Le procès de Jeanne d'Arc - CINQUANTE-QUATRIÈME SÉANCE
MARDI 29 MAI 1431.
[Dans la chapelle de l'archevêché, à Rouen.]
Dernière délibération.
N. de Venderès: Jeanne doit être et est considérée hérétique. La sentence ayant été portée par les juges, Jeanne doit être abandonnée au bras séculier, avec prière de la vouloir traiter bien doucement.
Gilles, abbé de Fécamp: Jeanne est relapse. Cependant il est bon de lui relire la cédule comminatoire qui lui a été lue dernièrement et de la lui expliquer en lui prêchant la parole divine. Cela fait, les juges ont à la déclarer hérétique, puis à l'abandonner au bras séculier avec prière de la traiter bien doucement.
J. Pinchon: Elle est relapse. Pour le reste s'en rapporte aux théologiens. G. Erard: Relapse, et partant doit être abandonnée (comme M. de Fécamp).
R. Gilbert, comme G. Erard.
L'abbé de Saint-Ouen, J. de Châtillon, E. Emengard, G. Boucher, le prieur de Longueville, G. Haiton, A. Marguerie, J. Alépée, J. Garin, comme M. de Fécamp.
D. Gastinel: Cette femme est hérétique et relapse; elle doit être abandonnée au bras séculier sans recommandation de la traiter doucement.
P. de Vaux: idem.
P. de Houdenc, J. Nibat, Guillaume abbé de Mortemer, J. Guesdon, N. Coppequesne, G. du Desert, P. Maurice, Baudribosc, Cavai, Loyseleur, Desjardins, Tiphaine, du
Livet, du Crotoy, P. Correl, Ledoux, Colombel, Morel, Ladvenu, Dugrouchet, Pigache, Delachambre médecin, comme M. de Fécamp.
Th. de Courcelles, Is. de la Pierre, comme M. de Fécamp. Ils ajoutent que cette femme doit être encore avertie charitablement pour le salut de son âme, en lui représentant qu'elle n'a plus rien à espérer de sa vie temporelle.
J. Mauget, comme M. de Fécamp.
30 Mai 1431.
MERCREDI 30 MAI, VERS 9 HEURES DU MATIN,
A ROUEN, SUR LE VIEUX MARCHÉ.
Par exploit de Jean Massieu, prêtre, Jeanne, ayant été citée, comparaît:
Présents et assistants: Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, et fr. Jean Lemaître, de l'ordre de Saint-Dominique, juges.
[Henri de Beaufort, cardinal d'Angleterre 1.]
Les évêques de Thérouanne et de Noyon.
J. de Châtillon, A. Marguerie, N. de Venderès, R. Rousse!, D. Gastinel, G. le Bouchier, Th. de Courcelles, J. Alépée, P. de Houdenc, P. Maurice, G. Haiton, le prieur de Longueville, R. Gilebert, [J. Lefebvre,
1. Le cardinal d'Angleterre témoin au cimetière de Saint-Ouen ne figure pas parmi les membres présents au Vieux-Marché, Cf. L'Averdy. Notice des mss. du procès, in-4., 1790, p. 155, n'.111. Il paraît toutefois certain, d'après divers témoignages, que le prélat assiste au prononcé et à l'exécution de la sentence, Quicherat, Procès, t. II, p. 6; t. III, p. 185; Vallet de Viriville, Procès, p. 240, notes.
J. Garin 1] et beaucoup d'autres seigneurs et maîtres, ecclésiastiques, fut amenée ladite Jeanne par-devant nous, par Jean Massieu, à la vue du peuple réuni en foule, et placée sur un échafaud ou ambon. Pour l'admonester salutairement et édifier les peuples, une prédication solennelle a été faite par illustre docteur eu théologie M. Nicolas Midi. Celui-ci a pris pour thème la parole de l'apôtre écrite au chapitre XIe de la Ire aux Corinthiens «Si un membre souffre, tous les autres membres souffrent.»
