Introduction a la vie devote - CHAPITRE XXIII (145)
DES CONVERSATIONS ET DE LA SOLITUDE
Rechercher les conversations et les fuir, ce sont deux extremités blasmables en la devotion civile, qui est celle de laquelle je vous parle. La fuite d'icelles tient du desdain et mespris du prochain, et la recherche ressent a l'oysiveté et a l'inutilité. Il faut aymer le prochain comme soy mesme (159): pour monstrer qu'on l'ayme, il ne faut pas fuir d'estre avec luy, et pour tesmoigner qu'on s'ayme soy mesme, on doit demeurer en soy mesme (160)quand on y est. Or, on y est quand on est seul: Pense a toy mesme, dit saint Bernard (161), et puys aux autres. Si donques rien ne vous presse d'aller en conversation ou d'en recevoir chez vous, demeurés en vous mesme et vous entretenés avec vostre coeur; mais si la conversation vous arrive, ou quelque juste sujet vous invite a vous y rendre, alles de par Dieu, Philothee, et voyes vostre prochain de bon coeur et de bon oeil.
On appelle mauvaises conversations celles qui se font pour quelque mauvaise intention, ou bien quand ceux qui entreviennent en icelles sont vicieux, indiscretz et dissolus; et pour celles la, il s'en faut destourner, comme les abeilles se destournent de l'amas des taons et freslons. Car, comme ceux qui ont esté mordus des chiens enragés ont la sueur, l'haleyne et la salive dangereuse, et principalement pour les enfans et gens de delicate complexion, ainsy ces vicieux et desbordés ne peuvent estre frequentés qu'avec hazard et peril, sur tout par ceux qui sont de devotion encores tendre et delicate.
Il y a des conversations inutiles a toute autre chose qu'a la seule recreation, lesquelles se font par un simple divertissement des occupations serieuses; et quant a celles la, comme il ne faut pas s'y addonner, aussi peut-on leur donner le loysir destiné a la recreation.
Les autres conversations ont pour leur fin l'honnesteté, comme sont les visites mutuelles et certaines assemblees qui se font pour honnorer le prochain; et quant a celles la, comme il ne faut pas estre superstitieuse a les prattiquer, aussi ne faut - il pas estre du tout incivile a les mespriser, mais satisfaire avec modestie au devoir que l'on y a, affin d'eviter egalement la rusticité et la legereté.
Reste les conversations utiles, comme sont celles des personnes devotes et vertueuses: o Philothee, ce vous sera tous-jours un grand bien d'en rencontrer souvent de telles. La vigne plantee parmi les oliviers porte des raisins onctueux et qui ont le goust des olives: une ame qui se treuve souvent parmi les gens de vertu ne peut qu'elle ne participe a leurs qualités. Les bourdons seulz ne peuvent point faire du miel, mais avec les abeilles ilz s'aydent a le faire: c'est un grand advantage pour nous bien exercer a la devotion, de converser avec les ames devotes.
En toutes conversations, la naifveté, simplicité, douceur et modestie sont tous-jours preferees. Il y a des gens qui ne font nulle sorte de contenance ni de mouvement qu'avec tant d'artifice que chacun en est ennuyé; et comme celuy qui ne voudroit jamais se pourmener qu'en comptant ses pas, ni parler qu'en chantant, seroit fascheux au reste des hommes, ainsy ceux qui tiennent un maintien artificieux et qui ne font rien qu'a cadence, importunent extremement la conversation, et en cette sorte de gens il y a tousjours quelque espece de presomption. Il faut pour l'ordinaire qu'une joye moderee predomine en nostre conversation. Saint Romuald et saint Anthoine sont extremement loüés dequoy, nonobstant toutes les austerités, ilz avoient la face et les paroles ornees de joye, gayeté et civilité. Resjouissés vous avec les joyeux (162); je vous dis encor une fois avec l'Àpostre (163): Soyés tous-jours joyeuse, mais en Nostre Seigneur, et que vostre modestie paroisse a tous les hommes. Pour vous res-jouir en Nostre Seigneur, il faut que le sujet de vostre joye soit non seulement loysible mays honneste: ce que je dis, parce qu'il y a des choses loysibles qui pourtant ne sont pas honnestes; et affin que vostre modestie paroisse, gardes-vous des insolences lesquelles sans doute sont tous-jours reprehensibles: faire tomber l'un, noircir l'autre, piquer le tiers, faire du mal a un fol, ce sont des risees et joyes sottes et insolentes.
Mais tous-jours, outre la solitude mentale a laquelle vous vous pouves retirer emmi les plus grandes conversations, ainsy que j'ay dit ci dessus (164), vous deves aymer la solitude locale et reelle, non pas pour aller es desertz, comme sainte Marie Egyptienne, saint Paul, saint Anthoine, Arsenius et les autres Peres solitaires, mais pour estre quelque peu en vostre chambre, en vostre jardin et ailleurs, ou plus a souhait vous puissies retirer vostre esprit en vostre coeur, et recreer vostre ame par des bonnes cogitations et saintes pensees, ou par un peu de bonne lecture, a l'exemple de ce grand Evesque Nazianzene qui, parlant de soy mesme, " Je me pourmenois, " dit-il, "moy mesme avec moy mesme sur le soleil couchant, et passois le tems sur le rivage de la mer; car j'ay accoustumé d'user de cette recreation pour me relascher et secouer un peu des ennuis ordinaires"; et la dessus il discourt de la bonne pensee qu'il fit, que je vous ay recitee ailleurs (165). Et a l'exemple encores de saint Ambroise, duquel parlant saint Augustin (166), il dit que souvent estant entré en sa chambre (car on ne refusoit l'entree a personne) il le regardoit lire; et apres avoir attendu quelque tems, de peur de l'incommoder, il s'en retournoit sans mot dire, pensant que ce peu de tems qui restoit a ce grand Pasteur pour revigorer et recreer son esprit, apres le tracas de tant d'affaires, ne luy devoit pas estre osté. Aussi, apres que les Apostres eurent un jour raconté a Nostre Seigneur comme ilz avoyent presché et beaucoup fait: Venés, leur dit-il, en la solitude, et vous y reposés un peu (167)
159. - Mt 22,39
160. - Variante: il se faut plaire avec soy mesme (A-B) - on y doit demeurer (C)
161. - De Consid. 1,3
162. - Rm 12,15
163. - Ph 4,4
164. - Part 2 ch. 12
165. - Part 2, ch.13
166. - Confess. 6,3
167. - Mc 6,31
168. - Ce chapitre est l'un des trois qui ont été " oubliés par mesgarde " dans la seconde édition. Voir l'Avis au Lecteur de la troisiéme édition.
DE LA BIENSEANCE DES HABITZ
Saint Paul veut que les femmes devotes (il en faut autant dire des hommes) soyent revestues d'habitz bien-seans, se parans avec pudicité et sobrieté(169). Or, la bien-seance des habitz et autres ornemens depend de la matiere, de la forme et de la netteté. Quant a la netteté, elle doit presque tous-jours estre egale en nos habitz, sur lesquelz, tant qu'il est possible, nous ne devons laisser aucune sorte de souilleure et vilenie. La netteté exterieure represente en quelque façon l'honnesteté interieure. Dieu mesme requiert l'honnesteté corporelle en ceux qui s'approchent de ses autelz et qui ont la charge principale de la devotion (170).
Quant a la matiere et a la forme des habitz, la bienseance se considere par plusieurs circonstances du tems, de l'aage, des qualités, des compaignies, des occasions. On se pare ordinairement mieux es jours de feste, selon la grandeur du jour qui se celebre; en tems de peni- tence, comme en Caresme, on se demet bien fort; aux noces on porte les robbes nuptiales, et aux assemblees funebres, les robbes de deuil; aupres des princes on rehausse l'estat, lequel on doit abaisser entre les domestiques. La femme mariee se peut et doit orner aupres de son mari, quand il le desire; si elle en fait de mesme en estant esloignee, on demandera quelz yeux elle veut favoriser avec ce soin particulier. On permet plus d'affiquetz aux filles, parce qu'elles peuvent loysiblement desirer d'aggreer a plusieurs, quoy que ce ne soit qu'affin d'en gaigner un par un saint mariage. On ne treuve pas non plus mauvais que les vefves a marier se parent aucunement, pourveu qu'elles ne facent point paroistre de folastrerie, d'autant qu'ayans des-ja esté meres de famille, et passé par les regretz du vefvage, on tient leur esprit pour meur et attrempé. Mais quant aux vrayes vefves, qui le sont non seulement de cors mais aussi de coeur, nul ornement ne leur est convenable, sinon l'humilité, la modestie et la devotion; car si elles veulent donner de l'amour aux hommes elles ne sont pas vrayes vefves, et si elles n'en veulent pas donner, pourquoy en portent-elles les outilz? Qui ne veut recevoir les hostes, il faut qu'il oste l'enseigne de son logis. On se moque tous-jours des vielles gens quand ilz veulent faire les jolis: c'est une folie qui n'est supportable qu'a la jeunesse.
Soyes propre, Philothee; qu'il n'y ait rien sur vous de trainant et mal ageancé: c'est un mespris de ceux avec lesquelz on converse d'aller entr' eux en habit desaggreable; mays gardés-vous bien des affaiteries, vanités, curiosités et folastreries. Tenes-vous tous-jours, tant qu'il vous sera possible, du costé de la simplicité et modestie, qui est sans doute le plus grand ornement de la beauté et la meilleure excuse pour la laideur. Saint Pierre advertit principalement les jeunes femmes de ne porter point leurs cheveux tant crespés, frisés, annellés et serpentés (171). Les hommes qui sont si lasches que de s'amuser a ces muguetteries sont par tout descriés comme hermaphrodites, et les femmes vaines sont tenues pour imbecilles en chasteté; au moins si elles en ont, elle n'est pas visible parmi tant de fatras et bagatelles. On dit qu'on n'y pense pas mal, mais je replique, comme j'ay fait ailleurs (172), que le diable en y pense tous-jours. Pour moy, je voudrois que mon devot et ma devote fussent tous-jours les mieux habillés de la trouppe, mais les moins pompeux et affaités, et, comme il est dit au proverbe, qu'ilz fussent parés de grace, bien-seance et dignité. Saint Louis dit bien-seance et dignité. Saint Louys dit en un mot (173) que "l'on se doit vestir selon son estat, en sorte que les sages etbons ne puissent dire: vous en faites trop, ni les jeunes gens: vous en faites trop peu. " Mais en cas que les jeunes ne se veuillent pas contenter de la bienseance, il se faut arrester a l'advis des sages.
