Introduction a la vie devote - CHAPITRE IV

CHAPITRE V

DE L'HUMILITE PLUS INTERIEURE



Mais vous desirés, Philothee, que je vous conduise plus avant en l'humilité; car a faire comme j 'ay dit, c'est quasi plustost sagesse qu'humilité: maintenant donq je passe outre. Plusieurs ne veulent ni n'osent penser et considerer les graces que Dieu leur a faites en particulier, de peur de prendre de la vaine gloire et complaisance, en quoy certes ilz se trompent; car puisque, comme dit le grand Docteur Angelique (39), le vray moyen d'atteindre a l'amour de Dieu, c'est la consideration de ses bienfaitz, plus nous les connoistrons plus nous l'aymerons; et comme les benefices particuliers esmeuvent plus puissamment que les communs, aussi doivent-ilz estre considerés plus attentivement.

Certes, rien ne nous peut tant humilier(40) devant la misericorde de Dieu que la multitude de ses bienfaitz, ni rien tant humilier devant sa justice, que la multitude de nos mesfaitz. Considerons ce qu'il a fait pour nous et ce que nous avons fait contre luy; et comme nous considerons par le menu nos pechés, considerons aussi par le menu ses graces. Il ne faut pas craindre que la connoissance de ce qu'il a mis en nous nous enfle, pourveu que nous soyons attentifz a cette venté, que ce qui est de bon en nous n'est pas de nous. Helas, les muletz laissent ilz d'estre lourdes et puantes bestes, pour estre chargés des meubles pretieux et parfumés du prince? Qu'avons nous de bon que nous n'ayons receu? et si nous l'avons receu, pourquoy nous en voulons nous enorgueillir (41)? Au contraire, la vive consideration des graces receuës nous rend humbles; car la connoissance engendre la reconnoissance. Mais si voyans les graces que Dieu nous a faites, quelque sorte de vanité nous venoit chatouiller, le remede infallible sera de recourir a la consideration de nos ingratitudes, de nos imperfections, de nos miseres: si nous considerons ce que nous avons fait quand Dieu n'a pas esté avec nous, nous connoistrons bien que ce que nous faisons quand il est avec nous n'est pas de nostre façon ni de nostre creu; nous en jouirons voyrernent et nous en res-jouirons parce que nous l'avons, mais nous en glorifierons Dieu seul, parce qu'il en est l'autheur. Ainsy la Sainte Vierge confesse que Dieu luy fait choses tres grandes, mais ce n'est que pour s'en humilier et magnifier Dieu: Mon ame, dit elle, magnifie le Seigneur, parce qu' il m'a fait choses grandes (42).

Nous disons maintesfois que nous ne sommes rien, que nous sommes la misere mesme et l'ordure du monde mais nous serions bien marris qu'on nous prist au mot et que l'on nous publiast telz que nous disons. Au contraire, nous faisons semblant de fuir et de nous cacher, affin qu'on nous coure apres et qu on nous cherche; nous faisons contenance de vouloir estre les derniers et assis au bas bout de la table, mays c'est affin de passer plus avantageusement au haut bout. La vraye humilité ne fait pas semblant de l'estre et ne dit gueres de paroles d'humilité, car elle ne desire pas seulement de cacher les autres vertus, mais encor et principalement elle souhaitte de se cacher soy mesme; et s'il luy estoit loysible de mentir, de feindre, ou de scandaliser le prochain, elle produiroit des actions d'arrogance et de fierté, affin de se receler sous icelles et y vivre du tout inconneuë et a couvert.


Voyci donq mon advis, Philothee ou ne disons point de paroles d'humilité, ou disons les avec un vray sentiment interieur, conforme a ce que nous prononçons exterieurement; n'abbaissons jamais les yeux qu'en humiliant nos coeurs; ne faisons pas semblant de vouloir estre des derniers, que de bon coeur nous ne voulussions l'estre. Or, je tiens cette regle si generale que je n'y apporte nulle exception: seulement j'adjouste que la civilité requiert que nous presentions quelquefois l'advantage a ceux qui manifestement ne le prendront pas, et ce n 'est pourtant pas ni duplicité ni fause humilité; car alhors le seul offre de l'advantage est un commencement d'honneur, et puisqu'on ne peut le leur donner entier on ne fait pas mal de leur en donner le commencement (43). J'en dis de mesme de quelques paroles d'honneur ou de respect qui, a la rigueur, ne semblent pas veritables; Car elles le sont neanmoins asses, pourveu que le coeur de celuy qui les prononce ait une vraye intention d'honnorer et respecter celuy pour lequel il les dit; car encor que les motz signifient avec quelque exces ce que nous disons, nous ne faisons pas mal de les employer quand l'usage commun le requiert. Il est vray qu'encor voudrois-je que les paroles fussent adjustees a nos affections au plus pres qu'il nous seroit possible, pour suivre en tout et par tout la simplicité et candeur cordiale. L'homme vrayement humble aymeroit mieux qu'un autre dist de luy qu'il est miserable, qu'il n'est rien, qu'il ne vaut rien, que non pas de le dire luy mesme au moins, s'il sçait qu'on le die, il ne contredit point, mais acquiesce de bon coeur; car croyant fermement cela, il est bien ayse qu'on suive son opinion.

