Vies de saints - CHAPITRE X

CHAPITRE X

BONS MOTS DE SAINT MARTIN

«Il vaut la peine de citer même les propos familiers de Martin, bons mots au sens spirituel. Il avait aperçu par hasard une brebis récemment tondue. "En voilà une, dit-il, qui a accompli le précepte évangélique. Elle avait deux tuniques: elle en a donné une à qui n'en avait pas du tout. C'est ce que, vous aussi, vous devez faire."

«Autre mot du même Martin. A la vue d'un porcher grelottant et presque nu sous un vêtement de peau: "Tiens! dit-il, voilà Adam chassé du Paradis, qui, en vêtement de peau, fait paître ses porcs. Nous autres, dépouillons le vieil Adam, qui survit en ce porcher, et revêtons le nouvel Adam".

«Dans un pré, une partie avait été broutée par des boeufs, une autre avait même été fouillée par des porcs; le reste, qui était intact, était couvert d'une verdure printanière, comme émaillée de fleurs diverses. "Voilà, dit Martin, un symbole du mariage dans cette partie du pré qui a été broutée par les bêtes, et qui, sans avoir perdu complètement la grâce de ses herbes, n'a cependant rien retenu de sa parure de fleurs. Cette autre partie qu'ont fouillée des porcs, bêtes immondes, offre l'image hideuse de la fornication. Mais la troisième partie, qui n'a éprouvé aucun dommage, montre la gloire de la virginité: elle est féconde en herbes luxuriantes, elle promet une récolte exubérante de foin, elle revêt une parure d'une beauté extraordinaire, elle s'orne de fleurs éclatantes au rayonnement de pierres précieuses. Bienheureux spectacle, et digne de Dieu: car rien n'est comparable à la virginité. Ainsi, les hérétiques, qui assimilent le mariage à la fornication, commettent une énorme erreur; et ceux qui croient devoir mettre le mariage sur le rang de la virginité, ce sont des malheureux, des fous. Voici donc la distinction que doivent faire les gens sensés: le mariage mérite l'indulgence, la virginité tend à la gloire, la fornication appelle le châtiment, à moins que par la pénitence elle n'obtienne le pardon".


CHAPITRE XI

MOINE ET RELIGIEUSE

«Un soldat avait jeté son ceinturon dans l'église, pour faire profession de moine; il s'était bâti une cellule au loin, dans un lieu écarté, pour y vivre en ermite. Cependant, le fourbe ennemi des hommes agitait de pensées diverses cette âme fruste. Songeant à sa femme, que Martin avait fait entrer dans un monastère de femmes, l'ancien soldat voulait qu'elle changeât de résolution et vînt habiter avec lui.

«Le brave ermite alla donc trouver Martin, et lui confessa ce qu'il avait dans l'âme. L'évêque refusa net. Une femme, dit-il, ne pouvait sans inconvenance cohabiter de nouveau avec son mari devenu moine, qui n'était plus son mari. Le soldat insistait. Cela, affirmait-il, ne nuirait en rien à son voeu de chasteté: il voulait seulement s'assurer la consolation d'entretiens avec sa femme. Ils ne retomberaient pas dans leurs vieilles habitudes, on n'avait pas à le craindre: lui-même était soldat du Christ, elle aussi avait prêté serment dans la même milice. L'évêque pouvait donc autoriser deux saints, désormais ignorants de leur sexe par le mérite de la foi, a servir ensemble.

«Alors Martin, et je vous citerai ici ses propres paroles: "Dis-moi, répliqua-t-il, as-tu jamais été à la guerre? T'es-tu trouvé dans une armée rangée en bataille?" Le soldat répondit: -"Fréquemment, je me suis trouvé dans une armée rangée en bataille, et fréquemment j'ai été à la guerre." Alors Martin: -"Dis-moi donc alors: dans cette armée qui se préparait au combat, ou qui déjà, pied à pied, l'épée nue, combattait l'armée ennemie, as-tu jamais vu une femme debout dans les rangs ou combattant?" Alors le soldat rougit de confusion. Il remercia l'évêque de ne l'avoir pas abandonné à son erreur, de l'avoir ramené dans le droit chemin, non par d'âpres reproches, mais par une comparaison vraie et juste, appropriée à la personne d'un soldat.

