Introduction a la vie devote - CHAPITRE XXIV



SECONDE PARTIE


CONTENANT DIVERS ADVIS POUR L'ESLEVATION DE L'AME


A DIEU PAR L'ORAYSON ET LES SACREMENS (1)





CHAPITRE PREMIER

DE LA NECESSITE DE L'ORAYSON


1.L'orayson mettant nostre entendement en la clartê et lumiere divine, et exposant (2) nostre volonté a la chaleur de l'amour celeste, il n'y a rien qui purge tant nostre entendement de ses ignorances et nostre volonte de ses affections depravees: c'est l'eau de benediction qui, par son arrousement, fait reverdir et fleurir les plantes de nos bons desirs, lave nos ames de leurs imperfections et desaltere nos coeurs de leurs passions.

2. Mais sur tout je vous conseille la mentale et cordiale, et particulierement celle qui se fait autour de la vie et Passion de Nostre Seigneur: en le regardant souvent par la meditation, toute vostre ame se remplira de luy; vous apprendrés ses contenances, et formerés vos actions au modelle des siennes. Il est la lumiere du monde(3), c'est donques en luy, par luy et pour luy que nous devons estre esclairés et illuminés; c'est l'arbre de desir a l'ombre duquel nous nous devons rafraischir (4); c'est la vive fontaine de Jacob (5) pour le lavement de toutes nos souilleures. En fin, les enfans a force d'ouïr leurs meres et de begayer avec elles, apprennent a parler leur langage; et nous demeurans pres du Sauveur par la meditation, et observans ses paroles, ses actions et ses affections, nous apprendrons, moyennant sa grace, a parler, faire et vouloir comme luy.

Il faut s'arrester la, Philothee, et croyes-moy, nous ne sçaurions aller a Dieu le Pere que par cette porte (6); car tout ainsy que la glace d'un miroüer ne sçauroit arrester nostre veuë si elle n'estoit enduite d'estain ou de plomb par derriere, aussi la Divinité ne pourroit estre bien contemplee par nous en ce bas monde, si elle ne se fust jointe a la sacree humanité du Sauveur, duquel la vie et la mort sont l'objet le plus proportionné, souëfve, delicieux et prouffitable que nous puissions choisir pour nostre meditation ordinaire. Le Sauveur ne s'appelle pas pour neant le pain descendu du ciel (7); car, comme le pain doit estre mangé avec toutes sortes de viandes, aussi le Sauveur doit estre medité, consideré et recherché en toutes nos oraysons et actions. Sa vie et mort a esté disposee et distribuee en divers pointz pour servir a la meditation, par plusieurs autheurs: ceux que je vous conseille sont saint Bonaventure, Bellintani (8), Bruno (9), Capilia (10), Grenade (11) , Du Pont (12).

3. Employés-y chaque jour une heure devant disner, s'il se peut au commencement de vostre matinee, parce que vous aurés vostre esprit moins embarrassé et plus frais apres le repos de la nuit. N'y mettes pas aussi davantage d'une heure, si vostre pere spirituel ne le vous dit expressement.

4. Si vous pouves faire cet exercice dans l'eglise, et que vous y treuvies asses de tranquillité, ce vous sera une chose fort aysee et commode parce que nul, ni pere, ni mere, ni femme, ni mari, ni autre quelconque ne pourra vous bonnement empescher de demeurer une heure (13) dans l'eglise, la ou estant en quelque subjection vous ne pourries peut estre pas vous promettre d'avoir une heure si franche dedans vostre mayson.

5. Commencés toutes sortes d'oraysons, soit mentale soit vocale, par la presence de Dieu, et tenes cette regle sans exception, et vous verres dans peu de tems combien elle vous sera prouffitable.

6. Si vous me croyes, vous dires vostre Pater, vostre Ave Maria et le Credo en latin; mais vous apprendrés aussi a bien entendre les paroles qui y sont, en vostre langage, afin que, les disant au langage commun de l'Eglise, vous puissies neanmoins savourer le sens admirable et delicieux de ces saintes oraysons, lesquelles il faut dire fichant profondement vostre pensee et excitant vos affections sur le sens d'icelles, et ne vous hastant nullement pour en dire beaucoup, mais vous estudiant de dire ce que vous dires cordialement; car un seul Pater dit avec sentiment vaut mieux que plusieurs recités vistement et couramment.

