Vies de saints - CHAPITRE V

CHAPITRE V

UNE COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE AU DÉSERT

-«Eh bien, dit Postumianus, je me garderai à l'avenir de louer la sobriété de personne, dans la crainte de froisser nos Gaulois en leur proposant un exemple trop difficile à suivre. Je comptais pourtant vous décrire encore le dîner de ce Cyrénéen et les banquets suivants: car nous sommes restés sept jours chez lui. Mais je dois y renoncer, de peur que Gallus n'y voie encore une raillerie.

«D'ailleurs, le lendemain, des habitants commencèrent à affluer pour nous voir. J'appris ainsi que notre hôte était prêtre; ce qu'il nous avait complètement caché. Ensuite, nous nous rendîmes avec lui à l'église, qui était à environ deux milles de là, derrière une montagne qui l'avait dérobée à nos regards. Construite avec des branches quelconques entrelacées, cette église n'était guère plus fastueuse que la cabane de notre hôte, où il ne pouvait se tenir sans se courber. En faisant mon enquête sur les moeurs des habitants, je notai ce fait remarquable, qu'ils n'achètent ni ne vendent rien. Ils ignorent ce qu'est la fraude ou le larcin. Ils dédaignent l'or et l'argent, biens suprêmes aux yeux des autres hommes: ils n'en ont pas et ne désirent pas en avoir. Comme j'offrais à ce prêtre dix pièces d'or, il recula d'horreur, déclarant dans sa profonde sagesse qu'avec l'or on ne construit pas l'Église, mais que plutôt on la détruit. Nous lui fîmes don de quelques vêtements, qu'il accepta volontiers.


CHAPITRE VI

ARRIVÉE A ALEXANDRIE. QUERELLES D'ÉGLISE A PROPOS D'ORIGENE

«Rappelés vers la mer par nos marins, nous prîmes congé. Après une heureuse traversée de sept jours, nous arrivâmes à Alexandrie. Là, entre évêques et moines, se livraient d'horribles batailles.

«En voici l'occasion ou la cause. Les évêques, assemblés en grand nombre dans plusieurs synodes, avaient décidé catégoriquement que personne ne devait lire ou avoir chez soi les livres d'Origène. Celui-ci passait pour être un très habile commentateur des saintes Écritures. Mais les évêques relevaient dans ses livres certains passages extravagants. Ses défenseurs, n'osant pas justifier ces passages, préféraient dire que c'étaient des interpolations frauduleuses des hérétiques. Aussi, ajoutaient-ils, à cause de ces erreurs qu'on avait raison de blâmer, on ne devait pas condamner également le reste: la foi des lecteurs pouvait facilement faire la distinction, être en garde contre les passages falsifiés, et retenir pourtant les explications vraiment catholiques. D'ailleurs, il n'était pas surprenant que, sur des livres modernes et récemment écrits, la fraude des hérétiques eût opéré, puisqu'elle n'avait pas craint, en certains endroits, de s'en prendre à la vérité des évangiles. Malgré ces objections, les évêques résistaient obstinément. Ils usaient de leur puissance pour forcer à tout condamner, le bon avec le mauvais, et avec l'auteur lui-même. On avait, disaient-ils, on avait bien assez de livres agréés par l'Église: on devait rejeter absolument la lecture d'Origène, plus nuisible aux insensés que profitable aux gens sensés.

«Quant à moi, j'ai eu la curiosité d'explorer certaines parties de ces livres. Bien des choses m'y ont plu tout à fait. Mais j'y ai noté quelques passages où l'auteur est certainement dans l'erreur: ce sont ceux où ses défenseurs dénoncent des interpolations. Moi, je m'étonne qu'un seul et même homme ait pu être si différent de lui-même. Là où on l'approuve, il n'a pas d'égal depuis les apôtres. Mais, là où on le blâme avec raison, on ne connaît personne qui ait commis des erreurs plus honteuses.


CHAPITRE VII

PERSÉCUTION CONTRE LES MOINES ORIGÉNISTES

«Parmi les nombreux passages, relevés par les évêques, qu'on lisait dans les livres d'Origène, et qui étaient évidemment contraires à la foi catholique, il en est un surtout qui pouvait le rendre odieux, et où se lisait une déclaration incroyable. Le Seigneur Jésus, disait-il, S'était incarné pour la rédemption de l'homme, avait souffert la croix pour le salut de l'homme, avait goûté à la mort pour l'éternité de l'homme: Jésus de même, par une passion analogue, devait racheter jusqu'au diable. Cela convenait, ajoutait Origène, à la Bonté, à la Charité du Christ: celui qui avait réformé l'homme perdu, devait délivrer aussi l'ange déchu.