La prédication finie, nous avons de nouveau averti ladite Jeanne qu'elle pourvût au salut de son âme; qu'elle songeât à ses méfaits pour en faire pénitence avec vraie contrition. Nous l'avons exhortée de croire aux conseils des clercs et notables hommes qui l'instruisaient et enseignaient touchant son salut; spécialement des deux vénérables frères qui l'assistaient et que nous y avions commis pour cet effet 2. Cela fait, nous évêque et vicaire, eu égard à ce qui précède. D'où il résulte que ladite femme, obstinée dans ses erreurs, ne s'est jamais sincèrement désistée de ses témérités et crimes infâmes; que, bien plus et loin de là, elle s'est montrée évidemment plus condamnable, par la malice diabolique de son obstination en feignant une contrition fallacieuse et une pénitence et amendement hypocrite, avec parjure du saint nom de Dieu et blasphème de son ineffable majesté; attendu qu'elle s'est montrée ainsi, - comme obstinée, incorri-
1. Ces noms figurent dans un acte spécial dressé pour commémorer les condainsiations et produit en justice lors du procès de réhabilitation. Cf. Quicherat, Procès, t. III, p. 386.
2. Fr. Isambard de la Pierre et fr. Martin Ladvenu, dominicains.
gible, hérétique et relapse - indigne de toute grâce et communion que nous lui avions miséricordieusement offertes dans notre première sentence; tout considéré, sur la délibération et conseil de nombreux consultants, nous avons procédé à notre sentence définitive, en ces termes.
Au nom de Dieu, amen. Toutes les fois que le venin pestilentiel de l'hérésie s'attache à l'un des membres de l'Eglise, et le transfigure en un membre de Satan, il faut s'étudier avec un soin diligent à ce que l'infâme contagion de cette lèpre ne puisse gagner les autres parties du corps mystique de Jésus-Christ. Les préceptes des saints Pères ont en conséquence prescrit qu'il valait mieux séparer du milieu des justes les hérétiques endurcis que de réchauffer un serpent aussi pernicieux pour le reste des fidèles dans le sein de notre pieuse mère l'Eglise. C'est pourquoi nous, Pierre, etc., Jean, etc., juges compétents en cette partie, nous t'avons déclarée par juste jugement, toi, Jeanne, vulgairement appelée la Pucelle, être tombée en diverses erreurs et crimes de schisme, idolâtrie, invocation des démons et beaucoup d'autres délits. Néanmoins comme l'Eglise ne ferme pas son sein au pécheur qui y retourne, nous, pensant que tu avais de bonne foi abandonné ces erreurs et ces crimes, attendu que certain jour tu les as désavoués, que tu as publiquement juré, voué et promis de n'y plus retourner sous aucune influence ou d'une manière quelconque, mais que tu préférais demeurer fidèlement et constamment dans la communion, ainsi que dans l'unité de l'Eglise catholique et du pontife romain, comme il est plus explicitement contenu dans ta cédule souscrite de ta propre main; attendu néanmoins que, après cette abjuration, séduite
dans ton coeur par l'auteur de schisme et d'hérésie, tu es retombée dans ces délits, ainsi qu'il résulte de tes déclarations, ô honte! itératives, comme le chien retourne à son vomissement; attendu que nous tenons pour constant et judiciairement manifeste que ton abjuration était plutôt feinte que sincère.
Pour ces motifs, nous te déclarons retombée dans les sentences d'excommunication que tu as primitivement encourues, relapse et hérétique, et par cette sentence émanée de nous siégeant au tribunal, nous te dénonçons et prononçons, par ces présentes, comme un membre pourri, qui doit être rejeté et retranché de l'unité ainsi que du corps de l'Eglise, pour que tu n'infectes pas les autres. Comme elle, nous te rejetons, retranchons et t'abandonnons à la puissance séculière, en priant cette puissance de modérer son jugement envers toi en deçà de la mort et de la mutilation des membres, priant aussi que le sacrement de pénitence te soit administré, si en toi apparaissent les vrais signes de repentir.
Suit la sentence spéciale d'excommunication.
Le mercredi, au point du jour, avant la sentence et le (départ du château, Jeanne communia suivant sa demande. Pouvait-on donner la communion à une personne ainsi déclarée excommuniée et hérétique? Ne fallait-il pas absolution en forme de l'Eglise? Les juges et conseillers mirent ce point en délibération et décidèrent de lui accorder, sur sa requête, le sacrement de l'Eucharistie, avec l'absolution.
