Vies de saints - BASILE DÉLIVRÉ
Un homme avait l'habitude de célébrer la fête de saint Nicolas. Quand vint le jour de la fête, son fils et d'autres jeunes gens arrivèrent pour célébrer la fête. L'homme et sa femme restèrent préparer ce qu'il fallait pour cela. Une bande de païens survint. Ils firent un grand nombre de prisonniers, et parmi eux le jeune garçon, son fils. Ses parents en furent extrêmement affligés, inconsolables, et ils furent très malheureux le jour de la fête.
Quant à cette bande, ils emmenèrent leurs prisonniers à l'ouest, et présentèrent le garçon au roi, car il était beau. Celui-ci s'en réjouit et en fit l'un de ses pages. Et ses parents demeurèrent affligés, en larmes, à cause de lui.
Un an après, ce fut de nouveau la fête du saint. L'homme s'en préoccupa, mais sa femme pleurait toujours et son chagrin ne s'apaisait pas. Son mari lui dit: "À quoi bon pleurer? Viens maintenant avec foi vers saint Nicolas, car je sais que sans aucun doute il nous obtiendra consolation pour notre fils."
L'homme persuada sa femme par cette parole. Ensuite, ils préparèrent ce qu'il fallait pour la fête, de bon coeur et avec grande joie. Le soir venu, ils firent venir les gens dans leur maison. Ils leur présentèrent ce qu'ils avaient préparé à manger, et ils étaient heureux. Leurs invités les consolaient, leur représentant le mérite de leur fils, et ils demandèrent l'intercession de saint Nicolas.
Soudain, le chiens se mirent à aboyer avec grande hargne. Tous ceux qui étaient dans la maison s'imaginèrent que les ennemis les attaquaient. Ils éteignirent les lampes et le maître de maison s'appuya contre le mur pour observer la cause de l'aboiement des chiens. Et il vit son fils Basile tenant à la main une coupe remplie de vin debout au milieu de la cour de la maison. Son père fut dans l'étonnement et pensa qu'il voyait un fantôme. Puis il revint à lui et l'appela: "Tu es mon fils Basile?"
Il répondit: "Oui mon père, je suis celui qu'avaient enlevé les gens de l'ouest." Il lui dit: "Comment as-tu été pris, et par quelle ruse t'es-tu sauvé?" Le garçon lui répondit: "À l'instant, j'étais debout devant le roi de Crète et je lui servais à boire ainsi qu'à ses commensaux. Lorsque j'eus rempli la coupe, je tendis la main pour la lui donner, et voici qu'une grande force m'a arraché de devant eux, et la coupe est encore là dans ma main comme tu le vois, et je voyais saint Nicolas avec moi, m'encourageant et me tenant compagnie, jusqu'à ce que je parvienne jusqu'ici."
Son père fut saisi de crainte. Il le conduisit en présence de sa mère à qui il dit: "Vois la puissance de saint Nicolas notre protecteur, vois comment il nous a rendu notre fils." Leur joie en fut encore plus grande en ce jour. Et quant à ceux qui étaient rassemblés là, lorsqu'ils virent ce miracle, ils louèrent Dieu dans la joie et l'allégresse, ils célébrèrent toute la fête, et chacun d'entre eux sut que celui qui avait transporté le prophète Habacuc du pays de Juda jusqu'à Babylone auprès de Daniel dans la fosse aux lions était celui qui avait transporté ce jeune homme et avait accompli ce miracle et cette merveille étonnante par les prières de ce saint Nicolas.
Il y avait, dans un village, un pauvre homme. Il vénérait beaucoup le nom de saint Nicolas. Il conservait tout ce qu'il gagnât au long de l'année par son travail pour célébrer avec cela la fête du saint. Il avait décidé en lui-même d'en célébrer la fête le jour de la résurrection de notre Seigneur Jésus Christ. À un certain moment, il fut pris, emmené prisonnier, enchaîné et jeté dans une prison de Crète.