«Comme ce passage et d'autres du même genre étaient produits par les évêques, l'animosité des partis amena une sédition. Ne pouvant la réprimer par leur autorité, les évêques donnèrent un exemple malheureux: pour rétablir la discipline dans l'Église, ils firent intervenir le préfet. Celui-ci, par un régime de terreur, dispersa les frères. Les moines furent chassés en diverses régions, si bien que l'on afficha des édits qui ne leur permettaient de s'établir nulle part. Une chose me troublait beaucoup: l'attitude de Jérôme, un homme scrupuleusement catholique et très versé dans la sainte Loi. Il passait pour avoir d'abord suivi Origène: or, maintenant, il était des plus ardents à condamner même tous ses écrits. Sans doute, je n'oserais porter sur personne un jugement téméraire; je constate pourtant que des hommes très distingués et très savants différaient d'avis, disait-on, en ce conflit. En tout cas, l'opinion des moines, que ce soit une erreur, comme je le pense, ou une hérésie, comme on le croit, ne put être étouffée par les nombreux châtiments qu'infligèrent les évêques. Et même, elle n'aurait pu se répandre si largement, si elle n'avait grandi par la lutte. Tels étaient donc les troubles qui agitaient Alexandrie, quand j'y arrivai. Moi, l'évêque de cette cité m'accueillit fort bien, mieux que je ne m'y attendais. Il tenta même de me retenir auprès de lui. Mais je n'eus pas le coeur de rester dans une ville où bouillonnaient les haines allumées par la récente déroute des frères. Sans doute, on trouvera peut-être que ces moines auraient dû obéir à leurs évêques; mais ce n'était pas une raison pour qu'une multitude si grande, vivant sous la confession du Christ, fût frappée si durement, surtout par des évêques.


CHAPITRE VIII

PELERINAGE A BETHLÉEM.
VISITE A SAINT JÉROME

«Donc, je quittai Alexandrie pour gagner la ville de Bethléem. Elle est séparée de Jérusalem par une distance de six milles; elle est à seize étapes d'Alexandrie. L'Église de cet endroit est dirigée par le prêtre Jérôme; c'est une paroisse de l'évêque qui siège à Jérusalem. Depuis longtemps, je connaissais Jérôme, dont j'avais fait la connaissance dans mon précédent voyage; il avait donc obtenu facilement que je lui rendisse visite avant tous. En effet, outre le mérite de sa foi et la qualité de ses vertus, c'est un homme très versé dans la littérature, non seulement des Latins et des Grecs, mais encore des Hébreux, au point qu'en aucune science personne n'oserait se comparer à lui. D'ailleurs, je serais surpris s'il n'était pas connu de vous aussi, par les nombreux ouvrages qu'il a écrits, et qui sont lus dans le monde entier.»

-«De nous, dit Gallus, il est bien connu, trop connu. Il y a cinq ans, j'ai lu de lui un livre, où toute notre génération de moines est par lui très violemment maltraitée et déchirée. D'où il arrive parfois que notre ami le Belge s'irrite fort contre lui, à cause du passage où on lit que nous aimons à nous rassasier jusqu'à vomir. Pour moi, je pardonne à Jérôme, convaincu qu'il a voulu parler des moines d'Orient, plutôt que des moines d'Occident. En effet, si l'excès de bonne chère est chez les Grecs gloutonnerie, chez les Gaulois c'est appétit naturel.»

Alors moi:

-«C'est en avocat, dis-je, que tu défends, Gallus, tes compatriotes. Mais, dis-moi, le livre en question condamne-t-il seulement ce défaut-là chez les moines?»

-«Oh, non, dit Gallus. L'auteur n'a rien omis du tout, pour le plaisir d'attaquer, de déchirer, de diffamer. Il nous reproche surtout l'avarice, et aussi la vanité. Il parle beaucoup de notre orgueil, et longtemps de notre superstition. Eh bien, je l'avouerai en toute sincérité, il me paraît avoir peint là des défauts assez répandus.


CHAPITRE IX

PORTRAIT DE SAINT JÉROME
DÉPART POUR LA HAUTE-ÉGYPTE.

