Introduction a la vie devote - CHAPITRE XIII

CHAPITRE XIV

DE LA PAUVRETE D' ESPRIT OBSERVEE ENTRE LES RICHESSES


Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est a eux (103); malheureux donq sont les riches d'esprit, car la misere d'enfer est pour eux. Celuy est riche d'esprit lequel a ses richesses dedans son esprit, ou son esprit dedans les richesses; celuy est pauvre d'esprit qui n'a nulles richesses dans son esprit, ni son esprit dedans les richesses. Les alcions font leurs nids comme une paume, et ne laissent en iceux qu'une petite ouverture du costé d'en haut; ilz les mettent sur le bord de la mer, et au demeurant les font si fermes et impenetrables que les ondes les surprenans, jamais l'eau n'y peut entrer; ains tenans tous-jours le dessus, ilz demeurent emmi la mer, sur la mer et maistres de la mer (104). Vostre coeur, chere Philothee, doit estre comme cela, ouvert seulement au ciel, et impenetrable aux richesses et choses caduques: si vous en aves, tenes vostre coeur exempt de leurs affections; qu'il tienne tous-jours le dessus, et qu'emmi les richesses il soit sans richesses et maistre des richesses. Non, ne mettes pas cet esprit celeste dedans les biens terrestres; faites qu'il leur soit tous-jours superieur, sur eux, non pas en eux.


Il y a difference entre avoir du poison et estre empoisonné: les apothicaires ont presque tous des poisons pour s'en servir en diverses occurences, mais ilz ne sont pas pour cela empoisonnés, parce qu'ilz n'ont pas le poison dedans le cors, mais dedans leurs boutiques; ainsy pouves-vous avoir des richesses sans estre empoisonnee par icelles: ce sera si vous les aves en vostre mayson ou en vostre bourse, et non pas en vostre coeur. Estre riche en effect et pauvre d'affection c'est le grand bonheur du Chrestien; car il a par ce moyen les commodités des richesses pour ce monde et le merite de la pauvreté pour l'autre.


Helas, Philothee, jamais nul ne confessera d'estre avare; chacun desavoüe cette bassesse et vileté de coeur. On s'excuse sur la charge des enfans qui presse, sur la sagesse qui requiert qu'on s'establisse en moyens: jamais on n'en a trop, il se treuve tous-jours certaines necessités d'en avoir davantage; et mesme les plus avares, non seulement ne confessent pas de l'estre, mays ilz ne pensent pas en leur conscience de l'estre; non, car l'avarice est une fievre prodigieuse, qui se rend d'autant plus insensible qu'elle est plus violente et ardente. Moyse vit le feu sacré qui brusloit un buisson et ne le consumoit nullement (105), mais au contraire, le feu prophane de l'avarice consume et devore l'avaricieux et ne le brusle aucunement; au moins, emmi ses ardeurs et chaleurs plus excessives, il se vante de la plus douce fraischeur du monde, et tient que son alteration insatiable est une soif toute naturelle et suave.

Si vous desirés longuement, ardemment et avec inquietude les biens que vous n'aves pas, vous aves beau dire que vous ne les voules pas avoir injustement, car pour cela vous ne laisseres pas d'estre vrayement avare. Celuy qui desire ardemment, longuement et avec inquietude de boire, quoy qu'il ne veuille pas boire que de l'eau, si tesmoigne-il d'avoir la fievre.

O Philothee, je ne sçai si c'est un desir juste de desirer d'avoir justement ce qu'un autre possede justement; car il semble que par ce desir nous nous voulons accommoder par l'incommodité d'autruy. Celuy qui possede un bien justement, n'a-il pas plus de rayson de le garder justement, que nous de le vouloir avoir justement? et pourquoy donques estendons-nous nostre desir sur sa commodité pour l'en priver? Tout au plus si ce desir est juste, certes, il n'est pas pourtant charitable; car nous ne voudrions nullement qu'aucun desirast, qnoy que justement, ce que nous voulons garder justement. Ce fut le peché d'Achab qui voulut avoir justement la vigne de Naboth, qui la vouloit encor plus justement garder (106): il la desira ardemment, longuement et avec inquietude, et partant il offensa Dieu. Attendés, chere Philothee, de desirer le bien du prochain quand il commencera a desirer de s'en desfaire; car lhors son desir rendra le vostre non seulement juste, mais charitable: ouy, car je veux bien que vous ayes soin d'accroistre vos moyens et facultés, pourveu que ce soit non seulement justement, mais doucement et charitablement.


