Vie
manuscrit autobiographique
IHS
J'ai reçu l'ordre d'écrire la manière d'oraison et les grâces dont le Seigneur m'a favorisée; on me laisse en même temps pleine liberté d'entrer dans les plus grands détails. J'aurais voulu être également libre de révéler, dans tout leur jour, mes grands péchés et les infidélités de ma vie. Mon âme en eût éprouvé une joie bien vive!
Mais loin de céder à mon désir, on m'a commandé sur ces aveux une extrême réserve. Ainsi je conjure, pour l'amour de Notre-Seigneur, celui qui me lira, de se souvenir toujours de ma triste vie. Non, parmi tous les saints qui se sont Convertis, je n'ai pas la consolation d'en trouver un dont la misère égale la mienne. Pour eux, après avoir été appelés par le Seigneur, ils ne l'offensaient plus. Moi, non seulement je devenais plus mauvaise, mais je m'étudiais, semble-t-il, à résister à ses grâces, redoutant la fidélité plus grande qu'elles m'imposaient, et me sentant d'ailleurs dans l'impuissance de reconnaître le moindre de ses bienfaits. Qu'il soit béni à jamais de m'avoir si longtemps attendue! J'implore du fond de mon coeur le secours de sa lumière, pour que la clarté et la vérité règnent dans cette relation. En l'écrivant, j'obéis à mes confesseurs; je me rends aussi, je le sais, à la volonté du divin Maître, qui depuis longtemps exigeait de moi cet écrit; mais je n'avais osé l'entreprendre. Puisse-t-il tourner à sa gloire et faire bénir son nom ! Puisse-t-il donner une nouvelle lumière à ceux qui me dirigent! Me connaissant mieux désormais, ils prêteront un plus ferme appui à ma faiblesse, et je commencerai enfin à payer de quelque retour les faveurs dont le Seigneur m'a comblée. Que toutes les créatures chantent éternellement ses louanges! Amen
Sainte Thérèse ne donna pas de titre à son manuscrit. Celui qu'il porte aujourd'hui n'est pas absolument exact et demande une explication. Au sens strict du mot, ce livre ne mérite pas le nom, de Vie, puisqu'il s'arrête à l'année 1565 et ne raconte aucun événement des dix-sept dernières années, les plus agitées et les plus fécondes. On y chercherait vainement un ordre chronologique. Ceux qui, avec les seules indications de la sainte, ont essayé de préciser quelques dates savent combien il est difficile d'arriver, sur beaucoup de points, à une détermination certaine. Les nombreux personnages dont il est fait mention ne sont pas désignés plus clairement; deux seulement sont nommés : saint François de Borgia et saint Pierre d'Alcantara. Les menus détails que nous voudrions aujourd'hui voir en pleine lumière n'étaient pas alors nécessaires au but de l'ouvrage. La sainte les laisse dans l'ombre, se proposant uniquement de manifester les voies par lesquelles Dieu avait conduit son âme.
Cette vie a donc un caractère spécial qui la distingue des histoires du même nom. Elle est avant tout le récit des grâces merveilleuses, des faveurs extraordinaires accordées à sainte Thérèse jusqu'à l'âge de cinquante ans. Elle retrace le portrait de l'intime de son âme plutôt que le tableau de ses actions extérieures. Elle peint au vif ses angoisses cachées et profondes aussi bien que ses ravissements extatiques; elle est un chant de reconnaissance et d'amour, et, pour employer ses expressions, «le livre des miséricordes du Seigneur».
On connaît les circonstances qui donnèrent lieu à cette autobiographie. Étonnée des phénomènes extraordinaires qui, vers 1555, commencèrent à accompagner son oraison, la sainte craignit un artifice diabolique. Les premiers directeurs consultés partagèrent ses appréhensions. D'autres, au contraire, reconnurent l'action divine. L'un d'eux toutefois voulut qu'elle demandât à cinq ou six hommes éclairés lumière et conseil. Après quelques jours de réflexion, ceux-ci déclarèrent qu'elle était le jouet du démon. Dans Avila cette affaire ne tarda pas à s'ébruiter : sur plusieurs lèvres courut bientôt le nom de Madeleine de la Croix, dont le triste souvenir hantait encore les imaginations ; on proposait d'exorciser la nouvelle illuminée ; les confesseurs eux-mêmes ne consentaient que difficilement à l'entendre.
Un moyen restait à la sainte: bien faire connaître l'état de son âme et les chemins par lesquels Dieu la menait. Déjà une voix intérieure lui disait d'écrire une relation complète de toute sa vie. Mais elle attendait un ordre formel de ses directeurs. D'après les historiens modernes de la sainte, cet ordre lui aurait été donné par un dominicain, le P. Ybanez. Commencé à Avila en 1561, le travail était achevé au mois de juin 1562, à Tolède, chez Louise de la Cerda.
Ce premier manuscrit n'existe plus aujourd'hui. Qu'est-il devenu? On l'ignore. On sait seulement qu'il n'était pas distribué en chapitres et que la division actuelle fut demandée à la sainte par son confesseur. Vers la fin de 1562, le P. Garcia de Toledo lui ordonna de raconter «la fondation du monastère de Saint-Joseph d'Avila et beaucoup d'autres choses», qui n'étaient pas contenues dans la première relation.