7. Le chapelet est une tres utile maniere de prier, pourveu que vous le sçachies dire comme il convient et pour ce faire, ayes quelqu'un des petitz livres qui enseignent la façon de le reciter. Il est bon aussi de dire les litanies de Nostre Seigneur, de Nostre Dame et des Saintz, et toutes les autres prieres vocales qui sont dedans les Manuelz et Heures appreuvees, a la charge neanmoins que si vous aves le don de l'orayson mentale, vous luy gardies tous-jours la principale place; en sorte que si apres icelle, ou pour la multitude des affaires ou pour quelque autre rayson, vous ne pouves point faire de priere vocale, vous ne vous en metties point en peyne pour cela, vous contentant de dire simplement, devant ou apres la meditation, l'Orayson Dominicale, la Salutation Angelique et le Symbole des Apostres.

8. Si faisant l'orayson vocale, vous sentés vostre coeur tiré et convié a l'orayson interieure ou mentale, ne refuses point d'y aller, mais laissés tout doucement couler vostre esprit de ce costé la, et ne vous soucies point de n'avoir pas achevé les oraysons vocales que vous vous esties proposees; car la mentale que vous aures faitte en leur place est plus aggreable a Dieu et plus utile a vostre ame. J'excepte l'Office ecclesiastique Si vous estes obligee de le dire; car en ce cas la, il faut rendre le devoir.

9. S'il advenoit que toute vostre matinee se passast sans cet exercice sacré de l'orayson mentale, ou pour la multiplicité des affaires, ou pour quelque autre cause (ce que vous deves procurer n'advenir point, tant qu'il vous sera possible), taschés de reparer ce defaut l'apres-disnee, en quelque heure la plus esloignee du repas, parce que ce faisant sur iceluy et avant que la digestion soit fort acheminee, il vous arriveroit beaucoup d'assoupissement, et vostre santé en seroit interessee. Que si en toute la journee vous ne pouves la faire, il faut reparer cette perte, multipliant les oraysons jaculatoires, et par la lecture de quelque livre de devotion, avec quelque penitence qui empesche la suite de ce defaut; et, avec cela, faites une forte resolution de vous remettre en train le jour suivant.




1. - Variante: EN L'ORAYSON ET AUX SACREMENS (A)

2. - Variante: L'orayson met nostre entendement en la clarté et lumiere divine, et expose (Ms.-A-B)

3. - Jn 8,12

4. - Ct 2,2

5. - Jn 4,6

6. - Jn 14,6

7. - Jn 6,1

8. - Bellintani Matthia, Capucin italien (1534-1611). Pratica dell' Oration mentale di F. Matthia Bellintani da Solo. Venetia, Dusinelli, 1582.

9. - Bruno (voir note ch.6,1ere Partie). Meditations sur les Mysteres de la Passien... traduites d'italien en francoys par Du Sault. Douay Baltazar Bellere, 1596.

10. - Capilia (Capiglia, Capilla) André, Chartreux espagnol, Evêque d'Urgel, mort en 1610. Meditations sur les Evangiles... et festes des Saincts. Divisées en trois Parties. Camposées en espagnol par le P. Dom André Capiglia, prieur de la Chartreuse dicte Porta Coeli, nouvellement traduictes en françoys par R. G. A. G. Paris, De la Noue, 1601.

11. - Grenade (voir note ch 6,1ere Partie). Le Saint fait probablement allusion au recueit intitulé: Devotes contemplations et spirituelles instructions sur la Vie, Passion, Mort, Resurrection et Ascension de N. S. J. C. Traduict de l'espagnol de R. P. Louis de Grenade par F. de Belleforest. Paris, De la Noue, 1572. Voir le Mémorial de la vie chrétienn e, le Supplément au Mémorial, etc.

12. - Du Pont (de la Puente) Louis, Jésuite espagnol (1545-1624). Meditations des Mysteres de nostre saincte Foy, avec la pratique de l'orayson mentale... traduictes par René Gaultier. Douai, Baltasar Bellere, r6r r, Grenade et Du Pont ne figurent ni dans le Ms. Ni dans les éditions A-B.

13. - Variante: au moins une petite heure chaque jour (Ms.)