«Quant à Martin, il se tourna vers nous; car une foule de frères l'avaient entouré. "La femme, nous dit-il, ne doit pas entrer dans le camp des hommes. L'armée des soldats doit se tenir à part. La femme doit rester loin d'eux, et vivre à l'écart sous sa tente à elle. Une armée devient méprisable, quand aux cohortes des hommes se mêlent une foule de femmes. Le soldat doit combattre à son rang, sur le champ de bataille; la femme doit se tenir derrière le rempart des murs. Elle a, elle aussi, sa gloire, si elle conserve sa chasteté en l'absence de son mari; sa première vertu, sa victoire suprême, c'est de ne pas être vue".


CHAPITRE XII

LECON D'AUSTÉRITÉ DONNÉE A SAINT MARTIN PAR UNE RELIGIEUSE

«Tu te souviens, je crois, Sulpicius, de l'enthousiasme avec lequel, en ta présence à toi aussi, Martin nous vantait l'austérité d'une vierge célèbre. Elle s'était complètement cloîtrée à l'abri des regards de tous les hommes. Elle refusa de recevoir Martin lui-même, qui, pour lui rendre hommage, voulait la visiter. Il passait le long du petit domaine où, depuis bien des années, elle s'était enfermée par pudeur. Comme il avait entendu parler de sa foi et de sa vertu, il fit un détour pour honorer religieusement de sa visite épiscopale une vierge d'un mérite si éclatant. Nous autres qui le suivions, nous pensions que cette vierge se réjouirait de recevoir cet hommage en témoignage de sa vertu, elle que serait venu voir un évêque d'un si grand nom, renonçant en sa faveur à la rigueur de ses principes. Mais elle ne relâcha pas les liens de son voeu héroïque, même en considération de Martin. Au bienheureux, elle fit présenter par une autre femme ses glorieuses excuses. Et lui, de la porte de cette vierge qui n'avait pas voulu se laisser voir et saluer par lui, il s'éloigna tout joyeux.

«Oh! La glorieuse vierge, qui n'a pas voulu être vue, même par Martin! Oh! Le bienheureux Martin, qui n'a pas considéré ce refus comme un affront! Au contraire, il exaltait avec enthousiasme la vertu de cette femme, et se réjouissait de l'exemple donné par elle, exemple extraordinaire, au moins dans nos régions. Donc, comme l'approche de la nuit nous avait forcés de coucher non loin de cette petite maison, cette même vierge envoya au bienheureux un présent d'hospitalité. Martin fit alors ce qu'il n'avait pas fait jusque-là; car jamais, de personne, il n'avait accepté ni présent d'hospitalité, ni autre cadeau. Cette fois, de ce qu'avait envoyé la vénérable vierge, il ne refusa rien: il disait qu'un évêque ne devait pas repousser les présents bénis de cette vierge, car elle valait mieux que bien des évêques.

«De grâce, que les vierges s'instruisent par cet exemple. Si elles veulent que leurs portes arrêtent les méchants, qu'elles les ferment même aux gens de bien. Pour que les effrontés n'aient pas libre accès chez elles, qu'elles ne craignent pas d'en exclure jusqu'aux évêques. Que le monde entier entende ceci: une vierge n'a pas voulu être vue de Martin. Assurément, ce n'est pas un évêque quelconque que cette vierge a repoussé; l'homme en présence de qui elle n'a pas voulu se trouver, c'est celui dont la vue a été le salut de qui le voyait. Mais, excepté Martin, quel évêque n'aurait pas considéré cela comme un affront? Contre la vierge sainte, quels mouvements de colère auraient agité son esprit! Il l'aurait jugée hérétique, il aurait lancé contre elle l'anathème. A cette âme bienheureuse, comme il aurait préféré ces autres vierges, qui en toutes circonstances se trouvent partout sur le chemin de l'évêque, qui lui préparent des banquets somptueux, qui s'attablent avec lui!

«Mais où m'entraîne mon discours? Il me faut un peu réprimer ces propos trop libres, qui pourraient peut-être offenser certaines gens. Aux mauvais chrétiens, en effet, ne serviront de rien les paroles de blâme; quant aux bons chrétiens, l'exemple leur suffira. D'ailleurs, si je vante la vertu de cette vierge, ce n'est pas pour diminuer en rien le mérite de celles qui, afin de voir Martin, sont venues souvent de régions lointaines. Au bienheureux, fréquemment et avec un égal empressement, ont rendu visite même des anges.