Plusieurs disent qu'ilz laissent l'orayson mentale pour les parfaitz, et qu'eux ne sont pas dignes de la faire; les autres protestent qu'ilz n'osent pas souvent communier, parce qu'ilz ne se sentent pas asses purs; les autres, qu'ilz craignent de faire honte a la devotion s'ilz s'en meslent, a cause de leur grande misere et fragilité; et les autres refusent d'employer leur talent au service de Dieu et du prochain parce, disent ilz, qu'ilz connoissent leur foiblesse et qu'ilz ont peur de s'enorgueillir s'ilz sont instrumens de quelque bien, et qu'en esclairant les autres ilz se consument. Tout cela n'est qu'artifice et une sorte d'humilité non seulement fause, mais maligne, par laquelle on veut tacitement et subtilement blasmer les choses de Dieu, ou au fin moins, couvrir d'un pretexte d'humilité l'amour propre de son opinion, de son humeur et de sa paresse. Demande a Dieu un signe au ciel d'en haut ou au profond de la mer en bas, dit le Prophete au malheureux Achaz, et il respondit: Non, je ne le demanderay point, et ne tenteray point le Seigneur (44). O le meschant! il fait semblant de porter grande reverence a Dieu, et sous couleur d'humilité s'excuse d'aspirer a la grace de laquelle sa divine Bonté luy fait semonce. Mais ne voit il pas que quand Dieu nous veut gratifier, c'est orgueil de refuser? que les dons de Dieu nous obligent a les recevoir, et que c'est humilité d'obeir et suivre au plus pres que nous pouvons ses desirs? Or, le desir de Dieu est que nous soyons parfaitz (45), nous unissans a luy et l'imitans au plus pres que nous pouvons. Le superbe qui se fie en soy mesme a bien occasion de n' oser rien entreprendre; mais l'humble est d'autant plus courageux qu'il se reconnoist plus impuissant et a mesure qu'il s'estime chetif il devient plus hardi parce qu'il a toute sa confiance en Dieu qui se plait a magnifier sa toute puissance en nostre infirmité, et eslever sa misericorde sur nostre misere. Il faut donq humblement et saintement oser tout ce qui est jugé propre a nostre avancement par ceux qui conduisent nos ames.


Penser sçavoir ce qu'on ne sçait pas, c'est une sottise expresse; vouloir faire le sçavant de ce qu'on connoist bien que l'on ne sçait pas, c'est une vanité insupportable: pour moy, je ne voudrois pas mesme faire le sçavant de ce que je sçaurois, comme au contraire je n'en voudrois non plus faire l'ignorant. Quand la charité le requiert, il faut communiquer rondement et doucement avec le prochain, non seulement ce qui luy est necessaire pour son instruction, mais aussi ce qui luy est utile pour sa consolation ; car l'humilité qui cache et couvre les vertus pour les conserver, les fait neanmoins paroistre quand la charité le commande, pour les accroistre, aggrandir et perfectionner. En quoy elle ressemble a cet arbre des isles de Tylos, lequel la nuit resserre et tient closes ses belles fleurs incarnates et ne les ouvre qu'au soleil levant, de sorte que les habitans du pais disent que ces fleurs dorment de nuit (46). Car ainsy l'humilité couvre et cache toutes nos vertus et perfections humaines, et ne les fait jamais paroistre que pour la charité, qui estant une vertu non point humaine mais celeste, non point morale mais divine, elle est le vray soleil des vertus, sur lesquelles elle doit tous-jours dominer: si que les humilités qui prejudicient a la charité sont indubitablement fauses.

