Le procès de Jeanne d'Arc - des comptes

Déposition du frère Séguin, frère prêcheur, examinateur de

Jeanne à Poitiers.


Avant de connaître Jeanne, j'avais entendu dire par maître Pierre, de Versailles, maître en théologie, qu'un jour, parlant d'elle, il avait ouï conter le fait suivant par quelques hommes d'armes. Ces hommes d'armes étaient allés à la rencontre de Jeanne lors de sa venue vers le roi et s'étaient placés en embuscade pour s'emparer d'elle et de ses compagnons. Mais, au moment où ils cuidaient la prendre, ils n'avaient pu se mouvoir de place, et tandis qu'ils demeuraient comme cloués, Jeanne s'éloigna avec ses compagnons sans empêchement.

J'ai vu Jeanne pour la première fois à Poitiers. Le conseil du roi était réuni dans cette ville dans la maison d'une dame Lamacée et, parmi les conseillers, se trouvait l'archevêque de Reims, alors chancelier de France. On m'avait mandé ainsi que maître Jean Lombart, lecteur en sacrée théologie à l'Université de Paris; Guillaume Lemaire, chanoine de Poitiers, bachelier en théologie; Guillaume Aimery, lecteur en sacrée théologie, de l'ordre des frères prêcheurs; frère Pierre Turrelure, du même ordre; maître Jacques Madelon, et plusieurs autres que je ne me rappelle pas. On nous avait dit que nous étions mandés de la part du roi pour interroger Jeanne, avec charge de rapporter devant le conseil ce qu'il nous en semblerait. On nous adressa donc au logis de maître Rabateau, à Poitiers, pour interroger Jeanne qui y demeurait. Nous nous y rendîmes et fîmes à Jeanne plusieurs questions.


Entre autres questions, maître Lombart demanda à Jeanne:

«Pourquoi êtes-vous venue? Le roi veut savoir quel mobile vous a poussée à le venir trouver.»

Elle répondit de grande manière: «Comme je gardais les animaux, une voix m'apparut. Cette voix me dit: «Dieu a grande pitié du peuple de France. Il faut que toi, Jeanne, tu ailles en France.»Ayant ouï cela, je me mis à pleurer. Lors la voix me dit: «Va à Vaucouleur. Tu trouveras là un capitaine qui te conduira sûrement en France et près du roi. Sois sans crainte.» J'ai obéi à la voix. Et je suis arrivée au roi sans empêchement quelconque.

Là-dessus, maître Guillaume Aimery la prit ainsi à partie: «D'après vos dires, la voix vous a dit que Dieu veut délivrer le peuple de France de la calamité où il est. Mais si Dieu veut délivrer le peuple de France, il n'est pas nécessaire d'avoir des hommes d'armes. - En nom Dieu, répondit Jeanne, les gens d'armes batailleront, et Dieu donnera victoire.» - Cette réponse plut et maître Guillaume en fut content.

Moi qui parle, je demandai à Jeanne quel idiome parlait sa voix. - «Un meilleur que le vôtre», me répondit-elle. Et, en effet, j'ai le parler limousin.

L'interrogeant derechef, je lui dis: «Croyez-vous en Dieu? - Oui, mieux que vous», me répondit-elle. - «Mais enfin, lui dis-je, Dieu ne veut pas qu'on vous croie, s'il n'apparaît quelque signe montrant qu'il faut vous croire. Nous ne saurions conseiller au roi, sur une simple assertion, de vous confier et de mettre en péril des hommes d'armes. N'avez-vous donc rien d'autre à dire?» Elle répondit: «En nom Dieu, je ne suis pas


venue à Poitiers pour faire signes. Mais menez-moi à Orléans, et je vous montrerai signes pourquoi je suis envoyée.» Elle ajouta: «Qu'on me donne des hommes en si grand nombre qu'on le jugera bon, et j'irai à Orléans.»

En même temps elle nous dit quatre choses futures tqui sont arrivées depuis: premièrement, que les Anglais seraient détruits, le siège d'Orléans et la ville affranchie de ses ennemis, après sommation préalable par ladite Jeanne; deuxièmement, que le roi serait sacré à Reims; troisièmement, que la ville de Paris serait remise dans l'obéissance du roi; quatrièmement, que le duc d'Orléans reviendrait d'Angleterre. Or, moi qui parle,, j'ai vu ces quatre choses s'accomplir.

Nous dîmes cela au conseil du roi et opinâmes que, vu l'extrême nécessité et péril où était Orléans, le roi pouvait s'aider d'elle et l'envoyer en cette ville.

Au surplus, les autres commissaires et moi nous nous étions enquis de la vie et des moeurs de Jeanne. Nous trouvâmes qu'elle était bonne chrétienne, vivant catholiquement et jamais oisive. Pour savoir plus au juste quelle était sa vie intime, on avait mis auprès d'elle des femmes qui rapportaient au conseil tous ses faits et gestes.

Moi, je crois que Jeanne fut envoyée de Dieu, car, quand elle parut, le roi et ses sujets n'avaient plus d'espérance. Tous cuidaient qu'il n'y avait qu'à fuir.

Je me rappelle très bien qu'on demanda à Jeanne pourquoi elle portait une bannière. Elle dit: «Je ne veux pas nie servir de mon épée, je ne veux tuer personne.»

Quand elle entendait jurer en vain le nom de Dieu, elle était très en colère. Ceux qui juraient ainsi lui faisaient


horreur, Elle disait à La Hire, qui était coutumier de tels jurements et reniait souvent le nom de Dieu: «Ne jurez plus et quand vous voudrez renier Dieu, reniez votre bâton.» Depuis, en effet, quand il se trouvait en présence de Jeanne, La Hire ne jurait plus que par son bâton.

Je ne sais rien de plus.

Déposition de maître Jean Barbin, docteur ès lois, avocat au

Parlement.


