Vies de saints - CHAPITRE XXVI

CHAPITRE XXVI

PORTRAIT DE SAINT MARTIN

Mais il faut une fin à ce livre, un terme à ce récit.
Non que j'aie épuisé tout ce qu'il y aurait à dire sur Martin; mais, comme les poètes sans art qui se négligent à la fin de leur ouvrage, je suis vaincu par mon sujet et succombe sous le poids. Ce qu'il a fait, j'ai pu tant bien que mal l'expliquer avec des mots; mais sa vie intérieure, sa conduite de chaque jour, l'élan de son âme toujours tournée vers le ciel, jamais, je le déclare en toute vérité, jamais aucun discours ne l'expliquera.

Impossible de peindre cette persévérance et cette mesure dans l'abstinence et dans les jeûnes, cette puissance dans les veilles et les oraisons, ces nuits consacrées comme les jours à la prière, tous les instants remplis par l'oeuvre de Dieu, sans souci du repos ou des affaires, même de la nourriture ou du sommeil, si ce n'est autant que l'exigeaient les nécessités de la nature. Tout cela vraiment, Homère lui-même, si, comme on dit, il sortait des enfers, Homère ne pourrait l'exposer: tant il est vrai que, chez Martin, tout est trop grand pour être exprimé par des mots.

Jamais Martin n'a laissé passer une heure, un moment, sans se livrer à la prière ou s'absorber dans la lecture; et encore, même en lisant ou en faisant autre chose, jamais il ne cessait de prier Dieu. De même que les forgerons, se reposant au milieu de leur travail, frappent encore leur enclume; ainsi Martin, même quand il paraissait faire autre chose, continuait de prier. Ô l'homme vraiment bienheureux! Sans malice, ne jugeant personne, ne condamnant personne, ne rendant à personne le mal pour le mal. Contre toutes les injures, il s'était armé d'une patience extraordinaire. Lui, le chef, l'évêque, il pouvait être outragé impunément par des clercs infimes. Jamais, pour cela, il ne les a déposés; jamais, autant que cela dépendait de lui, il ne les a exclus de sa charité.


CHAPITRE XXVII

LES ENNEMIS DE SAINT MARTIN
CONCLUSION

Jamais personne n'a vu Martin s'irriter, ni s'émouvoir, ni s'affliger, ni rire. Toujours un, toujours le même, le visage resplendissant comme d'une joie céleste, il semblait en dehors de la nature humaine. Dans sa bouche, rien que le Nom du Christ; dans son âme, rien qu'amour, paix, miséricorde.

Souvent même, il pleurait sur les péchés de ceux qui se montraient ses détracteurs. Ces gens-là, tandis qu'il se tenait tranquille à l'écart, l'attaquaient avec leur langue empoisonnée, avec leurs dents de vipère. En vérité, nous en avons vu à l'oeuvre quelques-uns, qui enviaient sa puissance et la noblesse de sa vie: ils haïssaient en lui ce qu'ils ne voyaient pas en eux-mêmes et ne pouvaient imiter. Et par surcroît (chose horrible, déplorable, lamentable!), presque tous ses persécuteurs, si peu nombreux qu'ils fussent, ceux du moins qu'on citait, étaient des évêques. Inutile de nommer personne, bien que la plupart aboient contre moi-même. Il suffira de faire rougir ceux d'entre eux qui liront ceci et se reconnaîtront. S'ils se fâchent, ils avoueront par là qu'ils sont atteints par mes paroles, alors que peut-être j'avais songé à d'autres. Au reste, je ne refuse pas d'encourir, moi aussi, la haine de gens comme ceux-là en compagnie d'un tel homme.

J'ai pleine confiance que tous les vrais fidèles feront bon accueil à cet opuscule. Mais, si quelqu'un le lit sans y ajouter foi, il péchera lui-même. Pour moi, j'ai conscience d'avoir été poussé par la certitude des choses et par l'amour du Christ à écrire ce livre; j'ai conscience d'y avoir exposé des faits avérés, d'y avoir dit la vérité. Dieu, je l'espère, réserve une récompense, non pas à quiconque aura lu ce récit, mais à quiconque y aura cru.




CHRONIQUE DE SULPICE SÉVERE

Extrait du livre II, chapitre 49-50


SAINT MARTIN A TREVES
SON INTERVENTION DANS LE PROCES DES PRISCILLIANISTES

... Priscillien, ne voulant pas comparaître devant les évêques (du concile de Bordeaux), en appela à l'empereur (Maxime). Cet appel fut rendu possible par l'indécision de nos évêques: ils auraient dû prononcer leur sentence, même contre un contumax, ou bien, si eux-mêmes étaient suspects, renvoyer l'affaire devant d'autres évêques, mais ne pas laisser aller à l'empereur une cause de ce genre, où les crimes étaient si manifestes (II, 49).

