Vies de saints - CHAPITRE IX

CHAPITRE IX

DESTRUCTION D'UNE IDOLE
SAINT MARTIN ET LES SERPENTS

«Un autre miracle, semblable au précédent et opéré dans de semblables circonstances: je le rapporte ici, d'accord avec Refrigerius. Il y avait une colonne d'une masse énorme, que surmontait une idole. Martin songeait à la renverser; mais il ne disposait d'aucun moyen matériel pour réaliser ce projet. Alors, selon sa coutume, il se tourna vers la prière. Et l'on vit, le fait est certain, une sorte de colonne, à peu près de même dimension, tomber du ciel, écraser l'idole, réduire en poussière toute cette masse de pierre inexpugnable. C'eût été trop peu sans doute, que d'une manière invisible Martin se servît des puissances du ciel: il fallait encore que visiblement, sous les yeux des hommes, ces puissances elles-mêmes fussent au service de Martin.

«Au témoignage du même Refrigerius, une femme, qui souffrait d'une perte de sang, fit comme la femme de l'Évangile avec le Christ, et toucha le vêtement de Martin. Immédiatement, elle fut guérie.

«Un serpent fendait l'eau du fleuve, nageant vers la rive où nous nous étions arrêtés. "Au nom du Seigneur, dit Martin, je t'ordonne de t'en retourner". Aussitôt, sur ce mot du saint, la mauvaise bête tourna sur elle-même, et, sous nos yeux, gagna la rive opposée. Comme nous étions tous émerveillés de ce spectacle, Martin dit, avec un profond soupir: "Les serpents m'écoutent, et les hommes n'écoutent pas".


CHAPITRE X

PECHE MIRACULEUSE

«Aux jours de Pâques, Martin avait coutume de manger du poisson. Une fois, un peu avant l'heure du repas, il demanda si l'on en avait sous la main. Alors le diacre Caton, intendant du monastère, lui-même habile pêcheur, répondit que, de toute la journée, il n'avait pu rien prendre; même les autres pêcheurs, qui d'ordinaire vendaient leur poisson, n'avaient pu rien faire non plus. «Eh bien! dit Martin, va lancer ton filet. Tu prendras quelque chose». Nous logions tout près du fleuve, comme l'a dit Sulpicius dans sa description. Aussi, tous en bande, comme c'était jour férié, nous allons voir pêcher. Tous, nous étions pleins d'espoir, convaincus que la tentative ne serait pas vaine, puisque l'on allait pêcher sur l'ordre de Martin et pour le repas de Martin. Au premier coup de filet, et d'un filet très petit, le diacre tira de l'eau un énorme brochet.

Tout joyeux, il courut au monastère, et sans doute comme l'a dit je ne sais quel poète (Stace, Thebaid., VIII, 751); je cite le vers d'un homme d'école, puisque nous sommes entre gens d'école:

"Porta son sanglier aux Argiens surpris."

«Vrai disciple du Christ, Martin rivalisait avec les miracles du Sauveur, miracles que le Sauveur donnait en exemple à ses saints. Martin montrait en lui-même le Christ opérant, le Christ qui, en toute occasion, glorifiait son saint, et qui conférait à un seul homme les dons de toutes les grâces.

«Arborius, ancien préfet, atteste qu'un jour, comme Martin offrait le sacrifice, il a vu la main du saint, comme revêtue des plus belles pierres précieuses, briller d'un éclat de pourpre. Et, à chaque mouvement de la main droite, on entendait le bruit des gemmes qui s'entrechoquaient.


CHAPITRE XI

SAINT MARTIN, A TREVES, INTERVIENT AUPRES DE L'EMPEREUR MAXIME, POUR SAUVER DE LA PERSÉCUTION LES PRISCILLIANISTES D'ESPAGNE

«Je viens à un fait, que Martin a toujours voulu tenir secret pour ne pas déshonorer son temps, mais qu'il n'a pu nous cacher. Dans ce fait, ce qui tient du miracle, c'est qu'un ange est venu, face à face, converser avec Martin.

«L'empereur Maxime, d'ailleurs très honnête homme, était perverti alors par les conseils de certains évêques. Depuis la mort violente de Priscillien, il couvrait de son autorité impériale l'évêque Ithace, l'accusateur de Priscillien, et tous ses complices que je n'ai pas besoin de nommer. Il n'admettait pas que l'on reprochât à Ithace d'avoir fait condamner à mort un homme, quel qu'il fût. Sur ces entrefaites, par de nombreux et graves procès de gens en périls, Martin fut forcé d'aller à la cour: il tomba au milieu de la tempête et de ses bourrasques.

