Vies de saints - LA VIE DE SAINT PAISIOS LE GRAND
( L'an de Jésus Christ 999 )
fêté le 3 décembre
Le très heureux Cassien était greffier du vice-préfet du prétoire, Aurélius Agricolanus, et il remplissait les fonctions de sa charge, lorsque le martyr saint Marcel subit son interrogatoire devant ce magistrat. C'était le troisième jour des calendes de novembre, dans la ville de Tingis. Le centurion Marcel était devant le tribunal et Agricolanus, par de longs discours, un ton de voix terrible et tout l'appareil de la justice, s'efforçait d'ébranler la constance du martyr dans la confession de sa foi. Mais Marcel, le bienheureux martyr, protestait qu'il était le soldat du Christ, et qu'il ne pouvait rester engagé dans les embarras de la milice du siècle. Sa noble fermeté donnait à ses paroles une autorité si grande qu'il semblait que Marcel fût devenu le juge de celui qui le jugeait. Agricolanus ne trouvait à répondre que des paroles pleines de fureur. Cassien, qui les recueillait, fut frappé de voir Agricolanus vaincu par le dévouement généreux du martyr; et quand il l'entendit prononcer la sentence de mort, il témoigna hautement son indignation, et jeta à terre son poinçon et ses tablettes. Les officiers du tribunal furent saisis de stupeur; Marcel sourit, mais Agricolanus tremblant de colère s'élança de son siège, et demanda au greffier la cause de ce mouvement d'indignation, avec lequel il avait rejeté ses tablettes. Le bienheureux Cassien répondit: "Parce que tu as dicté une sentence injuste." Aussitôt, pour ne pas s'exposer à de plus longs reproches, Agricolanus le fit arrêter et jeter en prison.
Marcel, le bienheureux martyr, avait souri de joie, parce que l'Esprit saint lui avait déjà révélé que Cassien devait être le compagnon de son martyre. En effet, ce jour-là même, au milieu de l'impatiente curiosité de la ville entière, Marcel obtenait la couronne qu'il avait tant désirée. Peu de temps après, le troisième jour des nones de décembre, Cassien comparaissait au lieu même où Marcel avait subi son interrogatoire. Par des réponses pareilles aux siennes et exprimées presque dans les mêmes termes, il méritait d'obtenir le triomphe du martyre, avec le secours de la grâce de notre Seigneur Jésus Christ, à qui est honneur et gloire, vertu et puissance dans les siècles des siècles. Amen.
(L'an de Jésus Christ 286)
Fêtes le 11 décembre
L'arrivée des saints Fuscien et Victoric remonte au temps où le cruel empereur Maximien, maître de la Gaule, avait donné la charge de préfet à Rictius Varus. Avec eux vint le vénérable évêque Denys, ainsi que Piat, Rufin, Crépin, Crépinien, Valère, Lucien, Marcel, Quentin et Régulus. Sous la conduite du Christ qui dirigeait leurs pas, ces douze vaillants guerriers partirent de Rome, et accoururent sans rien craindre pour servir la cause de Dieu. Arrivés à Paris, ils se partagèrent, sous l'inspiration de l'Esprit saint, les pays où le saint Nom de Dieu n'avait pas encore été prêché, sans que néanmoins cette dispersion nécessaire mit obstacle à l'union de leurs coeurs en la charité divine et en l'ardeur d'une même foi.
