Introduction a la vie devote - CHAPITRE XVIII
DES VRAYES AMITIÉS
Philothee, aymés un chacun d'un grand amour charitable, mais n'ayes point d'amitié qu'avec ceux qui peuvent communiquer avec vous de choses vertueuses; et plus les vertus que vous mettres en vostre commerce seront exquises, plus vostre amitié sera parfaitte. Si vous communiques es sciences, vostre amitié est certes fort loüable; plus encor si vous communiques aux vertus, en la prudence, discretion, force et justice. Mais si vostre mutuelle et reciproque communication se fait de la charité, de la devotion, de la perfection chrestienne, o Dieu, que vostre amitié sera pretieuse! Elle sera excellente parce qu'elle vient de Dieu, excellente parce qu'elle tend a Dieu , excellente parce que son lien c'est Dieu, excellente parce qu'elle durera eternellement en Dieu. O qu'il fait bon aymer en terre comme l'on ayme au Ciel, et apprendre a s'entrecherir en ce monde comme nous ferons eternellement en l'autre!
Je ne parle pas ici de l'amour simple de charité, car il doit être porté a tous les hommes; mais je parle de l'amitié spirituelle, par laquelle deux ou trois ou plusieurs ames se communiquent leur devotion, leurs affections spirituelles, et se rendent un seul esprit entre elles. Qu'a bon droit peuvent chanter telles heureuses ames: O que voyci combien il est bon et aggreable que les freres habitent ensemble (122)! Ouy, car le baume delicieux de la devotion distille de l'un des coeurs en l'autre par une continuelle participation, si qu'on peut dire que Dieu a respandu sur cette amitié sa benediction et la vie jusques aux siecles des siecles (123). Il m'est advis que toutes les autres amitiés ne sont que des ombres au prix de celle ci, et que leurs liens ne sont que des chaisnes de verre ou de jayet, en comparayson de ce grand lien de la sainte devotion qui est tout d'or. Ne faites point d'amitié d'autre sorte, je veux dire des amitiés que vous faites; car il ne faut pas ni quitter ni mespriser pour cela les amitiés que la nature et les precedens devoirs vous obligent de cultiver, des parens, des alliés, des bienfaiteurs, des voysins et autres; je parle de celles que vous choisissés vous mesme.
Plusieurs vous diront peut estre qu'il ne faut avoir aucune sorte de particuliere affection et amitié, d'autant que cela occupe le coeur, distrait l'esprit, engendre les envies: mais ilz se trompent en leurs conseilz; car ilz ont veu es escritz de plusieurs saintz et devotz autheurs que les amitiés particulieres et affections extraordinaires nuisent infiniment aux religieux; ilz cuydent que c'en soit de mesme du reste du monde, mais il y a bien a dire. Car attendu qu'en un monastere bien reglé le dessein commun de tous tend a la vraÿe devotion, il n'est pas requis d'y faire ces particulieres communications, de peur que cherchant en particulier ce qui est commun, on ne passe des particularités aux partialités; mais quant a ceux qui sont entre les mondains et qui embrassent la vraye vertu, il leur est necessaire de s'allier les uns aux autres par une sainte et sacree amitié; car par le moyen d'icelle ilz s' animent, ilz s'aydent, ilz s'entreportent au bien. Et comme ceux qui cheminent en la plaine n'ont pas besoin de se prester la main, mais ceux qui sont es chemins scabreux et glissans s'entretiennent l'un l'autre pour cheminer plus seurement, ainsy ceux qui sont es Religions n'ont pas besoin des amitiés particulieres, mais ceux qui sont au monde en ont necessité pour s'asseurer et secourir les uns les autres, parmi tant de mauvais passages qu'il leur faut franchir. Au monde, tous ne conspirent pas a mesme fin, tous n'ont pas le mesme esprit; il faut donq sans doute se tirer a part et faire des amitiés selon nostre pretention; et cette particularité fait voirement une partialité, mais une partialité sainte, qui ne fait aucune division sinon celle du bien et du mal, des brebis et des chevres, des abeilles et des freslons, separation necessaire.