«Des évêques, assemblés à Trèves, communiquaient chaque jour avec Ithace et faisaient cause commune avec lui. A l'improviste, on leur annonça que Martin arrivait: alors, ils perdirent leur belle assurance, ils se mirent à murmurer et à s'agiter. La veille, sur leur avis, l'empereur avait décidé d'envoyer dans les Espagnes des tribuns armés de pleins pouvoirs, pour rechercher les hérétiques, pour les arrêter, pour leur enlever leurs biens et la vie. Il n'était pas douteux que cette tempête étendrait également ses ravages sur une foule de saints religieux. C'est que, pour les persécuteurs, il n'y aurait guère de différence entre les genres d'hommes. Alors, les yeux seuls étaient juges; c'est sur la pâleur de son visage ou sur son vêtement, non sur sa foi, qu'on était déclaré hérétique. Les évêques sentaient bien que ces procédés ne plairaient nullement à Martin. Mais, dans le trouble de leur conscience, ils craignaient surtout que Martin, à son arrivée, ne refusât leur communion; alors il ne manquerait pas de gens pour suivre son autorité et imiter la fermeté d'un si grand homme. Les évêques s'entendirent donc avec l'empereur: on envoya au-devant de Martin des officiers du Maître des Offices, chargés de lui interdire l'accès de la ville, s'il ne déclarait pas qu'il serait en paix avec les évêques réunis à Trèves.

«Cette mise en demeure des évêques, Martin l'éluda fort adroitement, en déclarant qu'il viendrait en paix avec le Christ. Enfin, il entra de nuit dans la ville, et se rendit à l'église, mais seulement pour y prier. Le lendemain, il se présenta au palais. Outre bien d'autres requêtes, - qu'il serait trop long d'énumérer -, il en avait deux principales, en faveur du comte Narsès et du gouverneur Leucadius: ces deux personnages avaient été du parti de Gratien, ils lui étaient restés obstinément fidèles dans des circonstances inutiles à indiquer ici, et par là, ils avaient mérité la colère du vainqueur. Mais la préoccupation essentielle de Martin était d'empêcher que les tribuns avec le droit du glaive fussent envoyés dans les Espagnes. Dans sa pieuse sollicitude, il voulait préserver, non seulement les chrétiens qui seraient persécutés à cette occasion, mais jusqu'aux hérétiques.

«Le premier et le second jour, l'astucieux empereur tint en suspens le saint homme: il résistait, soit pour donner plus de prix à la chose, soit par servilité à l'égard des évêques qui l'avaient rendu implacable, soit, comme alors on le crut généralement, par cupidité. En effet, il convoitait ardemment les biens des futurs condamnés. Cet homme, qui était doué de beaucoup de belles qualités, était, dit-on, sans défense contre la cupidité. C'était, peut-être, nécessité de gouvernement. Le trésor de l'État avait été épuisé par les empereurs précédents; et Maxime vécut presque toujours dans l'attente ou dans la mêlée des guerres civiles. On peut l'excuser d'avoir saisi toutes les occasions de procurer des ressources à l'empire.


CHAPITRE XII

HÉSITATION DE L'EMPEREUR MAXIME

«Cependant les évêques, dont Martin refusait la communion, s'alarmèrent et coururent ensemble vers l'empereur. Ils se plaignirent d'être condamnés d'avance; c'en était fait de leur situation à tous, si l'obstination de Theognitus, le seul qui après la sentence les eût condamnés ouvertement, s'armait de l'autorité de Martin; on n'aurait pas dû laisser entrer un tel homme dans l'enceinte de Trèves; désormais, il n'était plus le défenseur des hérétiques, mais leur vengeur; à rien n'avait servi la mort de Priscillien, si Martin le vengeait. Enfin, ils se prosternèrent devant l'empereur avec des larmes et des lamentations, le conjurant d'user de sa puissance impériale contre un seul homme. Peu s'en fallut que l'empereur ne fût contraint par eux d'associer Martin au sort des hérétiques.