Ainsi, tous ceux qui étaient compromis dans l'affaire, furent amenés à l'empereur. Ils furent suivis par leurs accusateurs, les évêques Idace et Ithace. De ceux-ci, je ne blâmerais pas l'ardeur pour la condamnation des hérétiques, si l'ardeur de vaincre, plus loin qu'il n'eût fallu, ne les avait entraînés dans la lutte. D'ailleurs, si l'on veut mon avis, accusés et accusateurs me déplaisaient également. Pour Ithace surtout, je déclare qu'il n'avait aucun scrupule, aucun respect pour rien. C'était un homme effronté, bavard, impudent, dépensier; ramenant tout au ventre et à la gueule. Il en était venu à ce point de sottise, qu'il accusait tous les honnêtes gens, même des hommes saints, qui avaient le goût de la lecture ou le ferme propos de rivaliser de jeûnes: il dénonçait en eux des complices ou des disciples de Priscillien.

Il osa même, le misérable, il osa, en ce temps-là, s'en prendre à l'évêque Martin, un homme tout à fait comparable aux apôtres: il osa lui reprocher publiquement d'adhérer à cette hérésie infâme. En effet, Martin était alors à Trèves. Il ne cessait de gourmander Ithace, l'exhortant à se désister de l'accusation. Il suppliait Maxime de ne pas verser le sang des malheureux accusés. C'était bien assez, disait-il, que les coupables, déclarés hérétiques par une sentence épiscopale, fussent chassés de leurs églises; ce serait une nouveauté inouïe, monstrueuse, de faire juger une affaire ecclésiastique par un juge séculier. Enfin, tant que Martin fut à Trèves, le procès fut différé. Au moment de partir, il usa de son autorité extraordinaire pour arracher à Maxime cette promesse, qu'aucune condamnation ne ferait couler le sang des accusés.

Mais plus tard, égaré par les conseils pernicieux des évêques Magnus et Rufus, l'empereur se laissa détourner des voies de l'indulgence. Il chargea de l'affaire le préfet Evodius, un homme impitoyable et sévère. Celui-ci procéda à un double interrogatoire. Priscillien fut convaincu de maléfices; il ne nia pas qu'il s'était attaché à des doctrines immorales, qu'il avait même présidé la nuit des réunions de femmes perdues, qu'il avait l'habitude de prier nu. Evodius le déclara coupable et le fit emprisonner, jusqu'à ce qu'il en eût référé au prince. Le procès-verbal fut transmis au palais. L'empereur fut d'avis que Priscillien et ses adhérents devaient être condamnés à la peine capitale (II, 50).


CHAPITRE PREMIER

RÉCIT DE GALLUS
LECON DE CHARITÉ DONNÉE PAR SAINT MARTIN A SON ARCHIDIACRE

«Donc, c'était au temps où je venais de quitter les écoles et de m'attacher au bienheureux. Quelques jours plus tard, comme il allait à l'église, nous le suivions. A ce moment vint à sa rencontre un pauvre homme, qui était à demi-nu pendant ces mois d'hiver, et qui le supplia de lui donner un vêtement. Alors l'évêque appela l'archidiacre, et lui ordonna de faire vêtir immédiatement ce malheureux qui grelottait. Puis il entra dans la sacristie, où il se tint seul selon sa coutume. En effet, même à l'église, il se ménageait ces moments de solitude, en laissant toute liberté aux clercs. Les prêtres siégeaient dans une autre sacristie, recevant des visites, ou occupés à donner audience pour des affaires; Martin, au contraire, jusqu'à l'heure fixée par la coutume pour l'office public, s'enfermait dans sa solitude. A ce propos, je n'omettrai pas de remarquer que, si Martin s'asseyait dans la sacristie, ce n'était jamais dans la chaire. Même à l'église, jamais on ne l'a vu siéger dans sa chaire, tandis que naguère, et non sans honte, Dieu m'en est témoin, j'ai vu certain évêque juché en l'air sur un trône, sur un siège si élevé qu'on eût dit l'estrade d'un empereur. Quand Martin s'asseyait, c'était sur un escabeau rustique, semblable à ceux des esclaves, un de ces sièges que nous autres, Gaulois rustiques, nous appelons des tripecciae (tabourets), et que vous autres lettrés, ou du moins toi qui arrives de Grèce, vous appelez des trépieds.