Certes, on ne sçauroit nier que Nostre Seigneur n'aymast d'une plus douce et plus speciale a amitié saint Jean, le Lazare, Marthe, Magdeleine, car l'Escriture le tesmoigne (124). On sçait que saint sçait que saint Pierre cherîssoit tendrement saint Marc et sainte Petronille, comme saint Paul faisoit son Timothee et sainte Thecle. Saint Gregoire Nazianzene se vante cent fois de l'amitié nompareille qu'il eut avec le grand saint Basile, et la descrit en cette sorte (125): " Il sembloit qu'en l'un et l'autre de nous, il n'y eust qu'une seule ame portant deux cors. Que s'il ne faut pas croire ceux qui disent que toutes choses sont en toutes choses, si nous faut-il pourtant adjouster foy que nous estions tous deux en l'un de nous, et l'un en l'autre; une seule pretention avions-nous tous deux, de cultiver la vertu et accommoder les desseins de nostre vie aux esperances futures, sortans ainsy hors de la terre mortelle avant que d'y mourir. " Saint Augustin tesmoigne (126) que saint Ambroise aymoit uniquement sainte Monique, pour les rares vertus qu'il voyoit en elle, et qu'elle reciproquement le cherissoit comme un Ange de Dieu.
Mays j'ay tort de vous amuser en chose si claire. Saint Hierosme, saint Augustin, saint Gregoire, saint Bernard et tous les plus grans serviteurs de Dieu ont eu de tres particulieres amitiés sans interest de leur perfection. Saint Paul reprochant le detraquement des Gentilz, les accuse d'avoir esté gens sans affection (127), c'est a dire qui n'avoient aucune amitié. Et saint Thomas, comme tous les bons philosophes, confesse que l'amitié est une vertu (128): or, il parle de l'amitié particuliere, puisque, comme il dit (129), la parfaitte amitié ne peut s'estendre a beaucoup de personnes. La perfection donques ne consiste pas a n'avoir point d'amitié, mais a n'en avoir que de bonne, de sainte et sacree.
122. - Ps 132,1
123. - id 4
124. - Jn 13,23; 11,5
125. - Orat. 43,20
126. - Confess. 6,1 et 2
127. - Rm 1,31
128. - 2a 2ae qu.23 art..3 ad 1
129. - In X lib Ethic. Arist. L. IX lect XII et quaest. Disput. De Malo qu. VII art II ad 12
DE LA DIFFERENCE DES VRAYES ET DES VAINES AMITIES
Voyci donq le grand advertissement, ma Philothee. Le miel d'Heraclee (130), qui est si veneneux, ressemble a l'autre qui est si salutaire: il y a grand danger de prendre l'un pour l'autre ou de les prendre meslés, car la bonté de l'un n'empescberoit pas la nuysance de l'autre Il faut estre sur sa garde pour n'estre point trompé en ces amitiés, notamment quand elles se contractent entre personnes de divers sexe, sous quel pretexte que ce soit, car bien souvent Satan donne le change a ceux qui ayment. On commence par l'amour vertueux, mais si on n'est fort sage l'amour frivole se meslera, puis l'amour sensuel, puis l'amour charnel; ouy mesme il y a danger en l'amour spirituel si on n' est fort sur sa garde, bien qu'en celuy cy il soit plus difficile de prendre le change, parce que sa pureté et blancheur rendent plus connoissables les souïlleures que Satan y veut mesler: c'est pourquoy quand il l'entreprend il fait cela plus finement, et essaye de glisser les impuretés presque insensiblement.
Vous connoistrés l'amitié mondaine d'avec la sainte et vertueuse, comme l'on connoist le miel d'Heraclee d'avec l'autre: le miel d'Heraclee est plus doux a la langue que le miel ordinaire, a rayson de l'aconit qui luy donne un surcroist de douceur, et l'amitié mondaine produit ordinairement un grand amas de paroles emmiellees, une cajolerie de petitz motz passionnés et de loüanges tirees de la beauté, de la grace et des qualités sensuelles; mais l'amitié sacree a un langage simple et franc, ne peut loüer que la vertu et grace de Dieu, unique fondement sur lequel elle subsiste. Le miel d'Heraclee estant avalé excite un tournoyement de teste, et la fause amitié provoque un tournoyement d'esprit qui fait chanceler la personne en la chasteté et devotion, la portant a des regards affectés, mignards et immoderés, a des caresses sensuelles, a des souspirs desordonnés, a des petites plaintes de n'estre pas aymee, a des petites, mais recherchees, mais attrayantes contenances, galanterie, poursuitte des baysers, et autres privautés et faveurs inciviles, presages certains et indubitables d'une prochaine ruine de l'honnesteté; mais l'amitié sainte n'a des yeux que simples et pudiques, ni des caresses que pures et franches, ni des souspirs que pour le Ciel, ni des privautés que pour l'esprit, ni des plaintes sinon quand Dieu n'est pas aymé, marques infallibles de l'honnesteté. Le miel d'Heraclee trouble la veuë, et cette amitié mondaine trouble le jugement, en sorte que ceux qui en sont atteins pensent bien faire en mal faisant, et cuydent que leurs excuses, pretextes et paroles soyent des vrayes raysons; ilz craignent la lumiere et ayment les tenebres, mais l'amitié sainte a les yeux clairvoyans et ne se cache point, ains paroist volontier devant les gens de bien. En fin le miel d'Heraclee donne une grande amertume en la bouche ainsy les fauses amitiés se convertissent et terminent en paroles et demandes charnelles et puantes, ou, en cas de refus, a des injures, calomnies, impostures, tristesses, confusions et jalousies qui aboutissent bien souvent en abrutissement et forcenerie; mais la chaste amitié est tous-jours egalement honneste, civile et amiable, et jamais ne se convertit qu'en une plus parfaitte et pure union d'espritz, image vive de l'amitié bienheureuse que l'on exerce au Ciel.