«Mais Maxime, malgré sa partialité et sa servilité à l'égard des évêques, savait fort bien que Martin par la foi, la sainteté, la puissance, l'emportait sur tous les mortels. Il usa donc d'un autre moyen pour venir à bout du saint. Il le manda au palais; là, dans un entretien particulier, il s'adressa à lui en termes caressants. Les hérétiques, disait l'empereur, avaient été justement condamnés, d'après la procédure des tribunaux publics, non par les intrigues des évêques; il n'y avait aucune raison pour condamner la communion d'Ithace et des autres de son parti; si Theognitus s'était séparé de ses collègues, c'était par animosité, non pour un bon motif; d'ailleurs, il était le seul qui eût renoncé provisoirement à la communion générale; les autres n'avaient en rien changé; bien mieux, le synode tenu quelques jours auparavant avait déclaré qu'Ithace n'était pas coupable. Comme Martin n'était guère ému de ces raisons, l'empereur fut transporté de colère, et, brusquement, disparut à ses yeux. Bientôt, on fit partir les assassins, chargés de frapper ceux pour qui intercédait Martin.


CHAPITRE XIII

CONCESSIONS DE SAINT MARTIN POUR SAUVER LES PRISCILLIANISTES
SES REGRETS
IL EST CONSOLÉ PAR UN ANGE

«Dès que Martin apprit cette nouvelle, malgré la nuit venue, il fit irruption au palais. Il promit que, si l'on épargnait les priscillianistes, il communierait avec les évêques; mais il spécifia encore qu'on rappellerait les tribuns déjà envoyés vers les Espagnes pour y dévaster les Églises. Aussitôt, Maxime accorda tout. Le lendemain, avait lieu l'ordination de l'évêque Felix, un homme assurément très saint, vraiment digne d'être fait évêque en de meilleurs temps. Ce jour-là, Martin entra en communion avec les évêques, estimant préférable de céder pour une heure, plutôt que d'abandonner des malheureux au glaive suspendu sur leurs têtes. Mais les évêques s'efforcèrent en vain d'obtenir de lui une signature, on ne put la lui extorquer.

«Le lendemain, à la hâte, Martin sortit de Trèves. Sur le chemin du retour, il était triste; il gémissait d'avoir été, même une heure, en communion avec des coupables. Non loin d'un bourg nommé Andethanna, dans un coin écarté d'une vaste forêt solitaire, comme ses compagnons l'avaient un peu devancé, il s'assit. Là, il méditait sur la cause de sa faiblesse, que maintenant il regrettait; tour à tour, il s'accusait ou se justifiait lui-même. Soudain apparut près de lui un ange: "Martin, dit l'ange, tu as raison d'avoir des regrets; mais, tu ne pouvais autrement sortir de là. Reprends courage, reviens à ta fermeté ordinaire; sans quoi tu mettrais en péril, non plus ta gloire, mais ton salut".

«Depuis ce temps-là, Martin évita avec soin de se compromettre dans la communion du parti d'Ithace. Dans la suite, s'il mettait plus de temps qu'autrefois à guérir certains énergumènes, si la Grâce divine semblait moindre en lui, il nous déclarait souvent, avec des larmes, que depuis cette malheureuse communion de Trèves, acceptée par lui un seul instant par nécessité, non en esprit, il sentait en lui une diminution de sa puissance. Il vécut encore seize ans: désormais, il ne se rendit à aucun synode, il se tint à l'écart de toutes les assemblées d'évêques.


CHAPITRE XIV

UN NAVIRE SAUVÉ DU NAUFRAGE PAR UNE INVOCATION «AU DIEU DE SAINT MARTIN»
GUÉRISON DE PESTIFÉRÉS

«Mais assurément, comme nous l'avons constaté, si la grâce divine fut pour un temps diminuée en lui, Martin la recouvra avec usure. J'ai vu plus tard un énergumène, qu'on amenait à la porte dérobée du monastère, guéri avant même d'avoir touché le seuil.

«J'ai encore entendu récemment attester ceci. Le témoin naviguait sur la mer Tyrrhénienne, dans la direction de Rome. Tout à coup éclata une tempête, dont les tourbillons mirent en péril extrême la vie de tous les passagers. Alors un marchand égyptien, qui n'était même pas encore chrétien, cria d'une voix retentissante: "Dieu de Martin, tire-nous d'affaire". Bientôt, la tempête se calma; et le témoin put poursuivre sa route dans la direction désirée, avec la complète assurance d'une mer tranquille.

