1996 Vita Consecrata 69
69
Pour les Instituts de vie apostolique comme pour ceux de vie contemplative, la formation permanente fait partie des exigences de la consécration religieuse. Le processus de la formation, comme on l'a dit, ne se réduit pas à sa phase initiale, puisque, à cause des limites humaines, la personne consacrée ne pourra jamais considérer avoir achevé la gestation de cet être nouveau, qui éprouve en lui-même, dans toutes les circonstances de la vie, les sentiments mêmes du Christ. La formation initiale doit donc être affermie par la formation permanente, prédisposant le sujet à se laisser former tous les jours de sa vie (170).
170- Proposition 51.
En conséquence, il sera très important que chaque Institut prévoie, dans le cadre de la ratio institutionis, la définition, autant que possible précise et systématique, d'un projet de formation permanente, dont le but primordial est de guider toutes les personnes consacrées au moyen d'un programme continu tout au long de l'existence. Personne ne peut se dispenser de rester attentif à sa croissance humaine et religieuse; de même, personne ne peut présumer de lui-même et conduire sa propre vie de manière autosuffisante. A aucune étape de la vie on ne peut se considérer comme assez sûr de soi et fervent pour exclure la nécessité d'efforts déterminés pour assurer sa persévérance dans la fidélité, de même qu'il n'existe pas non plus d'âge où l'on puisse voir achevée la maturation de la personne.
70
Il y a une jeunesse de l'esprit qui demeure dans le temps: elle est liée au fait que le sujet cherche et trouve, dans toutes les étapes de sa vie, une tâche différente à accomplir, une manière spécifique d'être, de servir et d'aimer (171).
171- Congregavit nos in unum Christi amor n 43-45 : La Doc. Cat. 91 (1994), pp. 423-424.
Dans la vie consacrée, les premières années de pleine insertion dans l'activité apostolique constituent une période elle-même critique, marquée par le passage d'une vie guidée à une situation de responsabilité entière dans le travail . Il sera important que les personnes consacrées jeunes soient soutenues et accompagnées par un frère ou une soeur qui les aide à vivre pleinement la jeunesse de leur amour et de leur enthousiasme pour le Christ.
L'étape suivante peut présenter le risque de l'habitude et la tentation qui en découle de la déception à cause de la pauvreté des résultats. Il est alors nécessaire d'aider les personnes consacrées d'âge moyen à relire, à la lumière de l'Evangile et de l'inspiration de leur charisme, leur option première, en ne confondant pas l'absolu du don de soi avec l'absolu du résultat. Cela permettra de donner un élan nouveau et des motivations nouvelles au choix personnel. C'est le temps de la recherche de l'essentiel.
Conjointement à la croissance personnelle, l'étape de l'âge mûr peut comporter le danger d'un certain individualisme, accompagné de la peur de ne pas être adapté à son époque, ainsi que de phénomènes de raidissement, de fermeture et de relâchement. La formation permanente a ici pour but d'aider non seulement à retrouver une pratique spirituelle et apostolique plus ardente, mais encore à découvrir la spécificité de cette étape de l'existence. En effet, certains aspects de la personnalité étant purifiés, l'offrande de soi à Dieu se fait plus pure et plus généreuse et elle rejaillit sur les frères et les soeurs, plus paisible et plus discrète, et aussi plus transparente et plus riche de grâce. C'est le don et l'expérience de la maternité et de la paternité spirituels.
Avec le grand âge se posent des problèmes nouveaux, qui doivent être abordés de manière préventive grâce à un programme avisé de soutien spirituel. L'abandon progressif de l'activité et, dans certains cas, la maladie et l'inaction forcée, constituent une expérience qui peut devenir profondément éducatrice. Moment souvent douloureux, cette étape offre cependant à la personne consacrée âgée la possibilité de se laisser façonner par l'expérience pascale (172), par une configuration au Christ crucifié, Lui qui accomplit en toutes choses la volonté du Père et qui s'abandonne entre ses mains jusqu'à remettre son esprit. Cette configuration est une manière nouvelle de vivre la consécration, qui n'est plus liée à l'efficacité d'une responsabilité de gouvernement ou d'un travail apostolique.