Si vous affectionnes fort les biens que vous aves, si vous en estes fort embesoignee, mettant vostre coeur en iceux, y attachant vos pensees et craignant d'une crainte vive et empressee de les perdre, croyes-moy, vous aves encor quelque sorte de fievre; car les febricitans boivent l'eau qu'on leur donne avec un certain empressement, avec une sorte d'attention et d'ayse que ceux qui sont sains n'ont point accoustumé d'avoir : il n'est pas possible de se plaire beaucoup en une chose, que l'on n'y mette beaucoup d'affection. S'il vous arrive de perdre des biens, et vous sentes que vostre coeur s'en desole et afflige beaucoup, croyes, Philothee, que vous y aves beaucoup d'affection; car rien ne tesmoigne tant d'affection a la chose perdue que l'affliction de la perte.


Ne desirés donq point d'un desir entier et formé le bien que vous n'aves pas; ne mettes point fort avant vostre coeur en celuy que vous aves; ne vous desolés point des pertes qui vous arriveront , et vous aures quelque sujet de croire qu'estant riche en effect vous ne l'estes point d'affection , mays que vous estes pauvre d'esprit et par consequent bienheureuse, car le Royaume des cieux vous appartient (107)


103. - Mt 5,3

104. - Pline Hist nat. 10, 23 et 47

105. - Ex 3,2

106. - 3 R 21,2

107. - Mt 5,3



CHAPITRE XV

COMME IL FAUT PRATTIQUER LA PAUVRETÉ REELLE


DEMEURANT NEANMOINS REELLEMENT RICHE


Le peintre Parrhasius peignit le peuple Athenien par une invention fort ingenieuse, le representant d'un naturel divers et variable: cholere, injuste, inconstant, courtois, dement, misericordieux, hautain, glorieux, humble, bravache et fuyard, et tout cela ensemble (108); mais moy, chere Philothee, je voudrois mettre en vostre coeur la richesse et la pauvreté tout ensemble, un grand soin et un grand mespris des choses temporelles.

Ayes beaucoup plus de soin de rendre vos biens utiles et fructueux que les mondains n'en ont pas. Dites moy, les jardiniers des grans princes ne sont-ilz pas plus curieux et diligens a cultiver et embellir les jardins qu'ilz ont en charge, que s'ilz leur appartenoyent en proprieté? Mais pourquoy cela? parce, sans doute, qu'ilz considerent ces jardins la comme jardins des princes et des rois, ausquelz ilz desirent de se rendre aggreables par ces services la. Ma Philothee, les possessions que nous avons ne sont pas nostres: Dieu les nous a donnees a cultiver et veut que nous les rendions fructueuses et utiles, et partant nous luy faisons service aggreable d'en avoir soin. Mays il faut donq que ce soit un soin plus grand et solide que celuy que les mondains ont de leuns biens, car ilz ne s'embesoignent que pour l'amour d'eux mesmes, et nous devons travailler pour l'amour de Dieu: or, comme l'amour de soy mesme est un amour violent, turbulent, empresse, aussi le soin qu'on a pour luy est plein de trouble, de chagrin, d'inquietude; et comme l'amour de Dieu est doux, paisible et tranquille, aussi le soin qui en procede, quoy que ce soit pour les biens du monde, est amiable, doux et gracieux. Ayons donq ce soin gracieux de la conservation, voyre de l'accroissement de nos biens temporelz, lhors que quelque juste occasion s'en presentera et entant que nostre condition le requiert, car Dieu veut que nous facions ainsy pour son amour. Mais prenés garde que l'amour propre ne vous trompe, car quelquefois il contrefait si bien l'amour de Dieu qu'on diroit que c'est luy: or, pour empescher qu'il ne vous deçoive, et que ce soin des biens temporeiz ne se convertisse en avarice, outre ce que j'ay dit au chapitre precedent, il nous faut prattiquer bien souvent la pauvreté reelle et effectuelle, emmi toutes les facultés et richesses que Dieu nous a donnees.