«Lycontius, ancien vicaire, chrétien baptisé, voyait ses esclaves décimés par une terrible épidémie, et, par l'effet de cette calamité inouïe, toute sa maison encombrée de corps malades. Il implora par lettres le secours de Martin. Le bienheureux promit d'intervenir, mais en ajoutant que la chose était difficile à obtenir; car il sentait en esprit que cette maison était frappée par la Puissance divine. Il s'obstina néanmoins, prolongeant ses prières et ses jeûnes pendant sept jours entiers et autant de nuits. Enfin, ce qu'il s'était chargé de demander, il réussit à l'obtenir. Bientôt, il vit accourir Lycontius, lui annonçant les bienfaits divins qu'il venait d'éprouver, et lui rendant grâces d'avoir délivré sa maison de tout péril. Lycontius apportait aussi en offrande cent livres d'argent. Cet argent, le bienheureux ne le refusa ni ne l'accepta: avant même que le lingot eût touché le seuil du monastère, le saint le consacra immédiatement au rachat des captifs. Des frères lui suggéraient d'en réserver une partie pour les dépenses du monastère, où tous avaient à peine de quoi manger, et où beaucoup manquaient de vêtements: "C'est à l'Église, dit Martin, de nous nourrir et de nous vêtir. Nous ne devons rien amasser pour nos besoins."

«A propos du monastère, il me vient en mémoire de grands miracles du saint; mais des miracles plus faciles à admirer qu'à raconter. Vous comprenez assurément ce que je veux dire: il y a, de Martin, bien des choses étonnantes qu'on ne peut expliquer en détail. Par exemple, celle-ci: et je ne sais si je pourrai vous l'exposer comme elle s'est passée. Il s'agit d'une distraction d'un des frères; vous n'ignorez pas son nom, mais je ne dois pas le trahir, pour ne pas faire rougir un saint homme. Donc un frère, allant voir le fourneau de Martin, y trouva quantité de charbons ardents. Il approcha un petit siège, écarta les jambes, et, au-dessus du feu, il s'assit le bas-ventre nu. Aussitôt, Martin sentit de loin qu'on profanait sa sainte cellule. D'une voix forte, il s'écria: "Qui donc, avec son ventre mis à nu, souille ma demeure?" Le frère coupable entendit; dans la conscience de sa faute, il reconnut à qui s'adressait le reproche. Aussitôt, il courut vers nous, hors d'haleine, contraint par la puissance de Martin à confesser son impudeur.


CHAPITRE XV

LES DÉMONS DU PRETRE BRICTIO

«Un autre jour, dans la cour très petite qui entourait sa cellule, Martin était assis sur ce siège de bois que vous connaissez tous. Il vit deux démons se percher sur cette haute roche qui domine le monastère. De là, avec une joyeuse allégresse, les démons se mirent à lancer des cris d'encouragement comme ceci: "Allons! à toi, Brictio. Allons! à toi, Brictio." Ils apercevaient de loin, je crois, le malheureux qui approchait; et ils savaient quelle rage ils avaient excitée en lui.

«Bientôt, Brictio fit irruption. Il était furibond. Comme un fou, il vomit contre Martin mille injures. C'est que la veille il avait été réprimandé par son évêque. Brictio, qui avant d'entrer dans le clergé n'avait jamais rien possédé, qui même avait été nourri au monastère par la charité de Martin, Brictio élevait maintenant des chevaux, achetait des esclaves. En ce temps-là, bien des gens l'accusaient d'avoir acheté, non seulement des garçons de race barbare, mais jusqu'à de jolies filles. Tout cela avait rendu le malheureux fou de colère. Alors, et surtout, je crois, sous l'influence des démons qui l'agitaient, il s'emporta contre Martin avec une telle violence, qu'il faillit en venir aux coups. Le saint, le visage placide, l'âme tranquille, cherchait par de douces paroles à calmer la folie du misérable. Mais en celui-ci débordait tellement l'esprit malin, que sa raison, si vaine qu'elle fût, n'était même plus à lui. Les lèvres tremblantes, le visage décomposé, tout pâle à cause de sa fureur, Brictio lançait à la ronde les mots de péché. Il se déclarait plus saint que tous. En effet, disait-il, dès ses premières années, il avait été élevé au monastère par Martin lui-même, et il avait grandi au milieu des enseignements sacrés de l'Église; Martin, au contraire, et dès le début, ce que lui-même ne pouvait nier, s'était souillé des ignominies de la vie militaire, et maintenant, tombé dans les vaines superstitions, dupe des ridicules fantasmagories de ses prétendues visions, il vieillissait au milieu d'extravagances séniles.