CHAPITRE II

BRIEFVE METHODE POUR LA MEDITATION ET PREMIEREMENT


DE LA PRESENCE DE DIEU PREMIER POINT DE LA PREPARATION



Mais vous ne sçaves peut estre pas, Philothee, comme il faut faire l'orayson mentale; car c'est une chose laquelle, par malheur, peu de gens sçavent en nostre aage. C'est pourquoy je vous presente une simple et briefve methode pour cela, en attendant que, par la lecture de plusieurs beaux livres qui ont esté composés sur ce sujet, et sur tout par l'usage, vous en puissies estre plus amplement instruite. Je vous marque premierement la preparation, laquelle consiste en deux pointz, dont le premier est de se mettre en la presence de Dieu, et le second, d'invoquer son assistance. Or, pour vous mettre en la presence de Dieu, je vous propose quatre principaux moyens, desquelz vous vous pourrés servir a ce commencement.

Le premier gist en une vive et attentive apprehension de la toute presence de Dieu, ç'est a dire que Dieu est en tout et par tout, et qu'il n'y a lieu ni chose en ce monde ou il ne soit d'une tres veritable presence; de sorte que, comme les oyseaux, ou qu'ilz volent, rencontrent tous-jours l'air, ainsy, ou que nous allions, ou que nous soyons, nous treuvons Dieu present. Chacun sçait cette venté, mais chacun n'est pas attentif a l'apprehender. Les aveugles ne voyans pas un prince qui leur est present, ne laissent pas de se tenir en respect s 'ilz sont advertis de sa presence; mais la venté est que, d'autant qu'ilz ne le voyent pas, ilz s'oublient aysement qu'il soit present, et s'en estans oubliés, ilz perdent encor plus aysement le respect et la reverence. Helas, Philothee, nous ne voyons pas Dieu qui nous est present; et, bien que la foy nous advertisse de sa presence, si est-ce que ne le voyans pas de nos yeux, nous nous en oublions bien souvent, et nous comportons comme si Dieu estoit bien loin de nous; car encor que nous sçachions bien qu'il est present a toutes choses, si est-ce que n'y pensans point, c'est tout autant comme si nous ne le sçavions pas. C'est pourquoy tous-jours, avant l'orayson, il faut provoquer nostre ame a une attentive pensee et consideration de cette presence de Dieu. Ce fut l'apprehension de David, quand il s'escrioit (14): Si je monte au ciel, o mon Dieu, vous y estes; si je descends aux enfers, vous y estes; et ainsy nous devons user des paroles de Jacob, lequel ayant veu l'eschelle sacree: O que ce lieu, dit-il(15)*, est redoutable! Vrayement Dieu est icy, et je n'en sçavois rien. Il veut dire qu'il n'y pensoit pas; car au reste il ne pouvoit ignorer que Dieu ne fust en tout et par tout. Venant donques a la priere, il vous faut dire de tout vostre coeur et a vostre coeur: o mon coeur, mon coeur, Dieu est vrayement icy.

Le second moyen de se mettre en cette sacree presence, c'est de penser que non seulement Dieu est au lieu ou vous estes, mais qu'il est tres particulierement en vostre coeur et au fond de vostre esprit, lequel il vivifie et anime de sa divine presence, estant la comme le coeur de vostre coeur et l'esprit de vostre esprit ; car, comme l'ame estant respandue par tout le cors se treuve presente en toutes les parties d'iceluy, et reside neanmoins au coeur d'une speciale residence, de mesme Dieu estant tres present a toutes choses, assiste toutefois d'une speciale façon a nostre esprit: et pour cela David appelloit Dieu, Dieu de son coeur (16), et saint Paul disoit que nous vivons, nous nous mouvons et sommes en Dieu (17). En la consideration donq de cette verité, vous exciterés une grande reverence en vostre coeur a l'endroit de Dieu, qui luy est si intimement present.

Le troisiesme moyen, c'est de considerer nostre Sauveur, lequel en son humanité regarde des le Ciel toutes les personnes du monde, mais particulierement les Chrestiens qui sont ses enfans, et plus specialement ceux qui sont en priere, desquelz il remarque les actions et deportemens. Or, ceci n'est pas une simple imagination, mais une vraye venté; car encor que nous ne le voyons pas, si est-ce que de la haut, il nous considere: saint Estienne le vit ainsy au tems de son martyre (18). Si que nous pouvons bien dire avec l'Espouse(19): Le voyla qu'il est derriere la paroy, voyant par les fenestres, regardant par les treillis.