En conséquence, les saints Fuscien et Victoric vinrent sans retard à Tarascon pour y annoncer la parole de Dieu, tandis que saint Quentin, guidé par une révélation, évangélisa Amiens. De son côté, saint Lucien s'adonna avec ardeur à la prédication dans le pays de Beauvais. Pour saint Régulus qui était allé à Senlis, ses travaux furent si puissamment secondés par l'influence de la grâce divine, qu'en peu de temps il eut conquis à la foi tout ce peuple idolâtre. Aussi bientôt, par la faveur du ciel, il fut élu évêque, et remplit la charge pastorale dans la ville qu'il avait convertie. Tous ces saints reçurent de Dieu à un si haut degré le don des miracles qu'à leurs prières les aveugles recouvraient la vue, et que, par le signe de la croix, ils rendaient aux membres affaiblis des paralytiques toute leur première vigueur Assidus au jeûne et à l'oraison, sentant la grandeur de leur ministère, ils montraient une grande vigilance dans le service de Dieu, et jour et nuit ils chantaient ses louanges
Vers le même temps s'éleva une horrible persécution, et telle fut dans l'univers entier la rage des impies que, partout où ils rencontraient des chrétiens, ils en laissaient un horrible massacre. Sur ces entrefaites, Rictius Narus ayant, comme nous l'avons dit, reçu de Maximien la charge de préfet, s'en servit plutôt pour persécuter les chrétiens que pour rendre équitablement la justice. Étant venu à une ville située sur la Moselle et nommée Trèves, il ordonna un si grand massacre de chrétiens qu'un ruisseau de sang coulant dans la Moselle teignit les eaux de ce fleuve, dont le sein reçut aussi les corps sans sépulture des saints martyrs qu'il garde fidèlement pour la résurrection future. Par le commandement du préfet barbare, l'ordre fut envoyé partout de tuer tous les chrétiens qu'une soigneuse recherche ferait découvrir, avec défense de les cacher pour les faire échapper et les soustraire au supplice.
Quand donc les saints Fuscien et Victoric furent arrivés dans le pays de Tarascon, ils désiraient beaucoup voir leur compagnon saint Quentin, afin de se réjouir avec lui, dans la liberté d'une sainte affection, de la conversion des idolâtres. Mais ils apprirent que ce bienheureux serviteur de Dieu qu'ils désiraient voir avait déjà quitté cette ville pour aller prêcher ailleurs la divine parole. Or, ainsi que nous le voyons dans les histoires plus anciennes, il y avait un homme vénérable et fort avancé en âge nommé Gentien, qui demeurait près de la ville d'Amiens et n'avait pas encore reçu la grâce du baptême. Ayant appris les grands miracles que Dieu faisait à la prière de ses serviteurs Fuscien et Victoric, il se présenta à eux un jour qu'ils se rendaient à Paris, et leur dit: "Qui cherchez-vous? Où allez-vous? Quelle est votre patrie? car il ne me semble pas vous reconnaître pour habitants de ce pays."
A quoi Fuscien et Victoric répondirent: "Nous sommes des soldats du Christ, venus ici de l'illustre ville de Rome avec le généreux et magnanime Quentin." - "Ah ! reprit le vieillard en pleurant et d'une voix profondément émue, moi aussi depuis trois jours j'ai été éclairé d'une lumière divine; j'ai formé dans mon coeur le dessein de croire comme vous au Seigneur Jésus Christ, de confesser pareillement ma croyance, et, avec le secours de sa grâce, de me convertir à Lui de tout mon coeur. Mais voici déjà quarante-deux jours que Quentin, ce grand serviteur de Dieu que vous cherchez, a été égorgé par ordre du barbare Rictius Varus, à Vermand qui est une petite ville sur la rivière de Somme."
"Sachez, dit-il ensuite aux serviteurs de Dieu, sachez que si vous continuez à vous avouer pour disciples du Christ, et à porter ostensiblement sur votre poitrine le signe de la croix, vous tomberez aux mains des satellites du préfet auxquels il à commandé de vous saisir partout où ils pourraient vous rencontrer Mais venez, je vous en prie, mes seigneurs et mes pères, venez dans la maison de votre serviteur, afin que je puisse vous offrir quelque nourriture, pendant que vous vous reposerez un peu."
Cependant le barbare préfet, qui était alors à Amiens, apprit bientôt par la renommée les grands miracles que Dieu faisait à la prière de ses serviteurs Fuscien et Victoric. Il arriva donc qu'à l'instant même, où ce vénérable vieillard offrait obligeamment aux saints sa maison et ses services, survint Rictiovarus, qui ordonna de saisir sur-le-champ les deux serviteurs de Dieu. Gentien s'indigne: enflammé de zèle pour l'honneur du nom de Jésus Christ, il tire son épée, et se jette sur Rictiovarus pour l'en frapper. - "Quoi ! Gentien, lui cria le préfet, ton audace irait-elle jusqu'à lever la main sur moi ?" - Oui répondit le vénérable vieillard; car moi aussi je désire perdre la vie pour le nom de Jésus Christ, parce que Lui seul commande à la mort. Puisque je me confesse son disciple, je ne dois pas craindre d'exposer mes jours pour la défense de mes hères."