Plusieurs mois s'écoulent et les angoisses de la sainte ne sont pas dissipées. Elle va trouver un inquisiteur, don Soto de Salazar, qui était de passage à Avila. Celui-ci la rassure; mais pour la tranquilliser davantage, il lui conseille de rédiger, avec le récit de sa vie, un exposé de ses états d'oraison et de l'envoyer au maître Jean d'Avila, homme fort éclairé sur ces matières. Elle obéit. Le manuscrit est porté à l'apôtre de l'Andalousie par Louise de la Cerda. Mais comme on tarde à le lui remettre, la sainte s'en plaint dans une lettre du 18 mai 1568: «Si le dépôt est encore entre vos mains, envoyez-le sans délai, je vous en supplie. Ce retard m'a véritablement peinée; je pense que le démon en est cause.» Huit jours après, nouvelle lettre: «Je ne voudrais pas que le maître Avila mourût sans voir mon manuscrit; ce serait un grand malheur. Il a envie de le voir et le lira aussitôt qu'il le pourra.» Le 23 juin, la commission était Laite, puisque la sainte écrivait: «Souvenez-vous, Madame, qu'en vous confiant mon livre, c'est mon âme que je vous ai confiée. Hâtez-vous de me le renvoyer au plus tôt et par une voie sûre; mais ayez soin qu'il revienne accompagné d'une lettre de ce saint homme.» Cette lettre, datée du 15 septembre 1568, arriva bientôt pour consoler sainte Thérèse, qui répondit à Louise de la Cerda le 2 novembre: « Au sujet du livre, vous avez négocié on ne peut mieux; aussi ai-je oublié sur-le-champ toutes les petites fâcheries que vos lenteurs m'avaient causées. Le père maître Jean d'Avila m'écrit au long; il est content de tout; il dit seulement qu'il faut développer davantage certaines choses et changer quelques expressions; cela est facile.»
Les théologiens et les directeurs de la sainte qui virent le manuscrit lui décernèrent les mêmes éloges. Le trouvant plein d'excellents avis pour la vie spirituelle, ils en ordonnèrent une transcription. Cette dernière rédaction, écrite en entier de la main de Thérèse, est très probablement l'autographe qu'on possède aujourd'hui.
Déjà du vivant même de la sainte, plusieurs copies en furent faites. Mgr Alvaro de Mendoza, évêque d'Avila, se procura la première et la remit à Dona Maria de Mendoza, sa soeur. La duchesse d'Albe en obtint une, grâce au P. Barthélemy de Medina, à qui sainte Thérèse avait confié son livre. Le bruit en vint jusqu'à la princesse d'Eboli, qui fit tant par ses prières et ses menaces que le manuscrit lui fut enfin prêté. Elle ne le garda pas pour elle seule et le laissa courir de main en main. On en parla beaucoup. L'Inquisition s'émut et le fit déférer à son tribunal (mai 1575).
Dès qu'elle apprit à Véas cette grave nouvelle, la sainte envoya le livre au P. Banès. Celui-ci le remit lui-même aux inquisiteurs de Madrid et fut nommé censeur avec Ferdinand del Castillo, comme lui de l'ordre de Saint-Dominique. Bientôt il rédigeait une sentence approbative .
Mais l'Inquisition garda le livre près de douze ans, c'est-à-dire jusqu'au jour où la vénérable mère Anne de Jésus alla fonder le couvent de Madrid (oct. 1586). A cette époque des démarches furent faites auprès du grand Inquisiteur. On apprit alors que le manuscrit avait été examiné, approuvé et que son impression serait favorablement accueillie. Aussitôt la mère Anne de Jésus se mit en quête des autres écrits de la sainte, qui étaient dispersés un peu de tous les côtés. Elle les remit au P. Louis de Léon, de l'ordre des Augustins, qui fut chargé par le conseil royal de les revoir et de les publier. Ils parurent, avec le livre de la Vie, à Salamanque, chez Guillaume Foquel, en 1588.
Le bonheur d'avoir des parents vertueux et craignant Dieu (1), ainsi que les grâces dont le Seigneur me favorisait, auraient dû suffire, si je n'avais été si infidèle, pour me fixer dans le bien. Mon père se plaisait à la lecture des bons livres, et il voulait en avoir en castillan, afin que ses enfants pussent les lire. Cette industrie, le soin avec lequel ma mère nous faisait prier Dieu et nous inspirait de la dévotion envers Notre-Dame ainsi qu'envers quelques saints, éveillèrent ma Piété, à l'âge, ce me semble, de six à sept ans. J'étais soutenue par l'exemple de mes parents, qui n'accordaient leur faveur qu'à la vertu et en étaient eux-mêmes largement doués. Mon père avait une admirable charité envers les pauvres et la compassion la plus vive pour les malades. Sa bonté à l'égard des serviteurs allait si loin, que jamais il ne put se résoudre à prendre des esclaves; son âme était trop attristée à la vue de leur sort. Aussi, ayant eu quelque temps dans sa maison une esclave d'un de ses frères, il la traitait à l'égal de ses enfants, et il était si touché de ne pas la voir libre, qu'il en éprouvait, disait-il, une intolérable douleur. Dans ses paroles se fit toujours remarquer un respect souverain pour la vérité. Nul ne l'entendit jamais ni jurer, ni médire; la plus sévère pureté de moeurs brillait dans toute sa vie.