«Au reste, poursuivit Gallus, sur les familiarités suspectes des vierges avec les moines, même avec les clercs, comme les critiques de Jérôme sont vraies et fortes! Aussi certaines gens, que je ne veux pas nommer, ne l'aiment pas, dit-on. Si notre ami le Belge s'irrite de nous voir taxés de gloutonnerie, ces gens-là frémissent, dit-on, quand ils lisent dans l'opuscule en question: "La vierge dédaigne d'habiter avec son frère germain, qui est célibataire; comme frère, elle cherche un étranger» (Jérôme, Epist. 22, 14 ad Eustochium).

Alors moi: -«Vraiment, dis-je, tu vas trop loin Gallus. Prends garde d'être entendu de quelqu'un qui se reconnaisse là: il te mettrait dans le même sac que Jérôme, et commencerait à ne pas t'aimer. Puisque tu es homme d'école, je puis te citer le vers du grand comique, pour t'avertir: "Par la condescendance, on se fait des amis; par la vérité, on fait naître la haine" (Térence, Andr., I, 1, 41). Mais laissons cela. A toi, Postumianus; continue ce que tu avais commencé, reprends ton récit d'Orient».

-«Moi, reprit Postumianus, comme j'allais vous le dire, je restai six mois près de Jérôme. Il est toujours en guerre contre les méchants; et cette lutte perpétuelle lui a attiré la haine des coquins. Il est détesté des hérétiques, parce qu'il ne cesse de les attaquer; détesté des clercs, parce qu'il critique vivement leur genre de vie et leurs vices. Mais, assurément, tous les honnêtes gens l'admirent et l'aiment. Le croire hérétique, c'est être fou. Je puis le dire en toute vérité, catholique est la science de l'homme, saine est sa doctrine. Toujours, il est tout entier à la lecture, tout entier aux livres. Ni le jour, ni la nuit, il ne se repose. Il est toujours à lire ou à écrire. Si je n'eusse arrêté dans mon esprit et promis à Dieu d'aller dans ce désert qui d'avance était mon but, je n'aurais pas voulu, même un instant, me séparer d'un si grand homme.

«Je lui laissai donc et lui confiai tous mes bagages, avec tous mes gens, qui m'avaient suivi contre mon désir, et qui me retenaient, m'embarrassaient. Alors, complètement déchargé, pour ainsi dire, d'un lourd fagot, libre enfin, je retournai à Alexandrie. J'y visitai les frères. Puis je me dirigeai vers la Thébaïde supérieure, c'est-à-dire vers l'extrémité de l'Égypte. Là, disait-on, dans les vastes solitudes du désert, vivaient une foule de moines. Ce serait long, si je voulais rapporter tout ce que j'y ai vu. Je me contenterai d'effleurer quelques souvenirs.


CHAPITRE X

MOINES ET ERMITES DE LA THÉBAIDE
HISTOIRE D'UN SERPENT ET DE DEUX ENFANTS

«Non loin du désert, sur les bords du Nil, nombreux sont les monastères. Les moines habitent ensemble, ordinairement par groupes de cent. Leur grande règle, c'est de vivre sous l'autorité d'un abbé, de ne rien faire par leur propre volonté, d'obéir en toute chose au moindre signe du chef dont ils dépendent. Ceux d'entre eux qui visent à une plus grande perfection, se rendent au désert pour y mener la vie solitaire; mais ils n'y vont qu'avec la permission de leur abbé. Leur première vertu, c'est d'obéir à l'autorité d'autrui. Quand ils ont passé au désert, leur abbé prend des mesures pour leur procurer du pain ou toute autre nourriture.

«Par hasard, pendant les jours qui suivirent mon arrivée dans la région, on eut à ravitailler un certain ermite qui venait de se retirer dans le désert, et qui s'était fait une cabane à six milles tout au plus du monastère. Pour lui porter du pain, l'abbé avait envoyé deux enfants, dont l'aîné avait quinze ans et le plus jeune douze. Comme ces enfants revenaient de là, un aspic d'une taille extraordinaire se trouva sur leur chemin. Ils ne s'effrayèrent nullement de cette rencontre. Quand le serpent fut devant leurs pieds, comme par enchantement, il abaissa sur le sol son cou bleuâtre.