Saint Gregoire Nazianzene dit (131) que le paon faisant son cri lhors qu'il fait sa rouë et pavonnade excite grandement les femelles qui l'escoutent a la lubricité: qaund on voit un homme pavonner, se parer et venir comme cela cajoler, chuchoter et barguigner aux oreilles d'une femme ou d'une fille, sans pretention d'un juste mariage, ha! sans doute ce n'est que pour la provoquer a quelque impudicité; et la femme d'honneur bouchera ses oreilles pour ne point ouïr le cri de ce paon et la voix de l'enchanteur qui la veut enchanter finement (132): que si elle escoute, o Dieu, quel mauvais augure de la future perte de son coeur
Les jeunes gens qui font des contenances, grimaces et caresses, ou disent des parolles esquelles ilz ne voudroient pas estre surprins par leurs peres, meres, maris, femmes ou confesseurs tesmoignent en cela qu'ilz traittent d'autre chose que de l'honneur et de la conscience. Nostre Dame se trouble voyant un Ange en forme humaine, parce qu'elle estoit seule et qu'il luy donnoit des extremes, quoy que celestes loüanges : o Sauveur du monde, la pureté craint un Ange en forme humaine, et pourquoy donq l'impureté ne craindra-elle un homme, en cor qu'il fust en figure d'Ange, quand il la loüe des loüanges sensuelles et humaines?
130. - voir note n.117
131. - voir note n.119
132. - Ps 57,5
ADVIS ET REMEDES CONTRE LES MAUVAISES AMITIÉS
Mais quelz remedes contre cette engeance et formiliere de folles amours, folastreries, impuretés? Soudain que vous en aures les premiers ressentimens, tournes vous court de l'autre costé, et, avec une detestation absolüe de cette vanité, coures a la Croix du Sauveur et prenes sa couronne d'espines pour en environner vostre coeur, affin que ces petitz renardeaux (133) n'en approchent. Gardes bien de venir a aucune sorte de composition avec cet ennemi; ne dites pas je l'escouteray mais je ne feray rien de ce qu'il me dira, je luy presteray l'oreille mais je luy refuseray le coeur. O ma Philothee, pour Dieu, soyes rigoureuse en telles occasions: le coeur et les oreilles s'entretiennent l'un a l'autre, et comme il est impossible d'empescher un torrent qui a pris sa descente par le pendant d'une montaigne, aussi est-il difficile d'empescher que l'amour qui est tombé en l'oreille ne face soudain sa cheute dans le coeur. Les chevres, selon Alcmeon, haleynent par les oreilles et non par les naseaux: il est vray qu'Aristote le nie (134), or ne sçay-je ce que c'en est, mais je sçay bien pourtant que nostre coeur haleyne par l'oreille, et que comme il aspire et exhale ses pensees par la langue, il respire aussi par l'oreille, par laquelle il reçoit les pensees des autres. Gardons donq soigneusement nos oreilles de l'air des folles paroles, car autrement soudain nostre coeur en seroit empesté. (135) N'escoutes nulle sorte de propositions, sous quel pretexte que ce soit: en ce seul cas il n'y a point de danger d'estre incivile et agreste.
Resouvenes-vous que vous aves voüé vostre coeur a Dieu, et que vostre amour luy estant sacrifié, ce seroit donq un sacrilege de luy en oster un seul brin; sacrifies le luy plustost derechef par mille resolutions et protestations, et vous tenant entre icelles comme un cerf dans son fort, reclames Dieu; il vous secourra et son amour prendra le vostre en sa protection, affin qu'il vive uniquement pour luy.
Que si vous estes des-ja prinse dans les filetz de ces folles amours, o Dieu, quelle difficulté de vous en desprendre! Mettés vous devant sa divine Majesté connoissés en sa presence la grandeur de vostre misere, vostre foiblesse et vanité; puys, avec le plus grand effort de coeur qu'il vous sera possible, detestés ces amours commencees, abjurés la vayne profession que vous en aves faitte, renoncés a toutes les promesses receuës, et d'une grande et tres absolue volonté, arrestés en vostre coeur et vous resoulvés de ne jamais plus rentrer en ces jeux et entretiens d'amour.