172- Instruction Potissimum instituioni (2 février 1990), n 70 : AAS 82 (1990), pp 513-514.
Quand vient ensuite le moment de s'unir à l'heure suprême de la passion du Christ, la personne consacrée sait que le Père achève désormais en elle ce mystérieux chemin de formation, commencé depuis longtemps. La mort sera alors attendue et préparée comme l'acte suprême d'amour et de don de soi.
Il convient d'ajouter que l'on peut connaître des situations critiques à toutes les étapes de la vie en raison de circonstances extérieures - changement de poste ou de service, difficultés dans le travail ou échec apostolique, incompréhension ou mise à l'écart, etc. - ou de motifs plus strictement personnels maladies physiques ou psychiques, aridité spirituelle, deuils, problèmes de relations interpersonnelles, fortes tentations, crises de la foi et de l'identité, sentiment d'inutilité ou d'autres encore. Lorsqu'il lui devient plus difficile d'être fidèle, il faut offrir à la personne le soutien d'une confiance plus grande et d'un amour plus fort, au niveau personnel comme au niveau communautaire. Par-dessus tout, la proximité affectueuse du Supérieur est alors nécessaire; l'aide expérimentée d'un frère ou d'une soeur sera d'un grand réconfort; leur présence prévenante et leur disponibilité pourront conduire à redécouvrir le sens de l'alliance que Dieu a conclue le premier et qu'il n'entend pas renier. La personne éprouvée parviendra ainsi à accepter la purification et le dépouillement comme des voies privilégiées pour suivre le Christ crucifié. L'épreuve elle-même apparaîtra comme un moyen providentiel de formation entre les mains du Père, comme un combat non seulement psychologique, mené par le moi dans sa relation avec lui-même et avec ses faiblesses, mais aussi religieux, marqué chaque jour par la présence de Dieu et par la puissance de la Croix.
71
Si la personne à toutes les étapes de sa vie est le sujet de sa formation, la finalité de la formation est l'être humain intégral, appelé à chercher et à aimer Dieu " de tout son cour, de toute son âme et de tout son pouvoir " (Dt 6,5) et son prochain comme lui-même (cf. Lv 19,18 Mt 22,37-39). L'amour de Dieu et des frères est une force dynamique, qui peut constamment être source d'inspiration sur le chemin de la croissance et de la fidélité.
La vie dans l'Esprit est naturellement première. En elle, la personne consacrée retrouve son identité et une sérénité profonde; elle accroît son attention aux appels quotidiens de la Parole de Dieu et elle se laisse guider par l'intuition originelle de son Institut. Sous l'action de l'Esprit, les temps d'oraison, de silence et de solitude doivent être préservés avec persévérance, en demandant avec insistance au Très-Haut le don de la sagesse dans le labeur de chaque jour (cf. Sg 9,10).
La dimension humaine et fraternelle implique la connaissance de soi et de ses propres limites, pour être stimulé et soutenu de manière appropriée sur le chemin de la libération totale. Dans le contexte actuel, on accordera une importance particulière à la liberté intérieure de la personne consacrée, à l'intégration de son affectivité, à la capacité de communiquer avec tous, spécialement dans sa propre communauté, à la sérénité de l'esprit, à la compassion à l'égard de ceux qui souffrent, à l'amour pour la vérité et à l'harmonisation progressive entre le dire et le faire.
La dimension apostolique ouvre l'esprit et le cour de la personne consacrée et la dispose à un effort continuel dans l'activité, qui est le signe de l'amour du Christ qui la presse (cf. 2Co 5,14). Pratiquement, cela signifiera la mise à jour des méthodes et des buts des activités apostoliques, dans la fidélité à l'esprit et aux intentions du fondateur ou de la fondatrice et aux traditions forgées ultérieurement, dans le milieu où l'on travaille, en prenant en compte les conditions historiques et culturelles, universelles ou locales, qui ont varié.
La dimension culturelle et professionnelle, en s'appuyant sur une formation théologique solide qui rend apte au discernement, nécessite une mise à jour continuelle et une attention particulière aux différents domaines auxquels s'adresse chaque charisme. Il est donc nécessaire de garder l'esprit ouvert et le plus docile possible, pour que le service soit conçu et réalisé selon les exigences du temps, en tirant profit des moyens fournis par le progrès culturel.