169. - 1Tm 2,9
170. - Is 52,11
171. - Ep. 1 3,3; cf 1Tm 2,9
172. - Part. 3, ch. 27
173. - Joinville, Hist. De S.Loys Part. 1
DU PARLER, ET PREMIEREMENT COMME IL FAUT PARLER DE DIEU
Les medecins prennent une grande connoissance de la santé ou maladie d'un homme par l'inspection de sa langue; et nos parolles sont les vrays indices des qualités de nos ames: Par tes parolles, dit le Sauveur (174), tu seras justifié, et par tes parolles tu seras condamné. Nous portons soudain la main sur la douleur que nous sentons, et la langue sur l'amour que nous avons. Si donq vous estes bien amoureuse de Dieu, Philothee, vous parlerés souvent de Dieu es devis familiers que vous feres avec vos domestiques, amis et voysins: ouy, car la bouche du juste meditera la sapience, et sa langue parlera du jugement (175). Et comme les abeilles ne demeslent autre chose que le miel avec leur petite bouchette, ainsy vostre langue sera tous-jours emmiellee de son Dieu, et n'aura point de plus grande suavité que de sentir couler entre vos levres des louanges et benedictions de son nom, ainsy qu'on dit (176) de saint François, qui prononçant le saint nom du Seigneur, sucçoit et lechoit ses levres, comme pour en tirer la plus grande douceur du monde. Mais parlés tous-jours de Dieu comme de Dieu, c'est a dire reveremment et devotement, non point faisant la suffisante ni la prescheuse, mais avec l'esprit de douceur, de charité et d'humilité, distillant autant que vous sçaves (comme il est dit de l'Espouse au Cantique des Cantiques (177)) le miel delicieux de la devotion et des choses divines, goutte a goutte, tantost dedans l'oreille de l'un, tantost dedans l'oreille de l'autre, priant Dieu au secret de vostre ame qu'il luy plaise de faire passer cette sainte rosee jusques dans le coeur de ceux qui vous escoutent. Sur tout il faut faire cet office angelique doucement et souëfvement, non point par maniere de correction, mais par maniere d'inspiration, car c'est merveille combien la suavité et amiable proposition de quelque bonne chose est une puissante amorce pour attirer les coeurs.
Ne parles donq jamais de Dieu ni de la devotion par maniere d'acquit et d'entretien mais tous-jours avec attention et devotion: ce que je dis pour vous oster une remarquable vanité qui se treuve en plusieurs qui font profession de devotion, lesquelz a tous propos disent des parolles saintes et ferventes par maniere d'entregent et sans y penser nullement; et apres les avoir dites, il leur est advis qu'ilz sont telz que les parolles tesmoignent, ce qui n'est pas.
174. - Mt 12,37
175. - Ps 36,30
176. - S.Bonaventure, Vita S.Franc. 10
177. - Ct 4,11
DE L'HONNESTETÉ DES PAROLES ET DU RESPECT QUE L'ON DOIT AUX PERSONNES
Si quelqu'un ne peche point en parole, dit saint Jacques (178), il est homme parfait. Gardes vous soigneusement de lascher aucune parole deshonneste; car encor que vous ne les disies pas avec mauvaise intention, si est ce que ceux qui les oyent, les peuvent recevoir d'une autre sorte. La parole deshonneste tombant dans un coeur foible, s'estend et se dilate comme une goutte d'huyle sur le drap; et quelquefois elle saisit tellement le coeur qu'elle le remplit de mille pensees et tentations lubriques. Car, comme le poison du cors entre par la bouche, aussi celuy du coeur entre par l'oreille, et la langue qui le produit est meurtriere, d'autant qu'encor qu'a l'adventure le venin qu'elle a jetté n'ait pas fait son effect, pour avoir treuvé les coeurs des auditeurs munis de quelque contre-poison, si est ce qu'il n'a pas tenu a sa malice qu'elle ne les ait fait mourir. Et que personne ne me die qu'il n'y pense pas, car Nostre Seigneur qui connoist les pensees a dit (179) que la bouche parle de l'abondance du coeur; et si nous n'y pensions pas mal, le malin neanmoins en pense beaucoup, et se sert tous-jours secrettement de ces mauvais motz pour en transpercer le coeur de quelqu'un. On dît que ceux qui ont mangé de l'herbe qu'on appelle angelique ont tous-jours l'haleyne douce et aggreable; et ceux qui ont au coeur l'honnesteté et chasteté, qui est la vertu angelique, ont tous-jours leurs parolles nettes, civiles et pudiques. Quant aux choses indecentes et folles, l'Apostre ne veut pas que seulement on les nomme (180), nous asseurant que rien ne corrompt tant les bonnes moeurs que les mauvais devis(181).