Exaspéré de cette réponse, le préfet fit trancher la tête au bienheureux Gentien pour prix de sa confession, sous les yeux mêmes des saints prédicateurs. Bientôt se forme un grand rassemblement du peuple: le tyran monte sur son tribunal entouré de ses licteurs, et d'une voix insolente il commence l'interrogatoire: " Fuscien et Victoric, dit-il, quels dieux adorez-vous ?" Les hommes de Dieu répondirent: "Nous croyons et nous confessons le Seigneur Jésus Christ, coéternel à son Père avant tous les temps, qui, pour la rédemption du genre humain, a voulu naître de la bienheureuse Marie toujours vierge; et qui a fait le ciel, la terre, la mer, et tout ce que renferme le monde entier." Le préfet reprit: "Quittez cette folie et sacrifiez aux dieux: si vous refusez, je vous accablerai de supplices."
Fuscien et Victoric répondirent: "Quand on sert Dieu, on fait peu de cas de tes menaces. Toi-même es aveuglé par la folie; tu es un fils de perdition, un démon, un loup ravisseur, un séducteur, un complice des ruses infernales. Tu ferais mieux de briser ces idoles de pierre et de bois aux-quelles tu rends hommage, et de croire au vrai Dieu qui a fait toutes choses, changeant ainsi ton ancienne erreur pour la seule véritable foi."
Rictiovarus entre alors dans une fureur insensée; il ordonne de charger le fers Fuscien et Victoric, de leur lier les mains derrière le dos, et de les conduire à Amiens dans un affreux cachot.
Or pendant que, par son ordre, les saints étaient emmenés sous bonne garde, ils faisaient paraître une grande joie dans le trajet, parce qu'ils avaient été trouvés dignes de souffrir pour le nom de Jésus Christ. Quand on fut arrivé à un mille, ou peut-être un peu plus, du lieu où ils avaient été saisis, les serviteurs de Dieu, constants dans leur foi, se jetèrent à genoux, et, élevant leurs coeurs vers le ciel, ils firent cette touchante prière: "Seigneur Jésus Christ, vraie lumière, qui es et qui étais avant la création du monde, qui as fait le ciel et la terre de ta Main puissante; Toi qui es assis au-dessus des chérubins, et dont le Regard pénètre les abîmes; qui fais sortir les vents de leur prison; qui faites lever ton soleil sur les bons et sur les méchants, qui répands la rosée du ciel sur les justes et sur les pécheurs; nous te supplions, Dieu saint en qui nous croyons et que nous confessons en toute vérité, désirant de tout notre coeur et de toutes nos forces jouir de ta Présence: reçois notre âme et ne nous abandonne pas pour l'éternité, Toi qui règne avec le Père et le saint Esprit dans tous les siècles des siècles."
Leur prière finie, ils dirent au préfet d'une voix terme: "Malheureux démon, en qui réside toute la malice du siècle, hâte-toi d'exercer sur nous ta vengeance, et ne nous laisse pas languir plus longtemps." A ce coup, Rictiovarus, transporté d'une indicible rage, leur fait passer dans les oreilles et dans les narines des broches de fer. Par son ordre, on leur enfonce dans la tête des clous rougis au feu et on leur arrache les yeux; ensuite, comme inspiré par la rage des démons, il ordonne qu'on perce à coups de lance les corps des saints martyrs, et leur fait enfin trancher la tète.
Après cette barbare exécution, le préfet rentre dans Amiens, fier comme s'il eut remporté une victoire. Mais bientôt, frappé par la vengeance divine et livré à un affreux délire, il erre dans les rues de la ville en s'écriant: "Ah ! que ferai-je? que ferai-je? je souffre d'incroyables douleurs en punition de tout le mal que j'ai fait aux serviteurs de Dieu Fuscien et Victoric."