«Après avoir vomi toutes ces injures et d'autres encore plus acerbes qu'il vaut mieux taire, Brictio, enfin, s'en alla. Sa fureur assouvie, en homme qui croyait s'être pleinement vengé, il suivait à pas rapides le chemin par où il était venu, quand, tout à coup, il s'arrêta. Par l'effet, je crois, des prières de Martin, les démons avaient été chassés de son âme, laissant la place libre au remords. Alors, Brictio revint sur ses pas, et se prosterna aux genoux de Martin: il implora son pardon, avoua son erreur. Revenu enfin à son bon sens, il reconnut qu'il avait été poussé par un démon. Il n'était pas difficile, par une prière, d'amener Martin à pardonner. Alors, s'adressant au coupable lui-même et à nous tous, le saint raconta comment il avait vu les démons exciter le prêtre: aussi n'avait-il pas été ému par ces injures, nuisibles surtout à qui les avait lancées.

«Dans la suite, le même Brictio fut souvent poursuivi devant le tribunal épiscopal pour de nombreux et grands méfaits. Mais on ne put décider l'évêque à déposer ce prêtre. Martin craignait de paraître venger des injures personnelles. Il répétait souvent: "Si le Christ a supporté Judas, je puis bien, moi, supporter Brictio.»


CHAPITRE XVI

LA CHARITÉ DE SAINT MARTIN DONNÉE EN EXEMPLE

Alors Postumianus: - «Puisse cet exemple de Martin, dit-il, être connu de notre voisin! Quand il est dans son bon sens, il ne songe ni au présent ni à l'avenir. Mais, s'il se croit offensé, il devient fou, il n'est plus maître de lui. Il sévit contre les clercs, il attaque les laïques, il remue le monde entier pour sa vengeance. Voilà trois ans qu'il vit continuellement dans cette atmosphère de bataille. Il ne se laisse calmer ni par le temps ni par la raison. On devrait plaindre l'homme et s'apitoyer sur son sort, quand bien même ce serait le seul mal incurable dont il fût atteint. Tu aurais bien dû, Gallus, lui citer souvent tes exemples de patience et de sérénité: il aurait pu ainsi désapprendre la colère et apprendre le pardon. Si par hasard il avait connaissance de ce petit discours même par lequel j'interromps ton récit pour le critiquer, qu'il le sache bien: j'ai parlé, non en ennemi, mais en ami. S'il était possible, j'aimerais mieux le voir comparer à l'évêque Martin qu'au tyran Phalaris.

«Mais laissons-là ce voisin, dont le rappel manque de charme. Revenons, Gallus, à notre cher Martin».


CHAPITRE XVII

LA GLOIRE DE SAINT MARTIN

Alors moi, voyant le soir venu et le soleil à son déclin: - «Le jour s'en va, dis-je. Postumianus, il faut se lever. Et puis, des auditeurs si attentifs ont droit au dîner. D'ailleurs, quand on parle de Martin, tu ne dois pas t'attendre à ce qu'on soit jamais au bout. Sa gloire s'étend trop loin, pour qu'on puisse l'enfermer dans aucun récit. Cependant, tu pourras porter à l'Orient ce qu'on vient de raconter sur ce grand homme. Quand tu retourneras là-bas, sur tous ces rivages que tu reverras en passant, en tous lieux, ports, îles et cités, répands dans le public le nom et la gloire de Martin.

«D'abord, n'oublie pas d'aller en Campanie. Si en dehors que ce soit de ta route, que la crainte d'une perte de temps, même considérable, ne t'empêche pas d'y rendre visite à ce vir illustris aujourd'hui célèbre dans le monde entier, à Paulin (de Nole). Déroule devant lui, je te prie, le rouleau du procès-verbal de nos entretiens d'hier ou d'aujourd'hui, Tu lui rapporteras tout, tu lui liras tout. Bientôt, grâce à lui, Rome connaîtra les titres de gloire de notre saint. C'est déjà Paulin qui a fait connaître, non seulement en Italie, mais dans l'Illyricum entier, mon premier livre sur Martin. Paulin n'est pas jaloux de Martin, dont il sait apprécier les gloires et les miracles accomplis au nom du Christ: il ne refusera pas de comparer notre saint évêque à son cher Felix.

«De là, si par hasard tu passes en Afrique, tu iras répéter à Carthage ce que tu viens d'entendre. Carthage sans doute, comme tu l'as dit toi-même, connaît déjà notre grand homme. Mais il est bon que, maintenant surtout, elle apprenne plus de choses sur Martin: cela l'empêchera d'admirer trop exclusivement le martyr dont le sang l'a consacrée, son grand martyr Cyprien.