«Ce jour-là fut troublée la solitude du bienheureux Martin. Le pauvre en question, voyant que l'archidiacre tardait à lui donner une tunique, fit irruption dans la sacristie, se plaignant d'être oublié par le clerc, pleurant et criant qu'il avait froid. Aussitôt le saint, sans être vu du mendiant et en se cachant de lui, écarta son surplis et de dessous tira sa tunique, dont il couvrit le pauvre en le congédiant. Peu après, entra l'archidiacre: selon l'usage, il avertit l'évêque que le peuple attendait dans l'église, et que le moment était venu de s'avancer vers l'autel pour célébrer l'office. En réponse, Martin déclara, faisant allusion à lui-même, qu'il devait auparavant vêtir le pauvre: il ne pouvait s'avancer dans l'église, tant que le pauvre n'aurait pas reçu le vêtement. L'archidiacre ne comprit pas: l'évêque, en dessus, étant vêtu de son surplis, on ne voyait pas qu'en dessous il était nu. Finalement, l'archidiacre s'excusa de sa négligence, alléguant que le pauvre avait disparu. «Eh bien! dit Martin, puisque le vêtement est prêt, qu'on me l'apporte: je trouverai bien le pauvre à vêtir». Alors le clerc, forcé d'obéir, mais déjà la bile en mouvement, courut à une boutique voisine, y prit un vêtement de Bigorre, court et velu, l'acheta cinq pièces d'argent, l'emporta, et, tout colère, vint le jeter aux pieds de Martin, en disant: «Voici le vêtement, mais le pauvre n'est pas là». L'évêque, sans nullement s'émouvoir, ordonna à l'archidiacre de l'attendre un peu devant la porte. Il voulait se ménager quelques instants de solitude, le temps de couvrir sa nudité avec le vêtement. Il s'appliquait ainsi, de toutes ses forces, à tenir secret ce qu'il avait fait. Mais les saints ont beau faire: comment cacheraient-ils tout cela? Qu'ils le veuillent ou non, tout finit par se savoir.


CHAPITRE II

LA MESSE DE SAINT MARTIN
GUÉRISON MIRACULEUSE DE DEUX MALADES

«Donc, ainsi vêtu, Martin s'avança dans l'église, pour offrir le sacrifice à Dieu. Or, ce jour-là, se produisit un fait merveilleux que je vais raconter. Comme l'évêque, suivant le rite, bénissait l'autel, nous avons vu jaillir de sa tête un globe de feu, qui s'éleva dans les airs avec un rayonnement lumineux, comme une très longue chevelure de flammes. Cela, nous l'avons vu un jour de grande affluence, au milieu d'une grande multitude de peuple; et cependant, les seules personnes qui l'aient vu, c'est une des vierges, un des prêtres, trois seulement parmi les moines. Pourquoi tous les autres ne l'ont-ils pas vu? De cela, nous ne saurions être juges.

«Vers le même temps, Evanthius, mon oncle maternel, un homme profondément chrétien malgré ses occupations mondaines, fut en proie à une très grave maladie. Étant à l'extrémité, en danger de mort, il fit appeler Martin. Sans tarder, celui-ci accourut. Mais, avant que le bienheureux eût fait la moitié du chemin, la vertu de son approche se fit sentir: le malade recouvra aussitôt la santé, et s'avança lui-même au-devant de nous.

«Le lendemain, comme Martin voulait s'en retourner, Evanthius le retint à force de prières. Sur ces entrefaites, un des esclaves de la maison fut piqué à mort par un serpent. Le malheureux, par l'effet du venin, était déjà comme inanimé. Alors, Evanthius lui-même le prit sur ses épaules, et alla le déposer aux pieds du saint homme, à qui, croyait-il, rien n'était impossible.

Déjà le mal, serpentant dans tous les membres, s'était répandu partout: on pouvait voir sur toutes les veines la peau enflée, et les organes vitaux tendus comme une outre. Martin étendit la main, toucha tous les membres de l'esclave, fixa son doigt près de la petite blessure par où la bête avait infusé son venin. Alors, se produisit encore un fait merveilleux, que je vais dire. Nous avons vu le venin, appelé de toute part, accourir sous le doigt de Martin. Ensuite, par ce trou exigu de la plaie, l'humeur empoisonnée coula en abondance avec le sang, comme des mamelles des chèvres ou des brebis, pressées par la main des bergers, coule à flots un long filet de lait. L'esclave se leva guéri. Et nous, stupéfaits d'un si grand miracle, contraints par l'évidence même de la vérité, nous proclamions que personne, sous le ciel, ne pouvait imiter Martin.