Jeanne fut menée à son supplice avec une grande troupe d'hommes d'armes, au nombre d'environ quatre-vingts, partant épées et bâtons. Je la vis amener à l'échafaud. Sur la place étaient rangés sept à huit cents hommes de guerre. Ils entouraient Jeanne, si bien que personne n'eût été assez hardi pour lui parler, excepté frère Martin Ladvenu et maître Jean Massieu.
Jeanne ouït patiemment le sermon tout au long. Après, elle fit ses prières et lamentations, bien notablement et dévotement, de telle sorte que les juges, les prélats et tous les autres assistants furent provoqués à grands pleurs et larmes en la voyant exprimer ses pitoyables regrets et faire ses douloureuses complaintes. La sentence de l'Eglise venait d'être prononcée et Jeanne savait qu'elle allait mourir. Elle fit ses plus belles oraisons, recommandant son âme à Dieu, à la sainte Vierge et à tous les saints, les invoquant et demandant pardon et à ses juges et aux Anglais et au roi de France et à tous les princes du royaume. Je me retirai et ne vis pas le reste. Jamais je ne pleurai tant pour chose qui m'advint. Encore un mois après je ne m'en pouvais bonnement apaiser. C'est pourquoi de l'argent que j'avais eu du procès en rémunération de mes peines et labeurs, j'achetai un petit missel, que j'ai encore, comme souvenir de Jeanne et afin d'avoir occasion de prier pour elle.
J'ai ouï dire qu'à la suite de la sentence du juge d'Eglise qui la livrait au bras séculier, Jeanne fut conduite au bailli là présent, et que celui-ci sans autre délibération ou sentence, faisant signe de la main, dit «Menez! Menez!» Et Jeanne fut menée au bûcher.
J'ai ouï dire encore par les témoins que Jeanne, à sa fin, avait invoqué le nom de Jésus. Elle ne voulut jamais
révoquer ses révélations et y persista jusqu'à la dernière heure. De l'avis de tous, sa mort fut bien chrétienne. Pour moi, jamais ne vis aucun chrétien, plus grand signe de pénitence finale.
Le mercredi suivant eut lieu l'exécution. Dès le matin, après avoir ouï deux fais Jeanne en confession, frère Martin Ladvenu m'envoya trouver l'évêque de Beauvais pour l'informer qu'elle s'était confessée et demandait la communion. L'évêque réunit quelques docteurs. Après qu'ils eurent délibéré il revint me dire: «Dites à frère Martin de lui donner la communion et tout ce qu'elle demandera». Je revins nu château et avisai frère Martin.
Certain clerc, messire Pierre apporta à Jeanne le corps de Notre-Seigneur, mais avec bien de l'irrévérence, sur une patène enveloppée du conopée dont on couvre le calice, sans lumière, sans cortège, sans surplis et sans étole. Frère Martin en fut mécontent. Il envoya quérir une étale et de la lumière, puis il communia Jeanne. J'y étais. Elle reçut l'hostie très dévotement et en répandant beaucoup de larmes.
Cela fait, Jeanne fut conduite au Vieux-Marché; frère Martin et moi nous la conduisîmes. Il y avait plus de 800 hommes d'escorte portant haches et glaives. Sur le chemin, Jeanne faisait de si pieuses lamentations que frère Martin et moi ne pouvions nous tenir de pleurer.
Au Vieux-Marché, Jeanne ouït le sermon de maître Nicolas Midi bien paisiblement. Le sermon fini, maître Midi dit à Jeanne: «Jeanne, va en paix, l'Eglise ne peut plus te défendre et te livre au bras séculier.» A ces mots,
Jeanne, s'étant agenouillée, fit à Dieu les plus dévotes oraisons. Elle eut une merveilleuse constance, montrant apparences évidentes et grands signes de contrition, pénitence et ferveur de foi, tant par ses piteuses et dévotes lamentations que par ses invocations de la benoîte Trinité, de la benoîte glorieuse Vierge Marie et de tous les benoîts saints du paradis, parmi lesquels elle en nommait expressément plusieurs. Au milieu de ses lamentations, dévotions et attestations de vraie foi, elle demandait merci très humblement à toute manière de gens, de quelque condition ou état qu'ils fussent, tant de l'autre parti que du sien, en requérant qu'ils voulussent prier pour elle et en leur pardonnant le mal qu'ils lui avaient fait. Elle continua ainsi longtemps, environ une demi- heure. A cette vue les juges assistants se mirent à pleurer avec abondance. Plusieurs des Anglais présents reconnaissaient et confessaient le nom de Dieu au spectacle d'une si notable fin. Ils étaient joyeux d'y avoir assisté, disant que ç'avait été une bonne femme.