Le plus jeune des enfants le saisit avec la main, l'enveloppa dans son manteau, et l'emporta. Au monastère, il entra comme un vainqueur, et courut à la rencontre des frères. Sous les regards curieux de tous, il ouvrit son manteau et déposa sur le sol la bête captive, non sans une orgueilleuse fierté. Tous les autres vantaient la foi et la puissance miraculeuse des enfants. Mais l'abbé, dans sa profonde sagesse, craignit que la faiblesse de leur âge n'en tirât présomption: il les fit battre de verges tous les deux, leur reprochant beaucoup d'avoir révélé le prodige que par leur entremise avait opéré le Seigneur. Ce prodige, ajoutait-il, n'était pas l'oeuvre de leur foi, mais de la Puissance divine; ils devaient apprendre plutôt à servir Dieu en toute humilité, non se glorifier à propos de prodiges et de miracles; car mieux valait avoir conscience de sa faiblesse que tirer vanité de miracles.


CHAPITRE XI

PAIN MIRACULEUX

Cependant, le moine du désert apprit tout cela: il sut que les deux enfants avaient été mis en péril par la rencontre d'un serpent, et qu'en outre, après leur victoire sur le serpent, ils avaient reçu bien des coups. Alors, le solitaire supplia son abbé de ne plus lui envoyer désormais de pain, ni aucune nourriture. Il y avait déjà huit jours que l'homme du Christ s'était ainsi séquestré lui-même, au risque de mourir de faim. Ses membres étaient desséchés par le jeûne; mais son âme résistait, tournée vers le ciel. Son corps était épuisé par la diète; mais sa foi se fortifiait dans sa fermeté.

«Sur ces entrefaites, son abbé fut averti par l'Esprit saint d'avoir à visiter son disciple. Dans sa charitable sollicitude, il voulut savoir de quoi se nourrissait son fidèle, après avoir refusé de recevoir le pain de l'homme. Il partit lui-même à sa recherche. Dès que le solitaire vit de loin venir le vieillard, il courut à sa rencontre, lui rendit grâce, le conduisit à sa cellule. En y entrant tous deux ensemble, ils aperçurent une corbeille de palmier, pleine de pain chaud, suspendue à la porte devant le montant. D'abord, ils constatèrent que c'était bien l'odeur du pain chaud; puis, au toucher, trouvèrent tel que s'il sortait du four; cependant, ils ne reconnurent pas la forme du pain d'Égypte. Stupéfaits, tous deux conclurent que c'était un présent du ciel; mais le solitaire déclarait que ce présent était fait pour la visite de l'abbé, tandis que l'abbé l'attribuait plutôt à la foi et à la vertu du solitaire. Enfin tous deux, avec une grande allégresse, rompirent le pain céleste.

«Le vieillard, de retour au monastère, raconta l'aventure aux frères. Alors, un tel enthousiasme s'empara de tous, qu'à l'envi ils se hâtaient de gagner les solitudes sacrées du désert, déclarant qu'ils seraient malheureux s'ils restaient plus longtemps dans une communauté nombreuse, où l'on devait souffrir le commerce des hommes.


CHAPITRE XII

PATIENCE ÉVANGÉLIQUE

«Dans ce monastère, j'ai vu deux vieillards qui, disait-on, y vivaient depuis quarante ans sans en être jamais sortis. Si je crois devoir les mentionner, c'est à cause de ce que j'ai entendu raconter à propos de leurs vertus: au témoignage de l'abbé lui-même et au dire de tous les frères, le soleil n'avait jamais vu l'un de ces moines manger, ni l'autre se fâcher.»

Alors Gallus, en me regardant:

-«Oh, si votre homme, que je ne veux pas nommer, si votre homme était ici! Je voudrais bien qu'il entendît citer cet exemple, lui que souvent, à propos de nombreuses personnes, nous avons trop vu s'irriter si fort. Cependant, à ce qu'on me dit, il vient de pardonner à ses ennemis: alors, s'il entendait ceci, il serait confirmé de plus en plus, par l'exemple cité, dans l'idée que c'est une belle vertu de ne pas se laisser émouvoir par la colère. Sans doute, je ne nierai pas qu'il ait eu de justes raisons de se fâcher. Mais, là où la lutte est plus dure, plus glorieuse aussi est la couronne du vainqueur. Aussi, à mon avis, a-t-on tout lieu de louer quelqu'un que tu peux reconnaître. Abandonné par un affranchi ingrat, il a eu pitié de lui, au lieu de lui reprocher son départ. Il ne s'est pas même fâché contre l'homme par qui il s'est vu enlever son affranchi.»