CHAPITRE III

LE CHARIOT ENCHANTÉ

«Peu de temps après, nous cheminions avec Martin, qui visitait ses paroisses. Nous autres, je ne sais pour quelle raison, nous avions dû nous arrêter; l'évêque nous avait un peu devancés. A ce moment, sur la chaussée publique, venait un chariot du fisc, plein de gens de la milice. En apercevant Martin, qui était enveloppé dans un vêtement à poils rudes, un pallium noir et pendant, les mules attelées de son côté prennent peur, et se rejettent un peu de l'autre côté. Par là, elles emmêlent les traits, et mettent le désordre dans cette longue file d'attelages, où l'on groupe, comme vous l'avez vu souvent, ces malheureux animaux. On les dégage non sans peine: cause de retard pour des gens pressés. Fâchés de ce contretemps, les gens de la milice sautent précipitamment à terre. Puis ils se mettent à frapper Martin à coups de fouets et de bâtons. Lui reste muet, et, avec une incroyable patience, présente le dos à ses bourreaux. Par là, il redouble la folie des misérables, d'autant plus furieux qu'il avait l'air de ne pas sentir les coups et de les mépriser. Enfin, nous le rejoignons: nous le trouvons affreusement ensanglanté, meurtri sur toutes les parties du corps, étendu sur le sol, comme inanimé. Aussitôt, nous le remettons sur son âne, et, maudissant le lieu de cet attentat, nous nous éloignons en toute hâte.

«Cependant, les gens de la milice, une fois leur fureur assouvie, reviennent à leur chariot; ils ordonnent de poursuivre la route, en poussant les mules. Mais toutes les bêtes restent fixées au sol, raides comme des statues d'airain. En vain, les conducteurs élèvent la voix, font claquer leurs fouets à droite et à gauche: les bêtes ne bougent pas. Alors, tous les voyageurs se lèvent pour frapper ensemble: sur le dos des mules à châtier, s'usent les fouets gaulois. On va dépouiller tous les arbres du voisinage, on assomme les bêtes avec de vraies poutres: les mains des bourreaux n'y font rien, et toujours au même endroit restent les mules, immobiles comme des statues. Les malheureux hommes ne savent plus que faire. Ils ne peuvent plus dissimuler leur terreur: malgré leur brutalité, ils reconnaissent qu'une puissance divine les retient en place.

«Enfin, ils rentrent en eux-mêmes: ils commencent à se demander quel était cet homme, tout à l'heure maltraité par eux au même endroit. Ils interrogent des passants: ils apprennent que l'homme si cruellement frappé par eux, c'était Martin. Alors apparaît à tous la cause évidente de leur aventure: ils ne peuvent plus ignorer qu'ils sont retenus à cause de leur attentat contre cet homme-là. Donc tous, à pas rapides, s'élancent à notre suite. Conscients de leur forfait et de leur crime, honteux et confus, pleurant, la tête et le visage couverts d'une poussière dont ils s'étaient souillés eux-mêmes, ils se jettent aux genoux de Martin, implorant leur pardon, lui demandant la permission de s'en aller. Ils avaient été assez punis, disaient-ils, par les remords de leur conscience; ils avaient assez compris que sur place la terre aurait pu les engloutir vivants, ou plutôt qu'ils auraient dû perdre tout sentiment et être changés en durs rochers immobiles, comme ils avaient vu leurs bêtes clouées au sol; ils priaient, ils suppliaient Martin de leur pardonner leur crime et de leur accorder l'autorisation de s'en aller.

«Même avant l'arrivée de ces gens, le bienheureux savait qu'ils étaient retenus là-bas; et il nous l'avait dit lui-même auparavant. Il n'en eut pas moins la bonté de leur pardonner; et il leur permit de s'en aller, leurs animaux étant remis en état.


