que celle dont je viens de parler, et s'en aller au ciel. Cette vision fut purement intellectuelle, tandis que la précédente s'était présentée aux yeux de mon âme sous des images; mais l'une et l'autre laissent à l'âme une égale certitude.

Dans ce même monastère venait de mourir une autre religieuse, à l'âge de dix-huit ou vingt ans. Au milieu de continuelles maladies, elle s'était montrée vraie servante de Dieu, zélée pour l'office divin et la pratique de toutes les vertus. Je ne doutais point qu'après tant de souffrances, elle n'eût plus de mérites qu'il ne lui en fallait pour être exempte du purgatoire. Cependant, tandis que j'assistais aux heures, avant qu'on la portât en terre, et environ quatre heures après sa mort, je vis son âme sortir également de terre et aller au ciel.

Un jour où j'endurais, comme il m'arrive de temps en temps, ces grandes souffrances de corps et d'esprit qui me mettent dans l'impuissance d'avoir la moindre bonne pensée, je me trouvais dans l'église d'un collège de la compagnie de Jésus. Un frère de cette maison était mort la nuit même, et je le recommandais à Dieu comme je pouvais. Tandis que j'entendais une messe qu'un père de la Compagnie disait pour lui, j'entrai dans un profond recueillement, et je vis ce religieux monter au ciel, tout éclatant de gloire, et accompagné de Notre-Seigneur. Je compris que c'était par une faveur particulière que le divin Maître le conduisait ainsi lui-même au séjour des bienheureux.

Un très bon religieux de notre ordre était malade à l'extrémité. Pendant la messe, étant profondément recueillie, je le vis rendre l'esprit et monter au ciel sans entrer au purgatoire; et j'ai appris depuis qu'il était mort à l'heure même où j'avais eu cette vision. Je fus étonnée de ce qu'il n'avait point passé par le purgatoire; mais il me fut dit qu'ayant été très fidèle observateur de sa règle, il avait bénéficié des bulles de l'ordre touchant le purgatoire (2). J'ignore à quelle fin cela me fut dit; ce fut sans doute pour me faire comprendre que ce n'est pas l'habit qui fait le religieux, mais que, pour jouir des biens d'un état aussi parfait, il faut en accomplir fidèlement tous les devoirs.

Je pourrais rapporter un très grand nombre de visions de ce genre dont il a plu au Seigneur de me favoriser; mais, n'en voyant pas l'utilité, je me borne à ce qui a été dit. Seulement je ferai observer que, parmi tant d'âmes, je n'en ai vu que trois aller droit au ciel sans passer par le purgatoire: celle de ce religieux dont je viens de parler, celle du saint frère Pierre d'Alcantara, et celle de ce père dominicain plus haut mentionné (Pierre Ybanez).



Le Seigneur a aussi daigné me faire voir la place de quelques unes de ces âmes dans le ciel, et les degrés de gloire dont elles jouissent. L'inégalité de cette gloire est fort grande.




Vie - Chapitres 37 à 40: