Le procès de Jeanne d'Arc - Déposition de Raoul de Gaucourt, grand maître d'hôtel du roi

Déposition de Raoul de Gaucourt, grand maître d'hôtel du roi


[Cette déposition ne nous est parvenue que très abrégée. Les rédacteurs se sont contentés de signaler les principaux points en faisant remarquer le complet accord de Gaucourt avec Dunois.]

(Lors du secours d'Orléans) Jeanne avait expressément prédit qu'avant peu le temps et le vent changeraient. Or c'est ce qui eut lieu aussitôt qu'elle eut parlé...


Jeanne était sobre dans le boire et le manger. Il ne sortait de sa bouche que de bonnes paroles servant pour l'édification et le bon exemple. Elle était très chaste. Jamais je n'ai ouï qu'un homme eût été avec elle la nuit. Loin de là, la nuit elle avait avec soi une femme couchant en sa chambre. Elle se confessait souvent, vaquait assidûment à l'oraison, entendait chaque jour la messe et faisait des communions fréquentes. Elle ne souffrait pas qu'on proférât devant elle des paroles vilaines ou des blasphèmes, et elle montrait par ses discours et par ses actes combien elle avait de telles choses en horreur.

Je ne sais rien de plus.

Déposition de Louis de Coules, dit Magot ou Imerguet seigneur

de Novyon et de Re


L'année où Jeanne vint à Chinon, j'avais quatorze ou quinze ans, et j'étais, en qualité de page, de la suite du seigneur de Gaucourt, capitaine dudit lieu de Chinon.

Jeanne arriva à Chinon en compagnie de deux gentilshommes qui la présentèrent au roi. Plusieurs fois je la vis aller et venir chez le roi. Elle prit logis dans une tour du château de Couldray, près de Chinon; j'y demeurai avec elle tout le temps qu'elle y resta. J'étais continuellement en sa compagnie pendant le jour; mais la nuit elle avait des femmes avec elle.

Je me souviens fort bien que pendant que Jeanne habitait la tour du Couldray, des personnes de qualité vinrent pendant plusieurs jours s'entretenir avec elle. Je ne sais ce qu'elle faisaient ou disaient. Toujours en les voyant entrer, je me retirais.

Vers le même temps et dans cette même tour où j'étais


avec elle, je vis maintes fois Jeanne à genoux. Elle paraissait en prières mais je n'entendais pas bien ce qu'elle disait. Assez souvent elle pleurait.

Peu après, Jeanne fut conduite à Poitiers, puis à Tours, dans la maison de la femme Lapau. A Tours, le duc d'Alençon donna à Jeanne un cheval que j'ai vu précisément au logis Lapau. C'est à Tours encore que je devins page de Jeanne avec un nommé Raymond. Depuis

lors je restai toujours avec Jeanne et allai constamment en sa compagnie, la servant en l'office de page tant à Blois qu'à Orléans et, jusqu'à ce qu'on allât devant Paris.

Durant le séjour de Jeanne à Tours, le roi lui fit faire une armure complète et lui donna une maison militaire,

De Tours Jeanne se rendit à Blois, en compagnie d'hommes d'armes, ayant grande confiance en elle. Elle demeura quelque temps à Blois avec les troupes du roi. Combien de temps? Je ne m'en souviens pas. Mais on finit par décider de quitter Blois et d'aller à Orléans par la Sologne. Jeanne partit tout armée avec une escorte d'hommes d'armes. Elle leur disait sans cesse d'avoir confiance en Dieu et de confesser leurs péchés. Eu route je l'ai vue communier.

Quand nous fûmes proche d'Orléans par le chemin de Sologne, Jeanne, plusieurs autres et moi, fûmes conduits au delà de l'eau, sur le côté de la ville d'Orléans, et de là entrâmes dans cette ville. Pendant le trajet de Blois à Orléans, Jeanne avait été fortement meurtrie pour avoir dormi tout armée la nuit du départ de Blois.

A Orléans elle fut logée dans le logis du trésorier de la ville, en face la porte Bannier. Il me semble même qu'elle reçut dans ce logis le sacrement de l'Eucharistie.


Le lendemain de notre entrée dans la ville, Jeanne alla trouver le bâtard d'Orléans et s'entretint avec lui. Au retour, elle était fort courroucée, parce que, disait- elle, on avait décidé qu'il n'y aurait pas d'attaque ce jour-là.

Néanmoins, elle s'en fut à un boulevard qu'occupaient les gens du roi, vis-à-vis d'un boulevard des Anglais; et là, parlant aux Anglais qui étaient sur le boulevard en face d'elle, elle leur dit: «En nom Dieu, retirez-vous, sinon je vous chasserai.» L'un d'eux, appelé le bâtard de Granville, lui dit plusieurs injures: «Veux-tu donc, lui criait-il, que nous nous rendions à une femme?» Et il appelait les Français qui étaient avec Jeanne, «maquereaulx, mescréans». Sur ce, Jeanne revint à son logis et monta dans sa chambre.

Je croyais qu'elle allait dormir, lorsque presque aussitôt elle descendit et me dit: «Ha, sanglant garson, vous ce me disiez pas que le sang de France fut répandu!»En même temps elle m'ordonna d'aller quérir son cheval. Pendant que j'y allai, elle se fit armer par la dame de la maison et sa fille. A mon retour, je la trouvai déjà armée. Elle me commanda d'aller chercher son étendard qui était resté dans sa chambre, et je le lui passai par la fenêtre. L'étendard une fois en sa main, elle partit au galop vers la porte de Bourgogne. «Courez après elle,» me dit l'hôtesse. Ainsi fis-je.

Il y avait en ce moment une escarmouche vers la bastille Saint-Loup, et dans cette escarmouche le boulevard fut pris.

En route, Jeanne rencontra quelques Français blessés, ce qui la fâcha beaucoup. Pourtant les Anglais s'apprêtaient à faire bonne défense. Jeanne s'avança contre eux


en grande hâte. Aussitôt qu'ils l'aperçurent, les Français se mirent à jeter de grands cris, et fut prise la bastille Saint-Loup.

D'après ce que j'ai ouï dire, quelques clercs qui étaient parmi les Anglais revêtirent leurs ornements ecclésiastiques pour venir au-devant de Jeanne. Jeanne les reçut et les fit conduire en son hôtel sans permettre qu'on leur fît aucun mal. Quant aux autres Anglais, ils furent tués par les gens d'Orléans.