Alors qu'il était déjà emprisonné longtemps, vint le moment où il avait l'habitude de célébrer la mémoire du saint. Il restait à s'affliger, à pleurer, à s'en prendre au saint en disant: "O saint de Dieu! Je pensais que tu m'aurais sauvé de toutes mes peines. Où sont maintenant tes grandes merveilles? Où est ton immense puissance? Toute ma soumission à toi est partie comme un songe et ne m'a servi à rien! Mais ceci m'est arrivé à cause de mes nombreux péchés et de mes mauvaises actions incessantes. Je ne suis pas digne que tu me viennes en aide. Et maintenant me voici enchaîné, et cette nuit où je me réjouissais en ton souvenir. Vers qui me tourner si tu ne me viens pas toi-même en aide?"
L'intensité de son chagrin et de ses pleurs le fit défaillir et il s'endormit. Alors accourut le saint, prompt à la réponse, secourable à celui qui l'invoque. Il défit ses chaînes et ses liens et l'emporta dans les airs et le déposa sur le sentier de la colline d'où l'on monte à l'église du saint.
L'homme se réveilla de son sommeil. Il entendait la voix de voyageurs conduisant leurs montures. Il pensa qu'il était en prison, comme d'habitude. Il se leva et s'aperçut qu'il était libre. Il commença à marcher à droite et à gauche, effrayé, étonné, disant aux passants: "Qui êtes-vous?" et "Où sommes-nous?" Ils pensèrent que c'était un insensé et se moquèrent de lui. Et lorsqu'il éleva ses cris en demandant quel était ce lieu, on lui dit: "Mon pauvre ami, tu es à l'église de saint Nicolas." Il se mit alors à crier: "Cette nuit même j'étais prisonnier en Crète, et vous me dites que je suis à l'église de saint Nicolas."
Ceux qui l'entendirent s'étonnèrent, ils s'émerveillèrent. C'est alors que s'éclaircit l'esprit de l'homme. Il revint à lui et reconnut à la voix des gens qu'il était à Rome. Il distingua le lieu où il était, il le reconnut et se dépêcha d'aller chez lui. Il trouva sa famille pleurant sur sa captivité. Il leur raconta son histoire, puis il s'appliqua à célébrer la fête de saint Nicolas, comme d'habitude. Il célébra avec sa famille une grande fête, joyeuse, splendide, et l'on répandit la renommée de ce miracle que le Seigneur leur avait accordé de la part du vénérable saint Nicolas.
Quant aux miracles que le Seigneur a accompli par la main de ce père magnanime, de ce prêtre vénérable et généreux, aucun être humain ne peut en décrire une petite partie ni en exposer si peu soit-il. Il nous faut donc lui demander et le supplier au nom de notre Seigneur Jésus Christ qui lui a accordé cette puissance merveilleuse, d'intercéder pour nous devant son trône pour qu'il nous sauve de l'astuce du démon et de ses troupes, des accidents de ce monde et de ses vicissitudes, et qu'il nous assiste en toutes nos affaires spirituelles et sensibles, et qu'il garde tout le peuple chrétien orthodoxe parmi les baptisés, ceux qui sont là et qui écoutent cette vénérable histoire, et ceux qui sont absents.
Sévère à son très cher frère Desiderius, salut.
En ce qui me concerne, ô frère de mon âme, voici quelles étaient mes intentions au sujet du livre que j'avais écrit sur la Vie de saint Martin. Ce livre, j'avais résolu de le garder pour moi, d'enfermer le manuscrit original entre les murs de ma maison. Timide de ma nature, je voulais éviter les jugements des hommes.
Je craignais (ce qui arrivera, je crois) que mon style barbare ne déplût aux lecteurs. Je craignais d'être jugé par tous digne de blâme, pour avoir eu l'impudence d'usurper un sujet qui méritait d'être réservé à des écrivains de talent. Mais à tes instances réitérées je n'ai pu résister. Pouvais-je rien refuser à ton amitié, même aux dépens de ma réputation?
Toutefois, si je t'envoie ce livre, c'est avec la ferme confiance que tu ne le communiqueras à personne, comme tu l'as promis. Mais je crains que tu ne sois pour lui une porte de sortie, qu'une fois lâché, on ne puisse le rappeler. Si cet accident lui arrive, et si tu vois qu'on le lit, tu demanderas en grâce aux lecteurs de considérer les choses plutôt que les mots, de ne pas s'émouvoir des expressions vicieuses qui pourraient frapper leurs oreilles, attendu que le royaume de Dieu dépend, non de l'éloquence, mais de la foi. Qu'ils se souviennent aussi que le salut a été prêché au monde, non par des orateurs (ce qu'assurément le Seigneur aurait pu faire également, si cela eût été utile), mais par des pêcheurs. Moi en effet, du jour où je me suis déterminé à écrire, considérant comme un sacrilège de laisser dans l'ombre les vertus du si grand homme, j'ai décidé en moi-même que je ne rougirais pas des solécismes. C'est que jamais je n'avais acquis une science bien grande de ces choses-là; et le peu de connaissances que j'avais pu recueillir jadis en effleurant ce genre d'études, je l'avais entièrement perdu depuis longtemps, faute d'habitude. Néanmoins, je préférerais nous épargner de si piteuses excuses: supprime donc le nom de l'auteur, si tu crois devoir répandre le livre autour de toi. Pour cela, efface mon nom dans le titre: ainsi la page, devenue muette sur mon compte, indiquera le sujet, ce qui suffit, sans indiquer l'auteur.
PROLOGUE
Bien des gens, follement adonnés au culte de la gloire mondaine, ont cru immortaliser leur nom en illustrant par leurs écrits la vie des hommes célèbres. Par là, s'ils n'arrivaient point à l'immortalité, ils obtenaient pourtant un peu de cette gloire qu'ils espéraient. Ils réussissaient ainsi, vainement d'ailleurs, à faire vivre leur mémoire, et, par le spectacle des grands hommes donnés en exemple, ils excitaient chez les lecteurs une vive émulation. Mais tous leurs travaux n'avaient nul rapport avec l'éternité de la vie bienheureuse. A quoi leur a servi la gloire de leurs écrits, destinée à disparaître avec le monde? Et quel profit la postérité a-t-elle tiré de ces lectures des combats d'Hector ou des discussions philosophiques de Socrate? Ces gens-là, non seulement c'est sottise de les imiter, mais encore c'est folie de ne pas les combattre résolument. Comme ils ne jugeaient de la vie humaine que par les actes présents, ils livraient leur espérance aux fables, leur âme au tombeau. C'est seulement dans la mémoire des hommes qu'ils croyaient devoir perpétuer leur nom. Et pourtant, le devoir de l'homme est de chercher la vie éternelle, plutôt qu'une mémoire éternelle: cela, non point en écrivant ou en combattant ou en philosophant, mais en vivant pieusement, saintement, religieusement. Telle a été l'erreur des hommes, propagée par la littérature: erreur si répandue, qu'elle a multiplié les émules de cette vaine philosophie ou de cet héroïsme fou.
C'est pourquoi je pense faire oeuvre utile, en écrivant la Vie d'un très saint homme, qui bientôt servira d'exemple aux autres. Ainsi les lecteurs seront attirés vers la vraie sagesse, vers la milice céleste, vers la vertu divine. En cela, je sers aussi mon intérêt personnel. Je pourrai attendre, non des hommes un vain souvenir, mais de Dieu une récompense éternelle. En effet, si je n'ai pas vécu moi-même de façon à pouvoir servir d'exemple aux autres, du moins j'aurai travaillé à faire connaître celui qui mérite d'être imité.
Donc, je vais commencer à écrire la Vie de saint Martin. Je dirai comment il s'est conduit, soit avant son épiscopat, soit pendant son épiscopat. Néanmoins, je n'ai pu parvenir à tout connaître: les faits dont il a été le seul témoin, on les ignore complètement, parce qu'il ne recherchait pas la louange des hommes, au point que, s'il l'avait pu, il aurait voulu cacher tous ses miracles. Même parmi les faits qui m'étaient connus, j'en ai omis beaucoup, parce que j'ai cru suffisant de noter les plus remarquables. Puis je devais ménager les lecteurs, en qui l'excès d'abondance aurait pu produire le dégoût. Mais je conjure ceux qui me liront d'ajouter foi à mes paroles, de croire que je n'ai rien écrit que de certain, d'avéré. J'aurais mieux aimé me taire que de dire des choses fausses.