Alors moi:

-«Si Postumianus ne nous eût cité cet exemple d'une victoire sur la colère, je m'irriterais fort du départ de mon fugitif. Mais, puisqu'il n'est pas permis de s'irriter, laissons là toutes ces allusions à des souvenirs douloureux. Revenons à toi, dis-je, Postumianus: nous t'écoutons.»

-«Je ferai, dit Postumianus, je ferai, Sulpicius, ce que tu veux, puisque je vous vois tous deux si désireux de m'entendre. Mais, souvenez-vous-en, je compte toucher les intérêts du dépôt de souvenirs que je fais ici. Volontiers, je paie ce que vous demandez, mais à une condition: vous ne me refuserez pas ensuite ce que j'ai demandé.»

-«Nous autres, dis-je, nous n'avons rien pour nous acquitter de notre dette envers toi, même sans intérêts. Cependant, exige tout ce que tu voudras, pourvu que tu continues à satisfaire nos désirs. Vraiment, nous sommes charmés de ton récit.»

-«Non, dit Postumianus, je ne tromperai pas votre curiosité. Et puisque vous avez pu reconnaître déjà la puissance d'un ermite, je vais vous citer encore quelques traits, pris entre cent.»


CHAPITRE XIII

LE LION ET LES DATTES.

«Donc, je venais d'entrer dans le désert. J'étais à environ douze milles du Nil. J'avais avec moi, pour me guider, l'un des frères, qui connaissait bien les lieux. Nous arrivâmes chez un vieux moine, qui habitait au pied d'une montagne. Là, chose très rare en ces régions, il y avait un puits. Le moine possédait un boeuf, dont tout le travail consistait à faire tourner une machine à roue pour tirer de l'eauÉ car la profondeur du puits était, disait-on, d'environ mille pieds ou davantage. Un jardin produisait là des légumes en abondance, et cela contre la nature du désert, où le sol partout desséché, brûlé par les ardeurs du soleil, ne peut jamais nourrir la moindre racine d'aucune plante. Le saint homme devait ses récoltes à son labeur, à celui du boeuf son compagnon, à son industrieuse activité: des irrigations répétées donnaient au sable tant de consistance, que nous avons vu étonnamment verts et d'un merveilleux rapport les légumes de ce jardin. C'est de cela que vivaient le maître et son boeuf. A nous aussi, c'est avec ces produits du jardin que le saint homme put nous offrir à dîner. J'à vu là une chose que, vous autres Gaulois, vous ne croirez peut-être pas: une marmite, pleine des légumes qu'on préparait pour notre dîner, se mettre à bouillir sans feu. Telle est la force des rayons du soleil, qu'ils suffiraient à n'importe quels cuisiniers, même pour faire cuire les ragoûts des Gaulois.

«Après le dîner, comme déjà le soir tombait, notre hôte nous invita à aller voir un palmier, dont il cueillait parfois les fruits, et qui était éloigné d'environ deux milles. Les palmiers sont les seuls arbres qu'on trouve au désert: il n'y en a guère, mais enfin il y en a. Les doit-on à l'industrie des anciens, ou à la nature du sol? Je l'ignore. Peut-être aussi Dieu, sachant dans sa prescience que le désert serait habité un jour par des saints, a-t-Il mis là d'avance les palmiers pour ses serviteurs. Car, en grande partie, ceux qui se fixent dans ces solitudes, où ne vient aucune autre plante, se nourrissent des fruits de ces arbres. Quoi qu'il en soit, en arrivant au palmier où nous conduisait l'amabilité de notre hôte, nous y rencontrâmes un lion. En le voyant, mon guide et moi, nous nous mîmes à trembler. Mais le saint, sans hésiter, s'approcha; toujours tremblants, nous suivîmes. La bête, comme sur un ordre de Dieu, s'écarta un peu, discrètement. Elle s'arrêta, tandis que l'ermite atteignait les branches les plus basses et cueillait des fruits. Puis, voyant qu'on lui tendait une main pleine de dattes, le lion accourut. Il accepta les fruits avec plus de liberté qu'aucun animal domestique; et, quand il eut mangé, il s'en alla. Nous autres les spectateurs, et spectateurs encore tremblants, nous eûmes l'occasion de mesurer alors, et la puissance de la foi chez le saint, et, en nous-mêmes, la faiblesse de notre foi.