CHAPITRE IV

SAINT MARTIN RESSUSCITE UN ENFANT

«Je l'ai souvent remarqué, Sulpicius, Martin te répétait souvent que, depuis son épiscopat, il n'avait plus le don des miracles avec autant d'abondance qu'il se rappelait l'avoir eu auparavant. Si cela est vrai, ou plutôt, comme cela est vrai, nous pouvons conjecturer quels grands miracles il opéra étant moine, seul et sans témoin, lui que nous avons vu, pendant son épiscopat, faire de si grands miracles sous les yeux de tous. Beaucoup de ces prodiges antérieurs ont été portés à la connaissance du monde et n'ont pu être cachés; mais innombrables sont, dit-on, ceux que, par souci d'éviter la vanité, il a tenus secrets et n'a pas laissés parvenir à la connaissance des hommes. Il s'était élevé au-dessus de la nature humaine; dans la conscience qu'il avait de sa puissance, il foulait aux pieds la gloire du monde, ne voulant de témoin que le ciel. La vérité de cette assertion, nous pouvons en juger même d'après les prodiges qui nous sont connus, et qui n'ont pu rester secrets. Avant son épiscopat, Martin rendit à la vie deux morts, comme ton livre l'a raconté en détail; mais depuis son épiscopat, et je m'étonne que tu aies passé cela sous silence, il en a ressuscité encore un, un seul. De la chose, je suis témoin, si toutefois vous ne doutez pas de la valeur de mon témoignage. Ce miracle, comment il s'est accompli, je vais vous l'expliquer.

«Je ne sais pour quelle raison, nous nous rendions à l'oppidum des Carnutes (Chartres). Comme nous traversions un bourg peuplé d'une multitude d'habitants, une foule énorme vint au-devant de nous. Elle était entièrement composée de païens; Car personne, dans ce bourg, ne connaissait un chrétien. Mais, à la nouvelle du passage d'un si grand homme, toute la campagne au loin s'était couverte d'une multitude de gens, affluant de toutes parts. Martin sentit qu'il fallait opérer. L'Esprit saint s'annonçant en lui, il eut un frémissement. D'une voix surhumaine, il prêchait aux Gentils le verbe de Dieu, et souvent demandait en gémissant pourquoi une si grande foule ne connaissait pas le Seigneur Sauveur. Cependant, comme une multitude incroyable nous entourait, une femme, dont le fils venait de mourir, présenta au bienheureux, sur ses bras tendus, le corps inanimé, en disant: "Nous savons que tu es ami de Dieu. Rends-moi mon fils; car c'est mon fils unique". Toute la foule se joignit à elle, mêlant ses cris aux prières de la mère. Alors Martin vit que pour le salut des spectateurs dans l'attente, comme plus tard il nous le disait lui-même, il pouvait obtenir un miracle. Il prit dans ses bras le corps du défunt. Sous les yeux de tous, il s'agenouilla. Sa prière terminée, il se leva, et remit à la mère son petit enfant rendu à la vie.

«Alors, toute la multitude poussa jusqu'au ciel de grands cris, proclamant que le Christ était Dieu. Enfin tous, par groupes, commencèrent à se précipiter aux genoux du bienheureux, demandant avec foi qu'il les fît chrétiens. Sans tarder, au milieu du champ où ils étaient, Martin leur imposa les mains à tous et les fit tous catéchumènes. Se tournant vers nous, il disait qu'on pouvait bien en plein champ faire des catéchumènes, puisque là se faisait ordinairement la consécration des martyrs».


CHAPITRE V

SAINT MARTIN ET L'EMPEREUR VALENTINIEN
LE TRONE EN FEU

- «Tu as vaincu, dit Postumianus, tu as vaincu, Gallus, non pas moi, assurément, moi qui suis plutôt un champion de Martin, moi qui ai toujours su et cru tout cela sur ce grand homme; mais tu as vaincu tous les ermites et anachorètes. En effet, aucun d'eux, comme votre Martin, ou plutôt notre Martin, n'a commandé à la mort. C'est à bon droit que notre ami Sulpicius le compare aux Apôtres et aux Prophètes: Martin leur ressemble en tout, comme l'attestent la puissance de sa foi et les oeuvres de sa puissance miraculeuse. Mais continue, je te prie, quoique nous ne puissions entendre rien de plus magnifique; continue, Gallus, à nous raconter ce qui te reste à dire de Martin, achève ton récit. Notre âme a hâte de connaître jusqu'aux plus petites choses de sa vie quotidienne: les plus petites choses de lui sont plus grandes que les plus grandes des autres, ce n'est pas douteux».