PATRIE ET FAMILLE DE SAINT MARTIN
SA JEUNESSE ET SA VIE DE SOLDAT
Donc Martin était originaire de Sabaria, ville de Pannonie; mais il fut élevé en Italie, à Ticinum (Pavie). Ses parents occupaient un rang honorable selon le monde, mais ils étaient païens. Son père avait été d'abord simple soldat, puis était devenu tribun militaire. Martin lui-même suivit dans son adolescence la carrière de la milice armée; il servit dans la cavalerie de la garde impériale (alae scolares) sous l'empereur Constance, puis sous le césar Julien. Néanmoins, ce n'était pas de son plein gré; presque dès ses premières années, c'est plutôt au service de Dieu qu'il aspira. Sa jeunesse pieuse fut celle d'un enfant prédestiné. A l'âge de dix ans, malgré ses parents, il se réfugia dans une église et demanda à y être reçu comme catéchumène. Bientôt, chose étonnante, il se tourna tout entier vers l'oeuvre de Dieu. A douze ans, il rêva du désert; et il eût satisfait ces aspirations, si la faiblesse de l'âge n'y avait mis obstacle.
Cependant, l'esprit toujours hanté par les cellules de moines ou par l'église, il méditait, encore enfant, le projet qu'il devait réaliser plus tard en se vouant à Dieu. Mais, un édit des empereurs ayant ordonné d'enrôler dans la milice les fils de vétérans, il fut livré par son père, hostile à ces actes qui devaient assurer son bonheur. Il avait quinze ans, quand il fut arrêté, enchaîné, astreint aux serments militaires. Au service, il se contenta de prendre avec lui un seul esclave; et encore un esclave que son maître servait, par un renversement des rôles, au point de lui enlever souvent lui-même ses chaussures et de les nettoyer lui-même, au point de manger avec lui et souvent de le servir à table.
Pendant trois ans environ avant de recevoir le baptême, Martin fut sous les armes; mais il resta pur des vices où s'englue ordinairement ce genre d'hommes. Grande était sa bienveillance à l'égard de ses compagnons d'armes, admirable son affection; quant à sa patience et à son humilité, elles étaient surhumaines. Inutile de louer sa sobriété: elle était telle que, dès ce temps-là, on l'eût pris, non pour un soldat, mais pour un moine. Par là, il s'était si bien attaché tous ses camarades, qu'ils avaient pour lui une affection merveilleuse, mêlée de vénération. Et pourtant, il n'avait pas encore été régénéré dans le Christ. Mais il posait, pour ainsi dire, sa candidature au baptême, et cela par ses bonnes oeuvres: assister les malades, porter secours aux malheureux, nourrir les indigents, vêtir les gens nus, ne se réserver sur sa solde que le pain quotidien. Dès lors, il n'était pas sourd aux leçons de l'évangile: il ne songeait pas au lendemain.
CHARITÉ DE SAINT MARTIN: PRES DE LA PORTE D'AMIENS, IL DONNE LA MOITIÉ DE SON MANTEAU A UN PAUVRE
IL RECOIT LE BAPTEME
Un jour où il n'avait sur lui que ses armes et son manteau militaire fait d'une seule pièce, au milieu d'un hiver plus rigoureux qu'à l'ordinaire et si rude que bien des gens mouraient de froid, à la porte de la cité des Ambiens (Amiens), Martin rencontra un pauvre nu. Le malheureux avait beau prier les passants d'avoir pitié de lui, tous passaient outre. L'homme de Dieu, voyant que les autres n'étaient pas touchés de compassion, comprit que celui-là lui avait été réservé. Mais que faire? Il n'avait rien que la chlamyde dont il était revêtu; il avait déjà sacrifié le reste pour une bonne oeuvre analogue. Alors, il saisit son épée, coupe le manteau par le milieu, en donne une partie au pauvre, se drape de nouveau dans le reste. Parmi ceux qui l'entouraient, quelques-uns se mettent à rire, le trouvant laid avec son habit tronqué. Mais beaucoup d'autres, plus sensés, gémissent profondément de n'avoir rien fait de semblable, alors qu'ils avaient plus de vêtements et qu'ils auraient pu vêtir le pauvre sans se mettre à nu.