Dieu avait également orné Ma mère de nombreuses vertus. Elle passa ses jours dans de grandes infirmités. Sa modestie était parfaite: douée d'une beauté rare, jamais elle ne parut en faire la moindre estime; comptant à peine trente-trois ans quand elle mourut, elle avait adopté déjà la mise des personnes âgées. Elle charmait par la douceur de son caractère, comme par les grandes qualités de son esprit. Sa vie tout entière s'était écoulée au sein d'extrêmes souffrances, et sa mort fut des plus chrétiennes.
Nous étions trois soeurs et neuf frères. Grâce à la bonté divine, tous, par la vertu, ont ressemblé à leurs parents, excepté moi. J'étais cependant la plus chérie de, mon père; et, tant que je n'avais pas encore offensé Dieu, sa prédilection pour moi n'était pas, ce me semble, sans quelque fondement. Aussi, lorsque je me rappelle les bonnes inclinations que le Seigneur m'avait données, et le triste usage que j'en ai fait, mon âme se brise de douleur. J'étais d'autant plus coupable que, pour être toute à Dieu, je ne trouvais aucun obstacle dans la société de mes frères.
Je les chérissais tous de l'affection la plus tendre, et ils me payaient de retour. Toutefois il y en avait un, à peu près de mon âge, que. j'aimais plus que les autres (2). Nous nous réunissions pour lire ensemble les vies des saints. En voyant les supplices que les saintes enduraient pour Dieu je trouvais qu'elles achetaient à bon compte le bonheur d'aller jouir de lui, et j'aspirais, à une mort si belle de toute l'ardeur de mes désirs. Ce n'était par l'amour de Dieu qui m'entraînait ainsi; du moins je n'y faisais pas réflexion ; je voulais seulement me voir au plus tôt au ciel, en possession de cette ineffable félicité dont les livres nous offraient la peinture.
Nous délibérions ensemble sur les moyens d'atteindre notre but. Le parti qui nous souriait davantage était de nous en aller, demandant notre pain pour l'amour de Dieu, au pays des Maures, dans l'espoir qu'ils feraient tomber nos têtes sous le glaive (3). Dans un âge aussi tendre, le Seigneur nous donnait, ce me semble, assez de courage pour exécuter un tel dessein, si nous en avions trouvé les moyens; mais nous avions un père et une mère, et c'était là le plus grand obstacle à nos yeux. Nous étions frappés d'un étonnement profond, en lisant dans ces livres que les châtiments, comme les récompenses, devaient durer à jamais. Que de fois cette pensée fut l'objet de nos entretiens! Nous aimions à redire sans nous lasser: Quoi ! pour toujours! toujours ! toujours!» Et lorsque j'avais ainsi passé un certain temps à répéter ces paroles, Dieu daignait permettre qu'à un âge si tendre, le chemin de la vérité s'imprimât dans mon âme.
Voyant qu'il nous était impossible d'aller dans un pays où l'on nous ôtât la vie pour Jésus-Christ, nous résolûmes de mener la vie des ermites du désert. Dans un jardin attenant à la maison, nous nous mîmes à bâtir de notre mieux des ermitages, en posant l'une sur l'autre de petites pierres qui tombaient presque aussitôt. Ainsi, toute tentative de réaliser nos désirs demeurait impuissante. Maintenant encore, je me sens attendrie en voyant combien Dieu se hâtait de me donner ce que je perdis par ma faute.
Je faisais l'aumône autant que je le pouvais, mais mon pouvoir était petit. Je savais trouver des heures de solitude pour mes exercices de piété, qui étaient nombreux: je me plaisais surtout à réciter le rosaire; c'était une dévotion que ma mère avait extrêmement à coeur, et elle avait su nous l'inspirer. En jouant avec des compagnes du même âge que moi, mon grand plaisir était de construire de petits monastères et d'imiter les religieuses. J'avais, ce me semble, quelque désir de l'être, mais ce désir était moins vif que celui de vivre dans le désert et de donner ma vie pour Dieu.
Quand ma mère mourut, j'avais, je m'en souviens, près de douze ans (4). J'entrevis la grandeur de la perte que je venais de faire. Dans ma douleur, je m'en allai à un sanctuaire de Notre-Dame, et me jetant au pied de son image, je la conjurai avec beaucoup de larmes de me servir désormais de mère. Ce cri d'un coeur simple fut entendu. Depuis ce moment, jamais je ne me suis recommandée à cette Vierge souveraine, que je n'aie éprouvé d'une manière visible son secours; enfin, c'est elle qui m'a rappelée de mes égarements. Une amère tristesse s'empare en ce moment de mon âme, quand ma pensée se reporte aux causes qui me rendirent infidèle aux bons désirs de mes jeunes années. 0 mon Seigneur, puisque vous semblez avoir résolu de me sauver (plaise à votre Majesté qu'il en soit ainsi!), puisque les grâces que vous m'avez accordées sont si grandes, n'auriez-vous pas trouvé juste, non dans mon intérêt, mais dans le vôtre, de ne pas voir profanée par tant de souillures une demeure où vous deviez habiter d'une manière si continue? Je ne puis même prononcer ces paroles sans douleur, parce que je sais que toute la faute retombe sur moi. Quant à vous, Seigneur, vous n'avez rien omis, je le reconnais, pour m'enchaîner tout entière dès cet âge à votre service. Pourrais-je me plaindre de mes parents? Non. Ils ne m'offraient que l'exemple de toutes les vertus, et ils veillaient avec une tendre sollicitude au bien de mon âme.