- «C'est ce que je ferai, dit Gallus. Mais, ce que je vais dire, je ne l'ai pas vu moi-même; cela s'est passé avant que je me fusse attaché à ce grand homme. D'ailleurs, le fait est bien connu; il a été divulgué par le récit de frères très sûrs qui y avaient assisté. Vers le temps où Martin venait d'être ordonné évêque, il fut dans la nécessité d'aller à la cour. Valentinien l'ancien était alors maître de l'empire. Ayant appris que Martin demandait des choses qu'il ne voulait pas lui accorder, il ordonna de lui fermer les portes du palais. C'était un homme d'un caractère farouche et orgueilleux. En outre, il avait pour femme une Arienne, qui avait entièrement aliéné au saint homme l'esprit de l'empereur: elle empêchait celui-ci de témoigner à l'évêque le respect qu'il lui devait. Aussi, après avoir tenté à deux reprises d'arriver jusqu'à l'orgueilleux prince, Martin recourut à ses armes bien connues: il s'enveloppa d'un cilice, se couvrit de cendre, s'abstint de nourriture et de boisson, pria sans trêve nuit et jour. Le septième jour, il vit près de lui un ange, qui lui ordonna d'aller au palais en toute sécurité: les portes de la demeure impériale, si bien fermées qu'elles fussent, s'ouvriraient d'elles-mêmes, et l'esprit orgueilleux de l'empereur s'adoucirait. Encouragé par cette présence et ces paroles de l'ange, confiant dans son appui, Martin se rendit au palais. Les portes étaient ouvertes, personne ne l'arrêta. Enfin, sans que nul l'en empêchât, il parvint jusqu'à l'empereur. Celui-ci le vit venir de loin; grinçant des dents, il demanda pourquoi on l'avait laissé entrer. Il ne daigna pas se lever devant l'évêque debout, jusqu'au moment où son siège se couvrit de feu, et où lui-même, l'empereur, dans la partie de son corps qui reposait sur le siège, fut atteint par l'incendie. Ainsi, l'orgueilleux prince fut arraché de son trône, et, malgré lui, se leva devant Martin. Alors, il embrassa longuement celui qu'auparavant il avait résolu de traiter avec mépris. Corrigé maintenant, il avouait qu'il avait senti l'effet de la puissance divine. Il n'attendit même pas la requête de Martin: il lui accorda tout avant d'être sollicité. Ensuite, il l'admit fréquemment à ses entretiens et à sa table. Enfin, à son départ, il lui offrit beaucoup de présents; mais le bienheureux, comme toujours, gardien de sa pauvreté, refusa tout.


CHAPITRE VI

DINER DE SAINT MARTIN CHEZ L'IMPÉRATRICE

«Puisque, cette fois, nous sommes entrés dans le palais, je raconterai encore une chose qui s'est également passée dans le palais, mais en d'autres temps; car je ne crois pas devoir omettre un exemple mémorable d'admiration pour Martin, exemple donné par une impératrice chrétienne. L'empereur Maxime gouvernait alors l'État: un homme dont toute la vie mériterait l'éloge, s'il avait pu refuser le diadème dont le couronnaient illégalement des soldats en révolte, ou du moins ne pas prendre les armes pour une guerre civile. Mais un si grand pouvoir n'aurait pu ni être refusé sans péril, ni être gardé sans prendre les armes. Cet empereur faisait souvent appeler Martin et le recevait dans son palais, en le vénérant et l'honorant. Tous ses entretiens avec lui portaient sur les choses présentes, sur les choses futures, sur la gloire des fidèles, sur l'éternité des saints. Pendant ce temps-là, jours et nuits, l'impératrice était comme suspendue à la bouche de Martin. A l'exemple de cette femme dont parle l'Évangile, elle arrosait de ses larmes les pieds du saint et les essuyait avec ses cheveux. Martin, que jusque-là aucune femme n'avait jamais touché, ne pouvait se dérober à ses hommages empressés, ou plutôt serviles. L'impératrice ne songeait ni au pouvoir impérial, ni à son rang dans l'empire, ni au diadème, ni à la pourpre: prosternée sur le sol, elle ne pouvait s'arracher aux pieds de Martin.

«Enfin, elle demanda à son mari d'insister avec elle auprès de Martin pour qu'il acceptât une invitation à dîner: on écarterait tous les serviteurs, et elle seule le servirait à table. Malgré sa fermeté, le bienheureux dut céder. L'impératrice, de ses propres mains, fit pieusement tous les préparatifs. Elle-même couvrit d'un tapis un petit siège, approcha la table, versa de l'eau sur les mains, servit les mets qu'elle-même avait fait cuire. Elle-même, pendant que Martin mangeait, restait à distance, selon la règle imposée aux serviteurs; elle se tenait debout, comme fixée au sol, immobile, montrant en toute chose la réserve d'une femme servant à table et l'humilité d'une esclave. Elle-même fit le mélange pour la boisson; elle-même tendit la coupe. Quand le petit dîner fut fini, elle recueillit les fragments de pain et les miettes, préférant, dans sa foi ardente, ces restes aux banquets impériaux.

