Vie - Cure en dehors du monastère

Chapitre 6:

Guérison et retour au monastère

De ces quatre jours d'effroyable crise, il me resta des tourments intolérables, qui ne peuvent être connus que de Dieu. Ma langue était en lambeaux, à force de l'avoir mordue. N'ayant rien pris dans tout cet intervalle, faible d'ailleurs à me sentir étouffer, j'avais le gosier si sec qu'il se refusait à laisser passer même une goutte d'eau. Tout mon corps était comme disloqué, et ma tête dans un désordre étrange. Mes nerfs s'étaient tellement contractés, que je me voyais en quelque sorte ramassée en peloton. Voilà où me réduisirent ces quelques jours d'indicible douleur. Je ne pouvais, sans un secours étranger, remuer ni bras, ni pied, ni main, ni tête; aussi immobile que si j'eusse été morte, j'avais seulement, me semble-t-il, la force de mouvoir un doigt de la main droite. On ne savait comment m'approcher: tout mon corps était dans un état si lamentable, que je ne pouvais supporter le contact d'aucune main; il fallait me remuer à. l'aide d'un drap que deux personnes tenaient chacune par un bout. Je restai ainsi jusqu'à Pâques-Fleuries (1). Par bonheur, lorsqu'on me laissait tranquille, les douleurs venaient souvent à cesser. Un peu de repos goûté était alors, à mes yeux, un grand pas vers la guérison. Je craignais que la patience ne vînt à m'échapper. Grande fut donc ma joie quand je me vis délivrée de douleurs si aiguës et si continuelles. Par intervalles, j'en éprouvais néanmoins encore d'insupportables: c'était quand une fièvre double-quarte très violente, qui m'était restée, faisait sentir ses frissons. Je gardais aussi un profond dégoût pour toute sorte d'aliments.

Je voulus sur-le-champ retourner à mon monastère, et je m'y fis transporter en cet état. On reçut donc en vie celle qu'on avait attendue morte, mais avec un corps dont l'aspect aurait inspiré moins de pitié, s'il eût été privé de vie. Il n'y a pas de termes pour peindre l'excès de ma faiblesse; il ne me restait que les os. Cet état, comme je l'ai dit, se prolongea plus de huit mois. Pendant près de trois ans, je demeurai frappée d'une paralysie2, qui allait, il est vrai, s'améliorant chaque jour. Lorsque à l'aide de mes mains je commençai à me traîner par terre, j'en rendis au Seigneur des actions de grâces.

Au milieu de toutes ces souffrances, ma résignation ne se démentit pas un instant, et, si j'en excepte les premiers jours, je supportai avec une grande allégresse les maux de ces trois années, trouvant qu'ils n'étaient rien en comparaison des douleurs et des tourments qui avaient précédé. Enfin j'étais pleinement soumise à la volonté de Dieu, quand il lui aurait plu de me laisser ainsi jusqu'à mon dernier soupir. Si je désirais guérir c'était pour pouvoir me livrer à l'oraison dans la solitude, de la manière qui m'avait été enseignée ;car dans l'infirmerie la chose ne m'était point facile. Je me confessais très souvent. Mon bonheur était de parler de Dieu; toutes les religieuses en étaient édifiées, et elles ne pouvaient assez admirer la patience que le Seigneur me donnait. En effet, s'il ne m'eût soutenue de sa main, il eût été impossible d'endurer de si grandes douleurs avec un si grand plaisir.

Je sentais alors les puissants effets de cette grâce d'oraison que le Seigneur m'avait accordée. Par elle, je comprenais en quoi consistait son amour. En ce peu de temps, elle avait fait germer en moi ces nouvelles vertus dont je vais parler; vertus encore faibles sans doute, puisqu'elles ne suffirent pas à me maintenir dans le sentier de la perfection. Je ne disais le moindre mal de personne; j'avais au contraire l'habitude d'empêcher toute détraction. Cette maxime était toujours présente à mon esprit: je ne devais ni me plaire à entendre, ni dire moi-même ce que je n'aurais pas voulu qu'on eût dit de moi. Fermement attachée à cette règle de conduite, je m'y montrais ordinairement fidèle; parfois cependant, si l'occasion était pressante, il m'échappait quelque faute. Grâce à l'accent persuasif de mes paroles, les personnes avec qui je conversais contractèrent la même habitude. Le public en eut bientôt connaissance : là où j'étais, les absents, disait-on, étaient à couvert des traits de la médisance; ils trouvaient la même sûreté auprès des personnes qui m'étaient. attachées par l'amitié ou par les liens du sang, et qui se montraient dociles à mes leçons. Malgré cela, il me reste un grand compte à rendre à Dieu du mauvais exemple que je leur donnais en d'autres choses; plaise à sa divin Majesté de me le pardonner ! Je fus cause, il est vrai, bien des maux; mais, je dois aussi le dire, si j'ai eu à gémir sur quelques suites de ma vie imparfaite, mon intention fut néanmoins toujours droite.

Je conservais le désir de la solitude; je me plaisais à traiter avec Dieu et à parler de lui. Dès que je pouvais nouer un pareil entretien, j'y trouvais plus de plaisir et de charmes que dans toute la politesse, ou pour mieux dire, dans la. grossièreté des conversations du monde. Je me confessais, je communiais bien plus fréquemment, et j'en avais un ardent désir. La lecture des bons livres faisait mes plus chères délices. M'arrivait-il de commettre quelque offense contre Dieu, j'étais pénétrée d'un très vif repentir. Bien des fois, je m'en souviens, je n'osais plus entrer en oraison; je redoutais comme un grand châtiment l'excès de la douleur que je devais y éprouver, pour avoir offensé un Dieu si bon. Ce sentiment de repentir s'accrut encore dans la suite, et il me faisait endurer un tourment auquel je ne saurais rien comparer, Jamais cependant la crainte n'y eut la moindre part. La cause unique était le souvenir des faveurs dont Dieu me comblait dans l'oraison, et la vue de l'ingratitude par laquelle je répondais à tant de bienfaits. C'était là ce qui m'accablait. Je me reprochais amèrement de répandre tant de larmes pour mes fautes, sans devenir meilleure; je m'attristais de voir que, malgré toutes mes résolutions et tous mes effort je retombais, en m'exposant moi-même à l'occasion. Ces larmes me semblaient trompeuses ; et mes fautes paraissaient encore plus grandes à mes yeux, quand je considérais combien Dieu me faisait la grâce de les pleurer et de m'en repentir. Je tâchais de m'en confesser dans le plus bref délai, et je faisais, ce me semble, tous mes efforts pour retourner en grâce. Tout le mal venait de n'en pas couper la racine par la fuite des occasions, et du peu de secours que je tirais des confesseurs. S'ils m'avaient déclaré le danger de mes entretiens avec les personnes du monde et l'obligation d'y renoncer, ils auraient, sans aucun doute, porté au mal un remède efficace; car, à aucun prix, je n'aurais consenti à passer sciemment un seul jour en état de péché mortel.