La nuit suivante, comme il dormait, Martin vit le Christ, vêtu de la partie de sa chlamyde dont il avait couvert le pauvre. On l'invite à regarder attentivement le Seigneur, et à reconnaître le vêtement qu'il a donné. Puis, à la multitude des anges qui l'entourent, il entend Jésus dire d'une voix éclatante: «Martin, encore catéchumène, m'a couvert de ce vêtement», Vraiment, le Seigneur se souvenait ici de ses propres paroles. Il avait dit auparavant: «Tout ce que vous avez fait pour l'un des moindres de vos frères, vous l'avez fait pour Moi» (Mt 25,40). Maintenant, Il proclamait qu'en la personne d'un pauvre il avait été vêtu; et, pour confirmer le témoignage accordé à une si bonne oeuvre, Il daignait se montrer dans l'habit même qu'avait reçu le pauvre.
Cette vision n'enorgueillit pas le bienheureux. Il ne céda pas aux entraînements de la gloire humaine; mais il reconnut la Bonté de Dieu dans son oeuvre. Comme il avait dix-huit ans, il vola au baptême. Cependant, il ne renonça pas aussitôt au service militaire. Il se laissa vaincre par les prières de son tribun, qui était son compagnon de tente et son ami. Celui-ci, une fois écoulé le temps de son tribunat, promettait de renoncer au monde. Martin fut tenu en suspens par cette attente. Pendant deux années environ après qu'il eut reçu le baptême, il resta soldat, mais seulement de nom.
SAINT MARTIN SOLLICITE SON CONGÉ DE L'EMPEREUR JULIEN
Cependant les barbares envahissaient les Gaules. Le césar Julien concentra son armée près de la cité des Vangions (Worms). Il commença par faire distribuer aux soldats les gratifications d'un donativum. Suivant la coutume, on les appelait un à un. Vint le tour de Martin. Alors, il jugea l'occasion favorable pour demander son congé; car il ne croyait pas pouvoir accepter sa part d'un donativum, avec l'intention de ne plus servir.
«Jusqu'ici, dit-il au césar, je t'ai servi; souffre que maintenant je serve Dieu. Ton donativum doit être réservé à qui va combattre. Moi, je suis soldat du Christ: combattre ne m'est pas permis». Cette déclaration fit frémir le tyran. C'était, dit-il, par crainte de la bataille qui allait s'engager le lendemain, non pour motif de religion, que ce soldat refusait le service militaire. Mais Martin ne se troubla pas, et même, devant l'intimidation, il redoubla de fermeté: «On attribue, dit-il, ma retraite à la lâcheté, non à ma foi. Eh bien! Demain, en avant des lignes, je me tiendrai sans armes; au Nom du Seigneur Jésus, protégé seulement par le signe de la croix, sans bouclier ni casque, je pénétrerai dans les bataillons ennemis, et cela sans crainte». Là-dessus, on le fait jeter en prison, on le prend au mot et l'on ordonne qu'il sera exposé sans armes aux coups des barbares.
Le lendemain, les ennemis envoyèrent des ambassadeurs pour demander la paix, se livrant corps et biens. Peut-on douter que cette victoire ait été due au bienheureux, puisqu'il fut ainsi dispensé de se présenter sans armes au combat? Sans doute, le Seigneur dans sa Bonté aurait pu sauver son soldat, même au milieu des glaives et des traits de l'ennemi. Mais, pour que les yeux du saint ne fussent pas souillés même par le spectacle de la mort d'autrui, Il lui épargna la nécessité de la bataille. Telle est bien la victoire que le Christ devait accorder en faveur de son soldat: la soumission des ennemis sans effusion de sang ni la mort de personne.
SAINT MARTIN EST ORDONNÉ EXORCISTE PAR SAINT HILAIRE DE POITIERS
IL QUITTE LA GAULE POUR ALLER AU PAYS NATAL CONVERTIR SES PARENTS
EN ROUTE, IL CONVERTIT UN BRIGAND
Après avoir quitté le service militaire, Martin voulut connaître saint Hilaire, évêque de la cité de Poitiers, dont on célébrait alors la foi à toute épreuve dans les choses de Dieu. Il resta quelque temps auprès de lui.
Le même Hilaire tenta de lui imposer l'office de diacre, pour se l'attacher étroitement et pour l'enchaîner au service divin. A bien des reprises, Martin refusa, criant qu'il en était indigne. Alors l'évêque, homme d'une profonde sagesse, comprit qu'il y avait un seul moyen de se l'attacher: c'était de lui imposer un office où il y aurait quelque apparence d'humiliation. Et il lui proposa d'être exorciste. Cette fois, Martin ne refusa pas de se laisser ordonner, dans la crainte de paraître avoir méprisé ces fonctions comme trop humbles.