Quittes donq tous-jours quelque partie de vos moyens en les donnant aux pauvres de bon coeur; car donner ce qu'on a c'est s'appauvrir d'autant, et plus vous donneres plus vous vous appauvrirés. Il est vray que Dieu vous le rendra, non seulement en l'autre monde, mais en cestui ci, car il n'y a rien qui face tant prosperer temporellement que 1'aumosne; mais en attendant que Dieu vous le rende vous seres tous-jours appauvrie de cela. O le saint et riche appauvrissement que celuy qui se fait par l'aumosne


Aymes les pauvres et la pauvreté, car par cet amour vous deviendres vrayement pauvre, puisque, comme dit l'Escriture (109), nous sommes faitz comme les choses que nous aymons. L'amour egale les amans: Qui est infirme avec lequel je ne sois infirme? dit saint Paul (110).

Il pouvoit dire: Qui est pauvre avec lequel je ne sois pauvre? parce que l'amour le faisoit estre tel que ceux qu'il aymoit. Si donques vous aymes les pauvres, vous seres vrayement participante de leur pauvreté, et pauvre comme eux. Or, si vous aymes les pauvres, mettes-vous souvent parmi eux: prenes playsir a les voir chez vous et a les visiter chez eux; conversés volontier avec eux; soyes bien ayse qu'ilz vous approchent aux eglises, aux rûes et ailleurs. Soyes pauvre de langue avec eux, leur parlant comme leur compaigne; mais soyes riche des mains, leur departant de vos biens comme plus abondante.

Voules-vous faire encores davantage, ma Philothee? ne vous contentes pas d'estre pauvre comme les pauvres, mais soyes plus pauvre que les pauvres. Et comment cela? Le serviteur est moindre que son maistre (111): rendés-vous donq servante des pauvres; alles les servir dans leurs lictz quand ilz sont malades, je dis de vos propres mains; soyes leur cuisiniere, et a vos propres despens; soyes leur lingere et blanchisseuse. O ma Philothee, ce service est plus triomphant qu'une royauté.

(112) Je ne puis asses admirer l'ardeur avec laquelle cet advis fut prattiqué par saint Louys, l'un des grans roys que le soleil ait veu, mais je dis grand roy en toute sorte de grandeur. Il servoit fort souvent a la table des pauvres qu'il nourrissoit, et en faisoit venir presque tous les jours trois a la sienne, et souvent il mangeoit les restes de leur potage avec un amour nompareil. Quand il visitoit les hospitaux des malades (ce qu'il faisoit fort souvent), il se mettoit ordinairement a servir ceux qui avoient les maux les plus horribles, comme ladres, chancreux et autres semblables, et leur faisoit tout son service a teste nue et les genoux a terre, respectant en leur personne le Sauveur du monde, et les cherissant d'un amour aussi tendre qu'une douce mere eust sceu faire son enfant. Sainte Elizabeth, fille du Roy d'Hongrie, se mesloit ordinairement avec les pauvres, et pour se recreer s'habilloit quelquefois en pauvre femme parmi ses dames, leur disant: Si j'estois pauvre je m'habillerois ainsy. O mon Dieu, chere Philothee, que ce Prince et cette Princesse estoyent pauvres en leurs richesses, et qu'ilz estoyent riches en leur pauvreté.

Bienheureux sont ceux qui sont ainsy pauvres, car a eux appartient le Royaume des cieux (113). J'ay eu faim, vous m'aves repeu, j'ay eu froid, vous m'aves revestu: possedés le Royaume qui vous a esté preparé des la constitution du inonde (114), dira le Roy des pauvres et des rois en son grand jugement.


Il n'est celuy qui en quelque occasion n'ait quelque manquement et defaut de commodités. Il arrive quelquefois chez nous un hoste que nous voudrions et devrions bien traitter, il n'y a pas moyen pour l'heure; on a ses beaux habitz en un lieu, on en auroit besoin en un autre ou il seroit requis de paroistre; il arrive que tous les vins de la cave se poussent et tournent, il n'en reste plus que les mauvais et verds; on se treuve aux champs dans quelque bicoque ou tout manque: on n'a lict, ni chambre, ni table, ni service. En fin, il est facile d'avoir souvent besoin de quelque chose, pour riche qu'on soit; or cela, c'est estre pauvre en effect de ce qui nous manque. Philothee, soyes bien ayse de ces rencontres, acceptes-les de bon coeur, souffres-les gayement.