Le soir, Jeanne vint souper en son hôtel. Elle était très sobre. Bien des fois, en toute une journée, elle n'a mangé qu'un morceau de pain. J'admirais qu'elle mangeât si peu. Lorsqu'elle restait chez elle, elle mangeait seulement deux fois par jour.

Le lendemain, vers trois heures, les hommes d'armes du roi passèrent la bastille de Saint-Jean-le-Blanc, qu'ils prirent ainsi que la bastille des Augustins, Jeanne passa la Loire avec eux. J'étais là, lui parlant. On rentra à Orléans, et Jeanne coucha dans son hôtel avec quelques femmes, selon son habitude. Chaque nuit, autant que possible, elle avait une femme pour compagne de lit. Quand elle n'en pouvait trouver en guerre et en campagne, elle couchait tout habillée.

[Le jour suivant, on prit la bastille du Pont], le lendemain, tous les Anglais qui étaient autour d'Orléans se retirèrent à Beaugeacy et à Meung. L'armée du roi, avec Jeanne, alla les y chercher. Offre fut faite de rendre Beaugency honorablement ou de combattre. Mais le jour du combat venu, les Anglais décampèrent de Beaugency. Les gens du roi les poursuivirent avec Jeanne. La Hire conduisit l'avant-garde; de quoi Jeanne fut fort contrariée; car elle désirait avoir la charge de l'avant-garde.


La Hire tomba sur les Anglais. On se battit. La victoire fut à nous. Presque tous les Anglais furent tués.

Jeanne, qui était très compatissante, eut grand pitié d'une telle boucherie. Voici un trait qui le prouve. Un Français qui menait quelques Anglais prisonniers venait de frapper l'un d'eux à la tête si fortement que l'homme tomba comme mort. A cette vue, Jeanne mit pied à terre, et fit confesser l'Anglais, en lui soutenant la tête et en le consolant selon son pouvoir.

Autant que j'ai pu la connaître, Jeanne était une bonne et prude femme, vivant catholiquement. Elle aimait beaucoup à entendre la messe et elle n'y manquait jamais, sauf les cas d'impossibilité. Elle était très fâchée quand elle entendait blasphémer Dieu et jurer. Je sais que souvent, quand monseigneur le due d'Alençon jurait ou disait quelque parole blasphématoire, Jeanne le reprenait. En général, dans l'armée, personne n'eût osé jurer ou blasphémer devant elle, crainte de ses réprimandes.

Jeanne ne voulait pas de femmes dans l'armée. Un jour, près de Château-Thierry, ayant aperçu, montée sur un cheval, une femme qui était la maîtresse d'un homme d'armes, elle se mit à la poursuivre l'épée à la main. L'ayant atteinte, elle ne la frappa point, mais l'avertit avec douceur et charité de ne plus se trouver dorénavant dans la compagnie des hommes d'armes; sinon, elle lui en donnerait regret.

Voilà tout.


Déposition de frère Jean Pasquerel, aumônier de Jeanne.


J'étais au Puy, où se trouvait la mère de Jeanne, ainsi que quelques-uns de ceux qui l'avaient menée au roi quand j'ouïs parler pour la première fois de Jeanne et de sa venue à la cour. Ces gens, ayant fait connaissance avec moi, me dirent: «Il faut venir avec nous près de Jeanne. Nous ne vous laisserons que quand nous vous aurons conduit auprès d'elle.» Je vins donc avec eux à Chinon, puis à Tours.:

J'étais précisément lecteur dans un couvent de cette ville. A Tours, Jeanne demeurait pour lors au logis de Jean Dupuy, bourgeois de la ville. Nous l'y rencontrâmes. Mes compagnons lui dirent: «Jeanne, nous vous avons amené ce bon Père. Quand vous le connaîtrez bien, vous l'aimerez bien.» Jeanne leur répondit: «Le bon Père me rend bien contente. J'ai déjà entendu parler de lui et dès demain je me veux confesser à lui.» Le lendemain je l'ouïs en confession, et je chantai la messe devant elle. Depuis cette heure, j'ai toujours suivi Jeanne et n'ai cessé d'être son chapelain jusqu'à Compiègne.

On m'a dit que quand Jeanne vint au roi, elle fut, à deux reprises, visitée par des femmes. On voulait savoir ce qu'il en était d'elle, si elle était homme ou femme, déshonorée ou vierge. Elle fut trouvée femme, mais vierge et pucelle. Elle fut notamment visitée, paraît-il, par la dame de Gaucourt et parla dame de Trèves.

Au moment où Jeanne entrait au château de Chinon pour aller parler au roi, un cavalier se mit à dire: «N'est-ce pas là la Pucelle? Jarnidieu! si je l'avais une


nuit, je ne la rendrais pas telle que je l'aurais prise. -Ha! lui dit Jeanne, en nom Dieu, tu le renies et tu es si près de la mort I» Moins d'une heure après cet homme tomba dans l'eau et se noya. Je tiens ce fait de la bouche de Jeanne et de plusieurs autres personnes qui déclaraient avoir été présentes.

Le seigneur comte de Vendôme introduisit Jeanne dans la chambre du roi. Le roi l'apercevant lui demanda son nom. Elle dit: «Gentil dauphin, j'ai nom Jeanne la Pucelle, et vous mande le Roi des cieux par moi que vous serez sacré et couronné à Reims, et que vous serez le lieutenant du Roi des cieux qui est roi de France.» Après beaucoup de questions du roi, Jeanne reprit: «Je te dis de la part de messire que tu es vrai héritier de France et fils du roi, et il m'envoie à toi pour te conduire à Reims afin que tu y reçoives ton couronnement et ton sacre, si tu en as la volonté.»

A la suite de cet entretien, le roi dit à son entourage que Jeanne lui avait parlé de certaines choses secrètes que nul ne savait ni ne pouvait savoir hormis Dieu, et qu'ainsi il avait bien confiance en elle.

Tout ce que je viens de dire je le tiens de Jeanne, car je ne fus témoin de rien.

Jeanne me disait qu'elle était vexée de tant d'interrogatoires; qu'on l'empêchait de faire sa besogne, qu'elle était impatiente d'agir, qu'il en était temps.