Tous ces indices de la crainte du Seigneur en moi provenaient de l'oraison; le meilleur était une crainte tellement absorbée dans l'amour, que la pensée du châtiment ne s'offrait même pas à mon esprit. Durant ces graves maladies, je fus constamment très attentive à veiller sur ma conscience, pour écarter de moi tout péché mortel. Infortunée, je désirais la santé pour mieux servir Dieu, et elle fut la cause de tout le dommage qu'éprouva mon âme!

Me trouvant, si jeune encore, frappée de paralysie, et voyant le triste état où m'avaient réduite les médecins de la terre, je résolus de recourir à ceux du ciel pour obtenir ma guérison. Elle était l'objet de mes désirs, mais sans m'enlever cette grande allégresse avec laquelle je supportais mon mal; parfois même il me venait en pensée que, si le retour de mes forces devait me perdre, il valait mieux pour moi rester ainsi. Je ne pouvais néanmoins ôter de mon esprit que, rendue à la santé, je servirais le Seigneur avec un dévouement beaucoup plus généreux. C'est là une de nos illusions de ne pas nous abandonner entièrement à la conduite de Dieu; il sait mieux que nous ce qui nous convient.

Je commençai donc à entendre des messes avec dévotion, et je récitai des prières très approuvées. Jamais je n'ai aimé ni pu souffrir certaines dévotions où entrent je ne sais quelles cérémonies, et où les femmes en particulier trouvent un attrait qui les trompe. Par le fait, on y a reconnu depuis un caractère superstitieux, et l'on a dû les condamner.

Je pris pour avocat et pour protecteur le glorieux saint Joseph et je me recommandai très à instamment à lui. Son secours éclata d'une manière visible. Ce père et protecteur de mon âme me tira de l'état où languissait mon corps, comme il m'a arrachée à des périls plus grands d'un autre genre, qui menaçaient mon honneur et mon salut éternel. Je ne me souviens pas de lui avoir jamais rien demandé, jusqu'à ce jour, qu'il ne me l'ait accordé. C'est chose admirable que les grâces insignes dont Dieu m'a comblée, et les dangers, tant de l'âme que du corps, dont il m'a délivrée par la médiation de ce bienheureux saint!

Le Très-Haut donne grâce, semble-t-il, aux autres saints pour nous secourir dans tel ou tel besoin; mais le glorieux saint Joseph, je le sais par expérience, étend son pouvoir à tous. Notre-Seigneur veut nous faire entendre par là que, de même qu'il lui fut soumis sur cette terre, reconnaissant en lui l'autorité d'un père et d'un gouverneur, de même il se plaît encore à faire sa volonté dans le ciel, en exauçant toutes ses demandes. C'est ce qu'ont vu comme moi, par expérience, d'autres personnes auxquelles j'avais conseillé de se recommander à ce protecteur; aussi le nombre des âmes qui l'honorent commence-t-il à être grand, et les heureux effets de sa médiation confirment de jour en jour la vérité de mes paroles. Je déployais pour sa fête tout le zèle dont j'étais capable, plus par vanité que par esprit intérieur. Je voulais qu'elle se célébrât avec la pompe la plus solennelle et avec la plus élégante recherche. En cela mon intention était droite, il est vrai, mais voici le côté fâcheux: au moindre petit bien accompli avec le secours de la grâce divine, je mêlais des imperfections et des fautes sans nombre, tandis que pour le mal, la recherche et la vanité, je trouvais en moi une adresse et une activité admirables. Plaise au Seigneur de me le pardonner !

Connaissant aujourd'hui, par une si longue expérience, l'étonnant crédit de saint Joseph auprès de Dieu, je voudrais persuader à tout le monde de l'honorer d'un culte particulier. Jusqu'ici j'ai toujours vu les personnes qui ont eu pour lui une dévotion vraie et soutenue par les oeuvres, faire des progrès dans la vertu; car ce céleste protecteur favorise, d'une manière frappante, l'avancement spirituel des âmes qui se recommandent à lui. Déjà, depuis plusieurs années, je lui demande le jour de sa fête une faveur particulière, et j'ai toujours vu mes désirs accomplis. Lorsque ma prière s'écarte tant soit peu du but de la gloire divine, il la redresse afin de m'en faire retirer un plus grand bien.

Si j'avais autorité pour écrire, je raconterais bien volontiers, dans un récit détaillé, les grâces dont tant de personnes sont comme moi redevables à ce grand saint. Mais, pour ne pas sortir du cercle où l'obéissance m'a renfermée, je devrai, contre mon désir, passer rapidement sur certaines choses; sur d'autres, je serai peut-être trop longue, tant je suis inhabile à garder dans le bien les limites de la discrétion. Je me contente donc de conjurer, pour l'amour de Dieu, ceux qui ne me croiraient pas, d'en faire l'épreuve; ils verront par expérience combien il est avantageux de se recommander à ce glorieux patriarche, et de l'honorer d'un culte particulier. Les personnes d'oraison surtout devraient toujours l'aimer avec une filiale tendresse. Je ne comprends pas comment on peut penser à la Reine des anges et à tout ce qu'elle essuya de tribulations, durant le bas âge du divin Enfant Jésus, sans remercier saint Joseph du dévouement si parfait avec lequel il vint au secours de l'un et de l'autre. Que celui qui ne trouve personne pour lui enseigner l'oraison choisisse cet admirable saint pour maître, il n'aura pas à craindre de s'égarer sous sa conduite. Plaise au Seigneur que je ne me sois pas égarée moi-même en portant la témérité jusqu'à oser parler de lui! Je publie, il est vrai, le culte particulier dont je l'honore (2); mais, pour les actes tendant à le glorifier et pour l'imitation de ses vertus, je suis toujours restée bien en arrière. Enfin il fit éclater à mon égard sa puissance et sa bonté: grâce à lui, je sentis renaître mes forces, je me levai, je marchai, je n'étais plus frappée de paralysie; mais, hélas! je ne montrai que trop tôt toute la profondeur de ma misère, en faisant un mauvais usage d'un tel bienfait.