Quand il vous arrivera des inconveniens qui vous appauvriront, ou de beaucoup ou de peu, comme font les tempestes, les feux, les inondations, les sterilités, les larcins, les proces, o c'est alhors la vraye saison de prattiquer la pauvreté, recevant avec douceur ces diminutions de facultés, et s'accommodant patiemment et constamment a cet appauvrissement. Esaü se presenta a son pere avec ses mains toutes couvertes de poil, et Jacob en fit de mesme (115); mais parce que le poil qui estoit es mains de Jacob ne tenoit pas a sa peau, ains a ses gans, on luy pouvoit oster son poil sans l'offencer ni escorcher: au contraire, parce que le poil des mains d'Esaü tenoit a sa peau, qu'il avoit toute velue de son naturel, qui luy eust voulu arracher son poil luy eust bien donné de la douleur: il eust bien crié, il se fust bien eschauffé a la defense. Quand nos moyens nous tiennent au coeur, si la tempeste, si le larron, si le chicaneur nous en arrache quelque partie, quelles plaintes, quelz troubles, quelles impatiences en avons-nous! mais quand nos biens ne tiennent qu'au soin que Dieu veut que nous en ayons et non pas a nostre coeur, si on nous les arrache, nous n'en perdrons pourtant pas le sens ni la tranquillité. C'est la difference des bestes et des hommes quant a leurs robbes car les robbes des bestes tiennent a leur chair, et celles des hommes y sont seulement appliquees, en sorte qu'ilz puissent les mettre et oster quand ilz veulent.



108. - Pline Hist Nat. 35,10 et36

109. - Os 9,10

110. - 2Co 11,29

111. - Jn 13,16

112. - Dans le Ms., tout l'alinéa est condensé an cette seule phrase: Saint Louys, tout grand roy qu'il estoit, et sainte Elizabeth, fille de roy, le prattiquoient avec un zele et perseverance nompareille. (Ms.)

113. - Mt 5,3

114. - Mt 25,34

115. - Gn 27



CHAPITRE XVI

POUR PRATTIQUER LA RICHESSE D'ESPRIT EMMI LA PAUVRETÉ REELLE


Mais si vous estes reellement pauvre, treschere Philothee, o Dieu, soyes-le encores d'esprit; faites de necessité vertu, et employes cette pierre pretieuse de la pauvreté pour ce qu'elle vaut: son esclat n'est pas descouvert en ce monde, mais si est ce pourtant qu'il est extremement beau et riche. Ayes patience, vous estes en bonne compaignie: Nostre Seigneur, Nostre Dame, les Apostres, tant de Saintz et de Saintes ont esté pauvres, et pouvans estre riches ilz ont mesprisé de l'estre. Combien y a-il de grans mondains qui, avec beaucoup de contradictions, sont allés rechercher avec un soin nompareil la sainte pauvreté dedans les cloistres et les hospitaux? Ilz ont pris beaucoup de peyne pour la treuver, tesmoin saint Alexis, sainte Paule, saint Paulin, sainte Angele et tant d'autres; et voyla, Philothee, que, plus gracieuse en vostre endroit, elle se vient presenter chez vous; vous l'aves rencontree sans la chercher et sans peyne embrasses-la donq comme la chere amie de Jesus Christ, qui naquit, vesquit et mourut avec la pauvreté, qui fut sa nourrice toute sa vie.

Vostre pauvreté, Philothee, a deux grans privileges par le moyen desquelz elle vous peut beaucoup faire meriter. Le premier est qu'elle ne vous est point arrivee par vostre choix, mais par la seule volonté de Dieu, qui vous a faitte pauvre sans qu'il y ait eu aucune concurrence de vostre volonté propre. Or, ce que nous recevons purement de la volonté de Dieu luy est tous-jours tres aggreable, pourveu que nous le recevions de bon coeur et pour l'amour de sa sainte volonté: ou il y a moins du nostre il y a plus de Dieu. La simple et pure acceptation de la volonté de Dieu rend une souffrance extremement pure.


Le second privilege de cette pauvreté, c'est qu'elle est une pauvreté vrayement pauvre. Une pauvreté loüee, caressee, estimee, secourue et assistee, elle tient de la richesse, elle n'est pour le moins pas du tout pauvre mais une pauvreté mesprisee, rejettee, reprochee et abandonnee, elle est vrayement pauvre. Or, telle est pour l'ordinaire la pauvreté des seculiers, car parce qu'ilz ne sont pas pauvres par leur election, mais par necessité, on n'en tient pas grand conte; et en ce qu'on n'en tient pas grand conte, leur pauvreté est plus pauvre que celle des religieux, bien que celle cy d'ailleurs ait une excellence fort grande et trop plus recommandable, a rayson du voeu et de l'intention pour laquelle elle a esté choisie.