CHAPITRE XIII

ENTRETIENS DE SAINT MARTIN AVEC DES SAINTS ET DES ANGES

«De ce que je vais raconter, Sulpicius, sur ces entretiens mystérieux, c'est toi, dit Gallus en me regardant, c'est toi que je prends à témoin. Un jour, Sulpicius et moi, nous veillions devant la porte de Martin. Depuis quelques heures, nous étions assis là, en silence, pleins d'un respect religieux et tremblant, comme si nous avions été chargés de monter la garde devant le tabernacle d'un ange. La porte de la cellule étant fermée, Martin ne savait pas que nous étions là. Soudain, nous entendons le bruit sourd d'une conversation. Bientôt, nous sommes secoués comme par un frisson de terreur et de stupeur: nous ne pouvons nous dissimuler qu'il se passe là quelque chose de divin.

«Deux heures plus tard environ, Martin sortit de sa cellule, et nous trouva. Alors Sulpicius, qui lui parlait familièrement comme personne, se mit à le prier de satisfaire notre pieuse curiosité, de nous expliquer ce frisson divin que nous reconnaissions avoir tous deux senti, de nous dire avec qui il s'était entretenu dans la cellule, où, à travers la porte, nous avions entendu le bruit sourd et confus d'une conversation. Martin hésita longtemps et beaucoup à répondre; mais il n'y avait rien que Sulpicius ne lui arrachât malgré lui. Incroyable est peut-être ce que je vais raconter; mais j'atteste le Christ que je ne mens pas, et personne n'est assez sacrilège pour estimer que Martin ait pu mentir. "Je vous le dirai, répondit-il enfin, mais je vous prie de ne le répéter à personne: c'est Agnès, Thécla et Marie qui étaient avec moi". Et il nous décrivit la physionomie et le costume de chacune d'elles. Il déclara d'ailleurs qu'il ne les avait pas vues seulement ce jour-là, qu'il recevait fréquemment leur visite. Il affirma également qu'il voyait souvent les apôtres Pierre et Paul.

«Quant aux démons, dès qu'ils venaient vers lui, Martin apostrophait chacun d'eux par son nom. Il souffrait surtout des attaques de Mercure; mais Jupiter, il le traitait de brute stupide, d'hébété. Tout cela semblait incroyable à bien des gens, même à des gens vivant dans son monastère; je suis donc loin de compter que tout le monde, en entendant ceci, y ajoute foi. En effet, si la vie et la puissance de Martin n'étaient pas au-dessus de tout, il n'aurait pas acquis chez nous une si grande gloire. D'ailleurs, il n'est pas étonnant que, sur les oeuvres de Martin, la faiblesse humaine ait eu des doutes, puisque nous voyons bien des gens, aujourd'hui encore, ne pas croire même aux Évangiles.

«Martin voyait souvent des anges en visite familière: nous l'avons reconnu et constaté. C'est un bien petit fait que je vais citer; pourtant, je le citerai. A Nîmes se tenait un synode d'évêques; Martin n'avait pas voulu s'y rendre, mais il désirait savoir ce qu'on y avait fait. Un jour, avec Sulpicius, il faisait un voyage par eau; mais, comme toujours, loin de toutes les autres personnes, il était assis seul dans un endroit écarté du navire. C'est là qu'un ange lui annonça ce qu'on avait fait au synode. Plus tard, nous nous sommes enquis avec soin du temps où s'était tenu le concile: nous avons constaté nettement que l'assemblée s'était réunie le jour de l'apparition, et qu'elle avait pris les décisions annoncées par l'ange à Martin.


CHAPITRE XIV

LA FIN DU MONDE

«Un jour, comme nous interrogions Martin sur la fin du monde, il nous dit que Néron et l'Antéchrist viendraient d'abord. Néron, après avoir subjugué dix rois, régnerait sur les contrées d'Occident; il déchaînerait la persécution, jusqu'à ce qu'il eût imposé à tous le culte des idoles. Quant à l'Antéchrist, il prendrait d'abord l'empire de l'Orient; il se fixerait à Jérusalem, et ferait sa capitale de cette ville, qu'il rebâtirait avec le temple. Il persécuterait, lui aussi, mais pour contraindre à nier la divinité du Christ; il prétendrait être lui-même le Christ; il ordonnerait à tous de se faire circoncire selon l'ancienne Loi. Enfin, Néron lui-même serait mis à mort par l'Antéchrist. Celui-ci réduirait ainsi en son pouvoir le monde entier et toutes les nations, jusqu'à la venue du Christ, qui écraserait l'impie. Or, ajoutait Martin, on ne pouvait douter que l'Antéchrist, engendré par l'esprit malin, fût déjà né, qu'il fût dans ses années d'enfance, attendant l'âge viril pour prendre l'empire. Cela, nous l'avons entendu dire à Martin il y a huit ans: jugez d'après cela combien est proche cet avenir redouté».