Elle avait demandé aux messagers de son Seigneur - son Seigneur c'était Dieu - ce qu'elle devait faire. Ils lui dirent de prendre l'étendard. Elle se fit donc faire un étendard où était représenté notre Sauveur assis en jugement sur les nuées du ciel, et où figurait un ange -tenant en ses mains une fleur de lis que le Sauveur


bénissait. J'étais à Tours quand cet étendard y fut bénit.

Jeanne était très dévote envers Dieu et la bienheureuse Marie. Elle se confessait presque chaque jour et communiait fréquemment. Quand elle était en un lieu où il y avait tin couvent de mendiants, elle me disait de lui remémorer les jours où les petits enfants des mendiants recevaient le sacrement de l'Eucharistie, pour qu'elle communiât avec eux. Et c'était son plaisir de communier avec les petits enfants des mendiants. Quand elle se confessait, elle pleurait.

Ayant quitté Tours pour aller à Orléans, nous fûmes à Blois deux ou trois jours environ, attendant les vivres qu'on y chargeait sur les bateaux. A Blois, Jeanne me dit de faire faire une bannière autour de laquelle se rassembleraient les prêtres et d'y faire peindre l'image de Notre-Seigneur crucifié. La bannière une fois terminée, Jeanne, chaque jour, matin et soir, me faisait convoquer tous les prêtres. Ceux-ci, réunis, chantaient des antiennes et des hymnes en l'honneur de la bienheureuse Marie. Jeanne était avec eux. Elle ne permettait à aucun homme d'armes d'y être s'il ne s'était confessé le jour même, et elle les avisait tous de se confesser pour venir à la réunion, vu que tous les prêtres qui en étaient se tenaient prêts à recevoir tout pénitent de bonne volonté.

Le jour où on quitta Blois pour aller à Orléans, Jeanne fit rassembler tous les prêtres. La bannière en tête, ils ouvrirent la marche. Les hommes d'armes suivaient. Le cortège sortit de la ville, par le côté de la So1ogne, en chantant: Veni creator Spiritus, et plusieurs autres antiennes.


Ce Jour-là et le lendemain on coucha dans les champs.

Le troisième jour, on arriva en vue d'Orléans... Les gens d'armes du roi, qui menaient un convoi de vivres, s'avancèrent jusque dans le voisinage de l'ennemi, si bien que Français et Anglais pouvaient, avec leurs yeux, se dévisager mutuellement. Mais la rivière était en ce moment si basse que les bateaux ne pouvaient monter ni venir jusques à la rive où étaient les Anglais. Heureusement, comme par un coup soudain, une crue d'eau se fit. Les bateaux purent aborder. Jeanne y entra avec des hommes d'armes et pénétra dans Orléans.

Pour moi, sur l'ordre de Jeanne, je retournai à Blois avec les prêtres et la bannière. Peu de jours après, à la suite d'une quantité d'hommes d'armes, je vins à Orléans, par la Beauce, avec la bannière et les prêtres, sans aucun empêchement. Jeanne vint à notre rencontre et nous entrâmes tous ensemble dans la ville. Il n'y eut pas de résistance: nous fîmes entrer le convoi sous les yeux mêmes des Anglais. C'était merveilleux. Les Anglais étaient en grande puissance et en grande multitude, excellemment armés et prêts au combat; ils voyaient bien que ces gens du roi faisaient maigre figure vis-à-vis d'eux. Ils nous voyaient, ils entendaient chanter nos prêtres au milieu desquels je me trouvais portant la bannière. Eh bien! ils demeurèrent tous impassibles et n'attaquèrent ni les clercs ni les hommes d'armes.

A peine étions-nous à Orléans que, pressés par Jeanne, les hommes d'armes sortirent de la ville pour aller attaquer les Anglais et donner l'assaut à la bastille Saint-Loup. Ce jour-là, d'autres prêtres et moi, nous rendîmes après dîner, au logis de Jeanne. Au moment où nous


arrivions, nous l'entendîmes qui criait «Ou sont ceux qui me doivent armer? Le sang de nos gens coule à terre» Ayant été armée, elle sortit précipitamment et courut a la bastille Saint-Loup ou avait lieu l'attaque En route, Jeanne rencontra plusieurs blesses Elle en eut très grande douleur Peu après, elle marcha avec les autres à l'assaut et fit si bien que, violemment et par force, la bastille fut prise Ceux qui s y trouvaient furent faits prisonniers Je me rappelle que cet assaut eut lieu la veille de l'Ascension. Il y eut là force Anglais mis a mort Jeanne s'en affligeait beaucoup, parce que, disait-elle, ces pauvres gens avaient été tués sans confession; et elle les plaignait fort. Sur place elle se confessa à moi. En même temps elle me prescrivit d'avertir publiquement tous les hommes d'armes de confesser leurs péchés et de rendre grâces à Dieu de la victoire obtenue; sinon, elle ne les aiderait plus et même ne resterait pas en leur compagnie.

Ce même jour, veille de l'Ascension, Jeanne dit que dans cinq jours le siège d'Orléans serait levé et qu'il ne resterait plus un seul Anglais devant la ville. Or tel fut l'événement.

Ainsi, comme je l'ai dit, nous prîmes ce jour-là la bastille de Saint-Loup. Elle renfermait plus de cent hommes d'élite et bien armés. Il n'y en eut pas un qui ne fût tué ou pris.

Le soir de ce jour, étant en mon logis, Jeanne me dit que le lendemain, qui était le jour de l'Ascension de Notre-Seigneur, elle s'abstiendrait de guerroyer et de s'armer par révérence de cette fête solennelle; et que ce jour-là elle voulait se confesser et communier.

Ce qu'elle fit. Elle ordonna que nul ne sortît le len-


demain de la ville et allât attaquer ou faire assaut, qu'il ne se fût préalablement confessé. Elle dit encore qu'on veillât que les femmes dissolues ne fissent partie de sa suite, car, à cause de leurs péchés, Dieu permettrait qu'on eût le dessous.

C'est en ce jour de l'Ascension que Jeanne écrivait aux Anglais retranchés en leurs bastilles en cette manière1:

«Vous, hommes d'Angleterre, qui n'avez aucun droit en ce royaume de France, le Roi des cieux vous mande et ordonne par moi Jehanne la Pucelle, que vous quittiez vos bastilles et retourniez en vos pays. Sinon je ferai de vous un tel baba qu'il y en aura perpétuelle mémoire. Voilà ce que je vous écris pour la troisième et dernière fois, et je ne vous écrirai plus.