Je ne voudrois ni faire du fol ni faire du sage: car si l'humilité m'empesche de faire le sage, la simplicité et rondeur m'empescheront aussi de faire le fol; et si la vanité est contraire a l'humilité, l'artifice, l'affaiterie et feintise est contraire a la rondeur et simplicité. Que si quelques grans serviteurs de Dieu ont fait semblant d'estre folz pour se rendre plus abjectz devant le monde, il les faut admirer et non pas imiter; car ilz ont eu des motifz pour passer a cet exces qui leur ont esté si particuliers et extraordinaires, que personne n'en doit tirer aucune consequence pour soy. Et quant a David, s'il dansa et sauta un peu plus que l'ordinaire bienseance ne requeroit devant l'Arche de l'alliance (47), ce n'estoit pas qu'il voulust faire le fol; mais tout simplement et sans artifice, il faisoit ces mouvemens exterieurs conformes a l'extraordinaire et demesuree allegresse qu'il sentoit en son coeur. Il est vray que quand Michol sa femme luy en fit reproche comme d'une folie, il ne fut pas marri de se voir avili (48): ains perseverant en la naifve et veritable representation de sa joye, il tesmoigna d'estre bien ayse de recevoir un peu d'opprobre pour son Dieu. En suite dequoy je vous diray que si pour les actions d'une vraye et naifve devotion, on vous estime vile, abjecte ou folle, l'humilité vous fera res-jouir de ce bienheureux opprobre, duquel la cause n'est pas en vous, mais en ceux qui le font.


39. - IIa Iiae, q.82, art 3

40. - voir p.75

41. - 1Co 4,7

42. - Lc 1,46

43. - Variante: ce qui se peut, et quelque petite partie. (Ms.)

44. - Is 7,11

45. - Mt 5,48

46. - Pline, Hist. Nat. 12,11

47. - 2R 6,14

48. - 2R 6,20



CHAPITRE VI


QUE L'HUMILITE NOUS FAIT AYMER NOSTRE PROPRE ABJECTION



Je passe plus avant et vous dis, Philothee, qu'en tout et par tout vous aymiés vostre propre abjection. Mais, ce me dires-vous, que veut dire cela: aymés vostre propre abjection? En latin abjection veut dire humilité, et humilité veut dire abjection; si que, quand Nostre Dame en son sacré Cantique (49) dit que, parce que Nostre Seigneur a veu l'humilitê de sa servante toutes les generations la diront bienheureuse, elle veut dire que Nostre Seigneur a regardé de bon coeur son abjection, vileté et bassesse, pour la combler de graces et faveurs. Il y a neanmoins difference entre la vertu d'humilité et l'abjection; car l'abjection, c'est la petitesse, bassesse et vileté qui est en nous, sans que nous y pensions; mais quant a la vertu d'humilité, c'est la veritable connoissance et volontaire reconnoissance de nostre abjection. Or, le haut point de cette humilité gist a non seulement reconnoistre volontairement nostre abjection, mais l'aymer et s'y complaire, et non point par manquement de courage et generosité, mais pour exalter tant plus la divine Majesté, et estimer beaucoup plus le prochain en comparayson de nous mesmes. Et c'est cela a quoy je vous exhorte, et que pour mieux entendre, sçaches qu'entre les maux que nous souffrons les uns sont abjectz et les autres honnorables; plusieurs s' accommodent aux honnorables, mais presque nul ne veut s'accommoder aux abjectz. Voyes un devotieux hermite tout deschiré et plein de froid: chacun honnore son habit gasté, avec compassion de sa souffrance; mais si un pauvre artisan, un pauvre gentilhomme, une pauvre damoiselle en est de mesme, on l'en mesprise, on s'en moque, et voyla comme sa pauvreté est abjecte. Un religieux reçoit devotement un'aspre censure de son superieur, ou un enfant de son pere: chacun appellera cela mortification, obedience et sagesse; un chevalier et une dame en souffrira de mesme de quelqu'un, et quoy que ce soit pour l'amour de Dieu, chacun l'appellera coüardise et lascheté: voyla donq encor un autre mal abject. Une personne a un chancre au bras, et l'autre l'a au visage: celuy-la n'a que le mal, mays cestuy-ci, avec le mal, a le mespris, le desdain et l'abjection. Or, je dis maintenant qu'il ne faut pas seulement aymer le mal, ce qui se fait par la vertu de la patience; mays il faut aussi cherir l'abjection, ce qui se fait par la vertu de l'humilité.