Peu de temps après, il fut averti pendant son sommeil qu'il devait, dans l'intérêt de la religion, rendre visite à sa patrie et à ses parents, encore retenus dans le paganisme. Il partit avec le consentement de saint Hilaire, qui, multipliant les prières, avec des larmes, lui fit promettre de revenir. C'est tristement, dit-on, que Martin entreprit ce voyage, en attestant les frères qu'il souffrirait bien des maux. Prédiction que devaient ensuite justifier les événements.
Et d'abord, en traversant les Alpes, il s'égara et tomba sur des brigands. Comme l'un d'eux, brandissant une hache, allait lui fendre la tête, un autre retint le bras meurtrier. Pourtant Martin, les mains liées sur le dos, fut livré à l'un des brigands, chargé de le garder et de le dépouiller. L'homme conduisit son prisonnier dans un endroit écarté. Là, il commença par lui demander qui il était. Martin répondit qu'il était chrétien. L'autre lui demanda encore s'il avait peur. Alors, de son ton le plus ferme, Martin déclara que jamais il ne s'était senti si rassuré, sachant que la Miséricorde du Seigneur devait éclater surtout dans les éprouvés. Mais, ajouta-t-il, il plaignait bien plutôt son gardien, qui, exerçant le brigandage, était indigne de la Miséricorde du Christ. Puis, entrant dans des explications sur l'évangile, il prêchait au brigand la parole de Dieu. Pour abréger, le brigand devint un croyant. Il accompagna Martin et le remit dans le bon chemin, en lui demandant de prier pour lui le Seigneur. Ce même homme, on l'a vu dans la suite mener une vie irréprochable; et ce que je viens de raconter, c'est de lui-même qu'on le tient.
APPARITION DU DIABLE
SAINT MARTIN CONVERTIT SA MERE
IL COMBAT L'ARIANISME
PERSÉCUTÉ PAR LES ARIENS, IL EST CHASSÉ DE SABARIA, PUIS DE MILAN, ET SE RETIRE DANS UNE ILE
IL PART POUR ROME, ESPÉRANT Y RENCONTRER SAINT HILAIRE QUI REVENAIT D'EXIL
Donc Martin poursuivit sa route. Il avait dépassé Milan, quand sur son chemin se présenta le diable, sous forme humaine. Celui-ci lui demanda où il allait. Martin lui répondit qu'il allait où le Seigneur l'appelait. «Eh bien! Dit l'autre, partout où tu iras, quoi que tu entreprennes, le diable te combattra». Alors Martin lui répondit par ces paroles du Prophète: «Le Seigneur est avec moi; je ne craindrai pas ce que pourra me faire l'homme» (cf. Ps 55,11). Aussitôt l'ennemi disparut à ses yeux.
Comme il l'avait espéré et résolu, Martin délivra sa mère de l'erreur du paganisme; et cela malgré son père, qui persévérait dans le mal. Martin n'en assura pas moins, par son exemple, le salut de nombreuses personnes. Cependant l'hérésie d'Arius avait pullulé dans le monde entier et surtout dans l'Illyricum. Contre la foi suspecte des évêques, Martin était presque seul à lutter résolument. Cela lui valut beaucoup de mauvais traitements; il fut même battu de verges publiquement, et enfin contraint de quitter la ville. Il revint en Italie. Mais il apprit que, dans les Gaules également, l'Église était troublée par le départ de saint Hilaire, condamné à l'exil par la violence des hérétiques. Il s'arrêta donc à Milan, où il aménagea pour lui une cellule de solitaire. Là encore, il fut en butte aux persécutions: Auxence, apôtre et chef des ariens, s'acharna contre lui, l'accabla d'outrages, le chassa de la ville. Aussi, croyant devoir céder aux circonstances, Martin se retira dans une île appelée Gallinaria, en compagnie d'un prêtre riche en vertus surnaturelles. Il y vécut quelque temps, de racines d'herbes. Un jour il mangea de l'ellébore, plante vénéneuse, à ce qu'on rapporte. Mais, quand il se sentit aux prises avec le violent poison qui le minait et avec la mort déjà proche, au danger imminent il opposa la prière, et aussitôt disparut tout le mal. Peu de temps après, il fut informé que l'empereur, regrettant son arrêt d'exil, autorisait saint Hilaire à retourner en Gaule; alors il voulut tenter de rencontrer l'évêque à Rome, et il partit pour la capitale.