Après tant de faveurs, aurait-on pu me croire si voisine d'une chute? Quoi! après avoir reçu de Dieu des vertus qui m'excitaient à le servir, après m'être vue aux portes de la mort et en si grand danger de me perdre, après avoir été ressuscitée corps et âme, à la grande stupeur de tous ceux qui en furent témoins, tomber si tôt et devenir infidèle! Quel est ce mystère, Seigneur? Et de combien de périls est semée cette triste vie !

Au moment où je trace ces lignes, je pourrais, ce me semble, grâce à votre bonté et à votre miséricorde, dire comme saint Paul, sinon avec la même perfection du moins avec autant de vérité: Ce n'est plus moi qui vis. Vous seul, ô mon Créateur, vivez dans mon âme, si j'en juge par la tendre sollicitude avec laquelle, depuis quelques années, vous me tenez de votre main; si j'en crois des désirs et des résolutions dont plus d'une fois, dans ces derniers temps, la sincérité a été prouvée par des oeuvres. Ah! sans doute il doit m'échapper, sans les connaître, bien des offenses contre votre Majesté; mais dans l'intime de mon âme je trouve une ferme résolution de ne blesser en rien votre volonté sainte. Pour votre amour, je me sens prête à tout entreprendre, à tout exécuter avec courage ; et déjà, dans certaines entreprises, vous m'avez soutenue, vous avez couronné mes efforts par le succès. Je n'aime ni le monde, ni rien de ce qui est à lui. Vous seul, ô mon Dieu, êtes le bonheur de mon âme, et hors de vous, tout m'est une pesante croix.

Je puis me tromper, et de tels sentiments sont peut-être loin de moi. Vous m'en êtes cependant témoin, ô Seigneur, je sonde mon coeur il me dit que je ne mens pas. Je tremble néanmoins, et avec beaucoup de raison, de me voir encore abandonnée de vous. Je sais combien faible est mon courage; je connais mon peu de vertu; pour ne pas vous devenir infidèle, j'ai besoin de, sentir sans cesse votre secours et l'appui de votre main. En ce moment même, ne suis-je pas abandonnée de vous ? mes sentiments ne me trompent-ils pas ? Plaise à votre Majesté qu'il n'en soit pas ainsi! Je ne sais quel attrait peut avoir pour nous une vie où tout est si incertain. Il me semblait alors impossible, ô mon Seigneur, de vous abandonner tout à fait. Mais comme je vous ai depuis si souvent délaissé, je ne puis me défendre d'un sentiment de crainte. Hélas ! à peine étiez-vous tant soit peu éloigné de moi, que je faisais les plus tristes chutes. Soyez éternellement béni ! Je vous abandonnais, et vous, loin de m'abandonner entièrement, vous me tendiez sans cesse la main pour me donner la force de me relever. Souvent, Seigneur, je la repoussais, et je ne voulais pas entendre votre voix, qui me pressait de revenir !

Ce que je vais dire sera la preuve de la vérité de ces dernières paroles.

1. C'est-à-dire jusqu'au dimanche de Pâques de l'année 1536. Cet état dura donc plus de huit mois, comme la sainte va nous le dire. On se souvient qu'il avait commencé la nuit du 15 août.

2. Une des gloires de la mission providentielle de sainte Thérèse dans les derniers siècles a été de propager le culte de saint Joseph dans toute l'Église catholique.

« Sainte Thérèse, dit le célèbre Patrignani, a été une étoile des plus resplendissantes, un des plus beaux diamants de la couronne de saint Joseph. Elle a été choisie de Dieu pour étendre son culte dans le monde entier, et pour mettre en quelque sorte la dernière main à ce grand ouvrage.» (Dévot. à saint Joseph, liv. 1, c. XI.)

L'église du premier couvent réformé qu'elle établit fut dédiée à saint Joseph. Sur dix-sept monastères qu'elle fonda après celui d'Avila, il n'y en a que cinq qui ne soient pas consacrés à ce saint patriarche; mais elle implantait son culte dans tous, les mettait tous sous sa garde, et faisait toujours placer au-dessus d'une des portes la statue de ce glorieux protecteur. De plus, comme on le lit dans les informations juridiques pour sa canonisation, elle mit de ses mains, à la porte d'entrée de tous ses monastères, l'image de la sainte Vierge et de saint Joseph, fuyant en Égypte, avec cette inscription:

«Nous menons une vie pauvres mais nous posséderons de grands biens, si nous craignons Dieu. »

Dans ses Avis, elle dit: «Quoique vous honoriez plusieurs saints comme vos protecteurs, ayez cependant une dévotion toute particulière envers saint Joseph, dont le crédit est grand auprès de Dieu. » (Avis, LXV.)

Sainte Thérèse a légué à son ordre tout entier un zèle ardent pour la gloire de saint Joseph. À son exemple, le Carmel n'a cessé de travailler à étendre le culte de ce grand patriarche, et l'on peut dire qu'il a rivalisé de zèle avec l'ancien Carmel, auquel Benoît XIV rend ce témoignage : « C'est lui, qui, d'après le sentiment commun des érudite, a fait passer d'Orient en occident la louable coutume d'honorer saint Joseph du culte le plus solennel.»

A la fin du dix-huitième siècle, on comptait déjà, dans l'ordre seul du Carmel, plus de 150 églises sous l'invocation de saint Joseph.

Chapitre 7:

Une vie religieuse en crise

Bientôt, de passe-temps en passe-temps, de vanité en vanité, d'occasion en occasion, je me laissai entraîner à de si grands dangers et à une telle dissipation, que avais honte d'user avec Dieu de la familière amitié de l'oraison1.Une autre cause m'en détournait encore Mes fautes étant devenues plus nombreuses, la pratique de la vertu n'avait plus pour moi ce charme et ces douceurs qu'elle me faisait sentir auparavant. Je le voyais très clairement, ô mon Seigneur, la perte de ces délices intérieures était la punition de mon infidélité.

Je tombai alors dans le plus terrible piège que le démon pouvait me tendre : me voyant si infidèle, je commençai, sous prétexte d'humilité, à craindre de faire oraison. Il me semble qu'étant une des plus imparfaites, il valait mieux suivre le plus grand nombre et me contenter des prières vocales auxquelles j'étais obligée; digne de partager la société des démons, je ne devais plus prétendre à cet entretien céleste et à un commerce si intime, avec Dieu. Enfin il me venait en pensée que je trompais tout le monde.