Si vous vous pouves esloigner de l'objet je l'appreuverois infiniment, car comme ceux qui ont esté mordus des serpens ne peuvent pas aysement guerir en la presence de ceux qui ont esté autrefois blessés de la mesme morseure *, aussi la personne qui est piquee d'amour guerira difficilement de cette passion, tandis qu'elle sera proche de l'autre qui aura esté atteinte de la mesme piqueure. Le changement de lieu sert extremement pour apaiser les ardeurs et inquietudes, soit de la douleur soit de l'amour. Le garçon duquel parle saint Ambroise au livre second de la Penitence*, ayant fait un long voyage revint entierement delivré des folles amours qu'il avoit exercees, et tellement changé que la sotte amoureuse le rencontrant et luy disant: Ne me connois-tu pas? " je suis bien moy mesme "; Ouy dea, respondit-il, " mais moy je ne suis pas moy mesme ": l'absence luy avoit apporté cette heureuse mutation. Et saint Augustin tesmoigne * que pour alleger la douleur qu'il eut en la mort de son ami, il s'osta de Tagaste, ou iceluy estoit mort, et s'en alla a Carthage.
Mais qui ne peut s'esloigner que doit il faire? Il faut absolument retrancher toute conversation particuliere, tout entretien secret, toute douceur des yeux, tout sousris, et generalement toutes sortes de communications et amorces qui peuvent nourrir ce feu puant et fumeux; ou pour le plus s'il est force de parler au complice, que ce soit pour declairer par une hardie, courte et severe protestation le divorce eternel que l'on a juré. Je crie tout haut a quicomque est tombé dans ces pieges d'amourettes: taillés, tranchés, rompés; il ne faut pas s'amuser a descoudre ces folles amitiés, il les faut descbirer, il n'en faut pas desnouer les lîaysons, il les faut rompre ou couper; aussi bien les cordons et liens n'en valent rien. Il ne faut point mesnager pour un amour qui est si contraire a l'amour de Dieu.
Mais apres que j 'auray ainsy rompu les chaynes de cet infame esclavage, en cor m'en restera-il quelque ressentiment, et les marques et traces des fers en demeureront encor imprimees en mes pieds, c'est a dire en mes affections. Non feront, Philothee, si vous aves conceu autant de detestation de vostre mal comme il merite, car si cela est, vous ne seres plus agitee d'aucun mouvement que de celuy d'un extreme horreur de cet infame amour et de tout ce qui en depend, et demeureres quitte de toute autre affection envers l'objet abandonné, que de celle d'une tres pure charité pour Dieu. Mais si, pour l'imperfection de vostre repentir, il vous reste encor quelques mauvaises inclinations, procurés pour vostre ame une solitude mentale, selon ce que je vous ay enseigné ci devant (136), et retirés vous y le plus que vous pourres, et par mille reiterés eslancemens d'esprit renoncés a toutes vos inclinations, reniés les de toutes vos forces; usés plus que l'ordinaire des saintz livres, confessés vous plus souvent que de coustume et vous communiés, conferés humblement et naifvement de toutes les suggestions et tentations qui vous arriveront pour ce regard avec vostre directeur, si vous pouves, ou au moins avec quelque ame fidele et prudente; et ne doutés point que Dieu ne vous affranchisse de toutes passions, pourveu que vous continuies fidelement en ces exercices.
Ah, ce me dires vous, mais ne sera ce point une ingratitude, de rompre si impiteusement une amitié?
O que bienheureuse est l'ingratitude qui nous rend aggreables a Dieu! Non, de par Dieu, Philothee, ce ne sera pas ingratitude, ains un grand benefice que vous feres a l'amant, car en rompant vos liens vous rompres les siens, puisqu'ilz vous estoyent communs, et bien que pour l'heure il ne s'apperçoive pas de son bonheur, il le reconnoistra bien tost apres et avec vous chantera pour action de grace: O Seigneur, vous aves rompu mes liens, je vous sacrifieray l'hostie de louange et invoqueray vostre saint Nom (137).
133. - Ct 2,15
134. - Hist anim. 1,11
135. -Variante: d'autant que, comme l'on empoisonne le cors par la bouche, on empoisonn'aussi le coeur par l'oreille.