SAINT MARTIN REJOINT SAINT HILAIRE A POITIERS
IL VIT EN ANACHORETE PRES DE LA VILLE
SON PREMIER MIRACLE: IL RESSUSCITE UN MORT
Comme Hilaire avait déjà dépassé Rome, Martin suivit ses traces. Il reçut de l'évêque le plus gracieux accueil. Non loin de Poitiers, il installa pour lui-même une cellule de solitaire. A ce moment, s'adjoignit à lui un catéchumène, désireux de s'instruire par les enseignements d'un homme si saint; quelques jours plus tard, ce catéchumène tomba malade, avec de violents accès de fièvre. Martin, par hasard, était alors absent. Quand il revint, au bout de trois jours, il trouva un corps sans vie: la mort avait été si subite, que le malheureux n'avait pu être baptisé avant de quitter ce monde. Autour du corps s'empressaient tristement les frères pour lui rendre les devoirs funèbres, quand Martin accourut pleurant et se lamentant. Alors, tout à l'inspiration de l'Esprit saint, il les fait tous sortir de la cellule où était le corps. Une fois la porte fermée, il s'étend sur les membres inanimés du frère défunt. Il s'absorbe quelque temps dans la prière; il sent que, par l'intervention de l'Esprit, la Vertu de Dieu opère. Il se soulève un peu, les yeux fixés sur le visage du défunt, attendant avec confiance l'effet de sa prière et de la Miséricorde du Seigneur. A peine deux heures s'étaient écoulées, quand il voit le défunt remuer peu à peu tous ses membres et entrouvrir ses yeux clignotants à la lumière. Alors, d'une voix éclatante, Martin rend grâces au Seigneur; il remplit la cellule de ses clameurs. En l'entendant, ceux qui se tenaient devant la porte font irruption. Merveilleux spectacle: ils voient vivant celui qu'ils ont laissé mort.
Ainsi rendu à la vie, le catéchumène reçut aussitôt le baptême. Il vécut encore plusieurs années. Il fut le premier chez nous à éprouver la puissance des vertus de Martin ou à en témoigner. En tout cas, il aimait à raconter comment, sorti de son corps, il avait été conduit au tribunal du Juge. Là, il avait entendu prononcer contre lui la sinistre sentence qui le reléguait dans des lieux obscurs avec le vulgaire. Alors, deux anges avaient intercédé pour lui auprès du Juge, disant qu'il était l'homme pour qui Martin priait. En conséquence, ces mêmes anges avaient reçu l'ordre de le ramener sur la terre; ils l'avaient rendu à Martin et rétabli dans sa vie antérieure. Depuis ce temps-là rayonna le nom du bienheureux, qui déjà, passait pour saint aux yeux de tous, mais qui désormais passa aussi pour puissant et vraiment apostolique.
LE PENDU RESSUSCITÉ.
Peu après, comme Martin traversait le domaine d'un certain Lupicinus, personnage d'un rang élevé selon le monde, il est accueilli par les cris et les lamentations d'une foule. Tout ému, il s'approche et demande la raison des ces gémissements. On lui apprend qu'un jeune esclave de la maison s'est arraché la vie en se pendant. A cette nouvelle, il entre dans la chambrette où gisait le corps. Après avoir fait sortir tout le monde, il s'étend sur le cadavre et prie quelque temps. Bientôt, la figure du défunt s'anime, ses yeux languissants fixent le visage de Martin; lentement, avec effort, il se soulève, saisit la main du bienheureux, se dresse sur ses pieds. Puis il s'avance avec son sauveur jusqu'au vestibule de la maison, en présence de toute la foule.