...Jeanne fut envoyée à Poitiers pour y être examinée. J'étais alors dans cette ville et j'ai connu Jeanne pour la première fois. A son arrivée, Jeanne fut logée dans le logis de Jean Rabateau. Pendant qu'elle y fut, la femme dudit Rabateau me conta que, chaque jour, après dîner, elle se tenait à genoux un long espace de temps, qu'elle faisait de même la nuit et que souvent elle entrait dans un petit oratoire de la maison pour y prier longtemps.

... Au cours des délibérations [des clercs], maître Jean Erault, lecteur en théologie, raconta avoir ouï-dire par une certaine Marie d'Avignon, jadis venue auprès du roi, qu'elle avait annoncé à celui-ci que le royaume de France était appelé à souffrir beaucoup et à supporter force calamités; qu'elle avait eu beaucoup de visions touchant le royaume de France, et entre autres choses voyait beaucoup d'armures qui lui étaient présentées à elle Marie et qu'elles lui causaient de l'épouvante, dans la crainte d'être forcée de les prendre: mais qu'il lui avait été dit de ne rien craindre, vu que ce n'était pas elle qui aurait à s'armer, mais bien une pucelle, qui viendrait


après elle, prendrait ces armes et délivrerait le royaume de France de ses ennemis...

Voici un fait que je tiens de la bouche de maître Pierre de Versailles. Un jour où il se trouvait à Loches avec Jeanne, certaines gens, se jetant dans les jambes de son cheval, lui baisaient les pieds et les mains. Maître Pierre dit à Jeanne: «Vous faites mal de souffrir telles choses. Cela ne vous est pas dû. Défendez-vous-en; car vous entraînez les hommes à l'idolâtrie», Jeanne répondit: «En vérité, je ne saurais m'en garder, si Dieu ne m'en gardait

Bref, à mon sens, Jeanne était bonne catholique; et tout ce qu'elle a fait est de Dieu. Si j'en parle de la sorte, c'est qu'en toutes choses, dans sa vie, dans le boire, dans le manger, elle était d'une vertu singulière.

Jamais je n'ai ouï parler d'elle en mal. Je l'ai toujours entendue réputer et maintenir brave fille et excellente chrétienne.

Déposition de Gobert Thibault, écuyer.


J'étais à Chinon quand Jeanne vint trouver le roi, demeurant pour lors en cette ville. Mais en ce temps je n'eus pas grande connaissance de Jeanne.

Plus tard, je l'ai mieux connue, quand le roi s'en fut à Poitiers et Jeanne avec lui, qui logea dans le logis de maître Jean Rabateau. A Poitiers, Jeanne fut interrogée et examinée.., dans le logis de maître Jean Rabateau.

Quand nous arrivâmes à son logis, Jeanne vint au-devant de moi, et, me frappant sur l'épaule, me dit: «Je voudrais bien avoir plusieurs hommes d'aussi bonne volonté». Maître Pierre de Versailles lui dit: «Nous


venons vers vous de la part du roi. - Je crois bien voir, dit-elle, que vous venez pour m'interroger.» Et elle ajouta: «Je ne sais ni a ni b». - «Pourquoi donc venez-vous?» demandèrent les théologiens. Elle répondit: «Je viens de la part du Roi des cieux pour faire lever le siège d'Orléans et conduire le roi à Reims pour qu'il soit sacré et couronné. Avez-vous du papier et de l'encre? Maître Jean Erault, écrivez ce que je vais vous

dire 1:

«Au duc de Bethfort, soi-disant régent le royaume de France, ou à ses lieutenans étants devant la ville d' Orléans.

+ JHESUS, MARIA +

Roy d'Angleterre, et vous, duc de Bethfort qui vous dictes régent le royaume de France; vous, Guillaume de la Poule, conte de Suffort; Jehan, sire de Talebot; et vous, Thomas, sire d'Escales, qui vous dictes lieutenans dudit duc de Bethfort, faictes rason au Roy du ciel [de son sanc royal]; rendez à la Pucelle qui est cy envoiée de par Dieu, le roy du ciel, les clefs de toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France. Elle est ci venue de par Dieu [le Roy du ciel] pour réclamer le sanc royal 2. Elle est toute prête de faire paix se vous lui voulez faire raison, par ainsi que France vous mectrés jus (= rendrez) et paierez de ce que l'avez tenue, Et entre vous, archiers, compaignons de guerre gentilz,

1. La déposition résume la lettre par sa première phrase. Nous la transcrivons ici intégralement. Cette lettre reparaîtra à l'audience publique du 1er mars,
2. Allusion au duc d'Orléans, prisonnier des Anglais dont Jeanne réclamait la délivrance.



et autres qui estes devant la [bonne] ville d'Orléans, alez vous en en vos païs, de par Dieu; et se ainsi ne le faictes, attendez nouvelle de la Pucelle qui vous ira voir briefmentà vos bien grans dommaiges. Roy d'Angleterre se ainsi ne le faictes, je suis chief de guerre, et en quelque lieu que je actaindray vos gens en France, je les en ferai aler, veuillent ou non veuillent, et si ne veullent obéir, je les ferai tous occire. Je suis cy envoiée de par Dieu, le roy du ciel, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute France [encontre tous ceux qui vouldroient porter traïson, malengin ne domaige au royaulme de France]1. Et si veullent obéir, je les prandray a mercy. Et n'aïez point en vostre oppinion que vous ne tendrez mie (= que vous tiendrez jamais) le royaume de France [de] Dieu, le Roy du ciel, filz [de] sainte Marie; ainz le tendra le roy Charles, vrai héritier; car Dieu, le Roy du ciel, le veult, et lui est révélé par la Pucelle; lequel entrera à Paris en bonne compaignie. Se ne voulez croire les nouvelles de par Dieu et la Pucelle, en quelque lieu que nous vous trouverons, nous ferrons (férir, frapper) dedans [à horions] et y ferons un si grant hahay que encore a-il mil ans que en France ne fut si grant, se vous ne faictes raison.