Ne vous plaignes donq pas, ma chere Philothee, de vostre pauvreté; car on ne se plaint que de ce qui desplait, et si la pauvreté vous desplait vous n'estes plus pauvre d'esprit, ains riche d'affection. Ne vous desolés point de n'estre pas si bien secourue qu'il seroit requis; car en cela consiste l'excellence de la pauvreté. Vouloir estre pauvre et n'en recevoir point d'incommodité, c'est une trop grande ambition; car c'est vouloir l'honneur de la pauvreté et la commodité des richesses.


N'ayes point de honte d'estre pauvre ni de demander l'aumosne en charité; receves celle qui vous sera donnee, avec humilité, et acceptes le refus avec douceur. Resouvenes-vous souvent du voyage que Nostre Dame fit en Egypte pour y porter son cher Enfant, et combien de mespris, de pauvreté, de misere il luy convint supporter. Si vous vives comme cela, vous seres tres riche en vostre pauvreté.



CHAPITRE XVII

DE L'AMITIÉ, ET PREMIEREMENT DE LA MAUVAISE ET FRIVOLE



L'amour tient le premier rang entre les passions de l'ame: c' est le roy de tous les mouvemens du coeur, il convertit tout le reste a soy et nous rend telz que ce qu'il ayme (116). Prenes donq bien garde, ma Philothee, de n'en point avoir de mauvais, car tout aussi tost vous series toute mauvaise. Or l'amitié est le plus dangereux amour de tous, parce que les autres amours peuvent estre sans communication, mays l'amitié estant totalement fondee sur icelle, on ne peut presque l'avoir avec une personne sans participer a ses qualités.

Tout amour n'est pas amitié; car, 1. on peut aymer sans estre aymé, et lhors il y a de l'amour, mais non pas de l'amitié, d'autant que l'amitié est un amour mutuel, et s'il n'est pas mutuel ce n'est pas amitié.

2. Et ne suffit pas qu'il soit mutuel, mais il faut que les parties qui s'entr'ayment sçachent leur reciproque affection, car si elles l'ignorent elles auront de l'amour, mais non pas de l'amitié. 3. Il faut avec cela qu'il y ayt entre elles quelque sorte de communication qui soit le fondement de l'amitié.

Selon la diversité des communications l'amitié est aussi diverse, et les communications sont differentes selon la difference des biens qu'on s'entrecommunique: si ce sont des biens faux et vains, l'amitié est fause et vaine, si ce sont des vrays biens, l'amitié est vraye; et plus excellens seront les biens, plus excellente sera l'amitié. Car, comme le miel est plus excellent quand il se cueille es fleurons des fleurs plus exquises, ainsy l'amour fondé sur une plus exquise communication est le plus excellent; et comme il y a du miel en Heraclee de Ponte, qui est veneneux et fait devenir insensés ceux qui le mangent, parce qu'il est recueilli sur l'aconit qui est abondant en cette region-la (117), ainsy l'amitié fondee sur la communication des faux et vicieux biens est toute fause et mauvaise.


La communication des voluptés charnelles est une mutuelle propension et amorce brutale, laquelle ne peut non plus porter le nom d'amitié entre les hommes que celles des asnes et chevaux pour semblables effectz ; et s'il n'y avoit nulle autre communication au mariage, il n'y auroit non plus nulle amitié; mais, parce qu'outre celle-la il y a en iceluy la communication de la vie, de l'industrie, des biens, des affections et d'une indissoluble fidelité, c'est pourquoy l'amitié du mariage est une vraye amitié et sainte.