Ma conduite, en effet, n'avait à l'extérieur rien que de louable ; ainsi l'on ne saurait blâmer le monastère où j'étais de m'avoir si favorablement jugée. Je savais inspirer aux autres une bonne opinion de moi, j'y parvenais sans ombre de calcul ni de feinte. Grâce à Dieu, j'ai toujours eu en horreur l'hypocrisie et la vaine gloire ; ni ma conscience ni mes souvenirs ne me reprochent aucune faute de ce genre. Un premier mouvement d'amour-propre venait-il à s'élever dans mon coeur, j'en éprouvais une peine indicible; et le démon, vaincu chaque fois, me laissait avec le mérite d'une nouvelle victoire. Aussi n'a-t-il jamais osé me tenter que très faiblement de ce côté. Peut-être, si Dieu lui eût permis de me livrer d'aussi rudes assauts sur ce point que sur d'autres, serais-je également tombée ; mais, jusqu'à ce jour, ce Dieu de bonté m'a préservée d'une semblable chute. Qu'il en soit éternellement béni ! Je dois même le dire: me voir tenir en telle estime était pour moi, qui connaissais le secret de mon âme, un bien pesant fardeau.

Voici pourquoi on ne pouvait croire à mon peu de vertu. On me voyait, si jeune encore et malgré tant d'occasions, me retirer souvent dans la solitude pour m'y occuper à la prière et à la lecture ; souvent je parlais de Dieu; j'aimais à faire peindre l'image de Notre-Seigneur dans plusieurs endroits ; je tenais à avoir un oratoire et à l'embellir de tout ce qui peut éveiller des sentiments de dévotion ; jamais je ne disais du mal de qui que ce fût ; je pourrais ajouter d'autres choses de ce genre, qui, extérieurement, portaient l'empreinte de la vertu. Enfin, légère que j'étais, je me faisais valoir moi-même dans les choses qui sont pour le monde un titre d'estime.

Pour ces raisons, on m'accordait autant et plus de liberté qu'aux plus anciennes religieuses, et l'on était dans une pleine sécurité sur mon compte. Il est vrai que jamais je n'aurais de moi-même pris la moindre liberté, ni rien voulu faire sans y être autorisée. Jamais je n'aurais pu me résoudre, par exemple, à parler par des fentes ou par-dessus les murailles ou à la faveur des ténèbres. Je n'ai jamais eu de pareils entretiens, par ce que le Seigneur m'a soutenue de sa main. A mes yeux (car c'est de sang-froid, avec réflexion, que j'examinais bien des choses), exposer l'honneur de tant d'excellentes religieuses était un crime, comme si d'autres actes que je me permettais eussent été bons ! A la vérité, le mal que je commettais, quoique considérable, n'était pas aussi prémédité que l'aurait été celui-là.

Ce qui me fit beaucoup de tort, à mon avis, ce fut de n'être pas dans un monastère cloîtré. Les autres religieuses, qui étaient d'une vertu éprouvée, pouvaient user innocemment de la liberté dont elles jouissaient. Leurs engagements ne les obligeaient à rien de plus ; le voeu de clôture n'existait pas pour elles. Mais pour moi, qui suis la faiblesse même, une pareille latitude m'aurait certainement conduite en enfer, si Notre-Seigneur, par tant de secours et par des grâces très particulières, ne m'avait arrachée à ce péril. C'est pourquoi je regarde comme très dangereuse, dans un monastère de femmes, cette libre communication avec le dehors. Pour celles qui veulent mener une vie relâchée, c'est plutôt le chemin de l'enfer qu'un rempart pour leur faiblesse.

Qu'on se garde bien d'appliquer ceci au monastère où j'habitais. Florissant par la régularité, il ne comptait pas parmi ceux dont l'accès était le plus facile. Il renfermait un grand nombre de religieuses sincèrement ferventes et d'une vie exemplaire ; Notre-Seigneur, dont la bonté est infinie, ne saurait cesser de favoriser de si dignes épouses. Mes paroles font allusion à d'autres couvents que je connais et que j'ai vus. Je le dis, je plains profondément celles qui y vivent ; elles ont besoin, pour se sauver, d'une vocation bien particulière, et de s'y sentir souvent affermies par Notre-Seigneur, tant au milieu d'elles se trouvent autorisés les honneurs et les plaisirs du monde. Oh ! que les obligations de leur état y sont mal comprises ! Plaise à Dieu qu'elles ne prennent point pour vertu ce qui est péché, comme cela m'arrivait souvent à moi-même ! Pour leur faire entendre la vérité, il faut que Notre-Seigneur fasse briller une lumière bien vive au fond de leurs âmes.

Aux parents qui ne se préoccupent pas du salut de leurs filles, et les placent dans un couvent où elles seront plus exposées que dans le monde, je conseillerais de penser au moins à l'honneur de leur famille ; il vaudrait mieux les établir, quand même ce serait au-dessous de leur rang. Ils seraient pourtant excusables dans un cas : c'est s'ils voyaient en elles d'excellentes inclinations, et encore, plaise au ciel qu'un si riche fonds de vertu leur serve de défense ! S'ils ne prennent pas ce dernier parti, qu'ils les gardent dans la maison paternelle. Là, si elles se comportent mal, leur conduite est bientôt découverte ; dans ces monastères, elles peuvent longtemps se cacher. A la fin, Notre-Seigneur permet que le secret de leur vie soit connu ; mais déjà leur conduite, funeste pour elles-mêmes, l'est devenue pour toutes les autres.

Souvent ce n'est point la faute de ces pauvres filles ; elles ne font que suivre le sentier qu'elles trouvent frayé, et il en est parmi elles un grand nombre qu'on ne saurait trop plaindre. Quittant le monde pour en éviter les dangers, et pleines de l'espoir qu'elles vont servir le Seigneur, au lieu d'un monde, les infortunées en rencontrent dix ; elles ne savent plus ni comment vaincre, ni où trouver un appui. La jeunesse, la sensualité, le démon, les convient et les inclinent à certains actes d'une vie réellement mondaine, et qui, là, passent pour être en quelque sorte du domaine de là vertu. Triste illusion, que l'on peut comparer, jusqu'à un certain point, à l'aveuglement obstiné des hérétiques ! Ces malheureux, fermant volontairement les yeux à la lumière, prétendent persuader qu'ils ont la vérité pour eux et qu'ils le croient ainsi. Au fond ils n'en croient rien ; une voix intérieure les avertit de leur erreur.