Or, le même jour où ces bienheureux Furent ainsi cruellement mis à mort, un si grand éclat de lumière environna leurs corps, que ceux qui étaient présents virent, par un prodige inouï, se doubler la clarté du jour. Voici en outre un autre miracle que Dieu a fait par ces saints, et que je ne dois pas passer sous silence. Je ne vais donc point contre la vérité en rapportant que les corps mutilés des saints martyrs laissés étendus au lieu de leur supplice, se levèrent par une force divine, et portant leurs têtes dans leurs mains, se rendirent jusqu'à la maison du bienheureux martyr Gentien, voulant, semble-t-il, reposer à côté de celui qu'ils avaient converti par leurs paroles; comme s'il n'eût pas été convenable que leurs corps fussent séparés sur la terre, tandis que leurs âmes étaient réunies dans le ciel. Voilà certes un grand miracle; mais qui pourrait en douter? Ne peut-il pas rendre le mouvement à des corps inanimés, celui qui a ordonné à son disciple de marcher sur les flots d'une mer irritée? Enfin, lorsqu'à la chute du jour les ténèbres eurent enveloppé la terre, de pieux chrétiens se rendirent en secret au lieu où gisaient les corps des saints martyrs, et dans le silence de la nuit, ils les cachèrent au fond d'une crypte dans un tombeau inconnu.
Ce fut le trois des ides de décembre que ces saints martyrs reçurent la couronne de gloire des mains de notre Seigneur Jésus Christ, qui règne avec le Père et le saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.
(Sous la persécution de Dioclétien)
fêtée le 4 décembre
L'impie empereur Maximien, dans son ardeur pour le culte des idoles, n'avait rien plus à coeur que d'adorer les démons, et de soutenir son impiété de toutes les ressources qu'il avait en sa puissance. Quant à ceux qui honoraient le divin Nom du Christ, ils n'avaient qu'une chose à faire; c'était d'abjurer leur foi, ou sinon, livrés à toute sorte de supplices, ils perdaient à la fois et leurs biens et la vie.
En une certaine ville nommée Héliopolis, vivait un homme païen de religion, mais puissamment riche, et tenant un rang élevé dans le monde. Il s'appelait Dioscore, et il avait une fille unique du nom de Barbe, qu'il aimait autant qu'on peut l'imaginer d'une personne sur laquelle il faisait reposer toutes ses espérances. Comme elle était très belle, et qu'il voulait la préserver de tout danger, désireux de la dérober à la vue des personnes du dehors, il éleva une tour dans laquelle il disposa pour elle un logement avec tant d'adresse, qu'il n'y avait pas moyen d'approcher d'elle ni même de l'apercevoir. Et c'était là une mesure de la Providence, dans la prévision de l'avenir; car, dans cette tour, la grâce du divin Paraclet vint luire secrètement à la jeune vierge, faire briller à ses yeux la science céleste, et lui donner merveilleusement la connaissance du vrai Dieu. Ainsi la tour renfermait cette vierge, édifiée elle-même sur le fondement de la foi, et conservée de la sorte pour être le salut d'un grand nombre.
Cependant elle était déjà nubile, et son père s'inquiétait beaucoup, se de mandant à qui il la donnerait pour épouse; et plusieurs aussi qui ne se distinguaient pas moins par leur naissance que par leurs richesses, s'abouchèrent avec lui pour traiter de ce mariage. La beauté de la jeune fille, bien qu'on ne l'eût pas contemplée, mais par ce qu'on entendait dire, faisait vivement rechercher son alliance. Son père crut donc qu'il devait, autant par convenance que par honneur, la prévenir des projets dont il était si grandement occupé, et qui devaient couronner tous les soins qu'il s'était donnés. Il vient donc la trouver, lui parle de mariage, et lui expose toutes les précautions et toutes les peines qu'il a prises dans ce but. Mais elle, bien loin d'y donner son consentement, ne voulut pas même en entendre un mot; elle repoussait ce dessein comme une chose insensée et odieuse. Elle alla jusqu'à répondre, avec impatience même: "Ne me parle plus jamais de cette affaire, ou je ne t'appellerai plus mon père, et tu me réduiras à attenter à ma vie." Son père, qui trouvait qu'il était plus honnête de la gagner que de la contraindre, crut que sa résistance provenait moins d'un sentiment opiniâtre de désobéissance, que d'un grand attachement pour la chasteté. D'ailleurs il espéra qu'en lui donnant du temps, elle changerait d'avis et se rendrait à ses désirs; sans rien ajouter à ses discours, il descendit donc de la tour et sortit. De là il se rendit à des bains qu'il faisait bâtir, et voulant presser l'achèvement des constructions, il fit venir un grand nombre d'ouvriers, leur commanda de lui livrer au plutôt l'édifice achevé, moyennant un prix convenu qu'il leur paya, et partit aussitôt pour un pays éloigné.