Enfin, du point de vue du charisme, les autres exigences se trouvent réunies, comme en une synthèse qui demande un approfondissement continuel de la consécration particulière dans ses différentes composantes, apostoliques, mais aussi ascétiques et mystiques. Cela comporte pour tous les membres une étude assidue de l'esprit de l'Institut d'appartenance, de son histoire et de sa mission, pour mieux l'assimiler personnellement et en communauté (173).
173- Potissimum institutioni n 68 : AAS 82 (1990), pp 512.
72
A l'image de Jésus, Fils bien-aimé "que le Père a consacré et envoyé dans le monde" (Jn 10,36) , ceux que Dieu appelle à sa suite sont eux aussi consacrés et envoyés dans le monde pour imiter son exemple et poursuivre sa mission. Cela s'applique à tous les disciples en général. Toutefois, cela s'applique de manière particulière à ceux qui sont appelés à suivre le Christ "de plus près", dans la forme spécifique de la vie consacrée, et à faire de lui le "tout" de leur existence. Leur appel comprend donc l'engagement à se donner totalement à la mission; de plus, sous l'action de l'Esprit Saint, qui est à l'origine de toute vocation et de tout charisme, la vie consacrée elle- même devient une mission, comme l'a été la vie de Jésus tout entière. De ce point de vue aussi, la profession des conseils évangéliques, qui rend la personne totalement libre pour la cause de l'Evangile, est d'une importance manifeste. On doit donc affirmer que la mission est essentielle pour tous les Instituts, non seulement les Instituts de vie apostolique active, mais aussi les Instituts de vie contemplative.
La mission, en effet, avant de se caractériser par les ouvres extérieures, consiste à rendre présent au monde le Christ lui-même par le témoignage personnel. Voilà le défi, voilà le but premier de la vie consacrée! Plus on se laisse configurer au Christ, plus on le rend présent et agissant dans le monde pour le salut des hommes.
On peut dire alors que la personne consacrée est "en mission", en vertu de sa consécration même, dont elle témoigne en fonction du projet de son Institut. Quand le charisme fondateur prévoit des activités pastorales, il est évident que le témoignage de la vie et les oeuvres d'apostolat ou de promotion humaine sont également nécessaires: en tout cela, le Christ est rendu présent, lui qui est à la fois consacré à la gloire du Père et envoyé au monde pour le salut de ses frères et de ses soeurs (174).
174- LG 46
En outre, la vie religieuse prend part à la mission du Christ par un autre élément qui lui est propre, la vie fraternelle en communauté pour la mission. La vie religieuse sera donc d'autant plus apostolique que le don de soi au Seigneur Jésus sera plus intérieur, la forme communautaire d'existence plus fraternelle, l'engagement dans la mission spécifique de l'Institut plus ardent.
73
La vie consacrée reçoit la mission prophétique de rappeler et de servir le dessein de Dieu sur les hommes, tel que l'annonce l'Ecriture et que la lecture attentive des signes de l'action providentielle de Dieu dans l'histoire le fait apparaître. C'est le projet d'une humanité sauvée et réconciliée (cf. Col 2,20-22). Pour bien accomplir ce service, les personnes consacrées doivent avoir une profonde expérience de Dieu et prendre conscience des défis de leur temps, en découvrant leur sens théologique profond dans un discernement pratiqué avec l'aide de l'Esprit. En effet, dans les événements de l'histoire se cache souvent l'appel de Dieu à travailler selon ses desseins en s'intéressant de manière dynamique et féconde aux questions de notre temps (175).
175- Proposition 35, A.
Comme le dit le Concile, le discernement des signes des temps doit être mené à la lumière de l'Evangile, pour que l'on puisse "répondre aux questions permanentes des hommes sur le sens de la vie présente et de la vie future, et sur leurs relations réciproques" (176). Il est donc nécessaire d'ouvrir son âme aux suggestions intérieures de l'Esprit, qui invite à saisir en profondeur les desseins de la Providence. L'Esprit appelle la vie consacrée à élaborer de nouvelles réponses aux problèmes nouveaux du monde d'aujourd'hui. Ce sont des appels de Dieu que seules des âmes habituées à chercher en tout la volonté de Dieu savent recevoir avec fidélité puis traduire avec courage par des choix qui s'accordent avec le charisme originel et avec les exigences de la situation historique concrète.