Quand Jeanne fut abandonnée par l'Eglise, j'étais encore avec elle. Elle requit avec grande dévotion qu'on lui donnât une croix. Un Anglais en fit une avec le bout d'un bâton et la lui donna. Jeanne la reçut dévotement, la baisa tendrement, faisant de piteuses lamentations et oraisons à Dieu notre Rédempteur qui souffrit en la croix pour notre salut; de laquelle croix elle avait le signe et la représentation. Elle mit cette croix en son sein, entre sa chair et son vêtement. De plus, elle me demanda humblement de lui faire avoir la croix de l'église afin qu'elle la vît continuellement jusqu'à la mort. Je fis tant que le clerc de la paraisse Saint-Sauveur la lui apporta. Quand on la lui eut apportée, Jeanne l'embrassa bien fort et longue-
ment en pleurant, et elle la serra dans ses mains jusqu'à ce que son corps fût lié au poteau.
Pendant que Jeanne faisait ses dévotions et pieuses lamentations, les soldats anglais et plusieurs de leurs capitaines nous harcelaient, ayant hâte qu'elle fût mise entre leurs mains pour la faire plus tôt mourir. Je réconfortais Jeanne sur l'échafaud du mieux que je pouvais
quand ils me dirent: «Comment, prêtre, nous ferez-vous dîner ici?» Et incontinent, sans aucune forme ni signe de jugement, ils l'envoyèrent au feu en disant au bourreau: «Fais ton office.» Accompagnée de frère Martin, Jeanne fut conduite et liée, et jusqu'au dernier moment elle continua les louanges et lamentations dévotes envers Dieu, saint Michel, sainte Catherine et tous les saints. En mourant, elle cria à haute voix: JÉSUS!
Je tiens de Jean Fleury, clerc et greffier du bailli, qu'au rapport du bourreau, le corps étant réduit en cendres, le coeur de Jeanne était resté intact et plein de sang.
On donna ordre au bourreau de recueillir tout ce qui restait de Jeanne et de le jeter à la Seine, il le fit.
Le jour où Jeanne fut brûlée, je me trouvai dès le matin en la prison avec frère Martin Ladvenu que l'évêque de Beauvais lui avait envoyé pour l'induire à vraie pénitence et l'entendre en confession; ce que ledit Ladvenu fit bien soigneusement et charitablement.
Quand il annonça à Jeanne la sentence des juges et qu'elle ouït la dure et cruelle mort qui l'attendait, elle cria douloureusement et piteusement, se tira et arracha
les cheveux: «Hélas, me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement qu'il faille que mon corps net et entier qui ne fut jamais corrompu soit aujourd'hui consumé et réduit en cendres! Ah! ah! j'aimerais mieux être décapitée sept fois que d'être ainsi brûlée. Hélas si j'eusse été en la prison ecclésiastique à laquelle je m'étais soumise et que j'eusse été gardée par les gens d'Eglise, non pas par mes ennemis et adversaires, il ne me fût pas si misérablement arrivé malheur. Oh! j'en appelle devant Dieu, le grand juge, des grands torts et ingravances qu'on me fait.» Et elle se plaignait merveilleusement des oppressions et violences qu'on lui avait faites.
Après ces plaintes survint l'évêque de Beauvais auquel elle dit incontinent: «Evêque, je meurs par vous.» Il commença à lui faire des remontrances, disant: «Ah! Jeanne, prenez tout en patience, vous mourez pour ce que vous n'avez pas tenu ce que vous aviez promis et que vous êtes retournée à votre premier maléfice.» Et la pauvre Pucelle lui répondit: «Hélas! si vous m'eussiez mise aux prisons de cour d'Eglise et rendue entre les mains de concierges ecclésiastiques compétents et convenables, ceci ne fût pas advenu. C'est pourquoi j'en appelle de vous devant Dieu.» Pour lors je sortis et n'ouïs plus rien.