De plus, il y a des vertus abjectes et des vertus honnorables: la patience, la douceur, la simplicité et l'humilité mesme sont des vertus que les mondains tiennent pour viles et abjectes; au contraire, ilz estiment beaucoup la prudence, la vaillance et la liberalité. Il y a encores des actions d'une mesme vertu, dont les unes sont mesprisees et les autres honnorees; donner l'aumosne et pardonner les offenses sont deux actions de charité: la premiere est honnoree d'un chacun, et l'autre mesprisee aux yeux du monde. Un jeune gentilhomme ou une jeune dame qui ne s'abandonnera pas au desreglement d'une troupe desbauchee, a parler, jouer, danser, boire, vestir, sera brocardé et censuré par les autres, et sa modestie sera nommee ou bigoterie ou affaiterie: aymer cela, c'est aymer son abjection. En voyci d'une autre sorte: nous allons visiter les malades; si on m'envoye au plus miserable, ce me sera une abjection selon le monde, c'est pourquoy je l'aymeray; si on m'envoye a ceux de qualité, c'est une abjection selon l'esprit, car il n'y a pas tant de vertu ni de merite, et j'aymeray donques cette abjection. Tombant emmi la rue, outre le mal l'on en reçoit de la honte; il faut aymer cette abjection.


Il y a mesme des fautes esquelles il n'y a aucun mal que la seule abjection; et l'humilité ne requiert pas qu'on les face expressement, mais elle requiert bien qu'on ne s'inquiete point quand on les aura commises : telles sont certaines sottises, incivilités et inadvertances, lesquelles comme il faut eviter avant qu'elles soyent faittes, pour obeir a la civilité et prudence, aussi faut il quand elles sont faittes, acquiescer a l'abjection qui nous en revient, et l'accepter de bon coeur pour suivre la sainte humilité. Je dis bien davantage: si je me suis desreglé par cholere ou par dissolution a dire des parolles indecentes et desquelles Dieu et le prochain est offencé, je me repentiray vivement et seray extremement marri de l'offence, laquelle je m'essayeray de reparer le mieux qu'il me sera possible; mays je ne laisseray pas d'aggreer l'abjection et le mespris qui m'en arrive; et si l'un se pouvoit separer d'avec l'autre, je rejetterois ardemment le peché et garderois humblement l'abjection.


Mais quoy que nous aymions l'abjection qui s ensuit du mal, si ne faut il pas laisser de remedier au mal qui l'a causee, par des moyens propres et legitimes, et sur tout quand le mal est de consequence. Si j'ay quelque mal abject au visage, j'en procureray la guerison, mais non pas que l'on oublie l'abjection laquelle j'en ay receuë. Si j'ay fait une chose qui n'offense personne, je ne m'en excuseray pas, parce qu' encor que ce soit un defaut, si est-ce qu'il n'est pas permanent; je ne pour-rois donques m'en excuser que pour l'abjection qui m'en revient; or c'est cela que l'humilité ne peut permettre: mais si par mesgarde ou par sottise j 'ay offensé ou scandalisé quelqu'un, je repareray l'offense par quelque veritable excuse, d'autant que le mal est permanent et que la charité m'oblige de l'effacer. Au demeurant, il arrive quelquefois que la charité requiert que nous remedions a l'abjection pour le bien du prochain, auquel nostre reputation est necessaire; mais en ce cas la, ostant nostre abjection de devant les yeux du prochain pour empeseher son scandale, il la faut serrer et cacher dedans nostre coeur affin qu'il s'en edifie.

Mais vous voulés sçavoir, Philothee, quelles sont les meilleures abjections; et je vous dis clairement que les plus prouffitables a l'ame et aggreables a Dieu sont celles que nous avons par accident ou par la condition de nostre vie, parce que nous ne les avons pas choisies, ains les avons receuës telles que Dieu nous les a envoyees, duquel l'election est tous-jours meilleure que la nostre. Que s'il en falloit choisir, les plus grandes sont les meilleures; et celles la sont estimees les plus grandes qui sont plus contraires a nos inclinations, pourveu qu'elles soyent conformes a nostre vacation; car, pour le dire une fois pour toutes, nostre choix et election gaste et amoindrit presque toutes nos vertus. Ah! qui nous fera la grace de pouvoir dire avec ce grand Roy (50): j'ay choisi d'estre abject en la mayson de Dieu, plustost que d'habiter es tabernacles des pecheurs? Nul ne le peut, chere Philothee, que Celuy qui pour nous exalter, vesquit et mourut en sorte qu'il fut l'opprobre des hommes et l'abjection du peuple (51).


Je vous ay dit beaucoup de choses qui vous sembleront dures quand vous les con sidererés; mais croyes-moy, elles seront plus douces que le sucre et le miel quand vous les prattiquerés.