Ainsi signé: «JHÉSUS MARIA, Jehanne la Pucelle

«Je vous aurais envoyé mes lettres plus honnêtement; mais vous retenez mes hérauts; vous avez retenu mon héraut Guyenne. Veuillez me le renvoyer et je vous renverrai quelques-uns de vos gens qui ont été pris à la bastille Saint-Loup; car ils ne sont pas tous morts.» La lettre écrite. Jeanne prit une flèche, attacha au bout la missive avec un fil et ordonna à un archer de la lancer aux Anglais en criant: «, Lisez, ce sont nouvelles». La flèche arriva aux Anglais avec la lettre. Ils lurent la lettre, puis ils se mirent à crier avec très, grandes clameurs «Ce sont nouvelles de la putain des Armagnacs.» A ces mots Jeanne se mit à soupirer et à

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pleurer beaucoup, invoquant le Roi des cieux à son aide. Bientôt elle fut consolée, parce que, disait-elle, elle avait eu des nouvelles de son Seigneur.

Le soir, après souper, Jeanne me dit qu'il faudrait le lendemain me lever plus tôt que je n'avais fait le jour de l'Ascension et que je la confesserais de très grand matin.

En conséquence. le lendemain vendredi, je me levai dès la pointe du jour; je confessai Jeanne et je chantai la messe devant elle et tous ses, gens. Puis, elle et les hommes d'armes allèrent à l'attaque, qui dura du matin jusqu'au soir. Ce jour-là, la bastille des Augustins fut prise après un grand assaut.

Jeanne, qui avait l'habitude de jeûner tous les vendredis, ne le put cette fois parce qu'elle avait, eu trop à faire. Ainsi elle soupa. Elle venait d'achever son repas lorsque vint à elle un noble et vaillant capitaine dont je ne me rappelle pas le nom. Il dit à Jeanne: «Les capitaines ont tenu leur conseil. Ils ont reconnu qu'on était bien peu de Français, eu égard au nombre des Anglais, et que c'était par une grande grâce de Dieu qu'ils avaient obtenu quelques avantages. La ville étant pleine de vivres, nous pouvons tenir en attendant le secours du roi. Dès lors le conseil ne trouve pas expédient que les hommes d'armes fassent demain une sortie.» Jeanne répondit: «Vous avez été à votre conseil; j'ai été au mien. Or, croyez que le conseil de mon Seigneur s'accomplira et tiendra et que le vôtre périra.» Et s'adressant à moi qui étais près d'elle: «Levez-vous demain de très grand matin, encore plus, que vous ne l'avez fait aujourd'hui, et agissez le mieux que vous pourrez. Il faudra vous tenir toujours près de moi, car demain j'aurai fort à faire et plus ample besogne que je


n'ai jamais eue. Et il sortira demain du sang de mon corps au-dessus du sein.» Donc, le lendemain samedi, dès la première heure, je me levai et célébrai la messe. Puis Jeanne alla à l'assaut de la bataille du Pont où était l'Anglais Clasdas (Glasdale). L'assaut dura depuis le matin jusqu'au coucher du soleil sans interruption. A cet assaut, l'après-dîner, Jeanne, comme elle l'avait prédit, fut frappée, d'une flèche au-dessus du sein. Quand elle se sentit blessée, elle craignit et pleura, et puis fut consolée, comme elle disait.

Quelques hommes d'armes la voyant ainsi blessée voulurent la charmer. Mais elle refusa, et dit: «J'aimerais mieux mourir que de faire chose que je susse être un péché, ou contraire à la volonté de Dieu. Je sais, bien que je dois mourir un jour;mais je ne sais ni quand, ni où, ni comment, ni à quelle heure. S'il peut être apporté remède à ma blessure sans péché, je veux bien être guérie.» On appliqua sur la blessure de l'huile d'olive dans du lard; et ce pansement fait, Jeanne se confessa à moi en pleurant et se lamentant. Ensuite, elle retourna derechef à l'assaut, en criant: Clasdas, Clasdas, ren-ti, ren-ti au Roi des cieux! Tu m'as appelée putain; j'ai grand'pitié de ton âme et de celle des tiens.» A cet instant Clasdas, armé de la tête aux pieds, tomba dans le fleuve de la Loire et fut noyé, Jeanne, émue de pitié, se mit à pleurer fortement pour l'âme de Clasdas et des autres, noyés là en grand nombre.

J'ai souvent ouï Jeanne assurer qu'il n'y avait dans son fait qu'un pur ministère; et quand on lui disait: «Mais rien de tel ne s'est vu comme ce qui se voit en votre fait: en aucun livre on ne lit telles choses;» elle


répondait: «Mon Seigneur a un livre dans lequel onques nul clerc n'a lu, tant soit-il parfait en cléricature.»

Déposition du chevalier d'Aulon, conseiller du roi, intendant

de Jeanne.


(TEXTE ORIGINAL.)

Et premièrement dit que vingt-huict ans a, ou environ, le roi étant en la ville de Poictiers, lui fut dit que cette Pucelle, laquelle était des parties de Lorraine, avait esté amenée audit seigneur par deux gentilzhommes, eux disans être à Messire Robert de Baudricourt, chevalier, l'un nommé Bertrand, et l'autre Jean de Mès, et [celle] présentée; pour laquelle veoir, lui qui parle alla audit lieu de Poictiers.

Dit que, après cette présentacion, parla cette Pucelle au roy notre sire secretément, et lui dit aucunes choses secrètes: quelles, il ne sait; fors tant que, peu de temps après, ce seigneur envoya quérir aucuns des gens de son conseil, entre lesquelz était ledit déposant? Lors auxquelx il dit que cette Pucelle lui avait dit qu'elle lui était envoiée de par Dieu pour Iuy aidier à recouvrer son royaulme, qui pour lors pour la plus grant partie était occuppe par les Angloys, ses ennemys anciens.

Dit que après cès paroles par ledit seigneur aux gens de sondit conseil déclairées, fut advisé interroger la-dicte Pucelle, qui pour lors était de l'âge de seize ans, ou environ, sur aucun poins touchant la foi.