L'amitié fondee sur la communication des playsirs sensuelz est toute grossiere, et indigne du nom d'amitié, comme aussi celle qui est fondee sur des vertus frivoles et vaines, parce que ces vertus dependent aussi des sens. J'appelle playsirs sensuelz ceux qui s'attachent immediatement et principalement aux sens exterieurs, comme le playsir de voir la beauté, d'ouïr une douce voix, de toucher et semblables. J'appelle vertus frivoles certaines habilités et qualités vaines que les foibles espritz appellent vertus et perfections. Oyes parler la pluspart des filles, des femmes et des jeunes gens, ilz ne se feindront nullement de dire: un tel gentilhomme est fort vertueux, il a beaucoup de perfections, car il danse bien, il joue bien a toutes sortes de jeux, il s'habille bien, il chante bien, il cajole bien, il a bonne mine; et les charlatans tiennent pour les plus vertueux d'entre eux ceux qui sont les plus grans bouffons. Or, comme tout cela regarde les sens, aussi les amitiés qui en proviennent s'appellent sensuelles, vaines et frivoles, et meritent plustost le nom de folastrerie que d'amitié. Ce sont ordinairement les amitiés des jeunes gens, qui se tiennent aux moustaches, aux cheveux, aux oeillades, aux habitz, a la morgue, a la babillerie: amitiés dignes de l'aage des amans qui n'ont encor aucune vertu qu'en bourre ni nul jugement qu'en bouton; aussi telles amitiés ne sont que passageres et fondent comme la neige au soleil.


116. - Os 9,10

117. - Pline HistNat. 21,13 et 14; Mattioli in Diosc. 6,8



CHAPITRE XVIII

DES AMOURETTES


Quand ces amitiés folastres (118) se prattiquent entre gens de divers sexe, et sans pretention du mariage, elles s'appellent amourettes, car n'estans que certains avortons, ou plustost fantosmes d'amitié, eles ne peuvent porter le nom ni d'amitié, ni d'amour, pour leur incomparable vanité et imperfection. Or, par icelles, les coeurs des hommes et des femmes demeurent pris et engagés et entrelacés les uns avec les autres en vaines et folles affections, fondees sur ces frivoles communications et chetifz aggreemens desquelz je viens de parler. Et bien que ces sottes amours vont ordinairement fondre et s'abismer en des charnalités et lascivetés fort vilaines, si est ce que ce n'est pas le premier dessein de ceux qui les exercent; autrement ce ne seroyent plus amourettes, ains impudicités manifestes. Ilz se passeront mesme quelquefois plusieurs annees sans qu'il arrive, entre ceux qui sont atteins de cette folie, aucune chose qui soit directement contraire a la chasteté du cors, iceux s'arrestans seulement a detremper leurs coeurs en souhaitz, desirs, souspirs, muguetteries et autres telles niaiseries et vanités, et ce pour diverses pretentions.

Les uns n'ont d'autre dessein que d'assouvir leurs coeurs a donner et recevoir de l'amour, suivans en cela leur inclination amoureuse, et ceux ci ne regardent a rien pour le choix de leurs amours sinon a leur goust et instinct, si qu'a la rencontre d'un sujet aggreable, sans examiner l'interieur ni les deportemens d'iceluy, ilz commenceront cette communication d'amourettes et se fourreront dedans les miserables filetz desquelz par apres ilz auront peyne de sortir. Les autres se laissent aller a cela par vanité, leur estant advis que ce ne soit pas peu de gloire de prendre et lier les coeurs par amour; et ceux ci, faysant leur election pour la gloire, dressent leurs pieges et tendent leurs toyles en des lieux specieux, relevés, rares et illustres. Les autres sont portés et par leur inclination amoureuse et par la vanité tout ensemble, car encores qu'ilz ayent le coeur contourné a l'amour, si ne veulent-ilz pourtant pas en prendre qu'avec quelque advantage de gloire.


Ces amitiés sont toutes mauvaises, folles et vaines: mauvaises, d'autant qu'elles aboutissent et se terminent en fin au peché de la chair, et qu'elles desrobent l'amour et par consequent le coeur a Dieu, a la femme et au mari, a qui il estoit deu; folles, parce qu'elles n'ont ni fondement ni rayson; vaines, parce qu'elles ne rendent aucun prouffit, ni honneur, ni contentement. Au contraire elles perdent le tems, embarrassent l'honneur, sans donner aucun playsir que celuy d'un empressement de pretendre et esperer, sans sçavoir ce qu'on veut ni qu'on pretend. Car il est tous-jours advis a ces chetifz et foibles espritz qu'il y a je ne sçai quoy a desirer es tesmoignages qu'on leur rend de l'amour reciproque, et ne sçauroyent dire que c'est; dont leur desir ne peut finir, mays va tous-jours pressant leur coeur de perpetuelles defiances, jalousies et inquietudes.