«Bienheureuse femme! Par ces témoignages d'une si grande piété, elle fut vraiment comparable à cette reine qui vint des extrémités de la terre pour entendre Salomon. Comparable, si l'on s'en tient au fait essentiel du récit. Mais, si l'on compare la foi des deux princesses, qu'on me permette de remarquer ceci, abstraction faite de la majesté du mystère: la reine de Saba a simplement désiré entendre un sage, tandis que l'impératrice, non contente d'avoir entendu un sage, a mérité encore de le servir».


CHAPITRE VII

SAINT MARTIN ET LES FEMMES

Alors Postumianus: - «Depuis longtemps, dit-il, en t'écoutant, Gallus, j'admire fort la foi de l'impératrice. Mais que fais-tu de ce qu'on racontait sur Martin? Ne disait-on pas que jamais aucune femme ne l'avait approché? Voici maintenant qu'une impératrice, non seulement l'a approché, mais encore l'a servi à table. Je le crains bien: derrière l'exemple cité par toi, pourraient s'abriter un peu les gens qui volontiers se mêlent aux femmes».

Alors Gallus: - «Eh quoi! dit-il. Tu ne vois donc pas, comme l'enseignent ordinairement les grammairiens, qu'on doit tenir compte des circonstances de lieu, de temps, de personne? Mets-toi sous les yeux la scène. Martin était surpris dans le palais, circonvenu par les prières de l'empereur, contraint par la foi de l'impératrice, lié par les nécessités du moment: il devait faire délivrer des prisonniers, rappeler des exilés, restituer des biens confisqués. Ne penses-tu pas que l'évêque devait payer tout cela, en se relâchant un peu des rigueurs de son principe? D'ailleurs, puisque tu crois que cet exemple pourrait fournir à certains l'occasion d'en user mal, eh bien! Ceux-là vraiment seront heureux, s'ils ne s'écartent pas de la règle fixée par cet exemple. Qu'ils le constatent, en effet: Martin n'a fait cela qu'une seule fois dans sa vie, et à soixante-dix ans. Et ce n'est pas une veuve émancipée, ni une vierge folle, c'est une femme en puissance de mari et sur la prière également du mari lui-même, enfin, c'est une impératrice qui s'est faite son esclave et l'a servi à table. Et elle ne s'est pas mise à table avec lui: n'osant prendre part à son repas, elle se contentait de le servir avec une entière déférence.

«Apprends donc quelle est la règle: qu'une matrone te serve, mais qu'elle ne te commande pas. Qu'elle te serve, mais qu'elle ne se mette pas à table avec toi. C'est ainsi que Marthe a servi le Seigneur, sans être admise au repas; et encore, au-dessus de celle qui servait, a été mise celle qui préférait écouter. Mais, dans le cas de Martin, l'impératrice a fait les deux choses: elle a servi comme Marthe, et elle a écouté comme Marie. Si quelqu'un veut s'autoriser de cet exemple, qu'il le suive en tout: que telle soit la cause, telle la personne, telle la déférence, tel le repas, et, pour toute la vie, seulement une fois».


CHAPITRE VIII

LA PAILLE DU LIT DE SAINT MARTIN
GUÉRISON D'UN POSSÉDÉ

- «A merveille! dit Postumianus. Pour nos clercs qui prétendraient s'autoriser de l'exemple de Martin, ton discours fixe fort bien les limites qu'on ne doit pas dépasser. Mais je te déclare qu'en ce moment tu parles pour des sourds. Si nous suivions là-dessus les voies de Martin, nous n'aurions jamais à nous défendre d'avoir donné un baiser, ni à repousser toutes les injures d'une opinion malveillante. Au reste, comme tu le répètes volontiers quand on t'accuse de gloutonnerie, nous sommes des Gaulois; aussi ne serons-nous jamais corrigés là-dessus ni par l'exemple de Martin ni par tes raisonnements. Mais, depuis que nous parlons de cela, pourquoi donc, toi Sulpicius, t'obstines-tu ainsi à te taire?»