Enfin, après cet âge, vint le moment où mes yeux s'ouvrirent sur les grâces de la nature; et Dieu, disait-on, en avait été prodigue envers moi. J'aurais dû l'en bénir; hélas! je m'en servis pour l'offenser, comme on va le voir par mon récit.
1. Les parents de Thérèse furent Alphonse Sanchez de Cepeda et Béatrix de Ahumada, illustres tous les deux par la noblesse de leur origine, et plus encore par l'élévation de leurs sentiments chrétiens. Alphonse de Cepeda s'était marié deux fois. il avait eu de Catherine del Peso y Henao, sa première femme, deux fils et une fille: Jean, Pierre et Marie. De Béatrix de Ahumada, la mère de Thérèse, il eut sept fils et deux filles: Ferdinand, Rodrigue, Thérèse, Laurent, Pierre, Jérôme, Antoine, Augustin et Jeanne. Béatrix de Ahumada était apparentée au quatrième degré à Catherine del Peso, d'où la nécessité, pour Alphonse de recourir au commissaire général de la Cruzada, afin d'obtenir les dispenses nécessaires. C'est ce qui résulte d'un acte authentique, délivré à Valladolid par l'évêque de Palencia, le 17 octobre 1509. Thérèse naquit à Avila, en Espagne le 28 mars 1515, un Mercredi, vers cinq heures et demie du matin, nous le pontificat de Léon x et la régence de Ferdinand V, qui gouvernait en Castille pour Jeanne, sa fille, mère de Charles-Quint. Elle reçut le baptême dans l'église Saint-Jean, ayant pour parrain Vela Nunez et pour marraine Marie del Aguila. D'après une inscription, placée au bas d'une peinture murale de l'église Saint-Jean, Thérèse aurait été baptisée le 4 avril et non le 28 mars, comme l'affirment la plupart de ses historiens. 2. Ce frère était Rodrigue de Cepeda, né quatre ans, jour pour jour , avant Thérèse.
3. La sainte ne dit rien de la tentative qu'elle fit avec son frère, d'aller au loin remporter la palme du martyre. Les historiens nous racontent qu'âgée de sept ans, elle partit en compagnie de Rodrigue, franchit le pont de l'Adaja et prit la route de Salamanque. Les deux pèlerins étaient à peine à un quart de lieue d'Avila, lorsqu'un de leurs oncles, François Alvarez de Cepeda, les rencontra près du monument dit los Quatro Postes et les ramena à leur mère. Rodrigue, au rapport de Yepès, s'excusait ensuite en disant «que c'était la nina qui l'avait entraîné». Le Monument des Quatro Postes « consiste en une croix massive, taillée d'un seul bloc de granit et placée à ciel ouvert entre quatre colonnes qui portent une architrave, sur laquelle on a figuré l'écusson d'Avila. Il est situé à un quart de lieue de la ville, sur le chemin de Salamanque, et date du XII ème siècle. Il fut élevé pour servir d'abri aux pèlerins, qui désiraient prendre quelque repos en se rendant à l'oratoire Saint-Léonard, distant d'une lieue.» D'après don Vicente de la Fuente, la croix de pierre Y aurait été placée en souvenir de la fuite de sainte Thérèse.
4. Le testament de Béatrix de Ahumada, dont une copie se conserve à la Bibl. nationale de Madrid, a été publié par don Vicente de la Fuente (Escritos de santa Teresa, 1, Docum. n. 4). Il porte la date du 24 novembre 1528 Si aucune erreur ne s'est glissée dans les diverses transcriptions de ce document, sainte Thérèse aurait eu, à la mort de sa mère, plus de treize ans.
Si je ne me trompe, voici les premières causes le mon infidélité. Plus d'une fois elles ont provoqué en moi cette réflexion: combien coupables sont les parents qui ne cherchent pas à offrir sans cesse à leurs enfants l'exemple et les leçons de la vertu. J'avais, comme je l'ai dit, une mère d'un rare mérite; néanmoins, parvenue à l'âge de raison, je ne prenais presque rien de ce qu'il y avait de bon en elle; et ce qui ne l'était pas me fut très nuisible. Elle aimait à lire les livres de chevalerie Pour elle, ce n'était qu'un délassement après l'accomplissement de tous ses devoirs; il n'en était pas ainsi pour mes frères et pour moi, car nous précipitions notre travail pour nous adonner à ces lectures. Peut-être même, n'y cherchant pour sa part qu'une diversion à ses grandes peines, ma mère avait-elle en vue d'occuper ainsi ses enfants, afin de les soustraire à d'autres dangers qui auraient pu les perdre. Cependant mon père le voyait avec déplaisir, et il fallait avec soin nous dérober à ses regards. Je contractai peu à peu l'habitude de ces lectures. Cette petite faute, que je vis commettre à ma mère, refroidit insensiblement mes bons désirs, et commença à me faire manquer à mes devoirs. Je ne trouvais point de mal à passer plusieurs heures du jour et de la nuit dans une occupation si vaine, même en me cachant de mon père. Je m'y livrais avec entraînement, et pour être contente, il me fallait un livre nouveau (1).