136. - Part. 2, ch.12
137. - Ps 115,7
QUELQUES AUTRES ADVIS SUR LE SUJET DES AMITIÉS
L'amitié requiert une grande communication entre les amans, autrement elle ne peut ni naistre ni subsister. C'est pourquoy il arrive souvent qu'avec la communication de l'amitié, plusieurs autres communications passent et se glissent insensiblement de coeur en coeur, par une mutuelle infusion et reciproque escoulement d'affections, d'inclinations et d'impressions. Mais sur tout, cela arrive quand nous estimons grandement celuy que nous aymons; car alhors nous ouvrons tellement le coeur a son amitié, qu'avec icelle ses inclinations et impressions entrent aysement toutes entieres, soit qu'elles soyent bonnes ou qu'elles soyent mauvaises. Certes, les abeilles qui amassent le miel d'Heraclee ne cherchent que le miel, mais avec le miel elles succent insensiblement les qualités veneneuses de l'aconit sur lequel elles font leur cueillette. Or donq, Philothee, il faut bien prattiquer en ce sujet la parolle que le Sauveur de nos ames souloit dire, ainsy que les Anciens nous ont appris: " Soyes bons changeurs " et monnoyeurs (138), c'est a dire, ne recevés pas la fause monnoye avec la bonne, ni le bas or avec le fin or; separés le pretieux d'avec le chetif (139): ouy, car il n y a presque celuy qui n'ait quelque imperfection. Et quelle rayson y a-il de recevoir pesle mesle les tares et imperfections de l'ami avec son amitié? Il le faut certes aymer nonobstant son imperfection, mais il ne faut ni aymer ni recevoir son imperfection; car l'amitié requiert la communication du bien et non pas du mal. Comme donq ceux qui tirent le gravier du Tage en separent l'or qu'ilz y treuvent pour l'emporter, et laissent le sable sur le rivage, de mesme ceux qui ont la communication de quelque bonne amitié doivent en separer le sable des imperfections, et ne le point laisser entrer
en leur ame. Certes, saint Gregoire Nazianzene (140) tesmoigne que plusieurs, aymans et admirans saint Basile, s'estoient laissés porter a l'imiter, mesme en ses imperfections exterieures, en son parler lentement et avec un esprit abstrait et pensif, en la forme de sa barbe et en sa demarche. Et nous voyons des maris, des femmes, des enfans, des amis qui ayans en grande estime leurs amis, leurs peres, leurs maris et leurs femmes acquierent, ou par condescendance ou par imitation , mille mauvaises petites humeurs au commerce de l'amitié qu'ilz ont ensemble. Or, cela ne se doit aucunement faire, car chacun a bien asses de ses mauvaises inclinations sans se surcharger de celles des autres; et non seulement l'amitié ne requiert pas cela, mais au contraire, elle nous oblige a nous entr'ayder pour nous affranchir reciproquement de toutes sortes d'imperfections. Il faut sans doute supporter doucement l'ami en ses imperfections, mais non pas le porter en icelles, et beaucoup moins les transporter en nous.
Mays je ne parle que des imperfections; car quant aux pechés il ne faut ni les porter ni les supporter en l'ami. C'est une amitié ou foible ou meschante de voir perir l'ami et ne le point secourir, de le voir mourir d'un aposteme et n'oser luy donner le coup du rasoir de la correction pour le sauver. La vraye et vivante amitié ne peut durer entre les pechés. On dit que la salemandre esteint le feu dans lequel elle se couche (141), et le peché ruine l'amitié en laquelle il se loge: si c'est un peché passager, l'amitié luy donne soudain la fuite par la correction; mais s'il sejourne et arreste, tout aussi tost l'amitié perit, car elle ne peut subsister que sur la vraye vertu; combien moins donq doit on pecher pour l'amitié? L'ami est ennemi quand il nous veut conduire au peché, et merite de perdre l'amitié quand il veut perdre et damner l'ami; (142) ains c'est l'une des plus asseurees marques d'une fause amitié que de la voir prattiquee envers une personne vicieuse, de quelle sorte de peché que ce soit. Si celuy que nous aymons est vicieux, sans doute nostre amitié est vicieuse; car puysqu'elle ne peut regarder la vraye vertu il est force qu'elle considere quelque vertu folastre et quelque qualité sensuelle.
La societé faitte pour le prouffit temporel entre les marchans n'a que l'image de la vraye amitié; car elle se fait non pour l'amour des personnes mais pour l'amour du gain.
En fin, ces deux divines parolles sont deux grandes colomnes pour bien asseurer la vie chrestienne. L'une est du Sage (143): Qui craint Dieu aura pareillement une bonne amitié; l'autre est de saint Jacques (144) : L'amitié de ce monde est ennemie de Dieu.
138. - Ces paroles, qui ne se trouvent pas dans la Sainte Ecriture, sont rapportées par Origéne, Clément d'Alexandrie, saint Ambroise, saint Jérôme et plusieurs antres Pères. Voir les passages cités par Alardus Gazaeus, dans ses Commentaires aur les Collationes Patrum (in lib. I, cap. XX) de Cassien.