La quatriesme façon consiste a se servir de la simple imagination , nous representans le Sauveur en son humanité sacree comme s'il estoit pres de nous, ainsy que nous avons accoustumé de nous representer nos amis et de dire: je m'imagine de voir un tel qui fait ceci et cela, il me semble que je le vois, ou chose semblable. Mais si le tressaint Sacrement de l'autel estoit present, alhors cette presence seroit reelle et non purement imaginaire; car les especes et apparences du pain seroient comme une tapisserie, derriere laquelle Nostre Seigneur reellement present nous voit et considere, quoy que nous ne le voyons pas en sa propre forme.

Vous userés donq de l'un de ces quatre moyens, pour mettre vostre ame en la presence de Dieu avant l'orayson; et ne faut pas les vouloir employer tous ensemblement, mays seulement un a la fois, et cela briefvement et simplement.


14. - Ps 138,8

15. - Gn, 28,17

16. - Ps 72,26

17. - Ac 17,28

18. - Ac 7,55

19. - Ct 2,9

20. - Ps 1,13



CHAPITRE III

DE L'INVOCATION, SECOND POINT DE LA PREPARATION



L'invocation se fait en cette maniere: vostre ame se sentant en la presence de Dieu, se prosterne en une extreme reverence, se connoissant tres indigne de demeurer devant une si souveraine Majesté, et neanmoins, sçachant que cette mesme Bonté le veut, elle luy demande la grace de la bien servir et adorer en cette meditation. Que si vous le voules, vous pourres user de quelques parolles courtes et enflammees, comme sont celles ici de David: Ne me rejettes point, o mon Dieu, de devant vostre face, et ne m'ostes point la faveur de vostre Saint Esprit (20). Esclaires vostre face sur vostre servante (21), et je considereray vos merveilles(22). Donnes moy l'entendement, et je regarderay vostre loy et la garderay de tout mon coeur (23). Je suis vostre servante, donnes moy l'esprit(24); et telles parolles semblables a cela. Il vous servira encor d'adjouster l'invocation de vostre bon Ange et des sacrees personnes qui se treuveront au mystere que vous medités: comme en celuy de la mort de Nostre Seigneur, vous pourres invoquer Nostre Dame, saint Jean, la Magdleine, le bon larron, affin que les sentimens et mouvemens interieurs qu'ilz y receurent vous soyent communiqués; et en la meditation de vostre mort, vous pourres invoquer vostre bon Ange, qui se treuvera present, affin qu'il vous inspire des considerations convenables; et ainsy des autres mysteres.


21. - Ps. 30,17; 118,135

22. - Ps 118,18

23. - Ps 118,34

24. - Ps 118,125


CHAPITRE IV

DE LA PROPOSITION DU MYSTERE


TROISIESME POINT DE LA PREPARATION



Apres ces deux pointz ordinaires de la meditation, il y en a un troisiesme qui n'est pas commun a toutes sortes de meditations: c'est celuy que les uns appellent fabrication du lieu, et les autres, leçon interieure. Or, ce n'est autre chose que de proposer a son imagination le cors du mystere que l'on veut mediter, comme s'il se passoit reellement et de fait en nostre presence. Par exemple, si vous voules mediter Nostre Seigneur en croix, vous vous imaginerés d'estre au mont de Calvaire et que vous voyes tout ce qui se fit et se dit au jour de la Passion; ou, si vous voules, car c'est tout un, vous vous imaginerés qu'au lieu mesme ou vous estes se fait le crucifiement de Nostre Seigneur, en la façon que les Evangelistes le descrivent. J'en dis de mesme quand vous mediteres la mort, ainsy que je l'ay marqué en la meditation d'icelle, comme aussi a celle de l'enfer, et en tous semblables mysteres ou il s'agit de choses visibles et sensibles; car, quant aux autres mysteres, de la grandeur de Dieu, de l'excellence des vertus, de la fin pour laquelle nous sommes creés, qui sont des choses invisibles, il n'est pas question de vouloir se servir de cette sorte d'imagination. Il est vray que l'on peut bien employer quelque similitude et comparayson pour ayder a la consideration; mais cela est aucunement difficile a rencontrer, et je ne veux traitter avec vous que fort simplement, et en sorte que vostre esprit ne soit pas beaucoup travaillé a faire des inventions.