Au moment même où Gallus parlait ainsi, n'ayant pas encore terminé le récit commencé, un esclave de la maison entra, annonçant que le prêtre Refrigerius était à la porte. Nous ne savions que faire, nous demandant s'il valait mieux continuer à écouter Gallus, ou aller au-devant d'un homme qui était le bienvenu et qui nous rendait visite.

Alors Gallus: - «Même si l'arrivée d'un si saint prêtre ne nous forçait pas d'interrompre ce discours, la nuit même nous aurait contraints d'achever ici cet entretien. Sur les miracles de Martin, je n'ai pu tout raconter; mais qu'il vous suffise, pour aujourd'hui, de ce que vous avez entendu. Demain, je dirai le reste».

Et nous nous levons ensemble, sur cette promesse de Gallus.



DIALOGUE III

CHAPITRE PREMIER

ARRIVÉE DE NOMBREUX VISITEURS DÉSIREUX D'ENTENDRE PARLER DES MIRACLES DE SAINT MARTIN
- «Il fait jour, Gallus, il faut se lever. Comme tu le vois, Postumianus est là. Et le prêtre, qui hier a perdu l'occasion de t'entendre, attend que tu tiennes ta promesse en racontant sur notre Martin les merveilles remises à aujourd'hui. Sans doute, il n'ignore rien de tout ce qu'on peut rappeler. Mais c'est un plaisir et un charme, de reconnaître au passage les choses déjà connues; et puis, c'est un sentiment naturel, d'aimer à connaître avec plus de certitude ce qu'on voit certifié par de nombreux témoignages. Tel est le cas de Refrigerius. Dès le début de son adolescence, il s'est attaché à Martin: il sait tout de lui, mais il n'en a pas moins plaisir à reconnaître au passage ce qu'il connaît déjà. Je t'avouerai la même chose de moi, Gallus. J'ai bien souvent entendu raconter les miracles de Martin, j'en ai moi-même raconté beaucoup dans mon livre: mais les faits m'inspirent une telle admiration, que le récit en est toujours nouveau pour moi, même quand on répète des choses déjà entendues. En conséquence, nous nous félicitons d'autant plus de voir Refrigerius s'adjoindre à nous comme auditeur, que Postumianus est plus pressé de porter ces merveilles à l'Orient, et qu'il emportera d'ici, comme certifié par des témoins, le récit véridique de Gallus».

Comme je parlais ainsi, et que Gallus était prêt à reprendre son récit, une troupe de moines fit irruption: le prêtre Evagrius, Aper, Sabbatius, Agricola. Un peu après, entra le prêtre Aetherius, avec le diacre Calupio et le sous-diacre Amator. Enfin, ce fut le prêtre Aurelius, mon très cher ami, qui, venant de loin, arriva essoufflé.

- «Eh bien! leur dis-je, pourquoi accourez-vous ainsi, subitement, sans être attendus, de directions si différentes, et si matin?»

- «Nous, répondirent-ils, nous avons appris hier soir, que Gallus, pendant toute la journée, avait raconté des miracles de Martin, et que, surpris par la nuit, il avait remis le reste à aujourd'hui. Nous nous sommes donc empressés de lui faire un nombreux auditoire, puisqu'il doit traiter un si grand sujet».

Sur ces entrefaites, on annonça que beaucoup de laïques étaient à la porte, n'osant entrer, mais demandant à être admis.

Alors Aper: - «Non, dit-il, il ne convient pas que ces gens-là se mêlent à nous. Si ces auditeurs-là viennent ici, c'est par curiosité plutôt que par piété».

Moi, j'étais confus pour ces visiteurs qu'Aper ne voulait pas admettre. A grand-peine, cependant, j'obtins qu'on laissât entrer Eucherius, l'ancien vicaire, et Celsus le consulaire. Tous les autres furent éconduits. Alors, nous fîmes asseoir Gallus sur le siège du milieu. Longtemps, selon sa noble et ordinaire modestie, il garda le silence. Enfin, il commença.