Comme il prolongeait son absence, sa fille Barbe, cette servante de Dieu,descendit de la tour, afin de voir où en était la construction des bains. Lorsqu'elle y fut arrivée, en examinant l'ouvrage, elle vit que la partie qui regardait le midi ne recevait le jour que par deux fenêtres; sur quoi elle reprit les ouvriers: " Pourquoi, leur dit-elle, n'avez-vous pas pratiqué une troisième fenêtre? l'édifice en aurait reçu plus de lumière, et aussi plus d'élégance et de beauté." Comme ils lui répondaient que tel avait été l'ordre de son père, Barbe insista pour qu'ils en ouvrissent une troisième. Eux, n'osant faire ce changement, alléguaient la crainte qu'ils avaient de son père, Alors Barbe indiqua du doigt les trois fenêtres en leur disant: "Il faut que vous construisiez ici trois fenêtres. Si mon père le prend mal, c'est moi qui lui en rendrai raison." Les ouvriers cédèrent, et firent ce qui venait de leur être commandé. La décoration des bains étant achevée, la sainte venait souvent les inspecter; et comme la grâce divine régnait dans son coeur, et que sa foi la remplissait de confiance dans le Christ, un jour qu'elle était devant le bassin, tournée vers l'Orient, elle imprima sur les marbres dont il était revêtu le signe de la croix avec son doigt. Afin que la postérité en eût connaissance, et que la vertu du Christ fût publiée, l'impression du signe de la croix, faite avec le doigt de la vierge sur le marbre, est restée visible jusqu'à ce jour, comme si elle avait été gravée avec le fer, excitant moins encore l'admiration des spectateurs qui peuvent la toucher, qu'un redoublement de foi dans leur coeur. Car ces bains existent encore aujourd'hui et sont d'un grand soulagement pour ceux qui aiment le Christ; car ils y trouvent la guérison de toutes leurs infirmités. On peut même comparer ces bains au courant du Jourdain, à la fontaine de Siloé, ou à la piscine Probatique, sans trop s'écarter de la vérité; puisque la vertu du Christ y accomplit sans cesse de nouveaux miracles. En traversant la salle des bains, la généreuse martyre jetant les yeux sur les idoles que son père adorait comme des dieux, éprouva un profond déplaisir, et soupira avec une grande amertume, songeant à l'aveuglement de celui qui les adorait; puis elle leur cracha au visage, en disant: "Puissent vous ressembler ceux qui vous adorent et qui réclament votre secours !" Après quoi elle se retira dans sa tour, où elle s'adonnait aux prières, aux jeûnes, et ne faisait plus fond que sur les biens célestes.
Peu de temps après, son père étant de retour, et parcourant la maison, vint à jeter les yeux sur les bains, et aperçut aussitôt la troisième fenêtre, il demanda comment on avait ainsi outre-passé ses ordres. Les ouvriers lui exposèrent que sa fille était l'auteur de ce changement. Il la fit venir, et lui demanda si cela était vrai. Elle ne nia pas le fait; mais au contraire elle dit qu'il fallait que la chose fût ainsi, et que c'était mieux de cette manière. Là-dessus il s'emporta: "Dis-moi, s'écria-t-il, comment et pourquoi c'est mieux de cette manière. - "Parce que, répondit-elle, il y a une grande différence de deux à trois. Trois fenêtres éclairent tout homme venant en ce monde." Ce qu'elle dit pour signifier la majesté de la sainte Trinité. Le père, étonné d'un tel langage, la prit à part, et l'ayant amené dans l'intérieur des bains: "Comment, lui demanda-t-il, la lumière de trois fenêtres vient-elle éclairer tout homme venant en ce monde ?" Elle répondit: "Fais attention, mon père, et tu comprendras ces paroles." Puis, lui montrant du doigt le signe de la croix: "Voilà, continua-t-elle,ce qui rappelle le Père, le Fils et le saint Esprit. De cette lumière est éclairée en son âme toute créature raisonnable." Ce discours de vérité sonna mal à des oreilles infidèles et habituées au mensonge; aussi le père oublia vite qu'il était père, et se changea promptement en tyran et en assassin. Il tira l'épée qu'il portait au côté, et voulut tuer Barbe de sa propre main. Celle-ci levant les yeux, les mains et l'esprit au ciel, appela à son secours celui qui pouvait la sauver. Il n'y manqua pas cette fois encore. De même que jadis Il avait sauvé Thècle, la protomartyre, de ceux qui la poursuivaient, en ordonnant au rocher, qui se dressait devant elle, de s'ouvrir et de la recevoir dans son sein, il fit un semblable miracle pour sauver la glorieuse vierge dont nous parlons. Ce bourreau (car un père meurtrier de son enfant ne mérite plus le nom de père) s'avançait sur elle l'épée haute; la pierre alors se sépara par la Force de la Puissance divine, et l'arrachant aux mains qui ne voulaient que le meurtre, lui permit de gagner un refuge dans la montagne. Mais le père n'y comprit rien davantage, il voulait sa fille, non parce qu'il était père, mais plutôt parce qu'il était devenu le fils de celui qui fut homicide dès le commencement, comme dit la sainte Écriture, et il n'avait l'intention, après l'avoir trouvée, que de tuer et massacrer.