Et croyez fermement que le Roy du ciel envoiera plus de force à la Pucelle, que vous ne lui sauriez mener de tous assaulx, à elle et à ses bonnes gens d'armes; et aux horions verra-on qui ara meilleur droit de Dieu du ciel

1. La partie de cette phrase placée entre crochets manque au texte du Procès, au Journal du siège, à la Chronique de la Pucelle et au Registre delphinal. Elle se trouve uniquement dans la copie contemporaine.



[ou de vous]. Vous, duc de Bethfort, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne vous faictes mie détruire. Si vous lui faictes raison, encore pourrez-vous venir en sa compaignie, l'où que les Franchois feront le plus bel faict que jamais fut fait par la chrestienté. Et faictes response se vous voulez faire paix en la cité d'Orléans; et se ainsi ne le faictes, de vos bien grans domaiges vous souviengne briefment. Escript ce mardi [de la] semaine saincte.

[De par la Pucelle].»

Maître Pierre de Versailles et maître Jean Erault ne firent cette fois rien autre dont je me souvienne.

Jeanne demeura à Poitiers autant que le roi.

Je n'ai point assisté aux événements d'Orléans. L'opinion commune était que tout s'était fait par le moyen de Jeanne et comme miraculeusement.

Le jour où le seigneur Talbot, qui avait été pris à Patay, fut conduit à Beaugency, j'allai à Beaugency. De Beaugency Jeanne alla à Jargeau avec les hommes d'armes. De là elle revint à Tours où était notre seigneur le roi. De Tours on se remit en route vers Reims pour le sacre et le couronnement du roi. Jeanne disait au roi et aux hommes de guerre: «Allez hardiment et n'ayez crainte. Tout tournera bien. Vous ne trouverez personne qui puisse vous nuire. Vous ne rencontrerez même pas de résistance.» Elle ajoutait: «Je ne redoute pas le manque de monde, force gens me suivront.»

Jeanne fit rassembler l'armée entre Troyes et Auxerre. On se trouva en grand nombre; car chacun suivait l'a Pucelle.


Le roi et ses gens arrivèrent à Reims sans encombre. Le roi voyait les portes des villes s'ouvrir spontanément devant lui.

Jeanne était une bonne chrétienne, assidue à la messe où elle assistait tous les jours et faisant fréquemment la communion. Elle se fâchait fort quand elle entendait jurer. «C'est là un bon signe,» disait à ce propos le confesseur du roi qui s'enquérait avec sollicitude de sa vie et de ses faits et gestes.

A l'armée, Jeanne était toujours avec les hommes. d'armes. J'ai ouï dire par beaucoup qui vivaient en sa familiarité que jamais ils ne ressentirent de concupiscence pour elle, alors même qu'ils avaient parfois la volonté d'être incontinents. Onques ils ne présumèrent mal d'elle. La concupiscence, croyaient-ils, ne pouvait l'offenser. Assez souvent ils parlaient des péchés de la chair et il était prononcé des paroles capables d'allumer les sens. Voyaient-ils Jeanne, approchaient-ils de sa personne, ils ne pouvaient prolonger l'entretien; bien plus, ils perdaient soudain tout appétit charnel. Sur ce point j'ai interrogé force gens à qui il est arrivé d'être couchés de nuit en compagnie de Jeanne. Ils me répondaient conformément à la déposition que vous venez. d'entendre, et ils m'assuraient que jamais, à la vue de Jeanne, ils n'avaient éprouvé de désir charnel.

Je ne sais rien de plus.

Déposition de maître François Garivel, conseiller général.


Il fut demandé à Jeanne pourquoi elle appelait le roi dauphin, au lieu de lui donner son nom de roi. Elle répondit: «Je ne l'appellerai pas roi jusqu'à ce qu'il aura


été couronné et sacré a Reims C'est dans cette ville que je l'entends conduire.»

Déposition de illustre et très puissant prince Jean, duc d'Alençon.


Un jour, je chassais aux cailles, près Saint-Florentlez-Saumur; un de mes courriers me vint dire qu'il était arrivé près du roi une fille qui se disait envoyée de Dieu pour mettre en fuite les Anglais et délivrer Orléans. Sur ce, je m'en fus le lendemain à Orléans. J'y trouvai ladite Jeanne devisant avec le roi. Quand je fus près, Jeanne demanda qui j'étais: «C'est mon cousin, le duc d'Alençon,» répondit le roi. - «Vous, soyez le très bienvenu, me dit Jeanne. Plus on sera ensemble du sang du roi de France, mieux cela sera.»

Le jour d'après, Jeanne vint à la messe du roi, et, quand elle l'aperçut, elle lui fit révérence. Le roi la mena dans une chambre. Le seigneur de la Trémouille et moi étions avec lui. Il avait fait retirer tous autres et nous avait retenus. Alors Jeanne adressa au roi plusieurs requêtes et particulièrement de faire don de son royaume( au Roi des cieux, après ce le Roi des cieux ferait pour lui ce qu'il avait fait pour ses prédécesseurs et le replacerait en l'état de ses pères. Ce même jour, le roi étant allé à la promenade, Jeanne fit en sa présence une course, lance en main. Ayant vu comme elle avait bonne mine à courir et porter la lance, je lui donnai un cheval.

Le roi finit par décider que Jeanne serait examinée par les gens d'Église... Mais là-dessus les souvenirs me manquent. Dans la suite, un jour qu'elle dînait avec


moi, Jeanne me déclara qu'elle avait été beaucoup examinée, mais savait et pouvait plus de choses qu'elle n'avait dit à ceux qui l'interrogeaient...

Le roi m'envoya vers la reine de Sicile m'occuper des préparatifs d'un convoi de vivres pour l'armée qui devait être dirigée sur Orléans. Je trouvai près de la reine le seigneur Ambroise de Loré et le seigneur Louis, dont je ne me rappelle pas l'autre nom 2, qui préparaient le convoi. Mais l'argent manquait. Pour en avoir et payer i les vivres, je revins vers le roi. Je lui dis que les vivres étaient prêts et qu'il ne restait qu'à avoir de quoi les solder, ainsi que les hommes d'armes. Le roi envoya des gens qui délivrèrent les sommes nécessaires, si bien qu'hommes et vivres, tout fut prêt pour marcher sur Orléans et tenter de faire lever le siège.