CHAPITRE II

SUITE DU RÉCIT DE GALLUS
GUÉRISON D'UNE ENFANT MUETTE

«Vous êtes tous venus ici, dit Gallus, pour m'écouter. Vous êtes tous des hommes saints et diserts; mais vos oreilles attendent de moi, je pense, des récits pieux plutôt que savants. Vous entendrez en moi un témoin de la vérité, non un orateur abondant. Ce qui a été dit hier, je n'y reviendrai pas. Ceux qui ne l'ont pas entendu, le connaîtront par le procès-verbal. C'est du nouveau qu'attend Postumianus pour aller l'annoncer à l'Orient, pour apprendre à l'Orient, s'il compare à Martin ses solitaires, à ne pas se mettre au-dessus de l'Occident.

«Et d'abord, je veux vous faire un récit que Refrigerius me suggère à l'oreille. La chose s'est passée dans la cité des Carnutes (Chartres). Un père de famille amena sa fille, âgée de douze ans, qui était muette de naissance, et la présenta à Martin, en demandant au bienheureux de délier, par sa sainte intervention, la langue enchaînée de l'enfant. Par déférence pour les évêques qui par hasard étaient alors à ses côtés, Valentinus et Victricius, Martin déclara qu'une si grande entreprise était au-dessus de ses forces; mais à ses collègues, plus saints que lui, rien n'était impossible. Ceux-ci, par contre, joignirent leurs pieuses prières à celles du père, et supplièrent Martin de faire ce qu'on attendait de lui.

«Alors Martin n'hésita plus: doublement admirable, et d'avoir montré d'abord son humilité, et de n'avoir pas différé ensuite sa pieuse intervention. Il fit écarter la multitude des gens qui l'entouraient. En présence seulement des évêques et du père de la jeune fille, il se prosterna pour prier, selon sa coutume. Puis, il prit un peu d'huile, qu'il bénit avec la formule d'exorcisme.

Enfin, il versa le liquide sanctifié dans la bouche de la jeune fille, dont il tenait la langue entre ses doigts. Le résultat ne trompa pas l'espoir du saint. Martin demanda à la jeune fille le nom de son père: elle répondit aussitôt. Le père poussait des cris de joie, tout en versant des larmes. Il embrassait les genoux de Martin; il déclarait, à la stupeur de tous, qu'il venait d'entendre pour la première fois la voix de sa fille.

«Et, si quelqu'un jugeait le fait incroyable, Evagrius, ici présent, pourrait vous témoigner de la vérité; car la chose s'est passée alors en sa présence.


CHAPITRE III

EFFETS PRODUITS SUR L'HUILE PAR LA BÉNÉDICTION DE SAINT MARTIN
LES CHIENS ET LE NOM DE SAINT MARTIN

«Voici un petit fait, que récemment j'ai entendu rapporter par le prêtre Arpagius; si petit que soit ce fait, je ne crois pas devoir l'omettre. La femme du comte Avitianus avait envoyé à Martin un flacon d'huile, qu'elle le priait de bénir, suivant la coutume, pour guérir diverses maladies. C'était une ampoule de verre, à la panse arrondie, au col effilé. Le col de cette ampoule, intérieurement, était vide; car c'est l'habitude, en remplissant ce genre de vase, de laisser de la place à la partie supérieure pour le bouchon. Le prêtre attestait que, par l'effet de la bénédiction de Martin, il avait vu l'huile gonfler, puis déborder, et se répandre au dehors. Le même phénomène s'était produit, tandis qu'on rapportait le vase à la maîtresse de maison: entre les mains de l'esclave qui le tenait, l'huile continuait à bouillonner et à déborder, si bien que tout le vêtement du porteur était couvert du liquide extravasé. Et cependant, quand la matrone reçut le flacon, il était encore plein jusqu'au bord. Aujourd'hui encore, déclare le prêtre, malgré l'habitude que l'on a de boucher avec soin les vases à liquide précieux, il n'y a pas de place pour un bouchon dans cette ampoule de verre.