CHAPITRE XIV

LE REMORDS DE LA LOUVE

«J'ai vu un autre ermite également extraordinaire, qui habitait dans une cabane minuscule, où tenait une seule personne. On racontait qu'une louve avait coutume d'assister à son dîner. La bête ne manquait presque jamais de se présenter à l'heure régulière du repas. Elle attendait devant la porte, jusqu'au moment où l'ermite lui tendait le pain restant du dîner. Alors, elle lui léchait la main. Après avoir rempli envers lui ce devoir de reconnaissance et l'avoir salué, elle s'en allait.

«Mais il advint qu'un jour le saint, ayant reçu la visite d'un frère et l'ayant reconduit à son départ, resta longtemps absent et revint seulement à la nuit. La bête se présenta à l'heure ordinaire du repas. Constatant l'absence de son patron familier, elle entra dans la cellule vide, pour chercher avec soin où pouvait être le maître. Par hasard se trouvait suspendue à sa portée une corbeille de palmier, contenant cinq pains. La louve goûta l'un des pains, qu'elle dévora. Puis, le crime perpétré, elle s'en alla. Quand l'ermite fut de retour, il vit la corbeille disloquée et ne trouva pas son compte de pains. Il comprit qu'on l'avait volé; près du seuil, il reconnut des fragments du pain dérobé. Cela fixait les soupçons sur l'auteur du vol. Les jours suivants, la louve ne vint pas selon sa coutume: sans doute, elle avait conscience de son impudent méfait, elle se gardait de venir vers celui à qui elle avait fait tort. De son côté, l'ermite souffrait de n'avoir plus la distraction que lui apportait sa pensionnaire. Il pria pour obtenir son retour. Enfin, au bout de sept jours, la louve se présenta, comme auparavant, au moment du dîner. Mais on s'apercevait aisément qu'elle avait honte et se repentait. Elle n'osait s'approcher. Les yeux baissés vers la terre, dans un profond sentiment de honte, comme on le comprenait bien à son attitude, elle implorait en quelque sorte son pardon. L'ermite eut pitié de sa confusion. Il l'invita à s'approcher, et, d'une main caressante, flatta sa tête chagrine. Puis il doubla la ration de pain, pour réconforter la coupable. Alors, se voyant pardonnée, la louve laissa là son chagrin, et reprit ses visites accoutumées.

«Contemplez, je vous prie, contemplez, même en ce monde des bêtes, la Puissance du Christ, qui rend intelligente jusqu'à la brute, qui adoucit jusqu'à la férocité. Une louve rend des visites; une louve reconnaît que son larcin est coupable; une louve a conscience, a honte, est confuse; appelée, elle se présente, tend la tête, a le sentiment du pardon accordé, comme elle a porté la honte de la faute commise. Voilà ta Puissance, ô Christ. Voilà tes miracles, ô Christ. En effet, les prodiges qu'opèrent en ton Nom tes serviteurs, c'est ton oeuvre. Et nous gémissons de voir que, si ta Majesté est sentie par des bêtes sauvages, elle n'est pas révérée par des hommes.


CHAPITRE XV

LA LIONNE RECONNAISSANTE

«On pourrait trouver incroyable le récit précédent. Eh bien, je vous citerai de plus grandes merveilles. La foi du Christ m'est témoin que je n'invente rien. Je ne raconterai pas des fables accréditées par des autorités incertaines; mais je vous exposerai ce que j'ai appris par des hommes sûrs.