Je commençai à prendre goût à la parure et à désirer plaire en paraissant bien. Je m'occupais de la blancheur de mes mains et du soin de mes cheveux; je n'épargnais ni parfums, ni aucune de ces industries de la vanité pour lesquelles j'étais fort ingénieuse. Je n'avais nulle mauvaise intention, et je n'aurais voulu, pour rien au monde, faire naître en qui que ce fût la moindre pensée d'offenser Dieu. Pendant plusieurs années, je gardai ce goût d'une propreté excessive et d'autres encore, où je ne découvrais pas l'ombre de péché; maintenant je vois quel mal ce devait être.
J'avais des cousins germains qui seuls étaient admis dans la maison par mon père; prudent comme il l'était, il n'en eût jamais permis l'entrée à d'autres; et plût au ciel qu'il eût usé à leur égard d'une semblable réserve ! Je le découvre maintenant: à un âge où des vertus encore tendres demandent tant de soin, quel danger n'offre pas le commerce de personnes qui, loin de connaître la vanité du monde, éveillent le désir de s'y mêler! Il y avait presque égalité d'âge entre nous; mes cousins cependant étaient plus âgés que moi. Nous étions toujours ensemble, ils m'étaient on ne peut plus attachés. Je laissais aller la conversation au gré de leurs désirs, et je l'alimentais moi-même volontiers; j'écoutais tais ce qu'ils me disaient de leurs inclinations naissantes et de mille bagatelles qui étaient loin d'être bonnes. Ce qu'il y eut de pire, c'est que mon âme commença dès lors à s'accoutumer à ce qui fut dans la suite la cause de tout son mal.
Si j'avais un conseil à donner à un père et à une mère, je leur dirais de considérer de près avec quelles personnes leurs enfants se lient à cet âge; car, ayant naturellement plus de pente au mal qu'au bien, ils peuvent rencontrer dans ces liaisons de grands dangers pour la vertu. J'en ai fait l'expérience: j'avais une soeur beaucoup plus âgée que moi, en qui je voyais une vertu irréprochable et une bonté parfaite; et cependant je ne prenais rien d'elle, tandis que je fis bientôt passer dans mon âme les mauvaises qualités d'une parente qui nous visitait souvent. Ma mère, voyant sa légèreté et devinant, ce semble, le mal qu'elle devait me faire, n'avait rien négligé pour lui fermer l'entrée de la maison; mais tous ses soins furent inutiles, tant elle avait de prétextes pour venir. Je commençai donc à me plaire dans sa société; je ne me lassais pas de m'entretenir avec elle : car elle m'aidait à me procurer les divertissements de mon goût, elle m'y entraînait même, et me faisait part de ce qui la regardait, de ses conversations et de ses vanités.
J'avais, je crois, un peu plus de quatorze ans lorsque s'établit entre nous ce lien d'amitié et cette confidence intime; et, dans toute cette première époque de ma vie, je ne trouve aucun péché mortel qui m'ait séparée de Dieu. Ce qui me sauva, ce fut sa crainte que je ne perdis jamais, et une crainte plus grande encore de manquer aux lois de l'honneur (2). Ma résolution de le conserver intact était inébranlable; rien au monde, ce me semble, n'aurait pu la changer; aucune amitié de la terre n'aurait été capable de me faire fléchir. Pourquoi faut-il que je ne me sois point servie, pour être toujours fidèle à Dieu, de ce grand courage que je trouvais en moi pour ne blesser en rien l'honneur du monde? J'ambitionnais avec passion de le conserver sans tache, et je ne voyais pas que je le perdais de mille manières, parce que je négligeais les moyens nécessaires pour le garder; j'évitais seulement avec un soin extrême de me perdre tout à fait.
Mon père et nia soeur voyaient avec déplaisir mon amitié pour cette parente, et m'en faisaient souvent des reproches; mais la difficulté de lui interdire l'entrée de la maison et mon ingénieuse malice rendaient inutiles leurs sages avis. Je m'effraie parfois de voir le mal que peut faire, au temps de la jeunesse surtout, une mauvaise compagnie. Si je ne l'avais éprouvé, je ne pourrais pas le croire. Je voudrais qu'instruits par mon exemple, les pères et les mères fussent d'une extrême circonspection sur ce point. C'est la vérité que la conversation de cette jeune parente produisit en moi le plus triste changement, Il y avait dans mon âme un penchant naturel à la vertu, et déjà l'on n'en découvrait presque plus de vestiges: cette amie et une autre compagne non moins légère avaient, en quelque sorte, imprimé dans mon coeur la frivolité de leurs sentiments. Par là je comprends l'utilité immense de la compagnie des gens de bien; je suis convaincue que, si, à cet âge, je m'étais liée avec des personnes vertueuses, j'aurais persévéré dans la vertu. Oui, si l'on m'avait alors enseigné à craindre le Seigneur, mon âme aurait puisé dans de telles leçons assez de force pour ne pas tomber. Je vis, hélas! s'effacer cette crainte filiale et il ne me restait que celle de manquer à l'honneur. Le désir de ne blesser en rien faisait de ma vie un perpétuel tourment; néanmoins, en bien des choses, quand j'espérais qu'elles resteraient inconnues, je ne craignais pas d'aller grandement contre ses lois et contre ma conscience.
Telles furent, ce me semble, les causes de mes premières infidélités. La faute n'en est peut-être pas aux personnes dont j'ai fait mention, mais à moi seule; il suffisait de ma malice pour m'éloigner ainsi du droit sentier. Je ne trouvais d'ailleurs dans les servantes de la maison que trop de concours pour le mal. Si l'une d'entre elles m'eût donné de bons conseils, peut-être je les aurais suivis; mais l'intérêt les aveuglait, comme j'étais aveuglée moi-même par les sentiments de mon coeur.