«Voici encore une aventure étonnante, qui, je m'en souviens, est arrivée à notre ami, dit Gallus en me regardant. Il s'agit encore d'une ampoule de verre, pleine d'huile, que Martin avait bénite. Sulpicius l'avait déposée sur une fenêtre un peu haute. Un esclave de la maison eut l'imprudence de tirer un linge posé dessus, ignorant qu'il y avait là une ampoule. Le vase tomba sur le dallage de marbre. Tous les assistants étaient tremblants de crainte, à la pensée que l'huile bénite était perdue. Mais l'ampoule fut trouvée aussi intacte que si elle était tombée sur le plus doux des lits de plume. Le fait doit être attribué moins au hasard qu'à la puissance de Martin, dont la bénédiction ne pouvait se perdre.

«Et ce prodige, accompli par quelqu'un que vous connaissez? Je supprimerai son nom, parce qu'il est ici présent et ne veut pas qu'on le trahisse. D'ailleurs, notre ami Satuminus, lui aussi, était là. Un chien nous importunait de ses aboiements. "Au nom de Martin, dit l'autre, je t'ordonne de te taire". Aussitôt, le chien se tut: son aboiement lui resta dans la gorge, comme si on lui avait coupé la langue. Ainsi, c'était peu que Martin lui-même fît des miracles: vous pouvez m'en croire, même d'autres en ont fait beaucoup en son nom.


CHAPITRE IV

SAINT MARTIN ET LE TYRAN DE TOURS

«De l'ancien comte Avitianus, vous connaissez la férocité barbare, extraordinairement sanguinaire. Un jour, la rage au coeur, il entra dans la cité des Turones (Tours), suivi d'un cortège lamentable, des files de gens enchaînés. Il ordonna de préparer, pour leur supplice, divers genres de tortures, et décida de procéder le lendemain, dans la ville en stupeur, à ces funèbres exécutions.

«Dès que Martin en fut informé, il se rendit seul, un peu avant minuit, au palais de cette bête féroce. Mais, dans le silence profond de la nuit, tous dormaient, les portes étaient fermées: impossible d'entrer. Alors, Martin se prosterna devant le seuil du palais de sang. Cependant, Avitianus, qui était enseveli dans un lourd sommeil, fut frappé brusquement par un ange: "Le serviteur de Dieu, dit l'ange, est prosterné devant ton seuil, et tu dors!" Troublé par ces mots, le comte s'élança hors de son lit, appela ses esclaves, et leur cria tout tremblant que Martin était à la porte. Il leur ordonna de courir au plus vite et de tirer les verrous, pour que le serviteur de Dieu n'eût pas à souffrir d'un manque d'égards. Mais ses gens, qui ressemblaient en cela à tous les esclaves, dépassèrent à peine les portes intérieures, riant de leur maître qui était dupe des illusions d'un songe. Ils revinrent en déclarant qu'il n'y avait personne à la porte. Jugeant des autres par eux-mêmes, ils ne soupçonnaient pas que personne pût veiller la nuit, bien loin de croire que, dans l'horreur de la nuit, un évêque pût être prosterné devant le seuil d'une maison étrangère. Avitianus se laissa persuader facilement, et se rendormit.

«Mais bientôt, il fut frappé encore plus fort par l'ange. De nouveau, il s'écria que Martin était à la porte: c'est pour cela qu'il ne pouvait trouver aucun repos, ni d'âme, ni de corps. Comme ses esclaves tardaient, il alla lui-même jusqu'à la porte extérieure. Là, comme il l'avait pensé, il trouva Martin. Alors, sous le coup de cette puissance si grande et si manifeste, le misérable s'écria: "Pourquoi m'avoir fait cela, seigneur? Tu n'as pas besoin de parler, je sais ce que tu veux, je vois ce que tu demandes. Retire-toi au plus vite: à cause de l'affront qu'on t'a fait, la colère céleste pourrait me consumer. J'ai été assez puni jusqu'ici. Crois bien que j'ai été durement frappé, pour m'être décidé à venir ici moi-même".

«Après le départ du saint, il appela ses officiers et ordonna de relâcher tous les prisonniers. Bientôt, il partit lui-même. C'est ainsi qu'Avitianus fut mis en fuite, au milieu de l'allégresse de la cité, enfin délivrée.


CHAPITRE V

CONTRE LES INCRÉDULES QUI DOUTAIENT DES MIRACLES DE SAINT MARTIN

«Ces faits sont connus de bien des personnes par le récit d'Avitianus. Récemment, le prêtre Refrigerius, que vous voyez ici, les a entendu raconter par Dagridus, un homme sûr, ancien tribun, qui, en invoquant la majesté divine, jurait les tenir d'Avitianus lui-même.