«Si tu inclines à gauche pour entrer dans le golfe d'Achaïe, c'est Corinthe, c'est Athènes, qui apprendront de toi cette vérité: Martin avait autant de sagesse que Platon dans son Académie, autant de courage que Socrate dans sa prison. Heureuse, sans doute, est la Grèce, qui a mérité d'entendre les prédications de l'Apôtre; mais les Gaules n'ont été nullement délaissées par le Christ, qui leur a donné Martin.

«Quand tu seras parvenu jusqu'en Égypte, ce pays-là, si fier qu'il soit du nombre et des miracles de ses saints, devra se résigner à apprendre de toi ceci: ni à l'Égypte, ni à l'Asie entière, l'Europe ne le cède en rien, à ne leur opposer que Martin.


CHAPITRE XVIII

ÉPILOGUE

«Enfin, lorsque tu auras de nouveau quitté l'Égypte et mis a la voile pour gagner Jérusalem, voici une mission dont je te charge, mission douloureuse. Si jamais tu touches le rivage de l'illustre Ptolemaïs (Saint-Jean d'Acre), aie soin de t'enquérir de l'endroit où est enseveli notre grand ami Pomponius. Ne manque pas de visiter le tombeau où reposent ses ossements en terre étrangère. Tu y verseras bien des larmes, gage de ton affection comme de nos regrets. Sur le sol même, si vain que soit cet hommage, tu sèmeras les fleurs de pourpre et les herbes parfumées. Tu parleras aussi au défunt, mais sans âpreté, sans aigreur, sur un ton de compassion, non de reproche. S'il avait voulu t'écouter jadis ou s'il m'avait toujours écouté, s'il avait imité Martin et non cet homme que je ne veux pas nommer, jamais il n'aurait été si cruellement séparé de moi: il ne reposerait pas aujourd'hui sous le sable d'une plage inconnue, comme un pirate naufragé, mort en pleine mer et enseveli par grâce à la pointe d'un rivage. Qu'ils voient leur oeuvre, ceux qui se sont vengés sur lui pour me nuire; qu'ils voient leur gloire. Que maintenant, du moins, ils cessent de m'attaquer, puisqu'ils se sont vengés».

Je disais cela d'une voix plaintive, avec des gémissements et des lamentations qui arrachaient des larmes à tous les assistants. A notre grande admiration pour Martin, se mêlait une tristesse non moins grande, réveillée par nos pleurs.

Alors, on se sépara.



DIALOGUES DE SULPICE SÉVERE SUR LES MIRACLES DE SAINT MARTIN



DIALOGUE I


CHAPITRE PREMIER

PRÉAMBULE
SULPICE SÉVERE ET SON AMI GALLUS. VISITE DE POSTUMIANUS, QUI REVIENT D'ORIENT

Nous étions ensemble, moi et Gallus, un homme qui m'est très cher, et en souvenir de Martin dont il a été le disciple, et pour ses mérites personnels. Survint mon cher Postumianus, qui, pour me revoir, revenait de l'Orient, où, quittant sa patrie, il s'était rendu trois ans auparavant. J'embrassai cet ami si tendre, je baisai ses genoux et ses pieds. Nous fîmes un ou deux tours de promenade, comme stupéfaits de nous revoir, et tous deux, en nous regardant, versant des larmes de joie. Puis, étendant à terre nos cilices, nous nous assîmes.

Prévenant mes questions, Postumianus dit en me regardant: -«J'étais dans une région lointaine de l'Égypte, quand me vint l'envie d'aller jusqu'à la mer. Là, je trouvai un vaisseau de transport, qui, avec sa cargaison devait gagner Narbonne, et qui se préparait à lever l'ancre. La nuit suivante, en songe, je crus te voir debout près de moi: ta main m'entraînait de force, pour me faire embarquer sur ce navire. Dès que l'aube eut dissipé les ténèbres et que j'eus quitté l'endroit où j'avais dormi, les réflexions sur le songe que j'avais eu m'inspirèrent subitement un tel désir de te revoir, que je m'embarquai aussitôt sur le navire. Le trentième jour, j'abordai à Marseille, d'où je suis venu ici en dix jours: tant une navigation heureuse a favorisé mon amical empressement. Toi, du moins, pour qui j'ai traversé tant de mers et parcouru tant de terres, tu voudras bien te livrer à mes embrassements et à mon affection sans témoin».