176- GS 4
Face aux problèmes et aux urgences multiples qui semblent parfois compromettre et même menacer la vie consacrée, ceux qui ont cette vocation ne peuvent qu'éprouver la nécessité de s'engager à porter dans leur cour et dans leur prière les nombreux besoins du monde entier, tout en ouvrant avec ardeur dans les domaines liés au charisme fondateur. A l'évidence, leur zèle apostolique devra être guidé par le discernement surnaturel qui sait distinguer ce qui vient de l'Esprit de ce qui lui est opposé (cf. Ga 5,16-17 Ga 5,22 1Jn 4,6). Fidèle à la Règle et aux Constitutions, ce discernement est fait dans la pleine communion avec l'Eglise (177).
177- LG 12
Ainsi, la vie consacrée ne se contentera pas de lire les signes des temps, mais elle contribuera aussi à élaborer et à mettre en ouvre de nouveaux projets d'évangélisation pour les situations actuelles. Tout cela se fera dans la certitude de foi que l'Esprit sait donner les réponses appropriées aux questions les plus délicates. A ce sujet, il sera bon de retrouver ce qu'ont toujours enseigné les grands maîtres de l'action apostolique: il faut faire confiance à Dieu comme si tout dépendait de lui et, en même temps, s'engager avec générosité comme si tout dépendait de nous.
74
Tout doit être fait en communion et en dialogue avec les autres composantes ecclésiales. Les défis de la mission sont si importants qu'ils ne peuvent être relevés efficacement sans la collaboration de tous les membres de l'Eglise, dans le discernement comme dans l'action. Il est difficile pour les individus de détenir des réponses suffisantes; en revanche, celles-ci peuvent jaillir de la confrontation et du dialogue. En particulier, la communion active entre les différents charismes ne manquera pas d'assurer, au-delà d'un enrichissement mutuel, une efficacité plus grande dans la mission. L'expérience de ces dernières années confirme amplement que "le dialogue est le nouveau nom de la charité" (178),surtout de la charité vécue dans l'Eglise; le dialogue aide à voir les problèmes dans leurs dimensions réelles et il permet d'y faire face avec de meilleures chances de succès. Par le fait même qu'elle cultive la valeur de la vie fraternelle, la vie consacrée se présente comme une expérience privilégiée de dialogue. Elle peut donc contribuer à créer un climat d'acceptation mutuelle, dans lequel les différents sujets ecclésiaux, se sentant mis en valeur pour ce qu'ils sont, se rejoignent avec plus de conviction dans la communion de l'Eglise, elle-même tendue vers la grande mission universelle.
178- Paul VI, Ecclesiam Suam (6 août 1964), III : AAS 56 (1964), p 639.
Les Instituts engagés dans les diverses formes de service apostolique doivent enfin cultiver une solide spiritualité de l'action, en voyant Dieu en toute chose et toute chose en Dieu. En effet, "on doit savoir que, si une bonne manière d'ordonner sa vie demande que l'on passe de la vie active à la vie contemplative, il sera toutefois la plupart du temps utile que l'esprit retourne de la vie contemplative à la vie active, pour que la flamme allumée dans l'intelligence par la contemplation donne toute sa perfection dans l'action. Ainsi, la vie active doit nous conduire à la vie contemplative et, dès lors, la vie contemplative, prenant appui sur ce que nous avons perçu par l'intelligence, nous ramènera plus sûrement à l'action" (179). Jésus nous a lui-même parfaitement montré comment on peut unir la communion avec le Père et une vie active intense. Sans une constante recherche de cette unité, le risque de l'effondrement intérieur, du désarroi, du découragement est continuellement présent. L'union étroite entre contemplation et action permettra, aujourd'hui comme hier, de faire face aux missions les plus difficiles.