Dit que, pour ce faire, fist venir ledit seigneur certains maîtres en théologie, juristes et autres gens expers, lesquels l'examinèrent et interroguèrent sur ces poins bien et diligemment.

Dit qu'il était présent audit conseil quant ces maîtres firent leur raport de ce que avaient trouvé de cette Pucelle; par lequel fut par l'un d'eux dit publiquement qu'ils ne véoient, savaient ne cognoissoient en cette Pucelle aucune chose, fors seulement tout ce que puet être en bonne chrétienne et vraye catholique: et pour telle la tenoient, et était leur advis que était une très bonne personne.

Dit aussi que ledit raport fait audit seigneur par ces maîtres, fut depuis cette Pucelle baillée à la royne de Cecille (Sicile) mère, de la royne notre souveraine dame, et à certaines dames étants avec elles; par lesquelles cette Pucelle fut veue, visitée et secrètement regardée et examinée ès secrètes parties de son corps; mais après ce qu'ils eurent vu et regardé tout ce que faisait à regarder en ce cas, cette dame dit et relata au roy qu'elle et ses dictes dames trouvoient certainement que c'était une vraye et erttière pucelle, en laquelle n'aparoissoit aucune corrupcion ou violence.

Dit qu'il était présent quand la dicte dame fit sondit raport.

Dit oultre que, après ces choses ouyes, le roy, considérant la grant bonté qui était en cette Pucelle et ce qu'elle lui avait dit que de par Dieu Juy était envoiée, fut par ledit seigneur conclu en son conseil que.d'ilec en avant il s'aideroit d'elle au fait de ses guerres, actendu que pour ce faire luyestoit envoiée.

Dit que adonc fut déliberé qu'elle serait envolée dedans


la cité d'Orléans, laquelle était adonc assiégée par ces ennemys.

Dit que pour celuy furent baillez gens, pour le service de sa personne, et autres pour la conduite d'elle.

Dit que pour la garde et conduite d'elle fut ordonné ledit déposant par le roy nostredit seigneur.

Dit aussi que pour la seureté de son corps, ledit seigneur fit faire à cette Pucelle harnois tout propre pour son dit corps, et ce fait, lui ordonna certaine quantité de gens d'armes pour celle et ceux de sa dicte compaignie mener et conduire sûrement audit lieu d'Orléans.

Dit que incontinent après se mist à chemin avecque ses dictes gens pour aller celle part.

Dit que tantost après qu'il vint à la congnoissance de monseigneur de Dunoys, que pour lors on appeloit monseigneur le bastard d'Orléans, lequel était en cette cité pour la préserver et garder des ennémys, que la dicte Pucelle venoit celle part, tanstot fit assembler certaine quantité de gens de guerre pour lui aller audevant, comme la Hire et autres. Et pour ce faire et plus sûrement l'amener et conduire en cette cité, se mirent ce seigneur et ses gens en un bateau, et par la rivière de Loire alêrent au devant d'elle environ un quart de lieue, et là la trouvèrent.

Dit que incontinent entra cette Pucelle et il qui parle audit bateau, et le résidu des dictes gens entrèrent en la dicie cité sûrement et sauvement; en laquelle mondit seigneur de Dunoys la fit logier bien et honestement en l'ostel d'un des notables bourgeois d'cette cité, lequel avait espousé l'une des notables femmes d'elle.

Dit que, après ce que mondit seigneur de Dunoys, la


Hire et certains autres capitaines du party du roy nostredit seigneur eurent conféré avec cette Pucelle, qu'était nécessaire de faire pour la tuicion (protection), garde et deffense de cette cité et aussi par quel moyen on pourroit mieuls grever ces ennemis fut entre eux advisé et conclu qu'il était nécessaire faire venir certain nombre de gens d'armes de leur dit party, qui estoiènt lors ès parties de Blois, et les falloit aller querir. Pour laquelle chose mettre à execusion et pour ces amener en cette cité, furent commis mondit seigneur de Dunoys, il qui parle et certains autres capitaines, avecque leurs gens; lesquelz allèrent audit pays de Bloys pour iceuix amener et faire venir.

Dit que, ainsi qu'ils furent presz à partir pour aler querir iceuix qui étaient audit pais de Bloys, et qu'il vint à la notice de cette Pucelle, incontinent monta elle à cheval, et la Rire avec elle, et avec certaine quantité de ses gens yssit hors aux champs pour garder que ces ennemis ne leur portassent nul dommage: Et pour ce faire, se mist cette Pucelle avec ses géns entre l'ost de sesdits ennemis et cette cité d'Orléans, et y fist tellement que, nonobstant la grant puissance et nombre des gens de guerre étants en l'ost (à l'armée) des ennemis, touttefoiz, la merey Dieu, passèrent ces seigneurs de Dunoys et il qui parle avec toutes leurs gens, et sûrement allèrent leur chemin; et pareillement s'en retourna cette Pucelle et ses gens en cette cité.

Dit aussi que tantost qu'elle sceut la venue dessusdits, et qu'ils amenoient les autres qu'ils étaient allez querir pour le renfort de cette cité, incontinent monta à cheval cette Pucelle et avec une partie de ses gens ala


audevant d'jceulx, pour leur subvenir et secourir, si besoing en eust esté.

Dit que au vu et su des ennemis entrèrent ces Pucelle, de Dunoys, mareschal la Hire, et qui parle et leur dictes gens en cette cité sans contradictions quelxconques.

Dit plus que ce même jour, après disner, vint mondit seigneur de Dunoys au logis de cette Pucelle; ouquel il qui parle et elle avaient disné ensemble. Et en parlant à elle, lui dit ce seigneur de Dunoys qu'il avait su pour vray par gens de bien que un nommé Faistoif, capitaine des ennemys, devoit brief venir par devers ces ennemys étants oudit siège, tant pour leur ,donner secours et renforcier leur ost, comme aussi pour les advitailler; et qu'il était dejà à Yinville. Desquelles paroles ladite Pucelle fut toute resjoye, ainsi qu'il sembla à qui il parle; et dit à mondit seigneur de Dunoys telles paroles ou semblables: «Bastard, bastard, ou nom de Dieu, je te commande que tantost que tu sçauras la venue dudit Falstof, que tu me le faces sçavoir: car, sil passe sans que je le sache, je te promets que je te feray oster la tête.» A quoi lui répondit ledit seigneur de Dunoys que de ce ne se doubtast, car il le lui ferait bien sçavoir.