«Beaucoup de solitaires habitent dans le désert sans avoir de cabanes; on les appelle des anachorètes. Ils vivent de racines des plantes. Ils ne se fixent jamais dans un lieu déterminé, craignant les nombreux visiteurs. L'endroit où la nuit les surprend, voilà leur domicile. Donc un certain solitaire vivait de cette façon, d'après cette loi. Deux moines de Nitrie, une région pourtant bien éloignée, avaient été jadis ses confrères dans un monastère; et il avait été pour eux un ami très cher. Entendant parler de ses miracles, ils voulurent le revoir. Ils le cherchèrent longtemps. Enfin, au bout de sept mois, ils le découvrirent à l'extrémité du désert qui touche au pays des Blemmyes. Il habitait, disait-on, ces solitudes depuis douze ans. Il évitait ordinairement la rencontre de tous les hommes. Mais cette fois, quand il eut reconnu les visiteurs, il ne se déroba pas; il se donna même pendant trois jours à ces amis si chers. Le quatrième jour, à leur départ, il leur fit quelque temps la conduite. Soudain, les voyageurs virent venir à eux une lionne d'une taille extraordinaire. Bien qu'ils fussent trois, la bête savait à qui s'adresser. Elle se roula aux pieds de l'anachorète, se prosternant avec des sortes de sanglots et de lamentations, avec des attitudes, en même temps, de douleur et de prière. Ce spectacle émut les trois amis, surtout le solitaire qui se voyait visé. La lionne se mettant en marche, tous trois la suivirent. Tantôt s'arrêtant, tantôt se retournant, elle faisait aisément comprendre ce qu'elle voulait: que, là où elle allait, l'anachorète la suivît. Bref, on arriva à la caverne de la bête. Cette malheureuse mère y nourrissait cinq lionceaux déjà forts, qui, étant sortis du sein maternel les yeux clos, étaient condamnés à une perpétuelle cécité. Elle les tira de l'antre l'un après l'autre, et les déposa aux pieds de l'anachorète. Alors seulement, le saint comprit ce que demandait la bête. Il invoqua le Nom de Dieu, et, de la main, toucha les yeux clos des lionceaux. Aussitôt, la cécité disparut: les yeux des bêtes s'ouvrirent à la lumière qui leur avait été longtemps refusée.

«Ainsi les deux moines, après leur visite à l'anachorète qu'ils avaient désiré revoir, s'en retournèrent largement récompensés pour les fatigues de leur voyage: admis à être les témoins d'un si grand miracle, ils avaient vu à l'oeuvre la foi du saint, la Gloire du Christ, qu'ils auraient à attester. Mais voici un autre prodige: cinq jours après, la lionne revint vers l'auteur d'un si grand bienfait, et lui apporta en don la peau d'un animal sauvage extraordinaire. Le saint s'enveloppa souvent de cette peau, comme d'un manteau: il n'avait pas dédaigné d'accepter, par l'intermédiaire d'une bête, ce présent dont il devinait bien le véritable auteur.


CHAPITRE XVI

L'ANACHORETE ET LA GAZELLE

«Il y avait encore dans ces régions un autre anachorète dont le nom était illustre. Il habitait dans la partie du désert qui touche à Syène. Au début de son séjour dans ces solitudes, où il comptait vivre des racines d'herbes, agréables au goût et parfois d'une saveur exquise, que produit le sable, il ne savait pas choisir entre les plantes, et il en cueillait souvent de dangereuses. Il n'était pas facile de distinguer au goût la nature des racines, parce que toutes étaient également douces; mais beaucoup contenaient dans leur essence un suc mortel. Donc, quand l'ermite mangeait, un mal interne le tourmentait; de terribles douleurs secouaient tous ses organes; des vomissements répétés, en lui causant des tortures intolérables, ruinaient dans son estomac épuisé jusqu'au siège de la vie. Redoutant désormais tout ce qui se mange, il jeûnait depuis sept jours, et le souffle vital l'abandonnait, quand s'approcha de lui une bête sauvage, un ibex (sorte de gazelle). Comme l'animal se tenait près de lui, il lui jeta une botte d'herbes, qu'il avait faite la veille et qu'il n'osait pas toucher. La bête se mit à écarter avec sa bouche les plantes vénéneuses, et à prendre celles qu'elle savait inoffensives. Le saint homme n'eut qu'à suivre cet exemple, pour apprendre ce qu'il devait manger, ce qu'il devait rejeter. C'est ainsi qu'il échappa au danger de mourir de faim, et qu'il fut mis en garde contre les plantes vénéneuses.

«Mais ce serait bien long, sur tous ceux qui habitent le désert, de raconter ce que j'ai vu ou entendu dire. J'ai passé dans ces solitudes une année entière, plus environ sept mois. J'y ai fort admiré la vertu d'autrui, sans pouvoir tenter moi-même une entreprise si ardue et si difficile. Néanmoins, j'habitais ordinairement avec le vieillard dont j'ai parlé, celui qui avait un puits et un boeuf.


CHAPITRE XVII

EXCURSIONS DIVERSES
L'ERMITE DU SINAI

«J'ai visité les deux monastères de saint Antoine, qui aujourd'hui encore sont occupés par ses disciples. Je suis allé à la grotte où a demeuré le bienheureux Paul, le premier ermite. J'ai vu la mer Rouge, la chaîne du mont Sinaï, dont la cime touche presque le ciel et est inaccessible.