Or, par le moyen de cette imagination, nous enfermons nostre esprit dans le mystere que nous voulons mediter, affin qu'il n'aille pas courant ça et la, ne plus ne moins que l'on enferme un oyseau dans une cage, ou bien comme l'on attache l'espervier a ses longes, affin qu'il demeure dessus le poing. Quelques uns vous diront neanmoins qu'il est mieux d'user de la simple pensee de la foy, et d'une simple apprehension toute mentale et spirituelle, en la representation de ces mysteres, ou bien de considerer que les choses se font en vostre propre esprit; mais cèla est trop subtil pour le commencement, et jusques a ce que Dieu vous esleve plus haut, je vous conseille, Philothee, de vous retenir en la basse vallee que je vous monstre.




CHAPITRE V

DES CONSIDERATIONS


SECONDE PARTIE DE LA MEDITATION



Apres l'action de l'imagination, s'ensuit l'action de l'entendement que nous appelIons meditation, qui n'est autre chose qu'une ou plusieurs considerations faites affin d'esmouvoir nos affections en Dieu et aux choses divines: en quoy la meditation est differente de l'estude et des autres pensees et considerations, lesquelles ne se font pas pour acquerir la vertu ou l'amour de Dieu, mais pour quelques autres fins et intentions, comme pour devenir sçavant, pour en escrire ou disputer. Ayant donq enfermé vostre esprit, comme j'ay dit, dans l'enclos du sujet que vous voules mediter, ou par l'imagination, si le sujet est sensible, ou par la simple proposition, s'il est insensible, vous commencerés a faire sur iceluy des considerations, dont vous verrés des exemples tout formés es meditations que je vous ay donnees. Que si vostre esprit treuve asses de goust, de lumiere et de fruit sur l'une des considerations, vous vous y arresteres sans passer plus outre, faysant comme les abeilles qui ne quittent point la fleur tandis qu'elles y treuvent du miel a recueillir. Mais si vous ne rencontres pas selon vostre souhait en 1'une des considerations, apres avoir un peu marchandé et essayé, vous passeres a une autre; mais alles tout bellement et simplement en cette besoigne, sans vous y empresser.




CHAPITRE VI

DES AFFECTIONS ET RESOLUTIONS


TROISIESME PARTIE DE LA MEDITATION



La meditation respand des bons mouvemens en la volonté ou partie affective de nostre ame, comme sont l'amour de Dieu et du prochain, le desir du Paradis et de la gloire, le zele du salut des ames, l'imitation de la vie de Nostre Seigneur, la compassion, l'admiration, la resjouissance, la crainte de la disgrace de Dieu, du jugement et de l'enfer, la haine du peché, la confiance en la bonté et misericorde de Dieu, la confusion pour nostre mauvaise vie passee: et en ces affections, nostre esprit se doit espancher et estendre le plus qu'il luy sera possible. Que si vous voules estre aydee pour cela, prenes en main le premier tome des Meditations de dom André Capilia (25), et voyes sa preface, car en icelle il monstre la façon avec laquelle il faut dilater ses affections; et plus amplement, le Père Arias en son Traitté de l'Orayson (26).

(27) Il ne faut pas pourtant, Philothee, s'arrester tant a ces affections generales que vous ne les convertissies en des resolutions speciales et particulieres pour vostre correction et amendement. Par exemple, la premiere parole que Nostre Seigneur dit sur la Croix respandra sans doute une bonne affection d'imitation en vostre ame, a sçavoir, le desir de pardonner a vos ennemis et de les aymer. Or, je dis maintenant que cela est peu de çhose, si vous n'y adjoustés une resolution speciale en cette sorte: or sus donques, je ne me piqueray plus de telles paroles fascheuses qu'un tel et une telle, mon voysin ou ma voysine, mon domestique ou ma domestique disent de moy, ni de tel et tel mespris qui m'est fait par cestui-ci ou cestui-la; au contraire, je diray et feray telle et telle chose pour le gaigner et adoucir, et ainsy des autres. Par ce moyen, Philothee, vous corrigerés vos fautes en peu de tems, la ou par les seules affections vous le feres tard et malaysement.