Jeanne, à qui le roi avait fait faire une armure et des armes, fut envoyée avec l'armée et partit.

De ce qui se passa en route et à Orléans je ne sais rien que par ouï-dire; je ne m'y trouvai pas et je ne partis pas avec le convoi. Mais ce que je sais bien, ayant vu plus tard les fortifications élevées par les Anglais, c'est que les bastilles de l'ennemi furent prises par miracle plutôt que par la force des armes. C'est vrai surtout du fort des Tourelles, au bout du pont, et du fort des Augustins. Si je me fusse trouvé dans l'un ou l'autre avec un petit nombre d'hommes d'armes, j'aurais bien osé défier pendant six ou sept jours la puissance d'une armée, et il me semble bien que les agresseurs n'auraient

1. Yolande d'Aragon, belle-mère de Charles VII.
2. Probablement Louis de Culan, amiral de France.



pu s'en rendre maîtres. Au reste, j'ai entendu des capitaines qui avaient pris part aux opérations déclarer que; ce qui s'était fait à Orléans tenait du miracle; que c'était là une oeuvre d'en haut, non une oeuvre humaine. C'est ce que m'a dit notamment, à plusieurs reprises, le seigneur Ambroise de Loré, naguère gouverneur de Paris.

Après la levée du siège d'Orléans, je revis Jeanne, que je n'avais plus vue depuis son départ d'auprès du roi. Nous fîmes tant qu'il fut rassemblé jusqu'à 600 lances. Notre désir était de marcher sur Jargeau, que les Anglais occupaient. La première nuit nous couchâmes dans un bois. Le lendemain, à la pointe du jour, arrivèrent d'autres gens d'armes du roi, que conduisaient le seigneur bâtard d'Orléans, le seigneur Florentin d'Illiers et quelques autres capitaines. Une fois réunis, nous nous trouvâmes au nombre de 1.200 lances environ.

Il y eut alors contestation entre les capitaines. Les uns étaient d'avis qu'on donnât l'assaut; les autres étaient d'avis contraire, alléguant la force et le nombre des Anglais. Voyant ces difficultés entre nous, Jeanne nous dit: «Ne craignez quelque multitude que ce soit: n'hésitez pas à donner l'assaut aux Anglais, Dieu conduit notre armée. Si je n'avais l'assurance que Dieu conduit notre oeuvre, j'aimerais mieux garder les brebis que de m'exposer à de si grands périls.» Là-dessus nous marchâmes vers Jargeau, croyant gagner les faubourgs et y passer la nuit. Mais, sachant notre approche, les Anglais vinrent à notre rencontre et tout d'abord ils nous repoussèrent. Jeanne prit son étendard et se mit à attaquer, en invitant les hommes d'armes à avoir bon coeur. Nous fîmes si bien que les gens du roi purent se loger cette nuit dans les faubourgs de Jargeau.


Vraiment je crois bien que Dieu conduisait notre oeuvre; car, pendant cette nuit, les gens du roi ne firent pour ainsi dire aucune garde, et si les Anglais eussent fait une sortie, nous eussions été en grand danger.

Nous préparâmes l'artillerie et, dès le matin, nous fîmes marcher machines et bombardes. Puis, au bout de quelques jours, nous tînmes conseil sur ce qu'il y avait à faire pour prendre la ville aux Anglais. Nous étions en conseil, lorsqu'il nous fut rapporté que La Hire conférait avec le duc de Suffolk. A cette nouvelle, les autres et moi, qui avions la charge de l'expédition, nous fumes mécontents de La Hire. Il fut mandé et vint.

La Hire venu, l'assaut fut résolu. Les hérauts d'armes se mirent à crier: «A l'assaut!» Et Jeanne me dit: «Avant, gentil duc, à l'assaut!» il me semblait qu'en commençant si promptement l'assaut, nous allions trop vite en besogne Jeanne me dit «Ne doutez pas. L'heure est bonne, quand il plait a Dieu Il faut besogner quand Dieu veut. Besognez, et Dieu besognera.» Un peu aprps elle me dit «Ah! gentil duc, as tu peur? Ne sais-tu pas que j'ai promis à ta femme de te ramener sain et sauf?» Et en effet, lorsque je quittai ma femme pour venir à l'armée avec Jeanne, ma femme lui d dit: «Jeannette, je crains beaucoup pour mon mari. Il sort à peine de prison, et il a fallu dépenser tant d'argent pour sa rançon que je le prierais bien volontiers de rester au logis.» A quoi Jeanne répondit: «Madame, soyez sans crainte. Je vous le rendrai sain et sauf et en tel ou meilleur état qu'il n'est.»

Durant l'assaut, comme j'étais à une certaine place, Jeanne me dit: «Retirez-vous de là. Si vous ne vous retirez, cette machine vous tuera.» Je me retirai, et


peu après la machine que Jeanne m'avait désignée tua le sire du Lude, à la place même d'où je m'étais tiré. Tout cela me fit une grande impression. J'étais fort émerveillé des paroles de Jeanne et de la vérité de ses prédictions.

Jeanne marcha à l'assaut, et moi avec elle. Comme nos gens envahissaient la place, le duc de Suffolk fit crier qu'il me voulait parler. Il ne fut pas écouté et l'assaut continua. Jeanne était sur une échelle, tenant à la main un étendard. L'étendard fut frappé et Jeanne elle-même fut frappée par une pierre qui vint tomber sur sa chapeline 1. Le coup avait jeté Jeanne à terre. Elle se releva et dit aux hommes d'armes: «Amys, amys, sus! sus! Notre Sire a condempné les Anglois. A cette heure ils sont nôtres, ayez bon coeur!» Et à l'instant Jargeau fut pris.

Les Anglais se retirèrent vers les ponts. Les Français les y poussèrent et leur tuèrent plus de 1.100 hommes.