Je dois cependant ce témoignage à la vérité: c'est que je n'ai jamais senti en moi le moindre attrait pour ce qui aurait pu flétrir l'innocence, parce j'avais naturellement horreur des choses déshonnêtes. Ce que je recherchais uniquement, c'était le passe-temps d'une honnête conversation. Mais enfin, une telle occasion pouvait me devenir dangereuse, et l'honneur de mon père et de mes frères aurait pu en souffrir. Dieu seul m'a délivrée de tant de périls, paraissant en quelque sorte lutter contre ma volonté pour m'empêcher de me perdre.
Tout cela néanmoins ne put être tellement enveloppé dans le secret, qu'il ne s'élevât quelque nuage sur ma réputation, et que mon père n'en conçût quelque crainte. Aussi, trois mois s'étaient à peine écoulés depuis que je me laissais aller à ces vanités, lorsqu'on me fit entrer dans un couvent de la ville, où l'on élevait des jeunes filles de ma condition, mais qui n'étaient pas mauvaises comme moi (3). L'affaire fut conduite avec le plus grand secret. J'étais seule avec un de mes parents dans la confidence; et afin que le publie n'y trouvât point à redire, on choisit le moment du mariage de ma soeur (4). Le prétexte était excellent: n'ayant plus de mère, je ne devais pas rester seule dans la maison. L'excessive tendresse de mon père pour moi et mon soin de ne rien laisser paraître, devaient sans doute me rendre moins coupable à ses yeux; ainsi il me conserva ses bonnes grâces.
Au fond, ce temps avait été de courte durée, et si quelque chose avait transpiré au dehors, on ne pouvait néanmoins rien articuler de certain. J'avais mis tous mes soins à m'entourer de secret et de mystère, tant je tremblais d'imprimer la moindre tache à ma réputation. Insensée! je ne considérais pas que je ne pouvais rien cacher à Celui qui voit tout. 0 Dieu de mon coeur ! quel funeste ravage ne fait point dans le monde l'oubli de cette vérité, et la folle pensée que des offenses commises contre vous peuvent rester secrètes ! J'en suis convaincue, nous éviterions de grands maux, si nous comprenions que l'intérêt suprême pour nous n'est pas de nous dérober à l'oeil des hommes, mais de ne rien faire qui blesse la sainteté de vos regards.
Les huit premiers jours j'éprouvai un cruel ennui moins par le déplaisir de me voir dans cette retraite que par la crainte qu'on ne connût ma conduite. Au reste, j'étais déjà bien lasse de la vie que j'avais menée. Je ne pouvais commettre aucune offense contre le Seigneur sans en être saisie d'une crainte très vive, et j'avais soin de m'en confesser au plus tôt. A mon arrivée au couvent, mon âme était pleine d'angoisses; mais huit jours s'étaient à peine écoulés, et déjà je me trouvais beaucoup plus heureuse dans cet asile que dans la maison de mon père. De leur côté, toutes les habitantes du monastère étaient contentes de ma présence au milieu d'elles, et me témoignaient beaucoup d'affection. C'est une faveur que Dieu m'a faite: partout où j'ai été, on m'a toujours vue avec plaisir. J'avais alors un éloignement mortel pour la vie du cloître: cependant je voyais avec bonheur de si parfaites religieuses, car celles de cette maison étaient admirables de vertu, de régularité et de recueillement. Le démon n'eut garde de m'oublier au sein de cette paix; il essaya de la troubler par certains messages venus du dehors; mais la vigilance dont j'étais entourée y mit bientôt un terme. Je sentis alors renaître en mon âme ces saintes habitudes de mon premier âge, et je compris quelle immense faveur Dieu accorde à ceux qu'il met dans la compagnie des gens de bien. On eût dit que sa Majesté cherchait avec sollicitude et persévérance un moyen de me rappeler à elle. 0 Seigneur, soyez béni de m'avoir supportée si longtemps! Amen.
Une circonstance pouvait, ce me semble, m'excuser, si je n'avais eu tant d'autres fautes à me reprocher: dans ma pensée, ces relations pouvaient se terminer par une alliance honorable pour moi ; de plus, j'avais, sur divers points de ma conduite, consulté mon confesseur, pris même d'autres sages avis, et l'on me disait que je n'allais point contre la loi de Dieu.
Dans le monastère où j'étais, il y avait une religieuse, chargée du dortoir des pensionnaires. C'est par elle, me semble-t-il, que le Seigneur voulut commencer à m'éclairer; on le verra par ce que je vais dire.
1. Ce goût pour de pareils livres n'étonne pas, quand on sait la vogue prodigieuse des romans de chevalerie en Espagne, au seizième siècle. Même des esprits sérieux y trouvaient leurs délices. Charles-Quint, qui en défendait la lecture à ses sujets, dévorait en cachette l'un des plus extravagants, don Belianis de Grèce. Plus tard une pétition, présentée par les Cortès à Philippe II, demandait qu'on jetât au feu toutes ces sortes de livres. on promit de sévir et l'on ne fit rien. L'habitude avait pénétré trop profondément les moeurs espagnoles. Ce courant puissant explique comment une femme aussi pieuse que Béatrix de Ahumada lisait ces romans et les faisait lire à ses enfants. on comprend aussi que Thérèse aidée de son frère Rodrigue, ait eu l'idée, comme le raconte Ribera, de composer un roman de chevalerie, «avec les aventures et les fictions Propres à ce genre d'ouvrages». (Vie de sainte Thérèse, liv. Ier, ch. V.