COMMENT SAINT MARTIN DEVINT MALGRÉ LUI ÉVEQUE DE TOURS
Vers le même temps, on demandait Martin dans l'Église de Tours pour y exercer l'épiscopat, mais, comme il n'était pas facile de l'arracher à son monastère, un certain Rusticius, citoyen de la ville, prétexta une maladie de sa femme, se jeta aux genoux du saint, et réussit ainsi à le faire sortir. Sur le chemin se tenaient en embuscade des troupes de citoyens, qui conduisirent leur prisonnier sous bonne garde jusqu'à la cité. Là, spectacle merveilleux: une multitude incroyable de gens étaient assemblés, non seulement des gens de Tours, mais encore des gens venus des villes voisines, pour apporter leurs suffrages. Chez tous, même désir, mêmes voeux, même sentiment: «Martin, disait-on, est le plus digne de l'épiscopat. Heureuse l'Église qui aura un tel évêque!» Néanmoins, quelques assistants, et quelques-uns des évêques appelés pour ordonner le futur prélat, faisaient une opposition impie. Ils disaient que Martin était un personnage méprisable. Ils déclaraient indigne de l'épiscopat un homme de si piteuse mine, mal vêtu, mal peigné. Mais le peuple, plus sensé, railla la démence de ces évêques, qui, en croyant blâmer un homme illustre, faisaient son éloge. Et les opposants durent s'incliner devant le voeu du peuple, inspiré par la Volonté du Seigneur.
Parmi les évêques qui étaient là, le principal opposant fut, dit-on, un certain Defensor; aussi l'on remarqua qu'il fut stigmatisé alors par un texte prophétique. Par un effet du hasard, le lecteur qui devait lire ce jour-là n'avait pu traverser la foule. Les ministres du culte perdent la tête. En attendant l'absent, l'un des assistants prend le psautier et saute sur le premier verset qu'il rencontre. Or voici ce passage du psaume: «De la bouche des enfants à la mamelle, tu as tiré la louange à cause de tes ennemis, pour détruire l'ennemi et le défenseur, defensorem» (Ps 8,3). Cette lecture soulève les clameurs du peuple; les opposants sont confondus. On considéra que ce psaume avait été lu par la Volonté de Dieu, pour que Defensor entendît la condamnation de son oeuvre: de la bouche des enfants à la mamelle fut tirée la louange du Seigneur en faveur de Martin, tandis que, du même coup, Defensor était dénoncé comme ennemi et détruit.
FONDATION DU MONASTERE DE MARMOUTIER PRES DE TOURS.
Une fois évêque, ce que fut Martin, et combien grand, nous ne pouvons en donner une idée. En effet, il restait toujours l'homme qu'il avait été auparavant. Même humilité dans l'âme, même pauvreté dans les vêtements; et ainsi, plein d'autorité et de bonne grâce, il avait toute la dignité d'un évêque sans abandonner le genre de vie et la vertu d'un moine. Pendant quelque temps, il logea dans une cellule attenante à l'église. Puis, comme il ne pouvait supporter le dérangement que lui causaient ses visiteurs, il aménagea pour lui une cellule de moine à deux milles environ en dehors de la cité.
Cet endroit était si retiré et si écarté, qu'il n'avait point à envier la solitude du désert. D'un côté, il était entouré par les rochers à pic d'une haute montagne; de l'autre côté, la plaine était fermée par un petit coude de la Loire. On n'y avait accès que par un seul chemin, et très étroit. L'évêque occupait une cellule construite en bois. Beaucoup des frères étaient logés de même; la plupart avaient creusé le roc de la montagne qui surplombait, pour s'y faire des retraites. Il y avait là environ quatre-vingts disciples, qui se formaient à l'exemple de leur bienheureux maître. Personne n'y possédait rien en propre, tout était en commun. Défense de rien acheter ou de rien vendre, comme le font bien des moines. On n'y exerçait aucun art, excepté celui de copiste; encore ce travail était-il réservé aux plus jeunes, les anciens vaquant à là prière. Rarement on sortait de sa cellule, excepté quand on se réunissait au lieu de la prière. Tous mangeaient ensemble après l'heure du jeûne; on ne connaissait pas le vin, sauf quand on y était contraint par la maladie. La plupart étaient vêtus de poil de chameau; là, c'était un crime de porter des vêtements délicats. Ces austérités sont d'autant plus admirables, que beaucoup des moines étaient, disait-on, des nobles: élevés tout autrement, ils s'étaient astreints à cette vie d'humilité et de privations. Plusieurs d'entre eux, dans la suite, nous les avons vus évêques. En effet, quelle cité, quelle Église n'aurait pas désiré avoir un évêque sorti du monastère de Martin?
Vies de saints - BASILE DÉLIVRÉ