«A ce propos, n'allez pas vous étonner de me voir faire aujourd'hui ce que je n'ai pas fait hier, de me voir ajouter à chaque récit de miracle les noms des témoins, des personnes encore vivantes, à qui, si l'on est incrédule, on pourra recourir. Ce qui m'y force, c'est l'incrédulité de bien des gens, qui, sur la réalité de quelques faits rappelés hier, auraient, dit-on, quelque hésitation. Que ces gens-là s'en rapportent donc à des témoins encore vivants et bien portants; qu'ils les croient du moins, puisqu'ils doutent de notre bonne foi. Mais, s'ils sont si incrédules, je vous préviens qu'ils ne croiront pas même les témoins.

«En tout cas, je m'étonne qu'un homme, ayant le moindre sentiment de religion, veuille pousser le sacrilège jusqu'à penser qu'on puisse mentir en parlant de Martin. Chez quiconque vit sous la loi de Dieu, arrière ce soupçon: Martin n'a pas besoin qu'on le glorifie par des mensonges. De ma bonne foi dans tout mon récit, c'est Toi, Christ, que je prends à témoin: tout ce que j'ai dit, tout ce que je vais dire, je l'ai vu moi-même, ou je le tiens de source certaine, le plus souvent de Martin lui-même. Nous avons adopté la forme du dialogue pour éviter la monotonie en allégeant et variant le récit; mais, nous le déclarons en conscience, nous prenons pour base la vérité de l'histoire.

«Cette digression, c'est l'irritante incrédulité de quelques-uns qui m'y a forcé. Maintenant, que notre entretien revienne à l'objet de notre réunion. En voyant qu'on m'écoute avec tant d'attention, je dois reconnaître qu'Aper a été conséquent en proposant d'exclure les incrédules, pour admettre seulement dans notre auditoire ceux qui croient. Vous le voyez, j'ai l'esprit hors de moi et la colère me rend fou, à cette pensée: des chrétiens ne croient pas aux miracles de Martin, à ces miracles proclamés par les démons.


CHAPITRE VI

EXORCISMES DE SAINT MARTIN

«Le monastère du bienheureux était séparé de la cité de Tours par une distance de deux milles. Et cependant, chaque fois que Martin partait pour venir à l'église, dès qu'il avait mis le pied hors du seuil de sa cellule, on pouvait voir dans toute l'église les énergumènes rugir et trembler, comme des bandes de criminels à l'approche d'un juge. Ainsi les clercs, même s'ils ne savaient pas que l'évêque allait venir, étaient avertis de sa venue par les gémissements des démons. J'ai vu un possédé, à l'approche de Martin, être entraîné en l'air, les mains tendues vers le ciel, et rester ainsi suspendu, sans toucher de ses pieds le sol.

«Quand Martin procédait à des exorcismes, il ne touchait de ses mains aucun des démoniaques; il n'apostrophait aucun d'eux, comme le font ordinairement les clercs avec un tourbillon de paroles. Mais il faisait approcher les énergumènes, ordonnait à tous les autres de se retirer. Puis, les portes fermées, au milieu de l'église, enveloppé d'un cilice, couvert de cendre, prosterné sur le sol, il priait. Alors, on pouvait voir les malheureux démoniaques agités de façons diverses par les démons qui sortaient. Certains avaient les pieds en l'air, et restaient suspendus comme à un nuage. Cependant, leurs vêtements ne leur retombaient pas sur la figure, ce qui eût offensé les bienséances dans les parties du corps mises à nu. Ailleurs, on voyait des démons, sans interrogatoire, se plaindre d'être torturés et confesser leurs crimes. Ils disaient leurs noms, même sans qu'on le leur demandât. Celui-là déclarait qu'il était Jupiter; celui-ci, qu'il était Mercure. Enfin, on pouvait voir à la torture tous les ministres du diable, avec leur chef, le diable lui-même.

«Reconnaissons-le donc, en Martin s'est accomplie la prédiction de l'Ecriture: "Les saints jugeront les anges" () .