2. On reconnaît ici la castillane, la fille de race, qui veut à tout prix conserver l'estime, la considération extérieure que les hommes accordent à la vertu. La langue espagnole appelle ce noble sentiment honra. Elle nomme honor la qualité intérieure, la disposition de l'âme à ne rien faire qui blesse la conscience. Quand la sainte nous dit qu'elle « craint de perdre l'honneur», qu'elle «va contre les lois de l'honneur » elle emploie la mot honra.
3. Ce monastère était Notre-Dame de Grâce, de l'ordre de Saint-Augustin. Construit en 1508 ou en 1509, sur l'emplacement d'une ancienne mosquée, il renfermait quarante religieuses, du temps de sainte Thérèse. Saint Thomas de Villeneuve a prêché dans son église, et en a eu quelque temps la direction spirituelle. Ce monastère existe de nos jours; on voit encore le confessionnal où Thérèse ne confessa quand elle était pensionnaire; il est près de la grille qui sépare le choeur des religieuses de la net de l'église. On conerve, comme des reliques, divers objets qui ont été à l'usage de la serve
4. Cette soeur était Marie de Cepeda. Elle épousait don Martin de Guzman y Barrientos.
Je commençai à goûter l'excellent et sainte conversation de cette religieuse (1). J'éprouvais du plaisir à l'entendre si bien parler de Dieu, car chez elle la sainteté s'alliait à beaucoup de jugement. Toute ma vie, au reste, j'ai trouvé un véritable bonheur à entendre parler de Dieu. Elle me raconta comment elle avait résolu d'entrer en religion, à la simple lecture de ces mots de l'Evangile: «Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus.» Dans nos entretiens, elle me faisait la peinture des récompenses que le Seigneur réserve à ceux qui abandonnent tout pour son amour. Une société si sainte déracina bientôt des habitudes contractées dans une société profane; elle fit renaître en moi la pensée et le désir des choses éternelles, et diminua peu à peu ma vive répulsion pour la vie religieuse, car j'en avais une bien forte. Si Je voyais une des soeurs verser des pleurs en priant, ou pratiquer quelque acte de vertu, je ne pouvais me défendre de lui porter grande envie; car alors mon coeur était si dur que j'aurais pu lire toute la Passion sans répandre une seule larme, et une telle insensibilité me désolait.
Mon séjour dans ce monastère ne fut que d'un an et demi; mais il produisit en moi un très heureux changement. Je commençai à faire beaucoup de prières vocales. Je conjurais toutes les religieuses de me recommander à Dieu, afin qu'il me fît embrasser l'état où je devais le servir à son gré. J'y mettais néanmoins intérieurement des réserves; j'aurais voulu que son bon plaisir n'eût pas été de m'appeler à la vie religieuse, et d'autre part, la perspective de m'engager dans les liens du mariage ne laissait pas de m'inspirer des craintes. Toutefois, quand mon séjour dans cette retraite touchait à son terme, mes prédilections penchaient déjà du côté de l'état religieux. Je ne m'y serais pourtant pas engagée dans ce monastère. Certaines pratiques, qui vinrent à ma connaissance, me paraissaient excessives. Quelques-unes des plus jeunes religieuses me confirmaient dans mon sentiment; et j'avoue que l'uniformité d'avis parmi elles m'aurait fait une favorable impression. De plus, j'avais une intime amie dans un autre monastère (2); c'en était assez, si je devais être religieuse, pour ne choisir que la maison où je vivrais avec elle. J'écoutais plus l'amitié et la nature, que les intérêts de mon âme. Ces saintes pensées d'embrasser l'état religieux se présentaient à certains intervalles, mais elles s'évanouissaient promptement, me laissant indécise.
Durant ce temps, où je ne négligeais pas de travailler à l'amendement de ma vie, le divin Maître se montrait plus jaloux encore de me préparer à l'état qui devait réunir pour moi le plus d'avantages. Il m'envoya une grande maladie qui me força de retourner à la maison de mon père. Dès que je fus rétablie, on me conduisit chez une de mes soeurs qui vivait à la campagne (3). Sa tendresse à mon égard ne pouvait aller plus loin; et si elle n'eût consulté que son coeur, jamais je ne me serais séparée d'elle. Son mari avait aussi beaucoup d'amitié pour moi, au moins m'en prodiguait-il les témoignages par toutes sortes de prévenances. Voilà encore une de mes obligations au Seigneur: grâce à lui, j'ai toujours été chérie partout où je me suis trouvée; mais, imparfaite comme je le suis, j'étais loin de lui en témoigner un juste retour.