49. - Lc 1,48

50. - Ps 83,11

51. - Ps 21,7




CHAPITRE VII


COMME IL FAUT CONSERVER LA BONNE RENOMMEE


PRATTIQUANT L'HUMILITE



La loüange, l'honneur et la gloire ne se donnent pas aux hommes pour une simple vertu, mais pour une vertu excellente. Car par la loüange nous voulons persuader aux autres d'estimer l'excellence de quelqu'un ; par l'honneur nous protestons que nous l'estimons nous mesmes; et la gloire n'est autre chose, a mon advis, qu'un certain esclat de reputation qui rejaillit de l'assemblage de plusieurs loüanges et honneurs: si que les honneurs et loüanges sont comme des pierres pretieuses, de l'amas desquelles reussit la gloire comme un esmail. Or, l'humilité ne pouvant souffrir que nous ayons aucune opinion d'exceller ou devoir estre preferés aux autres, ne peut aussi permettre que nous recherchions la loüange, l'honneur ni la gloire qui sont deuës a la seule excellence. Elle consent bien neanmoins a l'advertissement du Sage, qui nous admoneste (52) d'avoir soin de nostre renommee, parce que la bonne renommee est une estime, non d'aucune excellence, mais seulement d'une simple et commune preud'hommie et integrité de vie, laquelle l'humilité n'empesche pas que nous ne reconnoissions en nous mesmes, ni par consequent que nous en desirions la reputation. Il est vray que l'humilité mespriseroit la renommee si la charité n'en avoit besoin; mais parce qu'elle est l'un des fondemens de la societé humaine, et que sans elle nous sommes non seulement inutiles mais dommageables au public, a cause du scandale qu'il en reçoit, la charité requiert et l'humilité aggree que nous la desirions et conservions pretieusement (53) .

Outre cela, comme les feuilles des arbres, qui d'elles mesmes ne sont pas beaucoup prisables, servent neanmoins de beaucoup, non seulement pour les embellir, mais aussi pour conserver les fruitz (54) tandis qu'ilz sont encor tendres; ainsy la bonne renommee, qui de soy mesme n'est pas une chose fort desirable, ne laisse pas d'estre tres utile, non seulement pour l'ornement de nostre vie, mais aussi pour la conservation de nos vertus, et principalement des vertus encor tendres et foibles: l'obligation de maintenir nostre reputation et d'estre telz quel'on nous estime, force un courage genereux, d'une puissante et douce violence. Conservons nos vertus, ma chere Philotbee, parce qu'elles sont aggreables a Dieu, grand et souverain objet de toutes nos actions; mais comme ceux qui veulent garder les fruitz ne se contentent pas de les confire, ains les mettent dedans des vases propres a la conservation d'iceux, de mesme, bien que l'amour divin soit le principal conservateur de nos vertus, si est-ce que nous pouvons encor employer la bonne renommee comme fort propre et utile a cela.


Il ne faut pas pourtant que nous soyons trop ardens, exactes et pointilleux a cette conservation, car ceux qui sont si douilletz et sensibles pour leur reputation ressemblent a ceux qui pour toutes sortes de petites incommodités prennent des medecines: car ceux ci, pensans conserver leur santé la gastent tout a fait, et ceux la, voulans maintenir si delicatement leur reputation la perdent entierement; car par cette tendreté ilz se rendent bigearres, mutins, insupportables, et provoquent la malice des mesdisans. La dissimulation et mespris de l'injure et calomnie est pour l'ordinaire un remede beaucoup plus salutaire que le ressentiment, la conteste et la vengeance: le mespris les fait esvanouir; si on s'en courrouce il semble qu'on les advoüe. Les crocodiles n'endommagent que ceux qui les craignent, ni certes la mesdisance sinon ceux qui s'en mettent en peyne. La crainte excessive de perdre la renommee tesmoigne une grande defiance du fondement d'icelle, qui est la verité d'une bonne vie. Les villes qui ont des pontz de bois sur des grans fleuves craignent qu'ilz ne soyent emportés a toutes sortes de debordemens; mais celles qui les ont de pierre n'en sont en peyne que pour des inondations extraordinaires ainsy ceux qui ont une ame solidement chrestienne mesprisent ordinairement les debordemens des langues injurieuses; mais ceux qui se sentent foibles s'inquietent a tout propos. Certes, Philothee, qui veut avoir reputation envers tous, la perd envers tous; et celuy merite de perdre l'honneur, qui le veut prendre de ceux que les vices rendent vrayement infames et deshonnorés.