O effrayant, ô lamentable mal, que des monastères d'hommes ou de femmes, je ne distingue pas en ce moment, où la régularité n'est plus en vigueur ; où l'on voit deux sentiers, l'un de la vertu, l'autre du relâchement, et tous deux également suivis ! Qu'ai-je dit: également ? Je me trompe. C'est, hélas ! le moins parfait qui est le plus fréquenté ; de ce côté se trouve le plus grand nombre, de ce côté sont les faveurs. Par contrecoup, le chemin de la régularité reste presque désert ; en sorte que le religieux et la religieuse qui veulent sérieusement remplir tous les engagements de leur sainte vocation, ont plus à redouter les personnes qui vivent sous le même toit que tous les démons ensemble. Il leur faut plus de réserve et de prudence pour parler de l'amour dont ils désirent brûler pour Dieu, que pour parler d'autres amitiés et d'autres liaisons que l'esprit de ténèbres forme dans les monastères. Pourquoi donc s'étonner de voir de si grands maux dans l'Eglise, lorsque ceux qui devraient être pour les autres des modèles de vertu, ont si tristement dégénéré de cette ferveur, que les saints, leurs devanciers, laissèrent, au prix de tant de travaux, dans les ordres religieux ? Plaise à la divine Majesté d'apporter à ces maux la remède qui doit les guérir ! Amen ! (1)

Je commençai donc à m'engager dans ces conversations avec les personnes qui venaient nous visiter. Suivant en cela un usage établi, j'étais loin de penser qu'il dût en résulter pour mon âme autant de dommage et de distraction. Mes yeux ne se sont dessillés que plus tard. Il me semblait que ces visites, si ordinaires en tant de monastères, ne me feraient pas plus de mal qu'à d'autres religieuses, dont la régularité frappait mes regards. Je ne considérais pas que, leur vertu l'emportant de beaucoup sur la mienne, le danger devait être bien moindre pour elles que pour moi. Je ne puis néanmoins me défendre d'y voir toujours quelque péril, quand ce ne serait que la perte du temps.

Comme je m'entretenais un jour avec une personne dont je venais de faire la connaissance, Notre-Seigneur daigna m'éclairer dans mon aveuglement : par un avis et un rayon intérieur de lumière, il me fit comprendre que de telles amitiés ne me convenaient pas. Ce divin Maître m'apparut avec un visage très sévère, me témoignant par là combien ces sortes d'entretiens lui causaient de déplaisir. Je le vis des yeux de l'âme, beaucoup plus clairement que je n'eusse pu le voir des yeux du corps. Son image se grava si profondément dans mon esprit, qu'après plus de vingt-six ans je la vois encore peinte devant mes yeux. L'effroi et le trouble me saisirent, je ne voulais plus voir cette personne.

Un grand mal pour moi, dans cette circonstance, fut d'ignorer que l'âme pût voir sans l'intermédiaire des yeux du corps. Le démon, pour me confirmer dans cette ignorance, me faisait entendre que c'était une chose impossible. il me représentait ma vision comme une tromperie ou un artifice de l'esprit de ténèbres, et mettait en avant d'autres mensonges de ce genre. Il me restait néanmoins toujours un secret sentiment que ma vision venait de Dieu et n'était pas une illusion. Mais comme elle ne flattait pas mon goût, je travaillais moi-même à me tromper. Je n'osai m'en ouvrir à qui que ce fût. Bientôt on me pressa de revoir une personne d'un aussi grand mérite ; de tels rapports, m'assurait-on, loin de nuire à mon honneur, ne pouvaient que lui donner un nouvel éclat. Ainsi les entretiens recommencèrent.

A différentes époques je m'engageai dans d'autres conversations ; je pris ce passe-temps empoisonné plusieurs années durant, sans le croire aussi nuisible qu'il l'était. Par intervalles, il est vrai, une clarté vive m'en découvrait le danger. Mais aucun de ces entretiens ne dissipa mon âme autant que celui dont je viens de parler, parce que je portais beaucoup d'affection à cette personne.

Une autre fois, tandis que je causais avec elle, nous vîmes venir vers nous (et d'autres personnes qui étaient présentes le virent aussi) une espèce de monstre semblable à un crapaud, d'une grandeur plus qu'ordinaire, mais beaucoup plus rapide dans sa course. Il m'a été impossible de m'expliquer comment, au lieu d'où il vint, il pouvait y avoir en plein midi un animal de ce genre, et jamais de fait on n'en avait vu là. L'impression que j'en reçus ne me semblait pas sans mystère. C'est un de ces avertissements dont je n'ai jamais perdu le souvenir. 0 grand Dieu ! Quelle était donc votre sollicitude pour moi ! comme votre amour était sans cesse attentif à m'avertir ! Mais combien peu je sus en profiter !

Dans ce monastère vivait une de mes parentes, religieuse vénérable par son âge, grande servante de Dieu, modèle accompli de régularité. Elle aussi me donnait de temps en temps des avis. Mais ses paroles, loin de me persuader, me causaient de l'ennui ; je trouvais qu'elle se scandalisait sans raison. C'est à dessein que je rapporte ce fait ; il met au grand jour ma malice et la souveraine bonté de Dieu, il fait voir combien une si affreuse ingratitude me rendait digne de l'enfer. Si, par le conseil du Seigneur et pour sa gloire, cet écrit tombe sous les yeux le quelques religieuses, puissent-elles s'instruire par mon exemple ! Je les supplie, pour l'amour de Notre-Seigneur, de fuir de semblables récréations. Plaise à Dieu que mes paroles désabusent l'une ou l'autre de toutes celles que j'ai trompées, en leur représentant ces récréations comme innocentes ! A la vérité, en les rassurant sur un aussi grand danger, je ne voulais point les induire en erreur, mais j'étais dans l'aveuglement ; et si, comme je l'ai dit, le mauvais exemple que je leur donnai fut cause de bien des maux, je ne me rendais pas compte de leur gravité.

Dans les premiers temps de ma maladie, avant de savoir me conduire moi-même dans les voies spirituelles, je sentais un très ardent désir d'y faire avancer les autres. C'est une tentation fort ordinaire dans les commençants ; je n'eus cependant qu'à m'en applaudir. Comme je chérissais tendrement mon père, je lui souhaitais le bien que j'avais trouvé dans l'oraison ; on n'en pouvait, à mon sens, posséder de plus grand en cette vie. Ainsi, par des détours et avec toute l'adresse dont j'étais capable, je lui persuadai de s'adonner à cet exercice. Je lui procurai des livres à cette fin. Comme il était très vertueux, il s'y appliqua avec une constante ardeur, et en cinq ou six ans, il y fit d'admirables progrès. Je ne me lassais pas d'en bénir Dieu, et j'en étais remplie de joie. Il eut de cruelles traverses à souffrir ; sa résignation fut parfaite. Il venait me voir souvent, et trouvait de la consolation à s'entretenir de Dieu avec moi.