Si ces parolles deshonnestes sont dites a couvert, avec affaiterie et subtilité, elles sont infiniment plus veneneuses; car, commç plus un dard est pointu plus il entre aysement en nos cors, ainsy plus un mauvais mot est aigu, plus il penetre en nos coeurs. Et ceux qui pensent estre galans hommes a dire de telles parolles en conversation ne sçavent pas pourquoy les conversations sont faittes; car elles doivent estre comme essaims d'abeilles assemblees pour faire le miel de quelque doux et vertueux entretien, et non pas comme un tas de guespes qui se joignent pour succer quelque pourriture. Si quelque sot vous dit des paroles messeantes, tesmoignés que vos oreilles en sont offencees, ou vous destournant ailleurs ou par quelque autre moyen, selon que vostre prudence vous enseignera.
C'est une des plus mauvaises conditions qu'un esprit peut avoir que d'estre moqueur: Dieu hait extremement ce vice et en a fait jadis des estranges punitions. Rien n'est si contraire a la charité, et beaucoup plus a la devotion, que le mespris et contemnement du prochain. Or, la derision et moquerie ne se fait jamais sans ce mespris; c'est pourquoy elle est un fort grand peché, en sorte que les docteurs ont rayson de dire que la moquerie est la plus mauvaise sorte d'offence que l'on puisse faire au prochain par les paroles (182), parce que les autres offences se font avec quelque estime de celuy qui est offencé, et celle-ci se fait avec mespris et contemnement.
Mays quant aux jeux de paroles qui se font des uns aux autres avec une modeste gayeté et joyeuseté, ilz appartiennent a la vertu nommee eutrapelie par les Grecz, que nous pouvons appeller bonne conversation ; et par iceux on prend une honneste et amiable recreation sur les occasions frivoles que les imperfections humaines fournissent. Il se faut garder seulement de passer de cette honneste joyeuseté a la moquerie. Or, la moquerie provoque a rire par mespris et contemnement du prochain; mais la gayeté et gausserie provoque a rire par une simple liberté, confiance et familiere franchise, conjointe a la gentillesse de quelque mot. Saint Louys, quand les religieux vouloyent luy parler des choses relevees apres disner: Il n'est pas tems d'alleguer, disoit-il, mais de se recreer par quelque joyeuseté et quolibetz: que chacun die ce qu'il voudra honnestement (183); ce qu'il disoit favorisant la noblesse qui estoit autour de luy pour recevoir des caresses de sa Majesté. Mais, Philothee, passons tellement le tems par recreation que nous conservions la sainte eternité par devotion.
178. - Jc 3,2
179. - Mt 12,34
180. - Ep 5,1
181. - 1Co 15,33
182. - 2a 2ae qu. 23 art.3 ad 1
183. - Joinville, His. S.Loys part 1
DES JUGEMENS TEMERAIRES
Ne juges point et vous ne seres point jugés, dit le Sauveur de nos ames (184); ne condamnes point et vous ne seres point condamnés. Non, dit le saint Apostre (185), ne juges pas avant le tems, jusques a ce que le Seigneur vienne, qui revelera le secret des tenebres et manifestera les conseilz des coeurs. O que les jugemens temeraires sont desaggreables a Dieu! Les jugemens des enfans des hommes sont temeraires parce qu'ilz ne sont pas juges les uns des autres, et jugeans ilz usurpent l'office de Nostre Seigneur; ilz sont terneraires parce que la principale malice du peché depend de l'intention et conseil du coeur, qui est le secret des tenebres pour nous; ilz sont temeraires parce qu'un chacun a asses a faire a se juger soy mesme, sans entreprendre de juger son prochain. C'est chose egalement necessaire pour n'estre point jugés, de ne point juger les autres et de se juger soy mesme ; car, comme Nostre Seigneur nous defend l'un, l'Apostre nous ordonne l'autre disant (186): Si nous nous jugions nous mesmes, nous ne serions point jugés. Mais, o Dieu, nous faysons tout au contraire; car ce qui nous est defendu nous ne cessons de le faire, jugeans a tout propos le prochain, et ce qui nous est commandé, qui est de nous juger nous mesmes, nous ne le faysons jamais.
Selon les causes des jugemens temeraires, il y faut remedier. Il y a des coeurs aigres, amers et aspres de leur nature, qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu'ilz reçoivent et convertissent, comme dit le Prophete (187), le jugement en absynthe, ne jugeans jamais du prochain qu'avec toute rigueur et aspreté: ceux ci ont grandement besoin de tomber entre les mains d'un bon medecin spirituel, car cette amertume de coeur leur estant naturelle, elle est malaysee a vaincre; et bien qu'en soy elle ne soit pas peché, ains seulement une imperfection, elle est neanmoins dangereuse, parce qu'elle introduit et fait regner en l'ame le jugement temeraire et la mesdisance. Aucuns jugent temerairement non point par aigreur mais par orgueil, leur estant advis qu'a mesure qu'ilz depriment l'honneur d'autruy, ilz relevent le leur propre: espritz arrogans et presomptueux, qui s'admirent eux mesmes et se colloquent si haut en leur propre estime qu'ilz voyent tout le reste comme chose petite et basse: Je ne suis pas comme le reste des hommes, disoit ce sot Pharisien (188).