Dit que, après ces parolles, il qui parle, lequel était, las et travaillé, se mist sur une couchette en la chambre de cette Pucelle, pour un peu soy reposer, et aussi se mist elle avec sadicte hotesse sur un autre lit pour pareillement soy dormir et reposer; mais ainsi que ledit déposant commençoit à prendre son repos, soubdainement cette Pucelle se leva dudit lit, et en faisant grand bruit l'esveilla. Et lors lui demanda il qui parle


qu'elle vouloit; laquelle lui répondit: «En nom Dé, mon conseil m'a dit que je voise contre les Anglois mais je ne sçay seje doy aller à leurs bastilles ou contre Faistof, qui les doibt avitailler.» Sur quoi se leva ledit déposant inçontinent, et le plus tost qu'il peust arma cette Pucelle.

Dit que ainsi qu'il l'areuvit, ouyrent grand bruit et grand cri que faisoient ceux de cette cité, en disant que les ennemys portoient grand dommaige aux François. Et adonc il qui parle pareillement se fit armer; en quoi faisant, sous le su d'ce, s'en partit cette Pucelle de la chambre, et issit en la rue, où elle trouva un page monté sus un cheval, lequel à cop fist descendre dudit cheval, et incontinent monta dessus; et le plus droit et le plus diligemment qu'elle peut, tira son chemin droit à la porte de Bourgoigne, où le plus grant bruit était.

Dit que incontinent il qui parle suyvit cette Pucelle; mais sitost ne sceut aller qu'elle ne peust jà à cette porte.

Dit que ainsi qu'ils arrivoient à cette porte, virent que l'on apportoit l'un des gens d'cette cité, lequel était très-fort blécié; et adonc cette Pucelle demanda à ceux qui le portoient qui était celuy homme; lesqueiz. lui respondireat que c'était un François. Et lors elle dit que jamais n'avait yen sang de François que les cheveulx ne lui levassent ensur (sur la tête).

Dit que, à celle heure, cette Pucelle, il qui parle, et plusieurs autres gens de guerre en leur compaignie, yssirent hors de cette cité pour donner secours auxdits François et grever ces unnemis à leur pouvoir; mais ainsi qu'ils furent hors d'cette cité, fut advis à qui il


parle que onques n'avait vu tant de gens d'armes de leur parti comme il fist alors.

Dit que de ce pas tirèrent leur chemin vers une très forte bastille des ennemis, appelée la bastille SaintLop, laquelle incontinent par ces François fut assaillie, et à très peu de perte d'ces prise d'assaut; et tous les ennemys étants en cette mors ou pris, et demeura lad icte bastille ès mains des François.

Dit que, ce fait, se retrahirent cette Pucelle et ceux de sadicte compaignie en cette cité d'Orléans, en laquelle ils se refreschirent et reposèrent pour ce jour.

Dit que le lendemain cette Pucelle et ses gens, voyant la grande victoire par eux le jour précédent obtenue sur leurs ennemys, yssirent hors de cette cité en bonne ,ordonnance, pour aller assaillir certaine autre bastille étant devant cette cité, appelée la bastille de Saint-Jehan-le-Blanc: pour laquelle chose faire, pour ce qu'ils virent que bonnement ils ne povoient aler par terre à cette bastille, obstant ce que ces ennemis les avaient fait une autre très forte au pied du pont de cette cité, tellement que leur était impossible d'y passer, fut conclu entre eux passer en certaine île étant dedans la rivière de la Loire, et ilec feroient leur assemblée pour aler prendre cette bastille de Saint-Jean-le-Blanc; et pour passer l'autre bras de cette rivière de Loire, firent amener deux bateaux, desquelz ils firent un pont, pour aller à cette bastille.

Dit que, ce fait, allèrent vers cette bastille, laquelle ils trouvèrent toute désamparée, pour ce que les Anglois qui étaient là, incontinent qu'ils aperçurent la venue des François, s'en allèrent et se retrahirent


en une autre plus forte et plus grosse bastille, appelée la bastille des Augustins.

Dit que, volans ces François n'être puissans pour prendre cette bastille, fut conclu que ainsi s'en retourneroient sans rien faire. .

Dit que, pour plus sûrement eux retourner et passer, fut ordonné demeurer derrière des plus notables et vaillans gens de guerre du parti des François, affin de garder que ces ennemis ne les peussent grever, eux enretournant; et pour ce faire furent ordonnés messeigneurs de Gaucourt, de Villars, lors seneschal de Beaucaire, et il qui parle.

Dit que, ainsi que ces François s'en retournoient de cette bastille de Saint-Jehan--le-Blanc pour entrer en, cette île, lors cette Pucelle et la, Hire passèrent tous deux chacun un cheval en un basteau de l'autre part d'cette île, sur lesquelx chevaulx ils montèrent incontinent qu'ils furent passés, chacun sa lance en sa main. Et adonc qu'ils apperceurent que ces ennemis sailloient hors de cette bastille pour courir sur leurs gens,,' incontinent cette Pucelle et la Hire, qui tousjours étaient au devant d'eux pour les garder, couchèrent leurs lances et tous les premiers commencèrent. à fraper ces ennemis; et alors chacun les suivit et commença. à fraper sur ces ennemis, en telle manière que à force les contraignirent eux retraire et entrer en cette bastille des Augustins. Et en ce faisant, il qui parle étant à la garde d'un pas avec aucuns autres pour ce establiz et ordonnez entre lesqueix était un bien vaillant homme d'armes, du païs d'Espagne, nommé Aiphonse de Partada, virent passer par devant eux un autre homme d'armes de leur compaignie, bel homme,


grant et bien armé, auquel, pour ce qu'il passoit oultre, il qui parle dit que ilec demoura un peu avec les nultres, pour faire résistance auxdits ennemis, ou cas que besoing serait; par lequel lui fut incontinent respondu qu'il n'en ferait rien. Et adonc ledit Alphonse lui dit que aussi y povoit-il demourer que les autres, et qu'il y avait d'aussi vaillans comme lui qui demouroient bien. Lequel répondit à icelai Alphonse que non faisait pas lui.