Lorsque ma vie dissipée m'avait fait abandonner l'oraison (2), mon père m'y croyait appliquée comme à l'ordinaire ; je ne pus souffrir de le voir ainsi trompé. Je passai plus d'un an sans oser entrer dans ce commerce intime avec Dieu, pensant montrer ainsi plus d'humilité (3). Ce fut comme je le, dirai, la plus dangereuse tentation de ma vie; elle m'aurait infailliblement entraînée à ma perte. Avec l'oraison, je n'étais pas exempte de fautes, il est vrai, mais du moins, si un jour il m'en échappait, je vivais les jours suivants plus profondément recueillie, et je m'éloignais avec plus de soin du danger.

Mon père, dans sa bonté, pensait que je traitais avec Dieu comme auparavant. Il m'en coûtait de le voir dans une pareille erreur. Aussi je lui avouai que je ne faisais plus oraison, mais je ne lui en dis pas la véritable cause. Je me contentai de lui alléguer mes infirmités pour prétexte. De fait j'en avais alors, comme aujourd'hui, de bien grandes, quoique je fusse revenue de la maladie qui m'avait conduite au bord de la tombe. Si, dans ces derniers temps, elles sont un peu plus supportables, néanmoins elles ne s'en vont pas et me font souffrir de bien des manières. Je dirai, en particulier, que pendant vingt ans il m'arrivait chaque matin de rejeter les aliments, en sorte que je ne pouvais rien prendre que l'après-midi, et quelquefois plus tard. Depuis que mes communions sont devenues plus fréquentes, c'est le soir, avant de m'endormir, que cela m'arrive, mais avec un surcroît de souffrance, car je suis forcée de provoquer moi-même ce vomissement avec une plume ou autre chose ; et si j'omets de le faire, je ressens un tourment plus cruel encore. Il est rare que je n'endure pas plusieurs douleurs en même temps, et parfois elles sont accablantes. Celles du coeur sont de ce nombre ; mais elles ne sont pas continuelles comme autrefois, et ne me prennent que de loin en loin. Quant à cette opiniâtre paralysie (4) et ces fièvres jadis fréquentes, je m'en vois affranchie depuis huit ans. A l'heure qu'il est, je fais peu de cas des maux qui me restent ; j'en ai plutôt de l'allégresse, dans la pensée que j'offre quelque chose à Dieu.

Mon père resta donc convaincu, sur ma parole, que mes infirmités seules m'avaient fait suspendre l'oraison. Comme jamais il ne blessait la vérité, je n'aurais, pas dû la blesser non plus, surtout en un pareil sujet. J'ajoutai, pour le confirmer dans sa pensée, que c'était beaucoup pour moi de pouvoir remplir mon office au choeur. Mais cela ne me justifiait nullement. La maladie n'est pas une cause légitime d'interrompre un exercice où, à défaut de forces corporelles, l'amour et l'habitude suffisent. Dieu nous le facilite toujours, dès que nous en avons le désir. Je dis toujours, et à dessein ; car, si parfois la maladie et divers obstacles nous enlèvent quelque moments de solitude, alors même il en reste beaucoup d'autres où nous pouvons nous entretenir avec Dieu. Pour l'âme qui aime, la véritable oraison, durant la maladie et au milieu des obstacles, consiste à offrir à Dieu ce qu'elle souffre, à se souvenir de lui, à se conformer à sa volonté sainte, et dans mille actes de ce genre qui se présentent ; voilà l'exercice de son amour. Il ne faut pas d'effort violent pour entrer dans cet entretien intime, et l'on ne doit pas s'imaginer que l'on ne fait plus oraison dès que le temps et la solitude manquent. Je le répète, alors même que par les souffrances le Seigneur nous enlève les heures accoutumées de l'oraison, nous pouvons, avec tant soit peu de vigilance, nous enrichir de grands biens. Pour moi, tant que je m'appliquai à garder ma conscience pure, j'eus le bonheur de trouver ces précieux trésors.

Mon père, qui avait de moi une opinion si favorable et m'aimait si tendrement, crut tout et me plaignit. Comme il était déjà élevé à un haut degré d'oraison, il ne restait plus aussi longtemps avec moi; après quelques instants d'entretien, il me quittait, disant que c'était du temps perdu. Moi, qui le dépensais en d'autres vanités, je n'étais guère sensible à cette perte.

Dans le temps même où j'étais si infidèle, j'eus le bonheur de persuader non seulement à mon père, mais à d'autres personnes, la pratique de l'oraison. Dès que je voyais en elles cet attrait, je leur disais la manière de méditer, je leur prêtais des livres, enfin je travaillais à leur avancement. Comme je l'ai dit, ce désir de voir les autres servir le Seigneur s'était allumé dans mon âme, dès que je commençai à faire oraison. Je sentais que je ne servais pas Dieu selon ma conscience ; et pour ne pas rendre inutiles les lumières qu'il m'avait données, il me semblait que je devais du moins substituer à ma place des âmes ferventes. Je dis ceci, afin qu'on voie la grandeur de mon aveuglement : je négligeais mon salut, et je travaillais à sauver les autres.

En ce temps-là mon père fut attaqué de la maladie dont il mourut, et qui ne dura que quelques jours (5). J'allai lui donner mes soins; j'étais plus malade de l'âme qu'il ne l'était du corps, tant les vanités de la terre m'éloignaient de mon Dieu. A vrai dire pourtant, durant toute cette époque de mes plus grands égarements, jamais, autant que j'en pouvais juger, je ne fus en état de péché mortel ; car, pour rien au monde je n'aurais consenti à y demeurer sciemment.

J'eus beaucoup à souffrir pendant la maladie de mon père ; et si, durant les miennes, il m'avait prodigué ses soins au prix de tant de peines, je crois qu'alors je le payai un peu de retour. Accablée d'infirmités, je surmontais tout pour le servir. En le perdant, je le voyais, j'allais perdre un père qui avait toujours été pour moi un soutien, le charme et la consolation de ma vie. Mon courage fut assez grand pour concentrer ma douleur sans la laisser paraître à ses yeux, et jusqu'à sa mort, je parus calme. Je sentais cependant mon âme s'arracher en quelque sorte de mon corps, lorsque je voyais s'éteindre par degrés la vie d'un père que j'aimais de l'amour le plus tendre. Nous ne pouvions que bénir le Seigneur d'une mort si belle, de son ardent désir de quitter cette terre, et des touchants avis qu'il nous donnait après avoir reçu le sacrement de l'extrême-onction. Il nous chargeait de le recommander à Dieu et d'implorer miséricorde pour lui. Il nous exhortait à servir toujours un si grand Maître, et à considérer la rapidité avec laquelle tout passe. Il nous exprimait, avec larmes, son profond regret de n'avoir pas servi Dieu comme il le devait ; et il ajoutait qu'à ce moment suprême, il s'applaudirait d'avoir vécu et de mourir religieux dans un ordre des plus austères.