- «Moi, dis-je, non seulement je me tais maintenant, mais depuis longtemps, là-dessus, j'ai décidé de me taire. Un jour, j'avais blâmé une certaine veuve, capricieuse, coquette, dépensière, qui menait une vie folle. Une autre fois, c'était une vierge: elle poursuivait indécemment un jeune homme qui m'était cher, et pourtant je l'avais entendue fréquemment elle-même déblatérer contre d'autres qui se conduisaient ainsi, eh bien! par ces critiques, je me suis attiré une telle haine de toutes les femmes et de tous les moines, que leurs légions coalisées ont juré de me faire une guerre à mort. Aussi, je vous en prie, taisez-vous: ce que vous dites pourrait redoubler encore cette haine contre moi. Laissons toute allusion à ces gens-là; et revenons à Martin. Toi, Gallus, poursuis ce que tu as entrepris, achève l'oeuvre commencée».

Alors Gallus: - «Vraiment, dit-il, je vous en ai déjà tant raconté, que mon récit aurait dû satisfaire votre curiosité; mais, puisqu'il ne m'est pas permis de ne pas seconder votre désir, je parlerai encore le reste du jour. Justement, j'aperçois cette paille que l'on prépare pour nos lits: cela me remet en mémoire que même la paille, où avait couché Martin, fit un jour un miracle.

Voici comment la chose s'est passée. Le bourg de Claudiomagus est situé sur les confins des Bituriges (Bourges) et des Turones (Tours). Il y a là une église pleine de saints religieux, et non moins glorieuse par la présence d'une multitude de vierges sacrées. Donc, comme Martin passait par là, il logea dans la sacristie de l'église. Après son départ, toutes les vierges firent irruption dans cette sacristie: elles se mirent à lécher tous les endroits où le bienheureux s'était tenu assis ou debout, et même se partagèrent la paille où il avait couché. L'une d'elles, peu de jours plus tard, prit la partie de la paille qu'elle avait recueillie comme une relique, et la suspendit au cou d'un énergumène qu'agitait un esprit malin. Aussitôt, plus vite qu'on ne saurait le dire, le démon fut chassé et la personne guérie.


CHAPITRE IX

SAINT MARTIN CHASSE UN DÉMON DU CORPS D'UNE VACHE
IL SAUVE UN LIEVRE

«Vers le même temps, comme il revenait de Trèves, Martin rencontra une vache qu'agitait un démon. Elle avait quitté son troupeau et se jetait sur les hommes; de sa corne meurtrière, elle en avait déjà transpercé plusieurs. Quand elle commença à être dans notre voisinage, les gens qui de loin la suivaient, se mirent à pousser de grands cris pour nous avertir de prendre garde. Mais quand, furieuse, avec des regards farouches, elle se fut approchée encore de nous, Martin leva la main dans sa direction et lui ordonna de s'arrêter. A peine avait-il parlé, qu'elle s'arrêta, restant immobile. Cependant, Martin vit sur le dos de la bête un démon assis. Apostrophant ce démon: "Allons, dit-il, maudit, laisse cette vache, cesse de tourmenter un innocent animal". Obéissant, l'esprit malin se retira. La génisse elle-même eut le sentiment de la chose, et comprit qu'elle était délivrée: redevenue tranquille, elle se prosterna aux pieds du saint. Puis, sur l'ordre de Martin, elle rejoignit son troupeau, et se mêla, plus paisible qu'une brebis, à la bande des autres vaches.

«C'était au temps où Martin, entouré de flammes, ne sentit pas les effets de l'incendie. Je ne crois pas devoir revenir sur ce miracle: si notre ami Sulpicius l'a omis dans son livre, il l'a raconté en détail dans la lettre que plus tard il a adressée à Eusebius, alors prêtre, maintenant évêque. Cette lettre, tu l'as lue, je crois, Postumianus; ou, si elle t'est inconnue, tu l'as sous la main, quand tu voudras, dans cette bibliothèque. Pour le moment, je raconterai ce que Sulpicius a omis.

«Un jour, pendant une tournée pastorale dans les paroisses, nous avons rencontré une bande de chasseurs. Leurs chiens poursuivaient un lièvre. Vaincue par une longue course, dans une vaste plaine ouverte de toutes parts, et sans refuge possible, la pauvre bête était vouée à la mort; sur le point d'être prise, elle retardait seulement par de fréquents crochets le moment fatal. Le bienheureux, dans sa bonté, eut pitié de l'animal en péril. Il ordonna aux chiens de cesser leur poursuite, et de laisser aller le fugitif. Aussitôt, au premier mot de cet ordre, les chiens s'arrêtèrent; on les aurait cru enchaînés, ou plutôt cloués au sol. C'est ainsi qu'un pauvre lièvre, grâce au saint qui enchaîna ses ennemis, échappa sain et sauf à leur poursuite.



Vies de saints - CHAPITRE XXVI