La reputation n'est que comme une enseigne qui fait connoistre ou la vertu loge; la vertu doit donq estre en tout et par tout preferee. C'est pourquoy, si l'on dit: vous estes un hypocrite, parce que vous vous ranges a la devotion; si l'on vous tient pour homme de bas courage parce que vous aves pardonné l'injure (55), moques vous de tout cela. Car, outre que telz jugemens se font par des niaises et sottes gens, quand on devroit perdre la renommee, si ne faudroit-il pas quitter la vertu ni se destourner du chemin d'icelle, d'autant qu'il faut preferer le fruit aux feuilles, c'est a dire le bien interieur et spirituel a tous les biens exterieurs. Il faut estre jaloux, mays non pas idolatres de nostre renommee; et comme il ne faut offenser l'oeil des bons, aussi ne faut-il pas vouloir contenter celuy des malins. La barbe (56) est un ornement au visage de l'homme, et les cheveux a celuy de la femme: si on arrache du tout le poil du menton et les cheveux de la teste, malaysement pourra-il jamais revenir; mais si on le coupe seulement, voire, qu'on le rase, il recroistra bien tost apres et reviendra plus fort et touffu. Ainsy, bien que la renommee soit coupee, ou mesme tout a fait rasee par la langue des mesdisans, qui est, dit David (57), comme un rasoir affilé, il ne se faut point inquieter, car bien tost elle renaistra non seulement aussi belle qu'elle estoit, ains encores plus solide. Mais si nos vices, nos laschetés, nostre mauvaise vie nous oste la reputation, il sera malaysé que jamais elle revienne, parce que la racine en est arrachee. Or, la racine de la renommee, c'est la bonté et la probité, laquelle tandis qu'elle est en nous peut tous-jours reproduire l'honneur qui luy est deu.

Il faut quitter cette vaine conversation, cette inutile prattique, cette amitié frivole, cette hantise folastre, si cela nuit a la renommee, car la renommee vaut mieux que toutes sortes de vains contentemens; mais si pour l'exercice de pieté, pour l'avancement en la devotion et acheminement au bien eternel on murmure, on gronde, on calomnie, laissons abbayer les matins contre la lune; car s'ilz peuvent exciter quelque mauvaise opinion contre nostre reputation, et par ainsy couper et raser les cheveux et la barbe de nostre renommee, bien tost elle renaistra, et le rasoir de la mesdisance servira a nostre honneur, comme la serpe a la vigne, qu'elle fait abonder et multiplier en fruitz.


Ayons tous-jours les yeux sur Jesus Christ crucifié; marchons en son service avec confiance et simplicité, mais sagement et discretement: il sera le protecteur de nostre renommee, et s'il permet qu'elle nous soit ostee, ce sera pour nous en rendre une meilleure, ou pour nous faire prouffiter en la sainte humilité, de laquelle une seule once vaut mieux que mille livres d'honneur. Si on nous blasme injustement, opposons paisiblement la verité a la calomnie; si elle persevere, perseverons a nous humilier: remettans ainsy nostre reputation avec nostre ame es mains de Dieu, nous ne sçaurions la mieux asseurer. Servons Dieu par la bonne et mauvaise renommee, a l'exemple de saint Paul (58), affin que nous puissions dire avec David (59): O mon Dieu, c'est pour vous que j'ay supporté l'opprobre et que la confusion a couvert mon visage. J'excepte neanmoins certains crimes si atroces et infames que nul n'en doit souffrir la calomnie quand il s'en peut justement descharger, et certaines personnes de la bonne reputation desquelles depend l'edification de plusieurs; car en ce cas, il faut tranquillement poursuivre la reparation du tort receu, suivant l'advis des theologiens.

52. - Qo 41,15

53. - voir p.76

54. - voir p.76

55. -voir p.77

56. - voir p.77

57. - Ps 51,2

58. - 2Co 6,8

59. - Ps 68,8




CHAPITRE VIII


DE LA DOUCEUR ENVERS LE PROCHAIN ET REMEDE CONTRE L'IRE



Le saint chresme (60) , duquel par tradition apostolique on use en l'Eglise de Dieu pour les conflrmations et benedictions, est composé d'huyle d'olive meslee avec le baume, qui represente entre autres choses les deux cheres et bienaymees vertus qui reluisoient en la sacree Personne de Nostre Seigneur, lesquelles il nous a singulierement recommandees, comme si par icelles nostre coeur devoit estre specialement consacré a son service et appliqué a son imitation: Apprenes de moy, dit-il (61), que je suis doux et humble de coeur. L'humilité nous perfectionne envers Dieu, et la douceur envers le prochain. Le baume (qui, comme j'ay dit cy dessus (62) , prend tous-jours le dessous parmi toutes les liqueurs) represente l'humilité, et l'huyle d'olive, qui prend tous-jours le dessus, represente la douceur et debonnaireté, laquelle surmonte toutes choses et excelle entre les vertus comme estant la fleur de la charité laquelle, selon saint Bernard (63) , est en sa perfection quand non seulement elle est patiente, mais quand outre cela elle est douce et debonnaire.