Je tiens pour très certain que, quinze jours avant de l'appeler à lui, Notre-Seigneur lui fit connaître sa fin prochaine. Auparavant, quoique la maladie fût grave, il ne pensait pas qu'elle fût mortelle. Mais, depuis cet avertissement, sans tenir compte ni d'un mieux prononcé ni des paroles rassurantes des médecins, il ne s'occupa qu'à mettre ordre aux affaires de son âme.

Ce qui le faisait souffrir le plus, c'était une douleur très vive des épaules, qui ne le quittait jamais. Parfois l'étreinte de la souffrance était si cruelle, qu'il en était accablé. Comme je savais avec quelle tendre dévotion, en méditant, il contemplait Notre-Seigneur Jésus-Christ portant sa croix, je lui dis que ce bon Maître voulait lui faire sentir quelque chose des douleurs qu'il avait endurées dans ce mystère. Il puisa tant de consolation dans cette pensée, que dès ce moment je ne l'entendis plus se plaindre. Il resta trois jours entièrement privé de connaissance ; mais, le jour de sa mort, le Seigneur la lui rendit parfaite, ce qui nous surprit tous. Il la conserva ainsi jusqu'à la fin. Arrivé à la moitié du Credo, qu'il récitait lui-même, il rendit doucement le dernier soupir. Dès ce moment il parut comme un ange ; et il l'était, selon moi, par la beauté de son âme et les dispositions dans lesquelles il venait d'expirer.

Je ne sais pourquoi j'ai raconté ceci, si ce n'est pour mettre plus en lumière mon infidélité envers Dieu. Témoin d'une mort si belle et d'une vie si parfaite, n'aurais-je pas dû, pour ressembler un peu à un tel père, m'efforcer de vivre plus saintement ? Son confesseur, religieux dominicain d'une éminente doctrine (6), disait qu'il ne doutait point que mon père ne fût allé droit au ciel. Il y avait déjà quelques années qu'il le confessait, et il louait beaucoup sa pureté de conscience.

Ce père, de l'ordre de Saint-Dominique, homme de grande vertu et rempli de la crainte du Seigneur, me fut très utile. Je me confessai à lui. Il prit à coeur mon avancement spirituel, m'ouvrit les yeux sur le danger que je courais, et me fit communier tous les quinze jours. Peu à peu, nos rapports devenant plus intimes, je lui parlai de ma conduite au sujet de l'oraison. Il me dit que je ne devais point l'abandonner ; elle ne pouvait que me faire du bien. Je la repris donc, et depuis je ne l'ai plus quittée ; mais je ne m'éloignai pas pour cela des occasions.

La vie que je menais était très pénible, parce qu'à la lumière de l'oraison je voyais mieux mes fautes. D'un côté Dieu m'appelait, et de l'autre je suivais le monde. Je trouvais dans les choses de Dieu de grandes délices, mais les chaînes du monde me tenaient encore captive ; je voulais, ce semble, allier ces deux contraires, si ennemis l'un de l'autre : la vie spirituelle avec ses douceurs, et la vie des sens avec ses plaisirs. J'avais à soutenir dans l'oraison une lutte cruelle, parce que l'esprit, au lieu de rester le maître, était esclave. Aussi je ne pouvais, selon ma manière de prier, m'enfermer au dedans de moi, sans y enfermer en même temps mille pensées vaines. Plusieurs années s'écoulèrent de la sorte, et je m'étonne maintenant d'avoir pu y tenir sans, abandonner l'un ou l'autre. Je sais néanmoins qu'il n'était pas en mon pouvoir d'abandonner l'oraison : une main puissante me retenait, la main de Celui dont l'amour me réservait de plus grandes faveurs.

O ciel ! Pourrais-je raconter comment, durant ces années, Dieu m'éloignait des occasions, et comment je m'y engageais de nouveau ? De quels dangers n'a-t-il pas sauvé ma réputation ! Moi, par des oeuvres, je trahissais au dehors le secret de ma misère ; Lui, jetant un voile sur toutes mes fautes, se plaisait à découvrir une petite vertu qui venait à peine de germer dans mon âme, et il la faisait paraître grande à tous les yeux. Ainsi je me voyais constamment entourée d'une estime profonde. En vain de temps en temps ma faiblesse perçait-elle au dehors, on n'y croyait pas : le bien que je faisais frappait seul les regards. Celui dont la sagesse embrasse toutes choses, avait vu d'avance qu'il en devait être ainsi, afin que plus tard, lorsqu'il s'agirait de son service, on donnât quelque crédit à mes paroles. Sa souveraine munificence, sans s'arrêter à la grandeur de mes péchés, ne considérait que mon ardent désir de lui plaire et ma peine de me sentir trop faible pour y parvenir.

O Seigneur de mon âme, où trouver des termes pour retracer les grâces dont vous me comblâtes durant ces années, pour dire comment, dans le temps où je vous offensais le plus, vous me disposiez soudainement, par un si vif repentir, à goûter vos douceurs et vos divines caresses ? A la vérité, ô mon Roi, vous n'auriez pu inventer, pour me punir, un châtiment plus délicat ni plus cruel : vous saviez ce qui ferait à mon coeur une plus vive blessure, et pour vous venger de mes fautes, vous m'inondiez de délices ! Non, ce n'est pas le délire, je l'atteste, qui m'arrache ces paroles, quoique toute ma raison dût céder en ce moment au souvenir de mon ingratitude et de ma méchanceté. Avec mon caractère, il m'était infiniment plus cruel, quand j'étais tombée dans de grandes fautes, de recevoir des faveurs que des châtiments. Oui, une seule de ces grâces me confondait, m'accablait, me faisait plus rentrer dans mon néant que plusieurs maladies, jointes aux plus fortes tribulations. Dans celles-ci, du moins, je voyais un châtiment mérité, et une satisfaction, très légère sans doute, pour mes nombreux péchés ; mais me voir comblée de nouvelles faveurs, quand je répondais si mal à celles que j'avais reçues, était pour moi un tourment bien terrible ; et ce tourment se fera sentir, je n'en doute point, à tous ceux qui ont quelque connaissance et quelque amour de Dieu. Il suffit, pour le comprendre, d'interroger les sentiments d'un coeur noble et vertueux. Ainsi donc, ce qui m'arrachait des larmes et me causait de l'ennui, c'était de voir ce que Dieu me faisait éprouver, et d'être néanmoins sans cesse à la veille de l'offenser. Je dois le dire pourtant, dans ces moments-là, mes désirs, comme mes résolutions, étaient fermes et sincères.