Il rencontra deux bergers, auprès desquels il s'enquit de ce que sa fille était devenue. L'un deux, qui était d'un naturel doux et compatissant, et qui n'aurait jamais voulu livrer au père sa fille qu'il cherchait, fit semblant de n'en rien savoir, préférant la sauver par un mensonge, au lieu de lui faire tort en disant la vérité. Hérode fit-il mieux en restant fidèle à un serment qu'il n'avait émis que pour favoriser un plaisir coupable? L'autre, au contraire, sans dire mot, mais par un signe, ce qui est bien plus perfide, indiqua le chemin qui conduisait à la retraite de la jeune vierge. Il ne tarda pas à en être justement puni: la martyre maudit ses brebis, qui dès lors ne furent plus des brebis, mais furent changées en scarabées. En détestation de cette trahison, on voit sans cesse de ces insectes voltiger auprès du tombeau de la sainte martyre. Dioscore, son père, suivant donc les indications de ce misérable berger, trouva bientôt la sainte dans la montagne, et comme il était en fureur, il l'accabla de coups. Il la prit ensuite par les cheveux, et la tirant avec violence, il la renferma dans une étroite demeure, posant des gardes, fermant et scellant la porte. Il courut ensuite prévenir Martien, qui commandait en ces lieux, et lui exposa toute l'affaire; c'était en somme que sa fille refusait d'adorer les dieux, et préférait rendre ses hommages aux objets vénérés par les chrétiens, ce à quoi il ne se fût jamais attendu. Il vint ensuite lui remettre lui-même sa fille, l'ayant fait jurer, lui, son père ! de ne pas l'épargner, et de la réduire par les plus cruels supplices.
Martien, après avoir fait disposer son tribunal et pris place, se fit présenter la sainte. A la vue de tant de beauté et de modestie, oubliant le serment qu'il avait fait au père, il était plus disposé à tomber en admiration devant l'accusée qu'à la châtier. Il lui adressa donc la parole avec douceur: "Par pitié pour toi, ô Barbe, lui dit-il, sacrifie avec nous aux dieux immortels; car je ressens pour toi un vif intérêt, et je ne voudrais pas soumettre tant de beauté à la rigueur des tortures. Si tu refuses d'obéir, tu m'obligeras à te traiter selon mon bon plaisir." La martyre reprit: "J'offre un sacrifice de louanges à mon Dieu, qui a créé le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment. Quant à tes dieux vains, il y a longtemps que cette prophétie a été prononcée sur eux par David inspiré de la Divinité: "Les simulacres des nations, or et argent, ouvrages de la main des hommes;" et encore: "Les dieux des nations sont des démons; mais le Seigneur a fait les cieux ." C'est là ce que je reconnais hautement moi-même, et je déclare vaine l'espérance que l'on peut mettre en eux." Lorsqu'elle eut ainsi parlé, le juge transporté de colère ordonne qu'on la dépouille et qu'on la frappe sans pitié avec des nerfs de boeuf; puis, pour rendre les blessures plus cuisantes, il commande de les frotter avec une étoffe de crin. Pendant cet horrible supplice, les veines s'ouvrirent de tous côtés, et le sang de la vierge commença à ruisseler en abondance. Après les coups, ce fut la prison, afin que le juge eut le temps de réfléchir à quel supplice il la livrerait.