25. - voir note n.10

26. - Voir note ch.6, Iere Partie. Traicté de l'Orayson mentale, ou Meditations des Mysteres de la Vie et Passion de nostre Sauveur Jesus Christ. Par le R. P. F. Arias, de la Compagnie de Jesus, et nouvellement mises en françois par le R. P. F. Solier de dicte Compagnie. Douay, Balthazar Bellere, r6o3.

27. - Ce dernier alinéa forme un chapitre à part dans le Ms., ainsi que dans l'Edition Princeps.



CHAPITRE VII

DE LA CONCLUSION ET BOUQUET SPIRITUEL



En fin il faut condure la meditation par trois actions, qu'il faut faire avec le plus d'humilité que l'on peut. La premiere, c'est l'action de graces, remerciant Dieu des affections et resolutions qu'il nous a donnees, et de sa bonté et misericorde que nous avons Descouvertes au mystere de la meditation. La seconde, c'est l'action d'offrande, par laquelle nous offrons a Dieu sa mesme bonté et misericorde, la mort, le sang, les vertus de son Filz, et, conjointement avec icelles, nos affections et resolutions. La troisiesme action est celle de la supplication, par laquelle nous demandons a Dieu et le conjurons de nous communiquer les graces et vertus de son Filz, et de donner la benediction a nos affections et resolutions, affin que nous les puissions fidellement executer; puis nous prions de mesme pour l'Eglise, pour nos pasteurs, parens, amis et autres, employans a cela l'intercession de Nostre Dame, des Anges, des Saintz. En fin j'ay remarqué qu'il falloit dire le Pater noster et Ave Maria, qui est la generale et necessaire priere de tous les fidelles.

A tout cela, j'ay adjousté qu'il falloit cueillir un petit bouquet de devotion; et voyci que je veux dire. Ceux qui se sont promenés en un beau jardin n'en sortent pas volontier sans prendre en leur main quatre ou cinq fleurs pour les odorer et tenir le long de la journee: ainsy nostre esprit ayant discouru sur quelque mystere par la meditation, nous devons choisir un ou deux ou trois pointz que nous aurons treuvés plus a nostre goust, et plus propres a nostre avancement, pour nous en resouvenir le reste de la journee et les odorer spintuellement. Or, cela se fait sur le lieu mesme auquel nous avons fait la meditation, en nous y entretenant ou promenant solitairement quelque tems apres.




CHAPITRE VIII

QUELQUES ADVIS TRES UTILES SUR LE SUJET DE LA MEDITATION



Il faut sur tout, Philothee, qu'au sortir de vostre meditation vous retenies les resolutions et deliberations que vous aurés prinses, pour les prattiquer soigneusement ce jour-la. C'est le grand fruit de la meditation, sans lequel elle est bien souvent, non seulement inutile, mais nuisible, parce que les vertus meditees et non prattiquees enflent quelquefois l'esprit et le courage, nous estant bien advis que nous sommes telz que nous avons resolu et deliberé d'estre, ce qui est sans doute veritable si les resolutions sont vives et solides ; mais elles ne sont pas telles, ains vaines et dangereuses, si elles ne sont prattiquees. Il faut donq par tous moyens s'essayer de les prattiquer, et en chercher les occasions petites ou grandes: par exemple, si j'ay resolu de gaigner par douceur l'esprit de ceux qui m'offencent, je chercheray ce jour la de les rencontrer pour les saluer amiablement; et si je ne les puis rencontrer, au moins de dire bien d'eux, et prier Dieu en leur faveur.

Au sortir de cette orayson cordiale, il vous faut prendre garde de ne point donner de secousse a vostre coeur, car vous espancheriés le baume que vous aves receu par le moyen de l'orayson; je veux dire qu'il faut garder, s'il est possible, un peu de silence, et remuer tout doucement vostre coeur, de l'orayson aux affaires, retenant le plus long tems qu'il vous sera possible le sentiment et les affections que vous aures conceuës. Un homme qui auroit receu dans un vaisseau de belle porcelaine, quelque liqueur de grand prix pour l'apporter dans sa mayson, il iroit doucement, ne regardant point a costé, mais tantost devant soy, de peur de heurter a quelque pierre ou faire quelque mauvais pas, tantost a son vase pour voir s'il panche point. Vous en deves faire de mesme au sortir de la meditation ne vous distrayes pas tout a coup, mais regardes simplement devant vous; comme seroit a dire, s'il vous faut rencontrer quelqu'un que vous soyes obligee d'entretenir ou ouïr, il n'y a remede, il faut s'accommoder a cela, mais en telle sorte que vous regardies aussi a vostre coeur, affin que la liqueur de la sainte orayson ne s'espanche que le moins qu' il sera possible.