-«Moi, dis-je, même quand tu t'attardais en Égypte, j'étais toujours avec toi par l'âme et la pensée. Je songeais à toi jour et nuit; le souvenir de ton affection me possédait tout entier. Ne crois donc pas que maintenant je te quitte un instant. Je serai toujours suspendu à ton visage pour te regarder, t'écouter, te parler. Et personne absolument ne sera admis dans notre intimité, que protège ici l'isolement de ma cellule. Car, pour notre ami Gallus que voici, sa présence, je crois, ne te sera pas importune. Ton arrivée, tu le vois, le fait comme moi-même triompher de joie.»

-«Fort bien! dit Postumianus. Ton ami Gallus restera en notre compagnie. Sans doute, je ne le connais guère; mais, étant donné qu'il t'est très cher, il ne peut pas ne pas m'être cher, vu surtout qu'il est disciple de Martin. Et je ne demande pas mieux que de m'entretenir avec vous, même dans un récit suivi, comme vous le demandez. Si je suis venu ici, c'est pour revoir mon cher Sulpicius que voici» -et il m'étreignit de ses deux mains- «en me prêtant à son désir, dussé-je être verbeux.»


CHAPITRE II

SUITE DU PRÉAMBULE.
NOUVELLES D'AQUITAINE.

-«Assurément, dis-je, tu as bien prouvé ce que peut une tendre affection, toi qui, pour me voir, as traversé tant de mers et tant de terres, toi qui es venu des plus lointaines régions du soleil levant, pour ainsi dire, jusqu'à celles du soleil couchant. Eh bien, puisque nous sommes seuls, entre nous, et que nous sommes de loisir, et que nous devons être tout entiers à tes récits, raconte-nous en détail, je t'en prie, toute l'histoire de tes pérégrinations. Dis-nous comment fleurit en Orient la foi du Christ et si les fidèles y vivent en paix. Dis-nous ce qu'y font les moines et quels prodiges, quels miracles le Christ opère en ses serviteurs. Certes, en nos régions, au milieu de cette société où nous vivons, la vie même nous est à charge; mais nous aurions plaisir à t'entendre dire que du moins au désert on peut vivre en chrétien.»

Alors Postumianus:

-«Je ferai, dit-il, ce que tu désires ardemment, je le vois. Mais auparavant, je t'en prie, je voudrais savoir de toi si tous ces évêques, que j'ai laissés ici, sont encore tels que nous les avons connus avant mon départ.»

Alors moi:

-«Ne m'interroge pas là-dessus, dis-je. Ces choses-là, ou bien tu les sais comme moi, je pense; ou bien, si tu les ignores, mieux vaut pour toi ne les pas apprendre. Voici seulement ce que je ne puis taire: non seulement ceux sur qui tu m'interroges ne sont nullement devenus meilleurs que tu ne les as connus, mais encore celui-là même qui seul m'aimait autrefois, dont l'affection me permettait ordinairement de respirer entre les persécutions de ces gens-là, eh bien, lui aussi, il a été plus dur pour moi qu'il n'aurait dû. Mais, contre lui, je ne veux rien dire de désobligeant: j'ai cultivé son amitié, et je l'ai encore aimé alors qu'il passait pour être mon ennemi. Et quand je repasse tout cela dans mes pensées secrètes, j'éprouve une douleur poignante à songer que j'ai presque perdu l'amitié d'un homme instruit et pieux. Mais laissons cela, qui est plein de tristesse. Écoutons plutôt le récit que tu nous promettais tout à l'heure.»

-«Qu'il en soit ainsi, dit Postumianus.»

Après cela, nous gardâmes quelque temps le silence tous les trois. Puis, Postumianus rapprocha de moi le cilice sur lequel il était assis; et il commença son récit.


CHAPITRE III

RÉCIT DE POSTUMIANUS. EXCURSIONS A CARTHAGE ET EN CYRÉNAIQUE.

«Il y a trois ans, dit Postumianus, quand je fus parti d'ici, Sulpicius, après t'avoir fait mes adieux, je m'embarquai à Narbonne. Le cinquième jour, j'entrai dans un port d'Afrique: tant notre traversée fut heureuse par la Volonté de Dieu. Je voulus aller à Carthage, y visiter les endroits consacrés par les saints, et surtout me prosterner sur le tombeau du martyr Cyprien. Le quinzième jour, nous étions de retour au port. Nous prîmes le large, pour gagner Alexandrie. Mais l'Auster était contre nous, et nous faillîmes nous échouer dans la grande Syrte. Heureusement, nos marins virent le danger et arrêtèrent le navire en jetant les ancres.