Sur quoi eurent entre eux certaines arrogantes paroles, et tellement qu'ils conclurent aller eux deux l'un quant l'autre sur ces ennemis, et adonc serait vu qui serait le plus vaillant, et qui mieux d'eux deux ferait son devoir. Et eux tenans par les mains, le plus grand cours qu'ils purent, allèrent vers cette bastille des ennemis et furent jusques au pied du palis.

Dit que ainsi qu'ils furent audit palis d'cette bastille, il qui parle vit dedans ledit palis un grant, fort et puissant Anglois, bien en point et armé, lequel leur résistoit tellement qu'ils ne povoient entrer audit palis. Et lors, il qui parle montra ledit Anglois à un nommé maistre Jehan le Canonier, en lui disant qu'il tirast à ce Anglois, car il faisait trop grant grief, et portoit moult de dommage à ceux qui vouloient approcher cette bastille ce que fist ledit maistre Jehan; car incontinent qu'il l'aperceut, il adressa son trait vers lui, tellement qu'il le gecta mort par terre; et lors ces deux hommes gaignièrent le passage, par lequel tous les autres de leur compaignie passèrent et entrèrent en cette bastille; laquelle très aprement et à grant diligence ils assaillirent de toutes parts, par tel party que dedans peu de temps ils la gaignèrent et prindrent d'assaut. Et là furent tuez et


pris la pluspart des ennemis; et ceux qui se purent sauver se retrahirent en cette bastille des Tournelles, étant au pied dudit pont. Et par ainsi obtindrent cette Pucelle et ceux étants avec elle victoire sur ces ennemis pour ce jour. Et fut cette grosse bastille gaignée, et demourèrent devant cette ces seigneurs et leurs gens, avec cette Pucelle, tout cette nuit.

Dit plus que, le lendemain au matin, cette Pucelle envoïa querir tous les seigneurs et capitaines étants devant cette bastille prise, pour adviser qu'était plus à faire: par l'advis desquels fut concluz et délibéré assaillir ce jour un gros bolevart que ces Anglois avaient fait, devant cette bastille des Tournelles, et qu'il était expédient l'avoir et gaigner devant que faire mitre chose. Pour laquelle chose faire et mectre à execucion, allèrent d'une part et d'autre ces Pucelle, capitaines et leurs gens ce jour, bien matin,devant ledit hollevart, auquel ils donnèrent l'assaut de toutes pars, et de le prendre firent tout leur effort et tellement qu'ils furent devant ce boulevart depuis le matin jusques au soleil couchant, sans icelny pouvoir prendre ne gaigner. Et voïans ces seigneurs et capitaines étants avec elle que bonnement pour ce jour ne le povoient gaigner, considéré l'eure qu'était fort tarde, et aussi, que tous étaient fort las et travaillez, fut coneluz entre eux faire sonner la retraicté dudit ost; ce qui fut fait et à son de trompete sonné que chacun se retrahist pour ce jour. En faisant laquelle retraicte, obstant ce que ce qui portoit l'estendart de cette Pucelle et le tenoit encores debout. devant ledit brnilevart, était las et travaillé, bailla ledit estendart à un nommé le Basque, qui était audit seigneur de Villars; et pour ce que il qui


parle cognoissoit ledit Basque être vaillant homme, et qu'il doubtoit que à l'occasion de cette retraicte mal ne s'en inscrivist, et que lesdites bastilles et boulevart demourast ès mains des ennemys, eut imagination que, se ledit. estendart était bo,uté en avant, pour la grant affection qu'il congnoissoit être ès gens de guerre étants illec, ils pourroient par ce moyen gaignier ce boulevart, Et lors demanda il qui parle audit Basque, s'il entroit et alloit au pied dudit boulevart, s'il le suivroit, lequel lui dit et promist de ainsi le faire. Et adonc entra il qui parle dedans ledit fossé et alla jusque au pied de la dove dudit boulevart, soy couvrant de sa targecte pour doubte des pierres, et laissa sondit compaignon de l'autre cousté, lequel il-cuidoit qu'il le deust suivre pied à pied; mais pour ce que, quand cette Pucelle vit sondit étendard ès mains dudit Basque et qu'elle le cuidoit avoir perdu, ainsi que celuy qui le portoit était rentré oudit fossé, vint cette Pucelle, laquelle print ledit étendard par le bout en telle manière qu'il ne le povoit avoir, en criant: «Haa! mon étendard! mon étendard!» et bran-bit ledit étendard, en manière que l'imagination dudit deposant était que en ce faisant les autres cuidassent qu'elle leur fit quelque signe; et lors il qui parle s'escria: «Ha, Basque! est-ce que tu m'as promis?» Et adonc ledit Basque tira tellement ledit estendart qu'il le arracha des mains de cette Pucelle, et ce fait, alla à il qui parle et porta ledit étendard. A l'occacion de laquelle chose tous ceux de l'ost de cette Pucelle s'assemblèrent et derechief se rallièrent, et par si grant aspresse assaillirent ledit boulevart que, dedens peu de temps après, ce boulevart et cette bastille furent par eux pris et des ennemis abandonné; et entrèrent les


dits François dedans cette cité d'Orléans par sus le pont.

Et dit il qui parle [que] ce jour même il avait ouï dire à cette Pucelle: «En nom Dé (Dieu) on entrera ennuyt en la ville par le pont». Et ce fait, se retrahirent cette Pucelle et ses gens en cette ville d'Orléans,. en laquelle il qui parle la fist habiller; car elle avait esté blécié d'un trait audit assault.

Dit aussi que le lendemain tous ces Angloys qui encore restaient demourez devant cette ville, de l'autre part d'cette bastille des Tournelles, levèrent le siège et s'en allèrent comme tous confuz et desconfitz. Et pour, ainsi, moïennant l'aide de Notre-Seigneur et de cette Pucelle, fut cette cité délivrée des mains des ennemis.

Dit encores que, certain temps après le retour du sacre du roy, fut advisé par son conseil étant lors àMehun-sur-Yèvre, qu'il était très nécessaire recouvrer la ville de la Chérité (la Charité) que tenoient ces ennemis; mais qu'il falloit avant prandre la ville de Saint-Pierre-le-Moustier, que pareillement tenoient ces ennemis.