139. - Jr 15,19
140. - Orat.43,77
141. - Pline Hist Nat. 10,67 et 86
142. - Le Ms. donne ici, dans une triple ébauche, l'exposition d'une pensée qui ne se trouve pas dans le texte elle est reproduite intégralement: Les Philosophes ont dit qu'elle pouvoit malaysement finir; mais St Àugustin a dit quell'estoit " eternelle ", et St Hierosme escrit a Rufin que " l'amitié qui peut finir ne fut jamais vraye. " Cela s'entend de l'amitié parfaitte des Chrestiens, laquelle estant entee sur la charité prend la vraye nature de la charité, ains est un des plus excellens fleurons de la charité: or la charité ne decheoit jamais, ni donq par consequent l'amitié parfaitte des Chrestiens.
Mais si l'un des amis devient vicieux? La charité ne laissera pas de l'aymer luy procurant la sainte poenitence, mais sil ne s'amende l'amour d'amitié ne le regardera plus. Et que deviendra donq .............luy defaille, ainsy la grande et parfaitte [amitié] est imperissable et ne ma,nque jamais que par le manquement de sa matiere qui est la vraye vertu: or la vraye vertu est fondee reciproquement surla charité. St Augustin [escrit en grosse lettre au milieu...] faitle centre de son traitté De l'Amitié par cette sentence: "L'amitié est aeternelle; " et St Hierosme, escrivant a Rufin finit sa lettrepar ces paroles: "L'amitié qui peut finir ne fut jamais vraye."
143. - Qo 6,17
144. - Jc 4,4
DES EXERCICES DE LA MORTIFICATION EXTERIEURE
Ceux qui traittent des choses rustiques et champestres asseurent que si on escrit quelque mot sur une amande bien entiere et qu'on la remette dans son noyau, le pliant et serrant bien proprement et le plantant ainsy, tout le fruit de l'arbre qui en viendra se treuvera escrit et gravé du mesme mot (146). Pour moy, Philothee, je n'ay jamais peu appreuver la methode de ceux qui pour reformer l'homme commencent par l'exterieur, par les contenances, par les habitz, par les cheveux. Il me semble, au contraire, qu'il faut commencer par l'interieur: Convertisses-vous a moy, dit Dieu, de tout vostre coeur (147); Mon enfant, donne-moy ton coeur (148); car aussi, le coeur estant la source des actions, elles sont telles qu'il est. L'Espoux divin invitant l'ame (149), Metz-moy, dit-il, comme un cachet sur ton coeur, comme un cachet sur ton bras. Ouy vrayement, car quicomque a Jesus Christ en son coeur, il l'a bien tost apres en toutes ses actions exterieures.
C'est pourquoy, chere Philothee, j'ay voulu avant toutes choses graver et inscrire sur vostre coeur ce mot saint et sacré: VIVE JESUS, asseuré que je suis qu'apres cela, vostre vie, laquelle vient de vostre coeur comme un amandier de son noyau, produira toutes ses actions qui sont ses fruitz, escrites et gravees du mesme mot de salut, et que comme ce doux Jesus vivra dedans vostre coeur, il vivra aussi en tous vos deportemens, et paroistra en vos yeux, en vostre bouche, en vos mains, voyre mesme en vos cheveux; et pourrés saintement dire, a l'imitation de saint Paul (150): Je vis, mais non plus moy, ains Jesus Christ vit en moy. Bref, qui a gaigné le coeur de l'homme a gaigné tout l'homme. Mais ce coeur mesme par lequel nous voulons commencer, requiert qu'on l'instruise comme il doit former son train et maintien exterieur, affin que non seulement on y voye la sainte devotion, mais aussi une grande sagesse et discretion. Pour cela je vous vay briefvement donner plusieurs advis.
Si vous pouves supporter le jeusne, vous feres bien de jeusner quelques jours, outre les jeusnes que l'Eglise nous commande; car outre l'effect ordinaire du jeusne, d'eslever l'esprit, reprimer la chair, prattiquer la vertu et acquerir plus grande recompense au Ciel, c'est un grand bien de se maintenir en la possession de gourmander la gourmandise mesme, et tenir l'appetit sensuel et le cors sujet a la loy de l'esprit; et bien qu'on ne jeusne pas beaucoup, l'ennemi neanmoins nous craint davantage quand il connoist que nous sçavons jeusner.
Les mercredi, vendredi et samedi sont les jours esquelz les anciens Chrestiens s'exerçoient le plus a l'abstinençe: prenes en donq de ceux la pour jeusner, autant que vostre devotion et la discretion de vostre directeur vous le conseilleront.