Mais prenes garde, Philothee, que ce chresme mystique composé de douceur et d'humilité soit dedans vostre coeur; car c'est un des grans artifices de l'ennemi de faire que plusieurs s'amusent aux paroles et contenances exterieures de ces deux vertus, qui n'examinans pas bien leurs affections interieures, pensent estre humbles et doux et ne le sont neanmoins nullement en effect; ce que l'on reconnoist parce que, nonobstant leur ceremonieuse douceur et humilité, a la moindre parole qu'on leur dit de travers, a la moindre petite injure qu'ilz reçoivent, ilz s'eslevent avec une arrogance nompareille. On dit que ceux qui ont prins le preservatif que l'on appelle communement la grace de saint Paul (64), n'enflent point estans morduz et piqués de la vipere, pourveu que la grace soit de la fine: de mesme, quand l'humilité et la douceur sont bonnes et vrayes, elles nous garantissent de l'enflure et ardeur que les injures ont accoustumé de provoquer en nos coeurs. Que si estans piqués et morduz par les mesdisans et ennemis nous devenons fiers, enflés et despités, c'est signe que nos humilités et douceurs ne sont pas veritables et franches, mais artificieuses et apparentes.

Ce saint et illustre patriarche Joseph, renvoyant ses freres d'Egypte en la mayson de son pere, leur donna ce seul advis: Ne vous courroucés point en chemin (65). Je vous en dis de mesme, Philothee cette miserable vie n'est qu'un acheminement a la bienheureuse; ne nous courrouçons donq point en chemin les uns avec les autres, marchons avec la trouppe de nos freres et compaignons doucement, paisiblement et amiablement. Mais je vous dis nettement et sans exception, ne vous courroucés point du tout, s'il est possible, et ne recevés aucun pretexte quel qu'il soit pour ouvrir la porte de vostre coeur au courroux; car saint Jacques dit tout court et sans reserve(66), que l'ire de l'homme n'opere point la justice de Dieu.

Il faut voyrement resister au mal et reprimer les vices de ceux que nous avons en charge, constamment et vaillamment, mais doucement et paisiblement. Rien ne matte tant l'elephant courroucé que la veuë d'un aignelet, et rien ne rompt si aysement la force des canonades que la laine. On ne prise pas tant la correction qui sort de la passion, quoy qu' accompagnee de rayson, que celle qui n'a aucune autre origine que la rayson seule: car l'ame raysonnable estant naturellement sujette a la rayson, elle n'est sujette a la passion que par tyrannie; et partant, quand la rayson est accompagnee de la passion elle se rend odieuse, sa juste domination estant avilie par la societé de la tyrannie. Les princes honnorent et consolent infiniment les peuples quand ilz les visitent avec un train de paix; mais quand ilz conduisent des armees, quoy que ce soit pour le bien public, leurs venues sont tousjours desaggreables et dommageables, parce qu'encor qu'ilz facent exactement observer la discipline militaire entre les soldatz, si ne peuvent-ilz jamais tant faire qu'il n'arrive tous-jours quelque desordre, par lequel le bon homme est foulé. Ainsy, tandis que la rayson regne et exerce paisiblement les chastimens, corrections et reprehensions, quoy que ce soit rigoureusement et exactement, chacun l'ayme et l'appreuve; mais quand elle conduit avec soy l'ire , la cholere et le courroux, qui sont, dit saint Augustin (67), ses soldatz, elle se rend plus effroyable qu'amiable, et son propre coeur en demeure tous-jours foulé et maltraitté. "Il est mieux," dit le mesme saint Augustin escrivant a Profuturus (68), " de refuser l'entree a l'ire juste et equitable que de la recevoir, pour petite qu'elle soit, parce qu'estant receuë, il est malaysé de la faire sortir, d'autant qu'elle entre comme un petit surgeon, et en moins de rien elle grossit et devient un poutre."Que si une fois elle peut gaigner la nuit et que le soleil se couche sur nostre ire (ce que l'Apostre defend (69)), se convertissant en hayne, il n'y a quasi plus moyen de s'en desfaire; car elle se nourrit de mille fauses persuasions, puisque jamais nul homme courroucé ne pensa son courroux estre injuste.