Saint Gregoire Nazianzene, escrivant contre les femmes vaynes, dit merveilles sur ce sujet; en voyci une petite piece (119)qu'il addresse voyrement aux femmes, mais bonne encores pour les hommes: "Ta naturelle beauté suffit pour ton mari; que si elle est pour plusieurs hommes, comme un filet tendu pour une troupe d'oyseaux, qu en arrivera-il? celuy la te plaira qui se plaira en ta beauté, tu rendras oeillade pour oeillade, regard pour regard; soudain suivront les sousris et petitz motz d'amour, laschés a la desrobee pour le commencement, mais bien tost on s'apprivoisera et passera-on a la cajolerie manifeste. Garde bien, o ma langue parleuse, de dire ce qui arrivera par apres; si diray-je neanmoins encor cette venté: rien de tout ce que les jeunes gens et les femmes disent ou font ensemble en ces folles complaisances n'est exempt de grans esguillons. Tous les fatras d'amourettes se tiennent l'un a l'autre et s'entresuivent tous, ne plus ne moins qu'un fer tiré par l'aymant en tire plusieurs autres consecutivement. "

O qu'il dit bien, ce grand Evesque: Que penses-vous faire? Donner de l'amour, non pas? Mais personne n'en donne vdontairement qui n'en prenne necessairement; qui prend est pris en ce jeu. L'herbe aproxis reçoit et conçoitle feu aussi tost qu'elle le void (120): nos coeurs en sont de mesme soudain qu'ils voyent une ame enflammee d'amour pour eux, ils sont incontinent embrases pour elle. J'en veux bien prendre, me dira quelqu'un, mais non pas fort avant. Helas, vous vous trompés, ce feu d'amour est plus actif et penetrant qu'il ne vous semble; vous cuyderes n'en recevoir qu'une estincelle, et vous seres tout estonné de voir qu'en un moment il aura saysi tout vostre coeur, reduit en cendre toutes vos resolutions et en fumee vostre reputation. Le Sage s'escrie *: Qui aura compassion d'un enchanteur piqué par le serpent? Et je m'escrie apres luy: o folz et insensés, cuydes-vous charmer l'amour pour le pouvoir manier a vostre gré? Vous vous voules jouer avec luy, il vous piquera et mordra mauvaisement; et sçaves-vous ce qu'on en dira? chacun se moquera de vous et on rira dequoy vous aves voulu enchanter l'amour, et que sur une fause asseurance vous aves voulu mettre dedans vostre sein une dangereuse coleuvre, qui vous gasté et perdu d'ame et d'honneur.

O Dieu, quel aveuglement est celuy ci, de joüer ainsy a credit sur des gages si frivoles la principale piece de nostre ame! Ouy, Philothee, car Dieu ne veut l'homme que pour l'ame, ni l'ame que pour la volonté, ni la volonté que pour l'amour. Helas, nous n'avons pas d'amour a beaucoup pres de ce que nous avons besoin; je veux dire, il s'en faut infiniment que nous en ayons asses pour aymer Dieu, et cependant, miserables que nous sommes, nous le prodiguons et espanchons en choses sottes et vaynes et frivoles, comme si nous en avions de reste. Ah! ce grand Dieu qui s'estoit reservé le seul amour de nos ames, en reconnoissance de leur creation, conservation et redemption, exigera un compte bien estroit de ces folles deduites que nous en faysons; que s'il doit faire un examen si exacte des parolles oyseuses (121), qu'est ce qu'il fera des amitiés oyseuses, impertinentes, folles et pernicieuses?

Le noyer nuit grandement aux vignes et aux champs esquelz il est planté, parce qu'estant si grand, il attire tout le suc de la terre, qui ne peut par apres suffire a nourrir le reste des plantes; ses feuillages sont si touffus qu'ilz font un ombrage grand et espais, et en fin il attire les passans a soy, qui, pour abattre son fruit, gastent et foulent tout autour. Ces amourettes font les mesmes nuysances a l'ame, car elles l'occupent tellement et tirent si puissamment ses mouvemens qu'elle ne peut pas apres suffire a aucune bonne oeuvre; les feuilles, c'est a dire les entretiens, amusemens et mu-guetteries sont si frequentes qu'elles dissipent tout le loysir; et en fin elles attirent tant de tentations, distractions, soupçons et autres consequences, que tout le coeur en est foulé et gasté. Bref, ces amourettes bannissent non seulement 1'amour celeste, mais encor la crainte de Dieu, enervent l'esprit, affoiblissent la reputation: c'est, en un mot, le joüet des cours, mais la peste des coeurs.