Je dirois volontier comme saint Hierosme dit a la bonne dame Leta (151): " Les jeusnes longs et immoderés me desplaisent bien fort, sur tout en ceux qui sont en aage encor tendre. J'ay appris par experience que le petit asnon estant las en chemin cherche de s'escarter; "c'est a dire, les jeunes gens portés a des infirmités par l'exces des jeusnes, se convertissent aysement aux delicatesses. Les cerfz courent mal en deux tems: quand ilz sont trop chargés de venaison et quand ilz sont trop maigres. Nous sommes grandement exposés aux tentations quand nostre cors est trop nourri et quand il est trop abbattu; car l'un le rend insolent en son ayse et l'autre le rend desesperé en son mesayse ; et comme nous ne le pouvons porter quand il est trop gras, aussi ne nous peut-il porter quand il est trop maigre. Le defaut de cette moderation es jeusnes, disciplines, haires et aspretés rend inutiles au service de la charité les meilleures annees de plusieurs, comme il fit mesme a saint Bernard qui se repentit d'avoir usé de trop d'austenté (152); et d'autant qu'ilz l'ont maltraitté au commencement, ilz sont contrains de le flatter a la fin. N'eussent-ilz pas mieux fait de luy faire un traittement egal, et proportionné aux offices et travaux ausquelz leurs conditions les obligeoyent?
Le jeusne et le travail mattent et abbattent la chair. Si le travail que vous feres vous est necessaire, ou fort utile a la gloire de Dieu, j'ayme mieux que vous souffries la peyne du travail que celle du jeusne: c'est le sentiment de l'Eglise, laquelle, pour les travaux utiles au service de Dieu et du prochain, descharge ceux qui les font du jeusne mesme commandé. L'un a de la peyne a jeusner, l'autre en a a servir les malades, visiter les prisonniers, confesser, prescher, assister les desolés, prier et semblables exercices: cette peyne vaut mieux que celle la; car outre qu'elle matte egalement, elle a des fruitz beaucoup plus desirables. Et partant, generalement, il est mieux de garder plus de forces corporelles qu'il n'est requis, que d'en ruiner plus qu'il ne faut; car on peut tous-jours les abbattre quand on veut, mays on ne les peut pas reparer tous-jours quand on veut.
Il me semble que nous devons avoir en grande reverence la parolle que nostre Sauveur et Redempteur Jesus Christ dit a ses Disciples (153): Manges ce qui sera mis devant vous. C'est, comme je crois, une plus grande vertu de manger sans choix ce qu'on vous presente et en mesme ordre qu'on le vous presente, ou qu'il soit a vostre goust ou qu'il ne le soit pas, que de choisir tous-jours le pire. Car encor que cette derniere façon de vivre semble plus austere, l'autre neanmoins a plus de resignation, car par icelle on ne renonce pas seulement a son goust, mais encor a son choix; et si, ce n'est pas une petite austerité de tourner son goust a toute main et le tenir sujet aux rencontres, joint que cette sorte de mortification ne paroist point, n'incommode personne, et est uniquement propre pour la vie civile. Reculer une viande pour en prendre une autre, pincer et racler toutes choses, ne treuver jamais rien de bien appresté ni de bien net, faire des mysteres a chaque morceau, cela ressent un coeur mol et attentif aux platz et aux escuelles. J'estime plus que saint Bernard beut de l'huyle pour de l'eau ou du vin, que s'il eust beu de l'eau d'absynthe avec attention; car c'estoit signe qu'il ne pensoit pas a ce qu'il beuvoit. Et en cette nonchalance de ce qu'on doit manger et qu'on boit gist la perfection de la prattique de ce mot sacré: Manges ce qui vous sera mis devant. J'excepte neanmoins les viandes qui nuisent a la santé ou qui mesme incommodent l'esprit, comme font a plusieurs les viandes chaudes et espicees, fumeuses, venteuses; et certaines occasions esquelles la nature a besoin d'estre recreée et aydee, pour pouvoir soustenir quelque travail a la gloire de Dieu. Une continuelle et moderee sobrieté est meilleure que les abstinences violentes faittes a diverses reprises et entremeslees de grans relaschemens.
La discipline a une merveilleuse vertu pour resveiller l'appetit de la devotion, estant prise moderement. La haire matte puissamment le cors; mais son usage n'est pas pour l'ordinaire propre ni aux gens mariés, ni aux delicates complexions, ni a ceux qui ont a supporter d'autres grandes peynes. Il est vray qu'es jours plus signalés de la penitence, on la peut employer avec l'advis du discret confesseur.