Quand arriva le milieu de la nuit, une lumière vint du ciel envelopper la sainte, et le Christ lui apparut pour lui donner courage, et lui recommander de ne pas craindre les maux que peuvent faire les hommes. "Je suis avec toi, lui dit-Il, et tu seras préservée à l'ombre de mes Ailes." Ces paroles n'étaient pas dites, que déjà s'était opéré en la jeune vierge ce qui a été annoncé par le prophète Isaïe: ses plaies se guérirent tout à coup, et disparurent comme si elles n'eussent jamais existés, prodige qui fut suivi d'une grande joie et d'une grande allégresse: car la joie éternelle était sur sa tête, pour me servir encore des expressions d'lsaïe.
Une femme pieuse et craignant Dieu, nommée Julienne, qui conversait alors avec la martyre, voyant ce qui était arrivé, et comment ses plaies avaient été guéries en un moment, rendit gloire à Dieu, et s'associant comme une soeur à la martyre, se disposa elle-même aux coups et aux plaies. Cependant le juge, voulant procéder à un second interrogatoire, se fit amener la sainte à son tribunal, où tous purent voir l'admirable prodige qui avait eu lieu. Pas une seule blessure, pas la moindre trace des coups de verges n'apparaissaient sur le corps de la martyre; mais Martien, s'aveuglant manifestement devant la vérité, au lieu d'attribuer cet événement à la toute-Puissance de Dieu, et de se repentir de ce qu'il avait fait, ne rougit pas de faire honneur de cette guérison à ses fausses divinités: "Tu vois, ô Barbe, dit-il, comme les dieux te protègent et prennent soin de toi, pour t'avoir ainsi guérie." Mais la martyre du Christ: "Aussi aveugles que toi, répondit-elle, n'étant ce qu'ils sont que par la main de l'homme, comment auraient-ils pu faire quelque chose de pareil? Si tu veux savoir quel est celui qui m'a guérie, c'est Jésus Christ le Fils du Dieu vivant; mais tu ne saurais le voir, dans les profondes ténèbres qui te privent des yeux de l'esprit."
A ces paroles, le juge, plus furieux que jamais, et ne pouvant plus se contenir, ordonne aux bourreaux de déchirer les flancs de la vierge avec des peignes de fer, et de brûler avec des torches ardentes ces membres déjà déchirés par le fer. Il fait ensuite frapper la tête de la martyre avec un maillet. Tout cela fut promptement exécuté; mais à cette vue, la pieuse et compatissante Julienne regrettant de ne pouvoir venir au secours de son amie, faisait du moins ce qu'elle pouvait, sans s'inquiéter des assistants, ni même du juge, et versait d'abondantes larmes. Martien l'ayant remarquée et reconnue pour être aussi chrétienne, ressentit un nouveau mouvement de fureur, et commanda qu'on l'attachât de même et qu'elle fût déchirée avec les peignes de fer, ainsi que la martyre. Éprouvée de la sorte par ces différents combats, Barbe, dans le temps où elle était le plus cruellement lacérée, leva les yeux au ciel et dit: "Seigneur, qui connais les coeurs, Tu sais que c'est par amour pour Toi et pour ta sainte loi que je me suis ainsi offerte tout entière, et remise entre tes Mains. Ne m'abandonne donc pas, Seigneur; mais reçois-moi avec miséricorde; affermis-nous et fortifie-nous toutes deux, en sorte que nous achevions la course présente." C'est ainsi que la martyre du Christ suppliait le Seigneur, pour qui elle endurait ces tourments, afin qu'Il vînt, par son secours fortifier la faiblesse de sa nature. Elle savait qu'il avait dit la vérité dans ces paroles: a"L'esprit est prompt, mais la chair est faible."