La ville prise, l'armée, Jeanne et moi, nous allâmes à Orléans, d'Orléans à Meung-sur-Loire, où les Anglais occupaient la ville, sous le commandement de l'enfant de Warwick, et de Scales. Me trouvant près de Meung avec un petit nombre d'hommes d'armes, je passai la nuit dans une église et y fus en grand péril.

Le lendemain on alla sur Beaugency; on rallia, chemin faisant, d'autres soldats du roi et on attaqua les Anglais de la ville. A la suite de cette attaque, les Anglais découvrirent la ville et se retirèrent dans le château. De notre côté, nous établîmes des gardes devant le château, crainte que l'ennemi n'en sortît. Là-dessus nous apprîmes l'arn-

1. Casque léger en forme de calotte.



vée du seigneur connétable avec un corps d'armée. Jeanne, d'autres capitaines et moi en furent mécontents. Nous voulûmes même nous retirer, parce que le roi nous avait donné commandement de ne pas recevoir dans notre société le seigneur connétable. Je dis à Jeanne «Si le connétable vient, je m'en irai.» Le lendemain, avant l'arrivée du connétable, la nouvelle courut que les Anglais marchaient sur nous en grand nombre, conduits par le seigneur Talbot. Nos gens crièrent: «A l'arme!»et comme je voulais toujours me retirer à cause de l'arrivée du connétable, Jeanne me dit qu'il était besoin de s'aider. Enfin, les Anglais rendirent le château par composition, et se retirèrent avec un sauf-conduit que je leur accordai, étant alors lieutenant du roi.

Ils étaient partis, quand vint un homme de la compagnie de La Hire qui dit aux autres capitaines du roi et à moi: «Les Anglais marchent sur nous. Nous allons les avoir en face. Ils sont bien là-bas mille hommes d'armes.» L'entendant parler, Jeanne demanda ce que disait cet homme d'armes. On le lui dit. Alors elle dit au seigneur connétable: «Ah! beau connestable, vous n'estes pas venu de par moy; mais puisque vous êtes venu, vous serez le bien venu.»

Beaucoup parmi les gens du roi craignaient et disaient qu'il serait bon de s'assurer des chevaux. Mais Jeanne dit: e En nom Dieu, il les fault combattre. S'ils étaient pendus aux nues, nous les a[u]rons; car Dieu nous les «envoie pour que nous les châtions.» Et elle affirmait son assurance de la victoire. ((Le gentil roy, disait-elle, a[u]ra aujourd'huy la plus grant victoire qu'il eut piedça (= de longtemps). Et m'a dit mon conseil qu'ils sont tous nostres.» De fait l'ennemi fut battu et mis en pièces


sans grande difficulté. Talbot, entre autres, fut pris. Il y eut une grande tuerie d'Anglais et on s'en vint au village de Patay, en Beauce. C'est là que Talbot fut amené devant moi et le seigneur connétable. Jeanne était présente. Je dis à Talbot: «Vous ne croyiez pas ce matin qu'il vous adviendrait ainsi.» Talbot dit: «C'est la fortune de la guerre.» Nous retournâmes ensuite vers le roi, et il fut décidé qu'on irait sur Reims pour le sacre.

Maintes fois j'ai entendu Jeanne disant au roi qu'elle durerait un an, pas beaucoup plus, et qu'on pensât à bien besogner pendant cette année; car, selon son dire, elle cavait quatre charges: mettre en fuite les Anglais; faine couronner et sacrer le roi à Reims, délivrer le duc d'Orléans des mains de l'ennemi, et faire lever le siège d'Orléans.

Jeanne était chaste et elle haïssait fort cette espèce de femmes qui suivent les armées. Un jour, à Saint-Denys, au retour du sacre du roi, je la vis qui poursuivait une jeune prostituée l'épée à la main; elle brisa même son épée dans cette poursuite.

Elle s'irritait aussi grandement quand elle entendait jurer les hommes d'armes et elle les grondait avec véhémence. Elle me grondait moi en particulier, car il m'arrivait de jurer. Mais quand je la voyais, je cessais mes jurements.

Quelquefois à l'armée j'ai couché avec elle à la paillade 1 à côté d'autres hommes d'armes; j'ai pu la voir quand elle mettait son armure, et de temps en temps je voyais

1. C'est-à-dire «sur la paille».



ses seins qui étaient fort beaux; mais jamais je n'eus de désir charnel à son sujet.

Autant que j'ai pu en juger, je tiens Jeanne pour bonne catholique et prude femme. Je l'ai vue maintes fois recevoir le corps du Christ. A la vue du corps de Notre-Seigneur, elle se prenait souvent à pleurer avec une grande abondance de larmes. Elle communiait deux fois la semaine et se confessait fréquemment.

Dans tous ses faits, hors le fait de la guerre, Jeanne était simple et vraiment jeune fille. Mais dans le fait de la guerre elle était fort experte, tant pour porter la lance que pour réunir une armée et ordonner un combat et disposer l'artillerie. Tous s'émerveillaient de voir que, dans les choses militaires, elle, agît avec autant de sagesse et de prévoyance, que si elle eût été un capitaine ayant guerroyé vingt ou trente ans. C'était surtout au maniement de l'artillerie qu'elle s'entendait. Je ne sais rien de plus.

Déposition de Dunois, le bâtard d'Orléans.


Je crois que Jeanne fut envoyée de Dieu. Ses faits et gestes dans la guerre me semblent procéder non d'industrie humaine, mais ,de conseil divin. Ce que je vais dire expliquera ma créance.

J'étais à Orléans, alors assiégé, quand le bruit courut qu'une jeune fille, vulgairement appelée la Pucelle, avait passé à Gien. Elle disait aller auprès du gentil dauphin avec mission de faire lever le siège d'Orléans et mener le dauphin à Reims pour le sacre. Ayant la garde d'Orléans et la lieutenance générale du roi, j'envoyai le seigneur de Villars, sénéchal de Beaucaire, et Jamet du.