Il faut prendre de la nuit pour dormir, chacun selon sa complexion, autant qu'il est requis pour bien utilement veiller le jour. Et parce que l'Escriture Sainte, en cent façons, l'exemple des Saintz et les raysons naturelles nous recommandent grandement les matinees, comme les meilleures et plus fructueuses pieces de nos jours, et que Nostre Seigneur mesme est nommé Soleil levant (154) et Nostre Dame, Aube du jour (155), je pense que c'est un soin vertueux de prendre son sommeil devers le soir a bonne heure, pour pouvoir prendre son resveil et faire son lever de bon matin. Certes, ce tems la est le plus gracieux, le plus doux et le moins embarrassé; les oyseaux mesmes nous provoquent en iceluy au resveil et aux loüanges de Dieu: si que le lever matin sert a la santé et a la sainteté.
Balaam monté sur son asnesse alloit treuver Balac(156); mais parce qu'il n'avoit pas droite intention, l'Ange l'attendit en chemin avec une espee en main pour le tuer. L'asnesse, qui voyoit l'Ange, s'arresta par trois diverses fois comme restive; Balaam cependant la frappoit cruellement de son baston pour la faire avancer, jusques a la troisiesme fois qu'elle, estant couchee tout a fait sous Balaam, luy parla par un grand miracle, disant: Que t'ay-je fait? Pourquoy tu m'as battue des-ja par trois fois? Et tost apres, les yeux de Balaam furent ouvertz, et il vit l'Ange qui luy dit: Pour quoy as-tu battu ton asnesse? Si elle ne se fusi destournee de devant moy je t'eusse tué et l'eusse reservee. Lhors Balaam dit a l'Ange: Seigneur, j'ay peché, car je ne sçavois pas que tu te misses contre moy en la voÿe. Voyes-vous, Philothee, Balaam est la cause du mal, et il frappe et bat la pauvre asnesse qui n'en peut mais.
Il en prend ainsy bien souvent en nos affaires; car cette femme voit son mari ou son enfant malade, et soudain elle court au jeusne, a la haire, a la discipline, comme fit David pour un pareil sujet (157). Helas, chere amie, vous battes le pauvre asne, vous affligés vostre cors, et il ne peut mais de vostre mal, ni dequoy Dieu a son espee desgainee sur vous; corrigés vostre coeur qui est idolatre de ce mari, et qui permettoit mille vices a l'enfant et le destinoit a l'orgueil, a la vanité et a l'ambition. Cet homme voit que souvent il tombe lourdement au peché de luxure: le reproche interieur vient contre sa conscience avec l'espee au poing pour l'outre-percer d'une sainte crainte; et soudain son coeur revenant a soy: ah, felonne chair, dit-il, ah, cors desloyal, tu m'as trahi; et le voyla incontinent a grans coups sur cette chair, a des jeusnes immoderés, a des disciplines demesurees, a des haires insupportables. O pauvre ame, si ta chair pouvoit parler comme l'asnesse de Balaam, elle te diroit: pourquoy me frappes-tu, miserable? c'est contre toy, o mon ame, que Dieu arme sa vengeance, c'est toy qui es la criminelle; pourquoy me conduis-tu aux mauvaises conversations? pourquoy appliques-tu mes yeux, mes mains, mes levres aux lascivetés? pourquoy me troubles-tu par des mauvaises imaginations? Fay des bonnes pensees, et je n'auray pas de mauvais mouvemens; hante les gens pudiques, et je ne seray point agitee de ma concupiscence. Helas, c'est toy qui me jettes dans le feu, et tu ne veux pas que je brusle; tu me jettes la fumee aux yeux, et tu ne veux pas qu'ilz s'enflamment. Et Dieu sans doute vous dit en ces cas-la: Battes, rompes, fendes, froisses vos coeurs (158) principalement, car c'est contre eux que mon courroux est animé. Certes, pour guerir la demangeaison il n'est pas tant besoin de se laver et baigner, comme de purifier le sang et rafraischir le foye; ainsy, pour nous guerir de nos vices il est voyrement bon de mortifier la chair, mais il est sur tout necessaîre de bien purifier nos affections et rafraischir nos coeurs.
Or, en tout et par tout, il ne faut nullement entreprendre des austerités corporelles qu'avec l'advis de nostre guide.
145. - A partir d'ici, il y a interruption dansle Ms jusqu'au chapitre 36, sauf pour certains fragments sur les chapitres 27 et 33.
146. - Palladius, De Re rustica 2,15
147. - Jl 2,12
148. - Pr 23,26
149. - Ct 8,6
150. - Ga 2,20
151. - Ep. 107,10
152. - voir note n.18
153. - Lc 10,8
154. - Za 3,8 Za 6,12
155. - Ct 6,9
156. - Nb 22,21
157. - 2R 12,16
158. - Jl 2,13
Introduction a la vie devote - CHAPITRE XVIII