Le tyran, qui s'était posé en adversaire du Seigneur, espérant triompher de la force d'une âme par la multiplicité des tourments, imagina de nouveaux supplices; il commanda que l'on coupât avec un instrument tranchant les mamelles de la vierge. Qui ne frémirait à la seule pensée d'un tel supplice? D'où venait donc à de simples femmes la force de supporter un traitement semblable, si ce n'est l'amour invincible qu'elles avaient pour le Christ? Barbe, la servante du Christ, n'ignorait pas quel était le remède à ces atroces douleurs; c'est pourquoi elle implorait de nouveau le secours divin: " O Christ, disait-elle, ne détourne pas de nous ta Face, et ne nous retire pas ton Esprit. Rends-nous, Seigneur, la joie de ton Salut, et confirme-nous dans ta crainte par ton Esprit souverain !" Toutes deux, animées d'une même pensée, souffraient avec la même constance. Le président, avec une perfidie pleine de méchanceté, les fit séparer. Il envoya Julienne en prison, et commanda qu'on promenât Barbe toute nue par la ville, en la battant de verges. La martyre se voyant si indignement traitée, employa son recours ordinaire; levant les yeux au ciel elle dit: "Seigneur, qui couvre les cieux de nuages, et étends sur la terre un voile de ténèbres, Toi-même, ô souverain Roi, couvre ma nudité; faites que mon corps ne soit pas vu par les infidèles, et que ceux qui m'entourent ne m'insultent ni ne m'outragent par leurs regards." Le Seigneur descendit aussitôt de son sanctuaire pour S'établir son défenseur. Il lui apparut donc, et lui remplit le coeur de joie. Il la couvrit d'un vêtement qui la rendit invisible; et, la course achevée, elle fut ramenée devant le cruel Martien.
Convaincu dès lors que ni promesses ni menaces ne produiraient aucun effet sur la sainte, non plus que sur Julienne, et ne voulant pas ajouter à la honte de sa défaite en tentant l'impossible, il ordonna qu'on leur tranchât la tête. Le père, ce bourreau de sa fille, était présent au moment où fut prononcée la sentence. Il ne trouva pas que ce fut assez de la voir périr sous les coups des licteurs. Si lui-même ne portait le premier coup, ce serait de sa part, à ce qu'il pensait, lâcheté et faiblesse insigne; ce serait une honte pour lui, s'il ne montrait pas une cruauté sans bornes. Ainsi donc, la sentence rendue, il prend la jeune fille et l'emmène sur la montagne voisine, suivie de Julienne. Barbe aussitôt, fléchissant le genou, recourut à la prière, qui toujours lui avait été chère: "Dieu, dit-elle, qui ne connais pas de commencement, qui as étendu le ciel comme une voûte et affermi la terre sur les eaux; Toi qui ordonne aux nuées de pleuvoir, et fais paraître le soleil pour distribuer la lumière à tous, justes et pécheurs, bons et méchants, à cette heure où je Te prie, ô Roi suprême ! exauce ma demande. Celui donc qui se souviendra de votre Non et de mon combat, que jamais la peste n'entre dans sa demeure, ni rien qui puisse apporter dommage ou tourment aux personnes; car Tu sais, Seigneur, que nous sommes, chair et sang, l'ouvrage de tes Mains sacrées, ayant l'honneur d'être formés à ton Image et à ta Ressemblance." Elle dit, et du ciel une voix se fit entendre, qui l'appelait, elle et Julienne sa compagne, et l'assurait en même temps que sa demande était accordée. Barbe ayant entendu cette voix pleine de douceur, se releva et fut conduite au lieu de son trépas.
Lorsqu'elle y fut arrivée, elle inclina la tête, et de la main de son père, du glaive de son père, elle reçut la consommation de son martyre, bon fruit d'un mauvais-arbre, comme on en peut juger. Julienne fut également immolée au même lieu par quelqu'un des soldats qui se trouvaient là. Mais en ce lieu même la Justice de Dieu atteignit le père, sans que sa bonté lui donnât le moindre répit, à cause de l'énormité du crime, ou encore parce qu'il n'y avait aucun espoir de conversion. En effet, comme il s'en retournait de la montagne, il fut frappé de la foudre, et perdit ainsi non seulement cette vie passagère, mais encore celle qui dure toujours, homme vraiment misérable, et indigne de l'une et de l'autre. Le président Martien eut aussitôt connaissance de la descente de ce feu venu divinement du ciel, feu qui ne faisait que commencer, mais annonçait cet autre feu qui devait le punir éternellement .
Cependant Valentien, homme bon et religieux, enleva les corps sacrés, et après les avoir honorés, ainsi qu'il convenait, par des chants pieux, il les déposa avec respect et honneur au lieu dit Gélassus, situé à deux milles d'Euchaïte, où ils sont le remède à tous les maux, la joie des âmes, et l'objet d'un tendre amour chez les fidèles, à la gloire du Christ, notre vrai Dieu, à qui appartiennent honneur, puissance, majesté et grandeur, maintenant et toujours dans les siècles des siècles. Amen.
Vies de saints - LA VIE DE SAINT PAISIOS LE GRAND