179- S. Grégoire le Grand, Hom. In Ezechiel, II,II,11 : SC 360, p. 113.
75
"Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'au bout. Au cours d'un repas, (...) il se lève de table (...) et il commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint" (Jn 13,1-2 Jn 13,4-5).
Pendant le lavement des pieds, Jésus dévoile la profondeur de l'amour de Dieu pour l'homme: en Lui, Dieu lui-même se met au service des hommes! Il révèle en même temps le sens de la vie chrétienne et, à plus forte raison, de la vie consacrée, qui est une vie d'amour oblatif, de service concret et généreux. En se mettant à la suite du Fils de l'homme, qui "n'est pas venu pour être servi, mais pour servir" (Mt 20,28), la vie consacrée, du moins dans les meilleures périodes de sa longue histoire, s'est caractérisée par ce "lavement des pieds", c'est-à-dire par le service privilégié des plus pauvres et des plus démunis. Si, d'un côté, elle contemple le mystère sublime du Verbe dans le sein du Père (cf. Jn 1,1), de l'autre, elle suit ce même Verbe qui s'est fait chair (cf. Jn 1,14), s'abaisse, s'humilie pour servir les hommes. Les personnes qui, aujourd'hui encore, suivent le Christ dans la voie des conseils évangéliques veulent aller là où il est allé et faire ce qu'il a fait.
Sans cesse, il appelle à lui de nouveaux disciples, hommes et femmes, pour leur communiquer, grâce à l'effusion de l'Esprit (cf. Rm 5,5), l'agapê divine, sa façon d'aimer, et pour les pousser ainsi à servir les autres dans l'humble don d'eux-mêmes, loin des calculs intéressés. Pierre qui, en extase devant la lumière de la Transfiguration, s'écrie: "Seigneur, il est heureux que nous soyons ici" (Mt 17,4), est invité à revenir sur les routes du monde, pour continuer à servir le Royaume de Dieu: "Descends, Pierre! Tu voulais te reposer sur la montagne; descends, proclame la Parole, interviens à temps et à contretemps, reproche, exhorte, encourage avec grande bonté et par toute sorte d'enseignement. Travaille, prends de la peine, souffre des tortures, pour posséder ce que signifient les vêtements blancs du Seigneur, par la blancheur et par la beauté de ton action droite inspirée par la charité" (180). S'il garde son regard fixé sur le visage du Seigneur, l'apôtre n'en diminue pas pour autant son engagement en faveur de l'homme; au contraire, il le renforce, en lui donnant une nouvelle capacité d'agir sur l'histoire, pour la libérer de ce qui la corrompt.
180- S. Augustin, sermon 78,6 : PL 38,492.
La recherche de la beauté divine pousse les personnes consacrées à se préoccuper de l'image divine, qui est déformée sur le visage de leurs frères et de leurs soeurs, visages défigurés par la faim, visages déçus par les promesses politiques, visages humiliés de qui voit mépriser sa culture, visages épouvantés par la violence quotidienne et aveugle, visages tourmentés de jeunes, visages de femmes blessées et humiliées, visages épuisés de migrants qui n'ont pas été bien accueillis, visages de personnes âgées dépourvues des conditions minimales nécessaires pour mener une vie décente (181). La vie consacrée montre ainsi, par le langage des ouvres, que la charité divine est fondement et stimulant de l'amour gratuit et diligent. Saint Vincent de Paul en était bien convaincu, lorsqu'il donnait aux Filles de la Charité ce programme de vie: "L'esprit de la Compagnie consiste à se donner à Dieu pour aimer Notre Seigneur et le servir en la personne des pauvres corporellement et spirituellement, en leurs maisons ou ailleurs, pour instruire les pauvres filles, les enfants, et généralement tous ceux que la divine Providence vous envoie" (182).
181- Ive Conférence générale de l'Episcopat latino-américain, Document Nouvelle évangélisation, promotion humaine et culture chrétienne, Conclusion, n 178, CELAM (1992).
182- Correspondance, Entretiens, Documents, Conférence " Sur l'esprit de la Compagnie " (9 février 1653) : éd. Coste IX, Paris (1923), p. 592.