Il faut mesme que vous vous accoustumies a sçavoir passer de l'orayson a toutes sortes d'actions que vostre vacation et profession requiert justement et legitimement de vous, quoy qu'elles semblent bien esloignees des affections que nous avons receuës en l'orayson. Je veux dire, un advocat doit sçavoir passer de l'orayson a la plaidoyerie; le marchand, au traffic; la femme mariee, au devoir de son mariage et au tracas de son mesnage, avec tant de douceur et de tranquillité que pour cela son esprit n'en soit point troublé; car, puisque l'un et l'autre est selon la volonté de Dieu, il faut faire le passage de l'un a l'autre en esprit d'humilité et devotion.

Il vous arrivera (28) quelquefois qu'incontinent apres la preparation, vostre affection se treuvera toute esmeuë en Dieu: alhors, Philothee, il luy faut lascher la bride, sans vouloir suivre la methode que je vous ay donnee; car bien que pour l'ordinaire, la consideration doit preceder les affections et resolutions, si est-ce que le Saint Esprit vous donnant les affections avant la consideration, vous ne deves pas rechercher la consideration, puisqu'elle ne se fait que pour esmouvoir l'affection. Bref, tous-jours quand les affections se presenteront a vous , il les faut recevoir et leur faire place, soit qu'elles arrivent avant ou apres toutes les considerations. Et quoy que j'aye mis les affections apres toutes les considerations, je ne l'ay fait que pour mieux distinguer les parties de l'orayson; car au demeurant, c'est une regle generale qu'il ne faut jamais retenir les affections, ains les laisser tous-jours sortir quand elles se presentent. Ce que je dis non seulement pour les autres affections, mays aussi pour l'action de graces, l'offrande et la priere qui se peuvent faire parmi les considerations; car il ne les faut non plus retenir que les autres affections, bien que, par apres, pour la condusion de la meditation, il faille les repeter et reprendre. Mais quant aux resolutions, il les faut faire apres les affections et sur la fin de toute la meditation, avant la conclusion, d'autant qu'ayans a nous representer des objectz particuliers et familiers, elles nous mettroyent en danger, si nous les faysions parmi les affections, d'entrer en des distractions.

Emmi les affections et resolutions, il est bon d'user de colloque, et parler tantost a Nostre Seigneur, tantost aux Anges et aux personnes representees aux mysteres, aux Saintz et a soy-mesrne, a son coeur, aux pecheurs et mesme aux creatures insensibles, comme l'on voit que David fait en ses Pseaumes, et les autres Saintz, en leurs meditations et oraysons.




CHAPITRE IX

POUR LES SECHERESSES QUI ARRIVENT EN LA MEDITATION



S'il vous arrive, Philothee, de n'avoir point de goust ni de consolation en la meditation, je vous conjure de ne vous point troubler, mais quelquefois ouvrés la porte aux paroles vocales: lamentes-vous de vous mesme a Nostre Seigneur, confesses vostre indignité, priés-le qu'il vous soit en ayde, baysés son image si vous l'aves, dites-luy ces paroles de Jacob *: Si ne vous laisseray-je point, Seigneur, que vous ne m'ayes donné vostre benediction; ou celles de la Chananee*: Ouy, Seigneur, je suis une chienne, mais les chiens mangent des miettes de la table de leur maistre. Autres fois, prenes un livre en main, et le lises avec attention jusques a ce que vostre esprit soit resveillé et remis en vous; piqués quelquefois vostre coeur par quelque contenance et mouvement de devotion exterieure, vous prosternant en terre, croisant les mains sur l'estomach, embrassant un crucifix cela s'entend si vous estes en quelque lieu retiré.