«Sous nos yeux était la terre ferme du continent. Nous y abordâmes avec des barques. Comme nous n'y voyions aucune trace d'hommes ni de culture, je m'avançai plus loin pour explorer avec soin les lieux. A trois milles environ du rivage, au milieu des sables, j'aperçus une petite cabane, de celles dont le toit, comme dit Salluste, ressemble à la carène d'un navire. Ce toit, qui touchait la terre, était fait de très fortes planches. Ce n'est pas qu'on craigne en ce pays aucune violence des pluies -qu'il y soit tombé de l'eau, on ne l'a même jamais entendu dire-; mais la violence des vents est telle, que la moindre brise, soufflant même dans un ciel assez pur, y cause une tempête plus terrible qu'aucun naufrage sur aucune mer. Là ne viennent ni plantes, ni moissons; car le terrain manque de consistance, les sables secs se déplaçant à tout souffle des vents. Mais, derrière certains promontoires qui arrêtent les vents, du côté opposé à la mer, la terre est un peu plus ferme; elle produit, de place en place, une herbe rude, très propre à la nourriture des moutons. Les habitants vivent de lait. Les plus habiles, ou, si l'on peut dire, les plus riches, ont du pain d'orge. En cette région, l'orge est la seule récolte. Comme elle y pousse vite en raison de la nature du sol, elle échappe ordinairement aux désastres causés par les vents qui y sévissent: trente jours, dit-on, après les semailles, elle est mûre. Si des hommes s'établissent en une pareille contrée, il n'y a qu'une raison: c'est que tous y sont libres d'impôts. En effet, ce pays est à l'extrémité de la Cyrénaïque, et il touche au désert qui s'étend entre l'Égypte et l'Afrique: ce désert, à travers lequel jadis, fuyant César, Caton conduisit son armée.


CHAPITRE IV

UN MENU AU DÉSERT. GOUT DES GAULOIS POUR LA BONNE CHERE

«Donc, je me dirigeai vers cette cabane que j'avais aperçue de loin. J'y trouvai un vieillard en vêtement de peau, tournant une meule à bras. Après un échange de salut, il nous fit un aimable accueil. Je lui expliquai que nous avions été jetés sur cette côte, que nous n'avions pu reprendre immédiatement notre navigation, l'état de la mer nous retenant. Nous étions donc descendus à terre. Cédant à la curiosité humaine, nous avions voulu connaître la nature des lieux et les moeurs des habitants. D'ailleurs, nous étions chrétiens: nous désirions surtout apprendre si, dans ces déserts il y avait quelques chrétiens.- Alors notre hôte, pleurant de joie, se jeta à nos genoux, nous embrassa deux et plusieurs fois, nous invita à prier avec lui. Puis, il étendit sur le sol des peaux de mouton, où il nous fit prendre place. Il nous servit un déjeuner vraiment somptueux: la moitié d'un pain d'orge. Or, de notre côté, nous étions quatre; avec lui, cinq convives. Il mit aussi sur la table une botte d'herbe: une herbe dont le nom m'échappe, analogue à la menthe, au feuillage exubérant, avec une saveur de miel. Cette plante avait un goût et un parfum très agréables; ce fut un régal, et nous pûmes nous rassasier.

A ces mots, je me mis à sourire, et, me tournant vers mon cher Gallus: -«Eh bien, dis-je, eh bien, Gallus, que dis-tu de ce déjeuner? Une botte d'herbe et la moitié d'un pain pour cinq hommes!»

Alors Gallus, très discret à son ordinaire, rougit un peu à cette taquinerie:

-«Te voilà encore, dit-il, Sulpicius. Suivant ta coutume, tu ne laisses échapper aucune occasion de railler notre gloutonnerie. Mais tu es bien dur, de prétendre nous forcer, nous, des Gaulois, à vivre comme des anges. Et encore, moi, je croirais que même les anges mangent pour le plaisir de manger. Quant à cette moitié de pain d'orge, je craindrais d'y toucher, même à moi seul. C'est bon pour ton Cyrénéen, que la nécessité ou la nature condamne à avoir faim. Ou encore, tout au plus, c'est bon pour tes débarqués, que le mal de mer, je pense, vouait à la diète. Nous autres, nous sommes loin de la mer; et, comme je te l'ai souvent déclaré, nous sommes des Gaulois. Mais laissons cela. Que Postumianus continue à nous raconter l'histoire de son Cyrénéen.»



Vies de saints - CHAPITRE IX