Parmi les différents domaines où peut s'exercer la charité, celui qui manifeste au monde à un titre spécial l'amour "jusqu'au bout" est certainement, en notre temps, celui de l'annonce passionnée de Jésus Christ à ceux qui ne le connaissent pas encore, à ceux qui l'ont oublié et, de manière préférentielle, aux pauvres.
76
Il revient spécifiquement aux personnes consacrées de contribuer à l'évangélisation avant tout par le témoignage d'une vie totalement donnée à Dieu et à leurs frères, par l'imitation du Sauveur qui, par amour de l'homme, s'est fait esclave. Dans l'ouvre du salut, en effet, tout vient de la participation à l'agapê divine. Les personnes consacrées rendent visible, par leur consécration et leur total don de soi, la présence amoureuse et salvifique du Christ, le consacré du Père, envoyé en mission (183). En se laissant saisir par lui (cf. Ph 3,12), elles se préparent à devenir, d'une certaine manière, un prolongement de son humanité (184). La vie consacrée montre avec éloquence que plus on vit dans le Christ, mieux on peut le servir dans les autres, en se portant jusqu'aux avant-postes de la mission et en prenant les plus grands risques (185).
183- Instruction Eléments essentiels de la Doctrine de l'Eglise sur la Vie consacrée (31 mai 1983), nn 23-24 : La Doc. Cat. 80 (1983), pp 892-893.
184- B. Elisabeth de la Trinité, O mon Dieu, Trinité que j'adore: oeuvres complètes, Paris, 1991, pp. 199-200.
185- EN 69
77
Quand on aime Dieu, le Père de tous, on ne peut qu'aimer ses semblables, en qui l'on reconnaît des frères et des soeurs. C'est pourquoi, quand on constate que beaucoup d'entre eux ne connaissent pas la pleine manifestation de l'amour de Dieu dans le Christ, on ne peut rester indifférent. C'est de là que, par obéissance au précepte du Christ, prend son essor l'élan missionnaire ad gentes, que tout chrétien conscient partage avec l'Eglise, missionnaire par nature. Cet élan est vécu surtout par les membres des Instituts de vie contemplative et de vie active (186). Les personnes consacrées, en effet, ont la mission de rendre présent, même parmi les non-chrétiens (187), le Christ chaste, pauvre, obéissant, orant et missionnaire (188). Restant fermement fidèles à leur charisme, en vertu de leur très intime consécration à Dieu (189), elles ne peuvent que se sentir spécialement engagées à collaborer à l'activité missionnaire de l'Eglise. L'ardente tension missionnaire qui caractérise et exalte la vie consacrée est attestée chez d'innombrables saints: on se rappelle le désir si souvent exprimé par Thérèse de Lisieux, "t'aimer et te faire aimer", le souhait ardent de saint François-Xavier que "beaucoup, réfléchissant aux comptes qu'ils devront rendre à notre Seigneur et à ce qu'ils font des talents reçus de lui, s'emploient, par divers moyens et exercices spirituels, à connaître la volonté de Dieu et à l'écouter au-dedans d'eux- mêmes. Qu'ils s'y conforment plutôt que de suivre leurs propres inclinations, et s'exclament: "Me voici, Seigneur, que voulez- vous faire de moi? Envoyez-moi où vous voulez" " (190).
186- Proposition 37, A.
187- LG 46 EN 69
188- LG 44 LG 46
189- AGD 18 AGD 40
190- Lettre à ses compagnons résidant à Rome (Cochin, 15 janvier 1544) : Monumenta Historica Societatis Iesu 67 (1944), pp 166-167.
78
"L'amour du Christ nous presse" (2Co 5,14): les membres de chaque Institut devraient pouvoir le répéter avec l'Apôtre, parce que la vie consacrée a pour mission de travailler en tout lieu de la terre pour affermir et étendre le Règne du Christ, en portant partout l'annonce de l'Evangile, même dans les régions les plus lointaines (191). De fait, l'histoire missionnaire témoigne de la grande contribution donnée par eux à l'évangélisation des peuples: des anciennes familles monastiques aux fondations les plus récentes engagées de manière exclusive dans la mission ad gentes, des Instituts de vie active aux Instituts contemplatifs (192), d'innombrables personnes se sont dépensées pour cette "activité primordiale de l'Eglise, une activité essentielle et jamais achevée" (193), parce qu'elle s'adresse à la multitude croissante de ceux qui ne connaissent pas le Christ.