CHAPITRE VII

SAINT MARTIN ET LA GRELE

«Un canton du pays des Senones (Sens) était tous les ans dévasté par la grêle. Poussés par leur malheur extrême, les habitants demandèrent les secours de Martin: on lui envoya une députation dirigée par un homme sûr, l'ancien préfet Auspicius, dont les domaines étaient d'ordinaire particulièrement ravagés par des orages encore plus terribles qu'ailleurs. Martin se mit en prière, et délivra complètement, du fléau naguère menaçant, toute la région. Pendant les vingt ans qu'il vécut encore, personne en ces lieux-là n'eut à souffrir de la grêle.

«On ne peut supposer là un effet du hasard; c'était bien l'effet d'une intervention de Martin. La preuve, c'est que, l'année même où il mourut, les tempêtes de grêle recommencèrent à se déchaîner sur le pays. Ainsi, le monde lui-même se ressentit de la disparition du grand homme de foi: ce monde, dont Martin vivant avait justement fait la joie, eut ensuite à déplorer sa mort.

«Au reste, si, pour preuve de ce que j'ai dit, un auditeur de foi trop faible exige encore des témoins, ce n'est pas un seul homme que je produirai, mais bien des milliers: en témoignage du miracle constaté, je citerai toute la région des Senones. D'ailleurs, toi, prêtre Refrigerius, tu te souviens, je pense, que récemment nous avons eu là-dessus un entretien avec le fils d'Auspicius lui-même, avec Romulus, un homme dans les honneurs et homme d'honneur. Romulus nous racontait ces faits, comme si nous les ignorions. Il tremblait pour ses futures récoltes, comme tu l'as vu toi-même, à cause des désastres périodiques. Tout à ces chagrines perspectives, il déplorait que la vie de Martin ne se fût pas prolongée jusqu'aux temps présents.


CHAPITRE VIII

SAINT MARTIN, EN VISITE CHEZ LE COMTE AVITIANUS, EXORCISE SON HOTE
DESTRUCTION MIRACULEUSE D'UN SANCTUAIRE PAIEN

«Je reviens à Avitianus. Cet homme qui, en tous lieux, dans toutes les villes, laissait d'horribles monuments de sa cruauté, n'était inoffensif qu'à Tours. Là, cette bête féroce, qui se nourrissait de sang humain et de funèbres supplices, s'apprivoisait et se calmait en présence du bienheureux Martin.

«Je me souviens qu'un jour Martin lui rendit visite. A peine entré dans la salle d'audience, il vit derrière le comte, et assis sur ses épaules, un démon d'une grandeur extraordinaire. De loin, l'évêque souffla sur le démon, l'exsuffla (exsufflans), pour me servir d'une expression nécessaire ici, qui n'est pas d'un bon latin. Avitianus crut que l'évêque avait soufflé sur lui: "Pourquoi donc, saint homme, dit-il, pourquoi donc me traiter ainsi?" Alors Martin: "Ce n'est pas toi que je vise, répondit-il, c'est l'infâme qui pèse sur tes épaules". Le diable s'en alla, abandonnant son siège familier. Depuis ce jour, on l'a constaté, Avitianus fut plus doux. Ou bien, il comprenait qu'il avait toujours fait les volontés du diable assis sur lui; ou bien, l'esprit immonde, chassé de son siège par Martin, était privé désormais du pouvoir d'agir sur le comte. Maintenant, le serviteur rougissait du maître, et le maître ne pouvait plus peser sur le serviteur.

«Dans le vicus Ambatiensis (Amboise), c'est-à-dire le vieux château-fort qui maintenant est habité par de nombreux moines, il y avait, vous le savez, le sanctuaire d'une idole, construction grandiose. C'était une énorme tour, en pierres de taille bien polies, qui s'élevait très haut et se terminait en forme de cône. La beauté du travail entretenait les superstitions locales. Le bienheureux Martin avait souvent ordonné à Marcellus, le prêtre de l'endroit, de détruire cet édifice. Revenu là au bout de quelque temps, l'évêque reprocha au prêtre d'avoir laissé subsister, encore intact, ce sanctuaire d'idole. Le prêtre allégua pour excuse qu'à peine, avec la main-d'oeuvre militaire et une multitude d'ouvriers au service des autorités publiques, on aurait pu renverser un si énorme édifice; on ne devait donc pas croire la chose facile à exécuter avec de faibles clercs ou des moines de santé débile. Alors, Martin recourut à ses armes bien connues: il passa toute la nuit en prière. Au matin, éclata un orage, qui renversa jusqu'aux fondements le temple de l'idole. De ce que je viens de raconter, j'ai pour témoin Marcellus.



Vies de saints - CHAPITRE X