Que si apres tout cela vous n'estes point consolee, pour grande que soit vostre secheresse ne vous troubles point, mais continues a vous tenir en une contenance devote devant vostre Dieu.. Combien de courtisans y a-il qui vont cent fois l'annee en la chambre du prince sans esperance de luy parler, mais seulement pour estre veus de luy et rendre leur devoir. Ainsy devons-nous venir, ma chere Philothee, a la sainte orayson, purement et simplement pour rendre nostre devoir et tesmoigner nostre fidelité. Que s'il plaist a la divine Majesté de nous parler et s'entretenir avec nous par ses saintes inspirations et consolations interieures, ce nous sera sans doute un grand honneur et un playsir tres delicieux; mais s'il ne luy plaist pas de nous faire cette grace, nous laissans la sans nous parler, non plus que s'il ne nous voyoit pas et que nous ne fussions pas en sa presence, nous ne devons pourtant pas sortir, ains, au contraire, nous devons demeurer la, devant cette souveraine Bonté, avec un maintien devotieux et paisible; et lhors infalliblement il aggreera nostre patience, et remarquera nostre assiduité et perseverance, si qu'une autre fois, quand nous reviendrons devant luy, il nous favorisera et s'entretiendra avec nous par ses consolations, nous faysant voir l'amenitê de la sainte orayson. Mais quand il ne le feroit pas, contentons - nous Philothee, que ce nous est un honneur trop plus grand d'estre aupres de luy et a sa veuë.




CHAPITRE X

EXERCICE POUR LE MATIN



Outre cette orayson mentale entiere et formee, et les autres oraysons vocales que vous deves faire une fois le jour, il y a cinq autres sortes d'oraysons plus courtes, et qui sont comme ageancemens et surjeons de l'autre grande orayson, entre lesquelles, la premiere est celle qui se fait le matin, comme une preparation generale a toutes les oeuvres de la journee. Or, vous la feres en cette sorte:

1. Remerciés et adorés Dieu profondement pour la grace qu'il vous a faite de vous avoir conservé la nuit precedente; et si vous avies en icelle commis quelque peché, vous luy demanderés pardon.

2. Voyes que le jour present vous est donné affin qu'en iceluy vous puissies gaigner le jour advenir de l'eternité, et feres un ferme propos de bien employer la journee a cette intention.

3. Prevoyes quelz affaires, quelz commerces et quelles occasions vous pouves rencontrer cette journee-la pour servir Dieu, et quelles tentations vous pourront survenir de l'offenser, ou par cholere, ou par vanité, ou par quelque autre desreglement; et, par une sainte resolution, preparés-vous a bien employer les moyens qui se doivent offrir a vous de servir Dieu et avancer vostre devotion; comme au contraire, disposes-vous a bien eviter, combattre et vaincre ce qui peut se presenter contre vostre salut et la gloire de Dieu. Et ne suffit pas de faire cette resolution, mais il faut preparer les moyens pour la bien executer. Par exemple, si je prevoy de devoir traitter de quelque affaire avec une personne passionnee et prompte a la cholere, non seulement je me resouldray de ne point me relascher a l'offenser, mais je prepareray des paroles de douceur pour la prevenir, ou l'assistance de quelque personne qui la puisse contenir. Si je prevoy de pouvoir visiter un malade, je disposeray l'heure et les consolations et secours que j'ay a luy faire; et ainsy des autres.

4. Cela fait, humilies-vous devant Dieu, reconnoissant que de vous mesme vous ne sçauries rien faire de ce que vous aves deliberé, soit pour fuir le mal, soit pour executer le bien. Et comme si vous tenies vostre coeur en vos mains, offrés-le avec tous vos bons desseins a la divine Majesté, la suppliant de le prendre en sa protection et le fortifier pour bien reussir en son service, et ce par telles ou semblables paroles interieures: O Seigneur, voyla ce pauvre et miserable coeur qui, par vostre bonté, a conceu plusieurs bonnes affections; mais helas, il est trop foible et chetif pour effectuer le bien qu'il desire, si vous ne luy departes vostre celeste benediction, laquelle a cette intention je vous requiers, o Pere debonnaire, par le merite de la Passion de vostre Filz, a l'honneur duquel je consacre cette journee et le reste de ma vie. Invoques Nostre Dame, vostre bon Ange et les Saintz, affin qu'ilz vous assistent a cet effect.

Mais toutes ces actions spirituelles se doivent faire briefvement et vivement, devant que l'on sorte de la chambre s'il est possible, afin que, par le moyen de cet exercice, tout ce que vous feres le long de la journee soit arrousé de la benediction de Dieu; mais je vous prie, Philothee, de n'y manquer jamais.





Introduction a la vie devote - CHAPITRE XXIV