Dit que, pour ce faire et assembler gens, ala cette Pucelle en la ville de Bourges en laquelle elle fist son assemblée, et de là avec certaine quantité de gens d'armes, desquieulx monseigneur d'Elbret (d'Albret) était le chief, allèrent asségier (assiéger) cette ville de Saint-Pierre-le-Moustier.

Et dit que, après ce que la dicte Pucelle et ses dictes gens eurent tenu le siège devant cette ville par aucun temps, qu'il fut ordonné donner l'assault à cette ville; et ainsi fut fait, et de la prendre firent leur devoir ceux qui


là étaient; mais, obstant le grant nombre de gens d'armes étants en cette ville, la grant force d'cette et aussi la grant résistance que ceux du dedans faisoient, furent contraints et forcés ces François eux retraire, pour les causes dessus dictes. Et à celle heure, il qui parle, lequel était blécié d'un traict parmy le tallon, tellement que sans potances (béquilles) ne se povoit spustenir ni nier, vit que cette Pucelle était demourée très petitement accompaignée de ses gens ne d'autres; et doubtant il qui parle que inconvénient ne s'en ensuivist, monta sur un cheval et incontinent tira vers elle, lui demanda ce qu'elle faisait là ainsi seule, et pourquoi elle ne se retrahioit comme les autres. Laquelle, après ce qu'elle ot (eut) ôté sa salade (casque) de dessus sa tête, lui répondit qu'elle n'était pas seule et que encores avait-elle en sa compaignie cinquante mille de ses gens, et que d'ilec ne se partiroit jusques à ce qu'elle eust prise cette ville.

Et dit il qui parle que à celle heure, quelque chose qu'elle dit, n'avait pas avec elle plus de quatre ou cincq hommes, et ce scet-il certainement et plusieurs autres qui pareillement la virent: pour laquelle cause lui dit derechief qu'elle s'en alast d'ilec, et se retirast comme les autres faisoient. Et adonc lui dit qu'il lui fit apporter du fagoz et cloies pour faire un pont sur les fossés de cette ville, affin qu'ils y peussent mieux approuchier. Et en lui disant ces paroles s'escria à haulte voix et dit: «Aux fagoz et aux cloies tout le monde, affin de faire le pont!» Lequel incontinent après fut fait et dressé. De laquelle chose ce déposant fut tout esmerveillé; car incontinent cette ville fut prise d'assault, sans y trouver pour lors trop grant résistence.


Et dit il qui parle que tous les faits de cette Pucelle lui semblaient plus faits divins et miraculeux que autrement, et qu'il était impossible à une si jeune pucelle faire telles oeuvres sans le vouloir et conduite de NotreSeigneur,

Dit aussi il qui parle, lequel, par l'espace d'un an entier, par le commandement du roy notre dit seigneur, demoura en la compaignie de cette Pucelle, que, pendant ce temps, il n'a vu ni cogneu en elle chose qui ne doive être en une bonne chrétienne; et laquelle il a toujours veue et cogneue de très bonne vie et honneste conversation, en tous et chacuns de ses faits.

Dit aussi qu'il a congneu cette Pucelle être très dévote créature, et que très dévotement se maintenoit en oyant le divin service de Notre-Seigneur, lequel continuellement elle vouloit ouyr, c'est assavoir, aux jours solempnelz, la grant messe au lieu où elle était, avec les heures subséquentes, et aux autres jours une basse messe; et qu'elle était accoustumée de tous les jours ouyr messe, s'il lui était possible.

Dit plus que, par plusieurs fois, a vu et su qu'elle se confessait et recepvoit Notre-Seigneur, et faisait tout ce que à un bon chrétien et chrétienne appartient de faire, et sans que jamais, pendant ce qu'il a conversé avec elle, il lui ait entendu jurer, blasphémer ou parjurer le nom de Notre Seigneur, ne de ses saints, sous quelque cause ou occasion que ce fut.

Dit outre que, non obstant ce qu'elle fut jeune fille, belle et bien formée, et que, par plusieurs fois, tout en aidant à cette armer que autrement, il lui avait vu les tetins, et autrefoiz les jambes toutes nues, en la faisant apareiller de ses plaies; et que d'elle approuchoit sou-


ventes fois, et aussi quit fut fort jeune et en sa bonne puissance, toutefois jamais, pour quelque veue ou atouchement qu'il eust vers cette Pucelle, ne s'esmeut son corps à nul charnel désir vers elle, ne pareillement ne faisait nul autre quelconque de ses gens et escuiers, ainsi qu'il qui parle leur a entendu dire et relater par plusieurs fois.

Et dit que, à son advis, elle était très bonne chrétienne: et qu'elle devoit être inspirée; car elle aimait tout ce qu'un bon chrétien doit aimer, et par espécial elle aimait fort un bon preudhomme qu'elle savoit être de vie chaste.

Dit encore plus qu'il a entendu dire à plusieurs femmes qui cette Pucelle ont veue par plusieurs fois nue, et su de ses secretz, que jamais n'avait eu la secrecte maladie des femmes et que jamais nul n'en put riens cognoistreou appercevoir par ses habillemens ne aultrement.

Dit aussi que, quand cette Pucelle avait aucune chose à faire pour le fait de sa guerre, elle disoit à il qui parle que son conseil lui avait dit ce qu'elle devoit faire.

Dit qu'il l'interrogea qui était sondit conseil; laquelle lui répondit qu'ils étaient trois ses conseillers desquels l'un était toujours résidamment aveéques elle, l'autre aloii et venoit souventes fois vers elle et la visitoit; et le tiers était celuy avec lequel les deux autres délibéroient. Et advint que, une fois entre les autres, il qui parle lui priast et requist qu'elle lui voulsist une fois montrer ce conseil: laquelle lui répondit qu'il n'était pas assez digne ne vertueux pour ce veoir. Et sur ce se désista ledit déposant de plus avant lui en parler ne enquérir.

Et croit fermement ledit déposant, comme dessus a


dit, que, vu les faits, gestes grans conduites d'cette Pucelle, quelle était remplie de tous les biens qui peuvent et doivent être en une bonne chrétienne.

Et ainsi l'a dit et depposé comme dessus est escript, sans amour, faveur, haine ou subornacion quelconques, mais seulement pour la seule vérité du fait, et ainsi comme il a vu et congneu être en cette Pucelle.


Le procès de Jeanne d'Arc - Déposition de Raoul de Gaucourt, grand maître d'hôtel du roi