Sur notre chemin se trouvait l'habitation d'un frère de mon père (4). C'était un homme très sage et orné de grandes vertus. Sa femme était morte, et Dieu dès lors le disposait à se donner entièrement à lui. Dans un âge déjà fort avancé, il abandonna tout ce qu'il possédait, et entra dans l'état religieux. Il y mourut d'une manière si édifiante, que j'ai tout sujet de le croire maintenant au ciel. Sur le désir qu'il en manifesta, je passai quelques jours chez lui. Sa conversation roulait ordinairement sur les choses de Dieu et sur la vanité du monde. Son principal exercice était de lire de bons livres écrits en castillan. Il m'invita à lui faire ces lectures: à vrai dire, je n'y sentais pas grand attrait; j'avais pourtant l'air d'en être fort contente ; car pour faire plaisir, même aux dépens de mes goûts, j'ai porté la complaisance à l'excès; et ce qui chez d'antres aurait été vertu était un vrai défaut chez moi, parce que souvent j'allais bien au delà des bornes de la discrétion. O ciel! par quelles voies secrètes le Seigneur me disposait-il à l'état dans lequel il voulait agréer mes faibles services! Comme il savait contraindre ma volonté à se vaincre elle-même! Qu'il en soit béni à jamais! Amen.
Je ne passai que quelques jours chez mon oncle; mais ses entretiens, ses exemples, les paroles de Dieu que je lisais ou que j'entendais, laissèrent dans mon âme une ineffaçable empreinte. Les vérités qui m'avaient frappée dans mon enfance m'apparurent de nouveau; je voyais le néant de tout, la vanité du monde, la rapidité avec laquelle tout passe. L'effroi me saisissait à la pensée que si la mort fût venue, elle me trouvait sur le chemin de l'enfer. Malgré cela, ma volonté ne pouvait se déterminer à la vie religieuse. Je voyais pourtant que c'était l'état le plus parfait et le plus sûr; aussi peu à peu je me décidai à me faire violence pour l'embrasser.
Pendant trois mois je livrai bataille à ma volonté; voici les armes dont je me servais pour la vaincre. Je me disais: les peines et les souffrances de la vie religieuse ne sauraient dépasser ce qu'on endure en purgatoire, et moi je m'étais rendue digne de l'enfer; je ne me dévouais donc à rien de fort héroïque en acceptant le purgatoire de la vie religieuse; je m'en irais ensuite droit au ciel, où tendaient tous mes désirs. C'était plus, ce me semble, la crainte servile que l'amour, qui m'imprimait ce mouvement vers la vie religieuse.
Le démon me représentait qu'élevée si délicatement, jamais je ne pourrais soutenir les austérités du cloître. Je lui opposais la pensée des souffrances de Jésus-Christ: ce n'était certes rien de considérable que d'endurer quelque chose pour lui: d'ailleurs, il viendrait au recours de ma faiblesse. Je ne me souviens pas si cette dernière pensée était présente à mon esprit; mais un fait certain, c'est que les assauts de cette époque furent terribles. Je me vis de plus travaillée de fièvres qui me causaient de grandes défaillances; car j'ai toujours eu peu de santé.
Heureusement j'étais déjà amie des bons livres, et ils me donnèrent la vie. Je lisais les épîtres de saint Jérôme; je me sentis, par cette lecture, si inébranlablement affermie dans mon dessein d'être toute à Jésus-Christ, que je ne balançai plus à le déclarer à mon père. Un tel acte de ma part, c'était en quelque sorte prendre l'habit. J'étais si jalouse de l'honneur de ma parole, qu'après l'avoir une fois donnée, rien au monde n'eût été capable de me faire retourner en arrière.
Mon père m'aimait si tendrement, que toutes mes instances ne purent le faire céder à mes désirs. Je demandai à d'autres personnes de lui parler en ma faveur; leurs prières furent également inutiles. Tout ce qu'on put obtenir de lui, ce fut qu'après sa mort je ferais ce que je voudrais. Comme j'avais appris à me défier de moi, et que je redoutais de trouver dans ma faiblesse un écueil pour ma persévérance, je jugeai qu'un tel parti ne me convenait pas, et j'exécutai mon dessein par une autre voie, comme je vais le dire.
1. C'était Marie Briceno. Elle était née en 1498. Fille de don Gonzalve Briceno et de dona Brigitte Contreras, noms illustres dans la noblesse d'Avila, elle entra en religion en 1514 et mourut en 1592. On rapporte à son sujet un évènement un événement merveilleux, survenu peu avant l'entrée de Thérèse au pensionnat. Pendant que la communauté était réunie pour l'oraison, un point lumineux appartit en. forme d'étoile; après avoir fait le tour du choeur, il s'arrêta au-dessus de Marie Briceno et disparut dans sa poitrine. Lorsque Alphonse de Cepeda amena sa fille, la supérieure la confia à cette religieuse, et plus tard la merveille s'expliqua. (Reforma de los Descalzos, t 1, livre 1, ch. VII.) Le souvenir de ce fait ne perpétue par un tableau allégorique, placé dans l'église des augustines; au bas, on lit en espagnol: « Ce tableau représente sainte Thérèse, quand elle était pensionnaire dans ce couvent de grâce, et sa vénérable maîtresse dona Marie Briceno religieuse d'une vertu exemplaire. Au second plan, on voit deux anges dont l'un dit: « Thérèse, dans la maison de saint Augustin, tu apprendras à connaître ta vocation. L'autre, qui porte la règle des Carmélites réformées, dit : « Thérèse, va et fonde des couvents.
2. Cette fidèle amie de sainte Thérèse s'appelait Jeanne Suarez, religieuse d'une admirable régularité. Elle était dans le monastère de l'incarnation d'Avila, de l'ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel.
3. Marie de Cepeda, mentionnée an chapitre précédent; elle habitait avec son mari à Castellanos de la Canada.
4. C'était Sanchez de Cepeda; il vivait dans la petite ville d'Hortigosa, à quatre lieues d'Avila.
Vie