191- LG 44
192- RMi 69 CEC 927
193- RMi 31
Aujourd'hui encore, ce devoir continue à s'imposer avec urgence aux Instituts de vie consacrée et aux Sociétés de vie apostolique; pour l'annonce de l'Evangile du Christ, on attend d'eux le plus grand engagement possible. Les Instituts qui naissent ou qui travaillent dans les jeunes Eglises sont invités à s'ouvrir à la mission parmi les non-chrétiens, à l'intérieur et à l'extérieur de leur patrie. Malgré les difficultés compréhensibles que peuvent traverser certains d'entre eux, il est bon de rappeler à tous que, si "la foi s'affermit quand on la donne" (194),la mission affermit la vie consacrée, lui donne un nouvel enthousiasme et de nouvelles motivations, sollicite sa fidélité. De son côté, l'activité missionnaire offre un vaste champ où les différentes formes de vie consacrée ont leur place.
194- RMi 2
La mission ad gentes offre des occasions privilégiées d'exercer une action apostolique très intense aux femmes consacrées, aux religieux frères et aux membres des Instituts séculiers. Ces derniers, par leur présence dans les divers domaines propres à la vocation laïque, peuvent accomplir une ouvre précieuse d'évangélisation des milieux, des structures et même des lois qui règlent la vie en société. En outre, ils peuvent témoigner des valeurs évangéliques aux côtés de personnes qui ne connaissent pas encore Jésus, apportant ainsi une contribution spécifique à la mission.
Il faut le souligner, dans les pays où sont enracinées des religions non chrétiennes, la présence de la vie consacrée a une énorme importance, tant par les activités éducatives, caritatives et culturelles, que par le signe de la vie contemplative. Dans les nouvelles Eglises, on doit donc encourager particulièrement la fondation de communautés qui se donnent à la contemplation, puisque "la vie contemplative relève de la présence plénière de l'Eglise" (195). Il est ensuite nécessaire de promouvoir par des moyens adaptés une répartition équilibrée de la vie consacrée dans ses différentes formes pour susciter un nouvel élan évangélisateur, soit par l'envoi de missionnaires hommes ou femmes, soit par l'aide que les Instituts de vie consacrée doivent aux diocèses les plus pauvres (196).
195- AGD 18 RMi 69
196- Proposition 38.
79
L'annonce du Christ "a, en permanence, la priorité dans la mission de l'Eglise" (197) et a pour but la conversion, c'est-à-dire l'adhésion pleine et sincère au Christ et à son Evangile (198). Le processus de l'inculturation et le dialogue inter- religieux entrent aussi dans le cadre de l'activité missionnaire. Les personnes consacrées recevront de l'inculturation comme un appel à une collaboration féconde avec la grâce dans la prise de contact avec les diverses cultures. Cela suppose une sérieuse préparation personnelle, des dons confirmés de discernement, une adhésion fidèle aux critères indispensables d'orthodoxie doctrinale, d'authenticité et de communion ecclésiale (199). Soutenues par le charisme de leurs fondateurs et fondatrices, de nombreuses personnes consacrées ont su rejoindre les différentes cultures dans l'attitude de Jésus qui "s'anéantit lui-même, prenant condition d'esclave" (Ph 2,7) et, par un effort de dialogue patient et audacieux, elles ont établi des contacts profitables avec les peuples les plus divers, annonçant à tous le chemin du salut. Aujourd'hui encore, combien d'entre elles savent chercher et trouver dans l'histoire des personnes et de peuples entiers des traces de la présence de Dieu, qui amène toute l'humanité à discerner les signes de sa volonté rédemptrice! Cette recherche se révèle profitable pour les personnes consacrées elles-mêmes: en effet, les valeurs découvertes dans les différentes civilisations peuvent les inciter à approfondir leur engagement dans la contemplation et la prière, à pratiquer davantage le partage communautaire et l'hospitalité, à cultiver avec plus d'empressement leur attention aux personnes et le respect de la nature.