Quelques uns n'ont pas cet orgueil manifeste, ains seulement une certaine petite complaisance a considerer le mal d'autruy pour savourer et faire savourer plus doucement le bien contraire duquel ilz s'estiment doués; et cette complaisance est si secrette et imperceptible, que si on n' a bonne veuë on ne la peut pas descouvrir, et ceux mesme qui en sont atteins ne la connoissent pas si on ne la leur monstre. Les autres, pour se flatter et excuser envers eux mesmes et pour adoucir les remors de leurs consciences, jugent fort volontier que les autres sont vicieux du vice auquel ilz se sont voüés, ou de quelque autre aussi grand, leur estant advis que la multitude des criminelz rend leur peché moins blasmable. Plusieurs s' addonnent au jugement temeraire pour le seul playsir qu'ilz prennent a philosopher et deviner des moeurs et humeurs des personnes, par maniere d'exercice d'esprit; que si par malheur ilz rencontrent quelquefois la verité en leurs jugemens, l'audace et l'appetit de continuer s'accroist tellement en eux, que l'on a peyne de les en destourner. Les autres jugent par passion, et pensent tous-jours bien de ce qu'ilz ayment et tous-jours mal de ce qu'ilz haïssent, sinon en un cas admirable et neanmoins veritable, auquel l'exces de l'amour provoque a faire mauvais jugement de ce qu'on ayme: effect monstrueux, mais aussi provenant d'un amour impur, imparfait, troublé et malade, qui est la jalousie, laquelle, comme chacun sçait, sur un simple regard, sur le moindre sousris du monde condamne les personnes de perfidie et d'adultere. En fin, la crainte, l'ambition et telles autres foiblesses d'esprit contribuent souvent beaucoup a la production du soupçon et jugement temeraire.
Mais quelz remedes? Ceux qui boivent le suc de l'herbe ophiusa d'Ethiopie cuydent par tout voir des serpens et choses effroyables (189): ceux qui ont avalé l'orgueil, l'envie, l'ambition, la haine, ne voyent rien qu'ilz ne treuvent mauvais et blasmable; ceux la pour estre gueris doivent prendre du vin de palme (190), et j'en dis de mesme pour ceux-ci: beuves le plus que vous pourrés le vin sacré de la charité, elle vous affranchira de ces mauvaises humeurs qui vous font faire ces jugemens tortus. La charité craint de rencontrer le mal, tant s'en faut qu'elle l'aille chercher; et quand elle le rencontre, elle en destourne sa face et le dissimule, ains elle ferme ses yeux avant que de le voir, au premier bruit qu'elle en apperçoit, et puis croit par une sainte simplicité que ce n' estoit pas le mal, mais seulement l'ombre ou quelque fantosme de mal; que si par force elle reconnoist que c'est luy mesme, (191) elle s'en destourne tout incontinent et tasche d'en oublier la figure. (192) La charité est le grand remede a tous maux, mais specialement pour celuy ci. (193) Toutes choses paroissent jaunes aux yeux des icteriques et qui ont la grande jaunisse; l'on dit que pour les guerir de ce mal, il leur faut faire porter de l'esclere sous la plante de leur pied (194). Certes, ce peché de jugement temeraire est une jaunisse spirituelle, qui fait paroistre toutes choses mauvaises aux yeux de ceux qui en sont atteins; mais qui en veut guerir il faut qu'il mette les remedes non aux yeux, non a l'entendement, mais aux affections qui sont les pieds de l'ame: si vos affections sont douces, vostre jugement sera doux; si elles sont charitables, vostre jugement le sera de mesme.
Je vous presente trois exemples admirables. Isaac avoit dit que Rebecca estoit sa seur; Abimelech vit qu'il se joüoit avec elle, c'est a dire qu'il la caressoit tendrement, et il jugea soudain que c'estoit sa femme (195): un oeil malin eust plustost jugé qu'elle estoit sa garce, ou que, si elle estoit sa seur, qu'il eust esté un inceste; mais Abimelech suit la plus charitable opinion qu'il pouvoit prendre d'un tel fait. Il faut tous-jours faire de mesme, Philothee, jugeant en faveur du prochain, autant qu'il nous sera possible; que si une action pouvoit avoir cent visages, il la faut regarder en celuy qui est le plus beau. Nostre Dame estoit grosse, saint Joseph le voyoit clairement; mais parce que d'autre costé il la voyoit toute sainte, toute pure, toute angelique, il ne peut onques croire qu'elle eut pris sa grossesse contre son devoir, (196) si qu'il se resoulvoit, en la laissant, d'en laisser le jugement a Dieu: quoy que l'argument fut violent pour luy faire concevoir mauvaise opinion de cette Vierge, si ne voulut-il jamais l'en juger. Mais pourquoy? parce, dit l'Esprit de Dieu, qu'il estoit }uste(197) l'homme juste, (198) quand il ne peut plus excuser ni le fait ni l'intention de celuy que d'ailleurs il con-noist homme de bien, encor n'en veut-il pas juger, mais oste cela de son esprit et en laisse le jugement a Dieu. Mais le Sauveur crucifié, ne pouvant excuser du tout le peché de ceux qui le crucifioyent, au moins en amoindrit-il la malice, alleguant leur ignorance (199). Quand nous ne pouvons excuser le peché, rendons-le au moins digne de compassion, l'attribuant a la cause la plus supportable qu'il puisse avoir, comme a l'ignorance ou a l'infirmité.