Thillay, depuis bailli de Verinandois, se renseigner sur cette Pucelle. Ils me rapportèrent, en présence du peuple entier d'Orléans, très avide de savoir la vérité sur l'arrivée de cette Pucelle, qu'ils avaient vu Jeanne près du roi, à Chinon; que le roi, à première vue, n'avait pas voulu la recevoir, et qu'elle avait dû même passer deux jours à attendre une audience, bien qu'elle persistât à dire: «Je suis venue pour faire lever le siège d'Orléans et conduire le dauphin à Reims. Il me faut des hommes, des chevaux et des armes.»

Trois, semaines ou un mois se passèrent, pendant lesquels le roi fit examiner Jeanne en tous ses dits et faits par des clercs, des prélats et des docteurs, pour savoir s'il pourrait l'accueillir avec sûreté. En même temps il s'occupa de réunir une multitude d'hommes d'armes pour mener à Orléans un convoi de vivres. Ayant été avisé qu'il n'y avait rien de mal dans le fait de la Pucelle, il l'envoya en compagnie du seigneur archevêque de Reims, alors chancelier de France, et du seigneur de Gaucourt, actuellement grand maître d'hôtel du roi, à Blois, où vinrent les seigneurs chargés de mener le convoi, savoir les seigneurs de Rais et de Boussac, maréchaux de France, le seigneur de Culan, amiral de France, La Hire et le seigneur Ambroise de Loré, nommé depuis gouverneur de la ville de Paris.

Tout ce monde se joignit à l'armée et à la Pucelle. On se mit en route; et on arriva, par la Sologne, en bon ordre, au bord de la Loire, jusqu'en face de l'église Saint Loup, où les Anglais étaient nombreux et en force.

Ni aux autres capitaines, ni à moi-même, il ne nous semblait possible que l'armée qui conduisait le convoi fût capable de résister et de faire entrer les vivres par Ce


côté. Force était de recourir à des bateaux par lesquels entrerait le convoi. Mais c'était difficile, car il fallait remonter le courant, et le vent était absolument contraire.

Alors Jeanne me dit: «Êtes-vous le bâtard d'Orléans? - Oui, répondis-je, et je me réjouis de votre arrivée. - Est-ce vous qui avez conseillé que je vienne ici, de ce côté de la rivière, et que je n'aille pas directement où étaient Talbot et les Anglais?» - Je lui dis: «Moi et de plus sages que moi, nous avons donné conseil, croyant faire mieux et plus sûrement. - En nom pieu, répliqua Jeanne, le conseil de Notre-Seigneur est plus sûr et plus sage que le vôtre. Vous avez cru me tromper, et vous vous trompez davantage vous-même; car je vous amène meilleurs secours qu'il n'en est onques advenu à chevalier ni ville au monde, vu que c'est le secours du Roi des cieux. Toutefois il ne vous vient pas par amour de moi, il procède de Dieu même, qui, à la requête de saint Louis et de saint Charlemagne, a eu pitié de la ville d'Orléans et n'a pas voulu que les ennemis eussent à la fois le corps du duc et sa ville.»

Aussitôt et comme à l'instant même, le vent qui était contraire et rendait fort difficile aux bateaux de vivres la montée du fleuve dans la direction d'Orléans, le vent tourna et devint favorable. En conséquence on tendit les voiles à l'instant. J'entrai dans les bateaux, et avec moi y entra Nicole de Giresmes, aujourd'hui grand prieur de France. Nous longeâmes l'église Saint-Loup et nous passâmes outre malgré les Anglais. Dès ce moment j'eus bonne espérance de Jeanne plus que je n'avais fait jusque-là.

Je l'avais suppliée de se résoudre à passer la Loire et à entrer dans Orléans où elle était fort désirée. De cela elle


fit difficulté, disant qu'elle ne voulait pas abandonner son monde. Pour rester avec ces gens d'armes, bien confessés, pénitents et de bonne volonté, elle refusait de venir. Je fus trouver les chefs de guerre qui avaient refusé de conduire les hommes d'armes, et je leur demandai en grâce de trouver bon, dans l'intérêt du roi, que Jeanne entrât à Orléans. Eux avec toute leur compagnie iraient jusqu'à Blois où ils passeraient la Loire pour venir à Orléans, faute de passage plus rapproché. ces capitaines accueillirent ma requête. Ils consentirent à passer par Blois, et Jeanne vint avec moi. Elle portait son étendard qui était blanc et où se trouvait figuré Notre-Seigneur tenant à la main une fleur de lis. La Hire passa la Loire avec elle; et nous entrâmes tous ensemble à Orléans.

D'après ce que je viens de raconter, il me semble clair que les faits et gestes de Jeanne dans l'armée étaient chose divine plutôt qu'humaine. Ce changement de vent subit après que Jeanne vient de parler en donnant espoir de secours; cette entrée d'un convoi de vivres malgré les Anglais beaucoup plus forts que l'armée royale; cette affirmation de la jeune fille qu'elle sait par vision que saint Louis et saint Charlemagne priaient Dieu pour le salut du roi et de la ville d'Orléans, tout cela est de Dieu.

Un autre fait dans lequel je vois le doigt de Dieu. Comme je voulais aller chercher les hommes d'armes qui passaient la Loire à Blois, pour secourir Orléans, Jeanne n'était disposée ni à les attendre ni à consentir que j'allasse les chercher; mais elle voulait sommer sans répit les assiégeants de lever le siège, ou, s'ils refusaient, leur donner l'assaut. De fait, elle adressa aux Anglais une sommation, rédigée en sa langue maternelle et toute en pa-


roles bien simples 11. Dans cette lettre elle leur disait en substance qu'ils eussent à se retirer du siège et à retourner en Angleterre, sans quoi elle leur donnerait un grand assaut qui les forcerait à s'en aller. La lettre fut envoyée au seigneur Talbot. Or j'affirme que depuis cette heure, tandis qu'auparavant 200 Anglais mettaient en fuite 800 ou 1000 des nôtres, il nous suffit de quatre ou cinq cents hommes de guerre pour lutter contre toute la puissance des Anglais, et il nous arriva de tenir si bien en respect les assiégeants qu'ils n'osaient plus sortir des bastilles qui leur servaient de refuge.