118. - Avec la leçon du Ms. correspondant au texte, il existe une ébauche de ce chapitre, qui est reproduite intégralement ici: Il y a des certains avortons, ou plustost fantosmes d'amitié qui pour leur incomparable vanité et imperfection ne peuvent porter le nom ni d'amour ni d'amitié, ains seulement celuy d'amouretres. Ce sont certaines vaines, folles, folastres affections par lesquelles les coeurs des personnes de divers sexe s'entretiennent, pris, engagés et entrelacés les uns avec les autres. Ces folles affections vont fondre et aboutissent pour l'ordinaire en des charnalités et lascivetés fort vilaines; neanmoins ce n'est pas le premier dessein de ceux qui les prattiquent, autrement ce ne seroient plus amourettes ains impudicités et paillardises.

Leurs premiers desseins donques sont divers: les uns praetendent d'assovir leurs coeurs a donner et recevoir de l'amour, leurs yeux a s'entreregarder, leurs espritz a s'entrecommuniquer leurs pensees, leurs cogitations, lestime reciproque qu'ilz font l'un de l'autre; et tout cela a leur advis sans autre pretention de leur costé. Je dis de leur costé, parce que le Diable a tous-jours un dessein dangereux et pernicieux sur ces maudites amourettes.J

Ah que je souhaiterois de pouvoir dignement detester cet infame amusement; Philothee, c'est la peste des coeurs et le jouet des cours c'est le malheur des ames, et la ruine de toutes leurs facultés.] Tout cela, Philothee, est un tres infame amusement; c'est le jouet des cours, mais la peste des coeurs. Helas, on s'y engage par imprudence, et on le poursuit avec impudence. L'herba aproxis reçoit et conçoit le feu tout aussi tost qu'elle le void: nos coeurs sont comme cela, incontinent quils voyent un'ame qui a conçu de l'amour pour eux, ilz en reçoivent soudainement [en contrechange] pour elle. Que voules-vous donq faire, o hommes, o femmes? Vous voules donner de l'amour saches que personne n'en donne qui n'en prenne reciproquernent: vous en voules donq prendre. Ah, vous mettes un serpent dans vostre sein qui vous mordra et fera mourir de son venin. I! vous est advis que vous borneres et limiteres l'enibrasement de ce feu, et que vous le contiendres dans l'enclos d'un simple passetems; mais vous ne sçaves donq pas sa force. Vous seres tout estonnés qu'en moins de rien il aura reduit an cendre vostre coeur, vostr'entendement et vostr'honneur.

Qui aura, dit-il, compassion d'un enchanteur piqué par le serpent, et de tous ceux qui s'approchent des bestes? O folz et insensés, vous voules charmer par amour les personnes, et ce mesme serpent vous mordra, vous en seres empoisonnés; et chacun dira: son dam, il a tendu des pieges aux autres, il est bien juste quil y soit loy mesme surpris; il a voulu folastrer avec les lyons et les tigres, s'ilz l'ont offencé c'est sa faute. Sçaves vous ce que je veux dire? Je veux dire quil ne faut jamais [faire cette folie de vouloir,.. ] s'exposer a cette folie d'amourettes.

Mais, mon Dieu, quelle rayson y a-il de joüer la principale piece de son ame? car 1'amour est le roy de nos affections, c'est l'unique [joyau] morceau du coeur que nostre Dieu se reserve pour sa bouche. Il ne veut l'homme que pour le coeur ni le coeur que pour l'amour; et faire un jouet de ceste noble perle n'est ce pas un detraquement insupportable? Il est impossible, mais je dis de toute impossibilité, que la vraye vertu ni la vraye devotion [soit en un coeur] se treuve avec cette folie [qui] obscurcit l'esprit [de discours, fumee] , souille l'imagination [de fantosmes,chimeres] et dissipe le coeur.

119. - Carm l.1, sect 2, $29 vv 89-98

120. - Pline Hist nat. 24,17 et101

121. - Mt 12,36




Introduction a la vie devote - CHAPITRE XIII