Mais ne peut-on donq jamais juger le prochain? Non certes, jamais; c'est Dieu, Philothee, qui juge les criminelz en justice. Il est vray qu'il se sert de la voix des magistratz pour se rendre intelligible a nos oreilles: ilz sont ses truchemens et interpretes et ne doivent rien prononcer que ce qu'ilz ont appris de luy, comme estans ses oracles; que s'ilz font autrement, suivans leurs propres passions, alhors c'est vrayement eux qui jugent et qui par consequent seront jugés, car il est defendu aux hommes, en qualité d'hommes, de juger les autres.
De voir ou connoistre une chose ce n'est pas en juger, car le jugement, au moins selon la phrase de l'Escriture, presuppose quelque petite ou grande, vraye ou apparente difficulté qu'il faille vuider; c'est pourquoy elle dit (200) que ceux qui ne croyent point sont des-ja jugés, parce qu'il n'y a point de doute en leur damnation. Ce n'est donq pas mal fait de douter du prochain, non, car il n'est pas defendu de douter, ains de juger; mais il n'est pourtant pas permis ni de douter ni de soupçonner sinon ric a ric, tout autant que les raysons et argumens nous contraignent de douter; autrement les doutes et soupçons sont temeraires. Si quelque oeil malin eust veu Jacob quand il baysa Rachel aupres du puits (201), ou qu'il eust veu Rebecca accepter des brasseletz et pendans d'oreille d'Eliezer, homme inconneu en ce pais-la (202), il eust sans doute mal pensé de ces deux exemplaires de chasteté, mais sans rayson et fondement; car quand une action est de soy mesme indifferente, c'est un soupçon temeraire d'en tirer une mauvaise consequence, sinon que plusieurs circonstances donnent force a l'argument. C'est aussi un jugement temeraire (203) de tirer consequence d'un acte pour blasmer la personne; mais ceci je le diray tantost plus clairement.
En fin, ceux qui ont bien soin de leurs consciences ne sont gueres sujetz au jugement temeraire; car comme les abeilles voyans le brouillart ou tems nubileux se retirent en leurs ruches a mesnager le miel, ainsy les cogitations des bonnes ames ne sortent pas sur des objetz embrouillés ni parmi les actions nubileuses des prochains: ains, pour en eviter le rencontre, se ramassent dedans le coeur pour y mesnager les bonnes resolutions de leur amendement propre. C'est le fait d'une ame inutile, de s'amuser a l'examen de la vie d'autruy.
J'excepte ceux qui ont charge des autres, tant en la famille qu'en la republique; car une bonne partie de leur conscience consiste a regarder et veiller sur celle des autres. Qu'ilz facent donq leur devoir avec amour; passé cela, qu'ilz se tiennent en eux mesmes pour ce regard.
184. - Lc 6,37
185. - 1Co 4,5
186. - 1Co 11,31
187. - Am 6,13
188. - Lc 18,11
189. - Pline Hist. Nat. 24,17 et 102
190. - Pline ibid.
191. - Variante: elle ne s'en res-jouit point, mais avec toute diligence se retourne du costé du bien et.. (Ms)
192. - Variante: Provoques donq vostre coeur a la ste charité, et vous ne jugeres point temerairement.( Ms)
193. - Variante:On dit que pour guerir de la jaunisse il faut porter l'herbe nommee esclere sous la plante des pieds: le peché du jugement temeraire est la jaunisse spirituelle, car comme ceux qui ont la corporelle voient toutes choses comme si elles estoyent jaunes, ainsy ceux qui ont ce peché voyent ordinairement les prochains comme pecheurs... Les icteriques qui ont la grande jaunisse voyent toutea choses comme jaunes... (Ms.)
194. - Mattioli in Dios. 2,176
195. - Gn 26,7
196. -Variante: et n'osa pourtant jamais la diffamer; et neanmoins, pressé de la violence de largument que la manifeste apparence faysoit a son esprit, il se resolut de la quitter plustost... (Ms.)
197. -Mt 1,19
198. -Variante: ayant conceu une bonne estime d'une personne n'en peut jamais croire le mal, encor presque quil le voye de ses yeux; mais en laisse a Dieu d'en juger. Sil ne peut plus excuser... (Ms.)
199. - Lc 23,34
200. - Jn 3,18
201. - Gn 29,11
202. - Gn 24,22
203. - Variante: de blasmer un homme pour un acte, comme je diray tantot. (Voir p. 126) Aves vous veu un homme ivre blasmes cett'action, mais ne dites pourtant pas quil est ivroigne, car ni Noe ni Loth ne furent pas ivroignes pour s' estr'enivrés chacun une fois. (Ms.)
DE LA MESDISANCE
Le jugement temeraire produit l'inquietude, le mespris du prochain, l'orgueil et complaisance de soy mesme et cent autres effectz tres pernicieux, entre lesquelz la mesdisance tient des premiers rangs, comme la vraye peste des conversations. O que n'ay-je un des charbons du saint autel pour toucher les levres des hommes, affin que leur iniquité fust ostee et leur peché nettoyé, a l'imitation du Seraphin qui purifia la bouche d'Isaye (204)! Qui osteroit la mesdisance du monde, en osteroit une grande partie des pechés et de l'iniquité.