Je dirai un autre fait dans lequel je vois également le doigt de Dieu. Le 27 mai, nous commençâmes de grand matin l'attaque contre le boulevard du Pont, lorsque Jeanne fut blessée d'une flèche qui lui pénétra la chair entre le cou et l'épaule, de la longueur d'un demi-pied. Ce nonobstant, Jeanne ne se retira pas de la bataille, et elle n'accepta pas de remède pour sa blessure. L'assaut dura depuis le matin jusqu'à huit heures du soir, dans telles conditions qu'il n'y avait en quelque sorte espérance aucune de vaincre ce jour-là. Moi, j'étais d'avis de faire retirer l'armée et de rentrer dans Orléans. Sur ce, la Pucelle m'aborde et me requiert d'attendre encore un peu. En même temps, elle monte à cheval, se retire dans une vigne, seule à l'écart, et y reste en prière l'espace d'un demi-quart d'heure; puis elle revient, prend son étendard en ses mains et se place sur les bords du fossé, pressant l'ennemi. A sa vue les Anglais frémissent et sont saisis d'épouvante; les soldats du roi reprennent coeur et

1. 5 mai 1429. Nous en donnons le texte dans la déposition de l'aumônier de Jeanne.



courent à l'escalade. Le boulevard est assailli. Pas de résistance. La bastille fut prise; les anglais qui y étaient s'enfuirent et tous périrent. Classidas (Glasdale) et les autres principaux capitaines avaient cru trouver une retraite dans la tour du pont d'Orléans. Ils tombèrent dans le fleuve et s'y noyèrent. Ce Classidas était l'homme qui parlait de la Pucelle le plus injurieusement, de la manière la plus vilaine et la plus ignominieuse.

La bastille prise, la Pucelle, nos hommes d'armes et moi rentrâmes dans Orléans et y fûmes reçus avec grande joie et affection. Jeanne fut conduite en son logis pour le pansement de sa blessure. Un chirurgien l'ayant pansée, elle songea à réparer ses forces et prit quatre ou cinq tranches de pain qu'elle trempa dans l'eau rougie. Là, se bornèrent en ce jour sa nourriture et sa boisson.

Le lendemain, de très grand matin, les Anglais sortirent de leurs tentes et se rangèrent en bataille, prêts au combat. A cette vue, la Pucelle se leva du lit et s'arma simplement d'une légère cotte de mailles. Sa volonté fut qu'on n'attaquât point les Anglais ni qu'on exigeât rien d'eux, mais qu'on leur permît de se retirer. Et, de fait, ils se retirèrent sans être poursuivis. Orléans était délivré.

Après la délivrance d'Orléans, la Pucelle, d'autres capitaines et moi, allâmes au château de Loches, demander au roi d'expédier des troupes reprendre les villes et châteaux situés sur la Loire, Meung, Beaugency, Jargeau, à seule fin de rendre plus libre et plus assuré son sacre à Reims. Là-dessus Jeanne adressait au roi les plus nombreuses et les plus vives instances, lui disant de se hâter et de ne pas tarder davantage. Le roi fit toute la diligence possible. Il envoya le duc d'Alençon, d'autres


capitaines et moi, travailler, en compagnie de Jeanne, au recouvrement de ces places. Toutes furent réduites en peu de jours; mais elles ne le furent que grâce à l'intervention de la Pucelle, c'est ma conviction.

Les Anglais avaient concentré une grande armée pour la défense des places susdites qu'ils occupaient. Nous avions investi 1e château et le pont de Beaugency, lorsque l'armée anglaise arriva au château de Meung-sur-Loire, encore aux mains de l'ennemi; et le château de Beau,gency fut pris avant que cette armée pût venir au secours des Anglais qui y étaient assiégés.

A la nouvelle que Beaugency était remis sous la puissance du roi, tous les corps anglais se réunirent en une seule armée. Nous pensâmes qu'ils voulaient livrer bataille; nous ordonnâmes nos troupes, et nous nous disposâmes en guerre, tout prêts à recevoir l'ennemi. A c,e moment le connétable, plusieurs autres et moi étant présents, le duc d'Alençon, dit à Jeanne: «Que dois-je faire?» Jeanne lui répondit à voix haute: «Ayez tous de bons, éperons.» A ces mots, ceux qui étaient là demandèrent à Jeanne: «Que dites-vous? Nous tournerons donc le dos? Non, répondit-elle. Ce sont les Anglais qui tourneront le dos. Ils ne se défendront pas et seront battus, et vous, aurez besoin de bons éperons pour courir après eux.» Il en arriva ainsi. Les Anglais s'enfuirent; et, tant morts que prisonniers, il y en eut plus de 4000.

Je me souviens d'autre chose. A Loches, - où nous étions allés le trouver, Jeanne et moi, après le siège d'Orléans, - le roi était dans sa chambre de retraite, ayant avec lui son confesseur, le seigneur Christophe, d'Harcourt, évêque de Castres, et le seigneur d,e Trêves en


Anjou, ancien chancelier de France, lorsque Jeanne, qui se disposait à entrer chez lui, frappa à la porte. Presque aussitôt, elle franchit le seuil, se mit à genoux et, tenant embrassées les jambes du roi, elle lui dit ces paroles ou d'autres semblables: «Gentil dauphin, ne tenez pas davantage tant et de si interminables conseils; mais venez au plus vite à Reims pour prendre votre digne couronne. - Est-ce votre conseil qui vous dit cela lui dit le seigneur d'Harcourt.- Oui, répondit-elle, et je suis très fort aiguillonnée là-dessus.» D'Harcourt reprit: «Ne voudriez-vous pas dire ici, en présence du roi, la manière de votre conseil, quand il vous parle?» Jeanne lui répondit en rougissant: «Je crois comprendre ce que vous voulez savoir, et je vous le dirai volontiers.» Alors le roi: «Jeanne, vous plaît-il bien de déclarer ce qu'on vous demande, en présence des personnes ici présentes? - «Oui», répondit-elle; et elle ajouta les paroles suivantes ou d'autres semblables: «Quand je suis contrariée en quelque manière, parce qu'on fait difficulté d'ajouter foi à ce que je dis de la part de Dieu, je me retire à l'écart, et je prie Dieu, me plaignant à lui de ce que ceux à qui je parle ne me, croient pas facilement. Ma prière à Dieu achevée, j'entends une voix qui me dit: «Fille Dé (fille de Dieu), va, va, va, je serai à ton aide, va.» Et quand j'entends cette voix, j'ai grande joie; même je voudrais toujours l'entendre». Et, chose frappante, en répétant ce langage de ses voix, elle était dans un ravissement merveilleux, les regards levés vers le ciel.