Il est donq mieux d'entreprendre de sçavoir vivre sans cholere que de vouloir user moderement et sagement de la cholere, et quand par imperfection et foiblesse nous nous treuvons surpris d'icelle, il est mieux de la repousser vistement que de vouloir marchander avec elle; car pour peu qu'on luy donne de loysir, elle se rend maistresse de la place et fait comme le serpent, qui tire aysement tout son cors ou il peut mettre la teste. Mais comment la repousseray je, me dires vous? Il faut, ma Philothee, qu'au premier ressentiment que vous en aures, vous ramassies promptement (70)vos forces, non point brusquement ni impetueusement, mais doucement et neanmoins serieusement; car, comme on void es audiences de plusieurs senatz et parlemens, que les huissiers crians: Paix la, font plus de bruit que ceux qu'ilz veulent faire taire, aussi il arrive maintesfois que voulans avec impetuosité reprimer nostre cholere, nous excitons plus de trouble en nostre coeur qu'elle n'avoit pas fait, et le coeur estant ainsy troublé ne peut plus estre maistre de soy mesme.


Apres ce doux effort, prattiqués l'advis que saint Augustin ja viel donnoit au jeune Evesque Auxilius (71): " Fais, " dit-il, " ce qu'un homme doit faire; que s'il t'arrive ce que l'homme de Dieu dit au Psalme: Mon oeil est troublé de grande cholere, recours a Dieu, criant: Aye misericorde de inoy, Seigneur(72), affin qu'il estende sa dextre pour reprimer ton courroux. Je veux dire, qu'il faut invoquer le secours de Dieu quand nous nous voyons agités de cholere, a l'imitation des Apostres tourmentés du vent et de l'orage emmi les eaux; car il commandera a nos passions qu'elles cessent, et la tranquillité se fera grande (73). Mais tous-jours je vous advertis que l'orayson qui se fait contre la cholere presente et pressante doit estre prattiquee doucement, tranquillement, et non point violemment; ce qu'il faut observer en tous les remedes qu'on use contre ce mal. Avec cela, soudain que vous vous appercevres avoir fait quelque acte de cholere, reparés la faute par un acte de douceur, exercé promptement a l'endroit de la mesme personne contre laquelle vous vous seres irritee. Car tout ainsy que c'est un souverain remede contre le mensonge que de s'en desdire sur le champ, aussi tost que l'on s'apperçoit de l'avoir dit, ainsy est ce un bon remede contre la cholere de la reparer soudainement par un acte contraire de douceur; car, comme l'on dit, les playes fraisches sont plus aysement remediables.

Au surplus, lhors que vous estes en tranquillité et sans aucun sujet de cholere, faites grande provision de douceur et debonnaireté, disant toutes vos parolles et faisant toutes vos actions petites et grandes en la plus douce façon qu'il vous sera possible, vous resouvenant que l'Espouse, au Cantique des Cantiques (74), n'a pas seulement le miel en ses levres et au bout de sa langue, mais elle l'a encor dessous la langue, c'est a dire dans la poitrine; et n'y a pas seulement du miel, mais encor du lait; car aussi ne faut-il pas seulement avoir la parolle douce a l'endroit du prochain, mais encor toute la poitrine, c'est a dire tout l'interieur de nostre ame. Et ne faut pas seulement avoir la douceur du miel, qui est aromatique et odorant, c'est a dire la suavité de la conversation civile avec les estrangers, mais aussi la douceur du lait entre les domestiques et proches voysins en quoy manquent grandement ceux qui en rue semblent des anges, et en la mayson, des diables.

60. - Variante: C'est l'abeille qui fait le miel, et rien ne l'attire si fort que le miel; le S' Esprit est doux, rien ne l'attire tant en un'ame que la douceur. Le saint chresme par lequel on faisoit l'onction sacerdotale en l'ancienne Loy estoit composé de plusieurs sortes d'huyles pretieuses, mais principalement... (Ms.)

61. - Mt 11,29

62. - ch 4

63. - Tract. de Charit., 5

64. - Vide Mattioli, in Dioscorid., 6,11

65. - Gn 45,24

66. - Jc 1,20

67. - De Civitate Dei, l.14, ch.19

68. - Ep.38,2

69. - Ep 4,26

70. - Variante: les forces de vostr' ame pour l'ernpescher de passer outre, quittant pour un peu l'attention que vous pourries avoir a toute autre chose. Mais le secret en cett' occasion est d'employer nos (Ms.)

71. - Ep 250,3

72. - Ps 30,10

73. - Mt 8,24

74. - Mt 4,11





Introduction a la vie devote - CHAPITRE IV