C'est un grand malheur pour une âme de se trouver seule au milieu de tant de périls. Quant à moi, il me semble que si j'avais pu m'ouvrir à fond à quelqu'un, cela m'aurait été d'un grand secours: la crainte de Dieu ne me retenant pas, la honte du moins aurait prévenu mes chutes. C'est pourquoi je conseillerais à ceux qui s'adonnent à l'oraison, de rechercher, surtout dans les commencements, l'amitié et le commerce de personnes qui s'y appliquent également. Quand on ne ferait que s'aider mutuellement en priant les uns pour les autres, ce serait déjà un avantage immense; mais cet avantage n'est pas le seul, il y en a beaucoup d'autres non moins précieux. Si dans les relations et les commerces profanes de cette vie, on cherche des amis; si l'on goûte auprès d'eux tant de bonheur; si l'on savoure plus délicieusement les vains plaisirs dont on jouit, en leur en faisant confidence ; pourquoi, je le demande, ne serait-il pas permis à celui qui aime Dieu et qui vent sincèrement le servir, d'avoir des amis et de leur faire part des joies et des peines que l'on trouve toujours dans l'oraison ? S'il veut être sincèrement à Dieu, qu'il n'ait point peur de la vanité. Il pourra bien en sentir les premiers mouvements, mais il en triomphera, et il comptera un mérite de plus. Dès qu'il est animé d'une intention droite, il verra une telle ouverture de coeur tourner à son avantage et à celui de ceux qui l'écoutent ; il en sortira avec des lumières plus vives, et plus capable d'instruire ses amis. Celui à qui de tels entretiens inspireraient de la vanité, en aurait aussi d'entendre publiquement la messe avec dévotion, ou d'accomplir quelque autre devoir que l'on ne peut omettre par appréhension de la vaine gloire, sous peine de n'être pas chrétien. Non, je ne saurais dire l'immense utilité de ces rapports spirituels pour des âmes qui ne sont point encore affermies dans la vertu, qui ont à lutter contre tant d'adversaires, et même contre tant d'amis, toujours prêts à les porter au mal.

Je ne saurais m'empêcher de voir, dans cette tactique dont use le démon, un artifice fort avantageux pour lui. Il porte les âmes fidèles à tenir dans un profond secret leurs désirs d'aimer Dieu et de lui plaire ; mais il excite les âmes esclaves du siècle, à révéler au grand jour leurs honteuses affections. Ce sont tellement là les manières du monde, c'est un usage si établi, qu'on en fait gloire, et l'on ne craint pas de publier ainsi des offenses très réelles contre Dieu.

Ce que je dis n'a peut-être pas de sens : dans ce cas, mon père, déchirez ces pages. S'il en est autrement, veuillez, je vous en conjure, venir au secours de ma simplicité, en complétant ce que je n'aurai dit que d'une manière fort imparfaite. On déploie de nos jours si peu d'énergie dans ce qui regarde le service de Dieu ! Les personnes déterminées à le servir ont bien besoin, pour aller en avant, de se soutenir les unes les autres. De toutes parts on applaudit à ceux qui s'abandonnent aux vanités et aux plaisirs du siècle. Sur ces esclaves du monde, peu de gens ont les yeux ouverts. Mais quelqu'un s'enrôle-t-il sous la bannière du Seigneur, il se voit soudain blâmé par un si grand nombre, qu'il lui est nécessaire de chercher compagnie pour se défendre, jusqu'à ce qu'il ait assez de force pour se mettre au-dessus d'un tel déchaînement ; sans cet appui d'amis fidèles, il se verrait dans de pénibles angoisses. Cette injustice des gens du monde est ce qui a porté, je pense, quelques saints à s'enfuir dans les déserts. Il est de l'humilité de se défier de soi, et de croire que Dieu nous donnera des secours par le moyen de ceux auxquels un saint commerce nous lie. Cette mutuelle communication accroît la charité. Enfin, il y a mille avantages; et je n'aurais pas la témérité de parler ainsi, si une longue expérience ne m'avait démontré l'importance du conseil que je donne. Je suis, il est vrai, la plus faible et la plus imparfaite de toutes les créatures qui aient jamais vu le jour; je pense cependant que même une âme forte ne perdra rien à ne pas se croire telle, et à s'en rapporter humblement sur ce point au jugement de l'expérience.

Pour moi, je puis le dire : si le Seigneur ne m'eût découvert cette vérité, et s'il ne m'eût donné des relations habituelles avec des personnes d'oraison, je crois qu'avec cette alternative continuelle de fautes et de repentir, j'aurais fini par tomber la tête la première dans l'enfer. Pour m'aider à faire des chutes, je n'avais que trop d'amis ; mais pour me relever, je me trouvais dans une effrayante solitude. Je m'étonne maintenant que je ne sois pas restée dans l'abîme. Louange à la miséricorde de Dieu, car lui seul me tendait la main ! Qu'il en soit béni à jamais ! Amen.

1. Ce long portrait, tracé d'une main vigoureuse, n'est pas flatteur. Malheureusement il n'est que trop vrai, et rappelle ceux qu'ont laissés les historiens du XVI ème siècle. Sans vouloir justifier tous les abus, ne soyons pas pourtant sévères à l'excès, et n'oublions pas comment se recrutaient alors ces couvents de femmes. Plus d'une jeune fille y prenait le voile sans vocation, souvent même contre son gré, parce que sa famille ne pouvait pas la doter. Une fois dans le monastère, ses parents se préoccupaient peu de sa perfection; ils montraient même parfois beaucoup d'indulgence, et fermaient les yeux sur des relations qu'ils n'auraient pas tolérées dans leur propre maison. Dès lors on comprend le conseil de sainte Thérèse: qu'ils marient leurs filles, « même au-dessous de leur rang», plutôt que de les mettre au couvent sans la vocation, «l'honneur de leur famille est en jeu ».

2. Ce fut probablement vers l'an 1541.

3. Au ch. XIX, la Sainte dit: "J'abandonnai l'oraison pendant un an et demi, au moins pendant un an, car pour les six mois de plus je ne m'en souviens pas bien.»

4. Il n'est pas probable que la sainte désigne ici, par la mot perlesia, le même mal que celui dont elle a souffert pendant près de trois ans, dans sa jeunesse, et qu'elle appelle au chapitre VI, el estar tullida. S'il en était ainsi, elle aurait été paralysée pendant environ vingt ans, puisque, écrivant entre 1561 et 1565, elle dit que depuis huit ans seulement elle se voit affranchie de ce mal; ce qui ne parait pas admissible.

5. Vers l'année 1541.

6. Le Père Vincent Baron déjà mentionné au chap. V.



Vie - Cure en dehors du monastère