J'ai encore souvenance qu'après les victoires que j'ai dites, les seigneurs du sang royal et les capitaines voulurent que le roi allât en Normandie et non à Reims. Mais la Pucelle fut toujours d'avis d'aller à Reims pour


le sacre. Comme raison de son opinion, elle disait qu'une fois le roi sacré et couronné, la puissance dé ses ennemis irait toujours en diminuant et que finalement ils ne

pourraient nuire ni au royaume ni au roi. Tout le monde se rangea a l'avis de Jeanne

La première étape du roi et de l'armée fut devant Troyes. Il tenait conseil avec les princes de son sang et les autres chefs de guerre pour aviser si on resterait devant la ville et si on l'assiégerait, ou s'il serait expédient de passer outre et d'aller droit à Reims, en laissant Troyes sur son chemin. Le conseil du roi était divisé par des avis divers. On ne savait le plus utile, lorsque la Pucelle survint, entra au conseil et dit ces paroles ou d'autres semblables: «Gentil dauphin, donnez ordre à vos gens de venir assiéger la ville de Troyes, et ne perdez pas le temps en de plus longs conseils; car, en nom Dieu, avant trois jours je vous ferai entrer dans la place, ou de bon gré et par amour, ou par force et courage; et grande sera la stupéfaction de la fausse Bourgogne.»

A l'instant Jeanne vint au camp, dressa sa tente près du fossé, et fit si merveilleuses diligences que tant n'en auraient pu faire deux ou trois hommes de guerre des plus expérimentés et des plus fameux. Elle besogna tellement pendant cette nuit, que, le lendemain, l'évêque et les bourgeois de Troyes donnèrent leur obéissance au roi, tout frémissants et tout tremblants. Depuis, on sut qu'à partir du moment où Jeanne avait donné au roi l'avis de ne pas se retirer devant la ville, les habitants perdirent courage et ne songèrent plus qu'à chercher asile dans les églises.

La ville de Troyes ayant fait soumission, le roi alla à


Reims. Il y trouva complète obéissance; là eut lieu son couronnement et son sacre.

Après le sacre, quand le roi vint, à la Ferté et à Crespy en Valois, le peuple accourait au-devant de lui, transporté de joie et criant: «Noël!» La Pucelle chevauchait alors entre l'archevêque de Reims et moi. Elle se prit àdire: «Voici un bon peuple. Je n'en ai pas vu nulle part ailleurs qui montrât tant de joie de l'arrivée d'un si noble roi. Et plût à Dieu que je fusse assez heureuse, quand je finirai mes jours, pour être inhumée sur cette terre I» A ces mots l'archevêque lui dit: «O Jeanne, en quel lieu avez-vous espoir de mourir? - Où il plaira à Dieu, dit-elle. Je ne suis sûre ni du temps ni du lieu; et je n'en sais pas plus que vous. Mais je voudrais bien qu'il plût à Dieu, mon Créateur, que maintenant je me retirasse, laissant là mes armes, et que j'allasse servir mon père et ma mère eu gardant leurs brebis avec ma soeur et mes frères qui seraient grandement joyeux de me voir.»

Maintenant, de la vie de Jeanne, de ses moeurs et de sa tenue au milieu des hommes d'armes, je n'ai que du bien à dire. Jamais il n'y eut plus sobre qu'elle. Le seigneur d'Aulon, chevalier, aujourd'hui sénéchal de Beaucaire, qui, vu sa grand sagesse et honnêteté, avait été mis par le roi à côté de Jeanne quasi pour veiller sur elle, m'a dit plusieurs fois qu'il ne croyait pas qu'aucune femme pût être plus chaste que Jeanne ne l'était. Ni les autres ni moi, quand nous étions près d'elle, nous n'avions de pensée mauvaise. Selon moi, il y avait là quelque chose de divin.

Chaque jour, Jeanne avait coutume, le soir, à la tombée de la nuit, de se retirer dans une église. Elle faisait sonner les cloches à peu près une demi-heure et réunissait


les religieux mendiants qui suivaient l'armée du roi. Alors elle se mettait en oraison et faisait chanter par les frères mendiants une antienne en l'honneur de la bienheureuse Vierge, mère de Dieu.

Il y avait quinze jours que le comte de Suffolk avait été fait prisonnier à la prise de Jargeau lorsque fut envoyée audit comte une cédule en papier contenant quatre vers. Ces quatre vers portaient qu'une Pucelle devait venir du Bois-Chenu et chevaucherait sur le dos des archers et contre eux.

Pour finir, je dirai qu'il arrivait à Jeanne de parler en plaisantant des choses de la guerre, et qu'afin de donner coeur aux hommes d'armes elle a pu annoncer beaucoup d'événements militaires qui peut-être, ne se sont pas accomplis; mais je déclare que, quand elle parlait sérieusement de la guerre, de son fait et de sa vocation, elle se bornait à affirmer qu'elle était envoyée pour lever le siège d'Orléans, pour secourir le pauvre peuple opprimé dans cette ville et dans les lieux voisins et pour mener sacrer le roi à Reims.


Le procès de Jeanne d'Arc - des comptes