«Dans les solitudes du Sinaï vivait, disait-on, un singulier anachorète, que j'ai longtemps cherché sans l'apercevoir. Depuis près de cinquante ans, il avait rompu toutes relations avec les hommes. Il ne portait aucun vêtement, n'étant couvert que des poils de son corps, et, par un don de la Grâce divine, ignorant sa nudité. Chaque fois que des hommes pieux avaient voulu l'approcher, il avait gagné en courant des lieux écartés, évitant toute rencontre avec des hommes. En une seule circonstance, disait-on, cinq ans auparavant, il s'était prêté à une entrevue, en faveur d'un homme qui, je crois, par la puissance de sa foi, avait mérité d'obtenir ce privilège. Le visiteur, entre autres questions posées au cours d'un long entretien, avait demandé pourquoi cette obstination à éviter les hommes. L'ermite, dit-on, répondit que, si l'on reçoit les visites des hommes, on ne peut recevoir celle des anges. D'où une opinion assez fondée, et courante: le bruit s'était répandu que ce saint était visité par les anges.

«Pour moi, quand j'eus quitté le mont Sinaï, je revins vers le Nil. De ce fleuve, je parcourus les deux rives, qui sont couvertes de nombreux monastères. Je constatai qu'ordinairement, comme je l'ai déjà dit, les moines habitaient ensemble par groupes de cent; mais on en trouvait jusqu'à deux ou trois mille dans les mêmes bourgades. Et, croyez-le bien, les moines vivant en communauté ne sont pas inférieurs en puissance à ceux que vous avez vus à l'oeuvre, et qui vivent à l'écart des sociétés humaines. Là, comme je l'ai dit, la vertu essentielle, la première de toutes, c'est l'obéissance. Un nouveau venu n'est admis par l'abbé d'un monastère qu'après une épreuve décisive, prouvant qu'il ne refusera jamais d'obéir aux plus ardus, aux plus pénibles, aux plus intolérables des commandements de l'abbé.


CHAPITRE XVIII

L'ÉPREUVE DU FOUR

«Je vais vous citer, de ces épreuves, deux exemples éclatants, incroyables, deux miracles d'obéissance. Il m'en vient bien d'autres à la mémoire. Mais, pour exciter l'émulation dans le domaine des vertus, si quelques exemples ne suffisent pas, rien ne servirait de les multiplier.

«Donc un homme, qui avait renoncé à la vie active du monde, entra dans un monastère de règle rigoureuse, demandant à y être admis. L'abbé se mit à lui faire de nombreuses objections. Lourd était ici, disait-il, le poids de la discipline; lui-même était dur dans ses ordres que nul ne pouvait exécuter aisément, malgré toute sa patience; mieux valait chercher un autre monastère, où l'on vivait sous des lois plus faciles; on ne devait pas tenter d'entreprendre ce qu'on ne pourrait faire jusqu'au bout. Mais l'autre ne se laissait pas émouvoir par ces perspectives effrayantes. Il s'obstinait d'autant plus à promettre une obéissance absolue, déclarant que si l'abbé lui ordonnait de se jeter dans le feu il ne refuserait pas d'y entrer. Quand le maître eut entendu cette déclaration, il en mit aussitôt l'auteur à l'épreuve. Par hasard, il y avait près de là un four brûlant, chauffé par un feu ardent, et préparé pour cuire les pains; des flancs de la fournaise jaillissait la flamme, et, à l'intérieur du foyer, était déchaîné l'incendie. Le maître ordonna au nouveau venu d'entrer dans la fournaise. L'autre, aussitôt, obéit à l'ordre; sans hésiter, il entra au milieu des flammes. Mais les flammes, vaincues par une foi si audacieuse, s'écartèrent devant lui, comme jadis devant les trois jeunes Hébreux. La nature fut domptée, l'incendie mis en fuite. Celui qu'on s'attendait à voir brûler, fut comme retrempé par une fraîche rosée: ce qui l'étonna lui-même. Mais est-il étonnant, ô Christ, que ton conscrit n'ait pas été alors touché par le feu? Ainsi, l'abbé n'eut pas à regretter d'avoir donné un ordre trop dur, et le disciple n'eut pas à se repentir d'avoir obéi à l'ordre. Le jour même de son arrivée, mis à l'épreuve comme étant faible, il fut trouvé parfait. Il avait bien mérité son bonheur, bien mérité sa gloire, lui qui fut éprouvé par l'obéissance et glorifié comme par le martyre.



Vies de saints - CHAPITRE V