197- RMi 44
198- RMi 46
199- RMi 52-54
Pour parvenir à une authentique inculturation, il faut avoir un comportement semblable à celui du Seigneur, qui s'est incarné et qui est venu au milieu de nous avec amour et humilité. En ce sens, la vie consacrée rend les personnes particulièrement aptes à faire face au labeur complexe de l'inculturation, parce qu'elle les habitue à se détacher des réalités matérielles et même de nombreux aspects de leur propre culture. En s'appliquant par de tels comportements à étudier et à comprendre les cultures, les personnes consacrées peuvent mieux discerner leurs valeurs authentiques et voir la façon de les accueillir et de les perfectionner à l'aide de leur charisme propre (200). De toute manière, il faut se garder de l'oublier, dans bien des cultures antiques, l'expression religieuse est si profondément intégrée que la religion représente souvent la dimension transcendante de la culture elle-même. En ce cas, une véritable inculturation comporte nécessairement un dialogue inter-religieux qui "ne s'oppose pas à la mission ad gentes" et qui "ne dispense pas de l'évangélisation" (201).
200- Proposition 40, A.
201- RMi 55 ; Conseil pontifical pour le Dialogue inter-religieux et Congrégation pour l'Evangélisation des peuples, Instruction Dialogue et annonce (19 mai 1991), nn 45-46: AS 84 (1992), pp 429-430.
80
De son côté, porteuse par elle-même de valeurs évangéliques, la vie consacrée peut, là où elle est vécue avec authenticité, contribuer de manière originale à relever les défis de l'inculturation. En effet, comme elle constitue un signe du primat de Dieu et du Royaume, elle se présente comme une provocation qui, dans le dialogue, peut ébranler la conscience des hommes. Si la vie consacrée garde la force prophétique qui lui est propre, elle devient, à l'intérieur d'une culture, un ferment évangélique capable de la purifier et de la faire évoluer. Voilà ce que montre l'histoire de nombreux saints et saintes qui, à des époques différentes, ont su se plonger dans leur temps sans être submergés, mais en montrant de nouveaux chemins à leur génération. Un style de vie évangélique est une source d'inspiration importante pour un nouveau modèle culturel. Que de fondateurs et de fondatrices, accueillant certaines exigences de leur temps, mais avec toutes les limites qu'ils leur reconnaissaient, leur ont donné une réponse qui est devenue une proposition culturelle novatrice!
En effet, les communautés des Instituts religieux et des Sociétés de vie apostolique peuvent offrir concrètement des propositions culturelles significatives, quand elles témoignent du mode évangélique de vivre l'accueil mutuel dans la diversité et d'exercer l'autorité, le partage de biens tant matériels que spirituels, la dimension internationale, la collaboration entre congrégations, l'écoute des hommes et des femmes de notre temps. La façon de penser et d'agir de celui qui suit le Christ de plus près crée, en effet, une véritable culture de référence, sert à mettre en lumière ce qui n'est pas humain, témoigne que Dieu seul donne force et accomplissement aux valeurs. A son tour, une authentique inculturation aidera les personnes consacrées à vivre le radicalisme évangélique, selon le charisme de leur Institut et le génie du peuple avec lequel elles entrent en contact. Ce rapport fécond suscite des styles de vie et des méthodes pastorales qui seront une richesse pour tout l'Institut, s'ils se révèlent conformes au charisme de fondation et à l'action unifiante de l'Esprit Saint. A ce processus, fait de discernement et d'audace, de dialogue et de provocation évangélique, la garantie d'être sur la bonne voie est offerte par le Saint-Siège, à qui il revient d'encourager l'évangélisation des cultures, ainsi que d'en authentifier les développements et d'en approuver les résultats en vue de l'inculturation (202): la tâche est "difficile et délicate, car elle met en jeu la fidélité de l'Eglise à l'Evangile et à la Tradition apostolique dans une évolution constante des cultures" (203).
202- Proposition 40, B.
203- Ecclesia in Africa, n 62 : La Doc. Cat. 92 (1995), p 832.
1996 Vita Consecrata 69