Quicomque oste injustement la bonne renommee a son prochain, outre le peché qu'il commet, il est obligé a faire la reparation, quoy que diversement selon la diversité des mesdisances; car nul ne peut entrer au Ciel avec le bien d'autruy, et entre tous les biens exterieurs la renommee est le meilleur. La mesdisance est une espece de meurtre, car nous avons trois vies: la spirituelle qui gist en la grace de Dieu, la corporelle qui gist en l'ame, et la civile qui consiste en la renommee; le peché nous oste la premiere, la mort nous oste la seconde, et la mesdisance nous oste la troisiesme. Mais le mesdisant par un seul coup de sa langue fait ordinairement trois meurtres: il tue son ame et celle de celuy qui l'escoute, d'un homicide spirituel, et oste la vie civile a celuy duquel il mesdit; car, comme disoit saint Bernard (205), et celuy qui mesdit et celuy qui escoute le mesdisant, tous deux ont le diable sur eux, mais l'un l'a en la langue et l'autre en l'oreille. David parlant des mesdisans (206): Ilz ont affilé leurs langues, dit-il, comme un serpent. Or, le serpent a la langue fourchue et a deux pointes, comme dit Aristote (207); et telle est celle du mesdisant, qui d'un seul coup pique et empoisonne l'oreille de l'escoutant et la reputation de celuy de qui elle parle.
Je vous conjure donques, treschere Philothee, de ne jamais mesdire de personne, ni directement ni indirectement: gardés-vous d'imposer des faux crimes et pechés au prochain, ni de descouvrir ceux qui sont secretz, ni d'aggrandir ceux qui sont manifestes, ni d'interpreter en mal la bonne oeuvre, ni de nier le bien que vous sçaves estre en quelqu'un, ni le dissimuler malicieusement, ni le diminuer par paroles, car en toutes ces façons vous offenseries grandement Dieu, mais sur tout accusant fausement et niant la verité au prejudice du prochain; car c'est double peché de mentir et nuire tout ensemble au prochain.
Ceux qui pour mesdire font des prefaces d'honneur, ou qui disent de petites gentillesses et gausseries entre deux, sont les plus fins et veneneux mesdisans de tous. Je proteste, disent-ilz, que je l'ayme et que au reste c'est un galant homme; mays cependant il faut dire la venté, il eut tort de faire une telle perfidie; c'est une fort vertueuse fille, mais elle fut surprinse, et semblables petitz ageancemens. Ne voyes-vous pas l'artifice? Celuy qui veut tirer a l'arc tire tant qu'il peut la fleche a soy, mais ce n' est que pour la darder plus puissamment: il semble que ceux ci retirent leur mes- disance a eux, mais ce n est que pour la descocher plus fermement, affin qu'elle penetre plus avant dedans les coeurs des escoutans. La mesdisance dite par forme de gausserie est encores plus cruelle que toutes; car, comme la ciguë n'est pas de soy un venin fort pressant, ains asses lent et auquel on peut aysement remedier, mais estant pris avec le vin il est irremediable (208), ainsy la mesdisance qui de soy passeroit legerement par une oreille et sortiroit par l'autre, comme l'on dit, s'arreste fermement en la cervelle des escoutans quand elle est presentee dedans quelque mot subtil et joyeux. Ilz ont, dit David (209), le venin de l'aspic en leurs levres. L'aspic fait sa piqueure presque imperceptible, et son venin d'abord rend une demangeaison delectable, au moyen dequoy le coeur et les entrailles se dilatent et reçoivent le poison, contre lequel par apres il n'y a plus de remede.
(210) Ne dites pas: un tel est un ivroigne, encores que vous l'ayes veu ivre; ni, il est adultere, pour l'avoir veu en ce peché; ni, il est inceste, pour l'avoir treuvé en ce malheur; car un seul acte ne donne pas le nom a la chose. Le soleil s'arresta une fois en faveur de la victoire de Josué (211) et s'obscurcit une autre fois en faveur de celle du Sauveur (212); nul ne dira pourtant qu'il soit ou immobile ou obscur. Noé s'enivra une fois et Loth une autre fois, et celuy ci de plus commit un grand inceste: ilz ne furent pourtant ivroignes ni l'un ni l'autre, ni le dernier ne fut pas inceste, ni saint Pierre sanguinaire pour avoir une fois respandu du sang, ni blasphemateur pour avoir une fois blasphemé. Pour prendre le nom d'un vice ou d'une vertu, il faut y avoir fait quelque progres et habitude; c'est donq une imposture de dire qu'un homme est cholere ou larron, pour l'avoir veu courroucer ou desrober une fois.
Encor qu'un homme ait esté vicieux longuement, on court fortune de mentir quand on le nomme vicieux. Simon le lepreux appelloit Magdeleine pecheresse (213), parce qu'elle l'avoit esté nagueres; il mentoit neanmoins, car elle ne l'estoit plus, mais une tressainte penitente; aussi Nostre Seigneur prend en protection sa cause. Ce fol Pharisien tenoit le Publicain pour grand pecheur, ou peut estre pour injuste, adultere, ravisseur; mais il se trompoit grandement, car tout a l'heure mesme il estoit justifié (214). Helas, puisque la bonté de Dieu est si grande qu'un seul moment suffit pour impetrer et recevoir sa grace, quelle asseurance pouvons-nous avoir qu'un homme qui estoit hier pecheur le soit aujourd'huy? Le jour precedent ne doit pas juger le jour present, ni le jour present ne doit pas juger le jour precedent: il n'y a que le dernier qui les juge tous. Nous ne pouvons donq jamais dire qu'un homme soit meschant, sans danger de mentir; ce que nous pouvons dire, en cas qu'il faille parler, c'est qu'il fit un tel acte mauvais, il a mal vescu en tel tems, il fait mal maintenant; mais on ne peut tirer nulle consequence d'hier a cejourd'huy, ni de cejourd'huy aujour d'hier, et moins encor au jour de demain.
Encor qu'il faille estre extremement delicat a ne point mesdire du prochain, si faut-il se garder d'une extremité en laquelle quelques uns tombent, qui, pour eviter la mesdisance, loüent et disent bien du vice. S'il se treuve une personne vrayement mesdisante, ne dites pas pour l'excuser qu'elle est libre et franche; une personne manifestement vaine, ne dites pas qu'elle est genereuse et propre; et les privautes dangereuses, ne les appellés pas simplicités ou naifvetés; ne fardes pas la desobeissance du nom de zele, ni l'arrogance du nom de franchise, ni la lasciveté du nom d'amitié. Non, chere Philothee, il ne faut pas, pensant fuir le vice de la mesdisance, favoriser, flatter ou nourrir les autres, ains faut dire rondement et franchement mal du mal et blasmer les choses blasmables: ce que faisant, nous glorifions Dieu, moyennant que ce soit avec les conditions suivantes.
Pour loüablement blasmer les vices d'autruy, il faut que l'utilité ou de celuy duquel on parle ou de ceux a qui l'on parle le requiere. On recite devant des filles les privautés indiscretes de telz et de telles, qui sont manifestement perilleuses; la dissolution d'un tel ou d'une telle en paroles ou en contenances qui sont manifestement lubriques: si je ne blasme librement ce mal et que je le veuille excuser, ces tendres ames qui escoutent prendront occasion de se relascher a quelque chose pareille; leur utilité donq requiert que tout franchement je blasme ces choses-la sur le champ, sinon que je puisse reserver a faire ce bon office plus a propos et avec moins d'interest de ceux de qui on parle, en une autre occasion. Outre cela, encor faut-il qu'il m'appartienne de parler sur ce sujet, comme quand je suis des premiers de la compaignie, et que si je ne parle il semblera que j'appreuve le vice: que si je suis des moindres, je ne dois pas entreprendre de faire la censure. Mais sur tout il faut que je sois exactement juste en mes paroles pour ne dire pas un seul mot de trop: par exemple, si je blasme la privauté de ce jeune homme et de cette fille, parce qu'elle est trop indiscrete et perilleuse, o Dieu, Philothee, il faut que je tienne la balance bien juste pour ne point aggrandir la chose, pas mesme d'un seul brin. S'il n'y a qu'une foible apparence, je ne diray rien que cela; s'il n'y a qu'une simple imprudence, je ne diray rien davantage; s'il n'y a ni imprudence ni vraye apparence du mal, ains seulement que quelque esprit malicieux en puisse tirer pretexte de mesdisance, ou je n'en diray rien du tout, ou je diray cela mesme. Ma langue, tandis que je parle du prochain, est en ma bouche comme un rasoir en la main du chirurgien qui veut trancher entre les nerfz et les tendons: il faut que le coup que je donneray soit si juste, que je ne die ni plus ni moins que ce qui en est. Et en fin, il faut sur tout observer, en blasmant le vice, d'espargner le plus que vous pourrés la personne en laquelle il est.
Il est vray que des pecheurs infames, publiques et manifestes on en peut parler librement, pourveu que ce soit avec esprit de charité et de compassion, et non point avec arrogance et presomption, ni pour se plaire au mal d'autruy; car pour ce dernier c'est le fait d'un coeur vil et abject. J'excepte entre tous, les ennemis declarés de Dieu et de son Eglise; car ceux-la, il les faut descrier tant qu'on peut, comme sont les sectes des heretiques et schismatiques et les chefz d'icelles: c'est charité de crier au loup quand il est entre les brebis, voyre ou qu'il soit.
Chacun se donne liberté de juger et censurer les princes et de mesdire des nations toutes entieres, selon la diversité des affections que l'on a en leur endroit: Philothee, ne faites pas cette faute; car outre l'offense de Dieu, elle vous pourroit susciter mille sortes de querelles.
Quand vous oyes mal dire, rendés douteuse l'accusation, si vous le pouves faire justement; si vous ne pouves pas, excuses l'intention de l'accusé; que si cela ne se peut, tesmoignes de la compassion sur luy, escartes ce propos-la, vous resouvenant et faisant resouvenir la compaignie que ceux qui ne tombent pas en faute en doivent toute la grace a Dieu. Rappellés a soy le mesdisant par quelque douce maniere; dites quelque autre bien de la personne offensee si vous le sçaves.
204. - Is 6,6
205. - In Cantica Sermo 24,3
206. - Ps 139,3
207. - De Hist anim. 1,11
208. - Pline Hist nat. 25,13 et 95
209. - Ps 13,3; 139,3
210. - Voir note n. 203
211. - Jos 10,13
212. - Lc 23,45
213. - Lc 7,39
214. - Lc 18,11
Introduction a la vie devote - CHAPITRE XXIII (145)