La Pucelle me révéla qu'après son abjuration, on l'avait tourmentée violemment en la prison, molestée et battue, et qu'un lord anglais avait tenté de la violer. Elle disait publiquement et elle me dit à moi que c'était la cause pour laquelle elle avait repris l'habit d'homme.
Avec la permission des juges, avant le prononcé de la sentence, j'entendis Jeanne en confession et je lui administrai le corps de Notre-Seigneur. Elle le reçut avec grande dévotion et beaucoup de larmes. Son émotion était telle que je ne saurais l'exprimer.
Le matin de ce jour qui était un mercredi, tandis que j'étais avec Jeanne pour la préparer au salut, l'évêque de Beauvais et quelques chanoines de Rouen entrèrent: Quand elle vit l'évêque, Jeanne lui dit: «Vous êtes cause de ma mort, vous m'aviez promis de me mettre aux mains de l'Eglise et vous m'avez remise aux mains de mes pires ennemis.» Près de sa fin elle disait encore à l'évêque: «Hélas je meurs par vous, car si vous m'eussiez donnée à garder aux prisons d'Eglise, je ne serais pas ici.»
Au lieu de procéder régulièrement, on s'en tint à la sentence épiscopale et il n'y eut pas de sentence laïque. C'est là un fait dont je suis certain, car je ne quittai pas Jeanne depuis sa sortie du château jusqu'au moment où elle rendit l'esprit. Après qu'elle eut été abandonnée par l'Eglise au bras séculier, deux sergents anglais la contraignirent de descendre de l'échafaud, la menèrent au lieu de l'exécution et la livrèrent au bourreau. Pourtant le bailli et la cour séculière étaient présents, assis sur un échafaud. Mais, je le répète, il n'y eut pas de condamnation portée par eux.
Le bourreau disait: «Jamais l'exécution d'aucun criminel ne m'a donné tant de crainte que l'exécution de cette pucelle; d'abord à cause de sa réputation et du grand bruit fait autour d'elle, puis à cause de la manière cruelle dont elle a été liée et affichée.» De fait les Anglais avaient fait faire un haut échafaud en plâtre, et
au dire du bourreau, il ne la pouvait bonnement ni facilement expédier, ayant peine à atteindre jusqu'à elle. De tout cela il était fort marri et il avait grande compassion de la façon atroce dont on faisait mourir Jeanne.
Je puis attester la grande et admirable contrition de Jeanne, sa continuelle confession et repentance. Elle prononçait toujours le nom de Jésus et elle invoquait dévotement l'aide des saints et saintes du paradis.
Jusqu'à sa dernière heure, comme toujours, Jeanne affirma et maintint que ses voix étaient de Dieu, que tout ce qu'elle avait fait elle l'avait fait par ordre de Dieu, et qu'elle ne croyait pas avoir été trompée par ses voix; enfin que ses révélations étaient de Dieu.
J'ai souvenir d'avoir été présent au prêche du Vieux-Marché. Dès le matin avant le prêche, je vis porter à Jeanne le corps du Christ, en grande solennité. On chantait les litanies; on disait: «Priez pour elle!» et il y avait une grande multitude de flambeaux. Je n'assistai point à la communion de Jeanne. Mais depuis, j'ai entendu dire qu'elle avait reçu le bon Dieu fort dévotement et avec grande abondance de larmes.
A son dernier jour, Jeanne se confessa et communia. La sentence ecclésiastique fut ensuite prononcée. Ayant assisté à tout le dénouement du procès, j'ai bien et clairement vu qu'il n'y eut pas de sentence portée par le juge séculier. Celui-ci était à son siège, mais il ne for-
mula pas de conclusion. L'attente avait été longue. A la fin du sermon, les gens du roi d'Angleterre emmenèrent Jeanne et la livrèrent au bourreau pour être brûlée. Le
juge se borna à dire au bourreau, sans autre sentence: «Fais ton office .»
Frère Martin Ladvenu et moi suivîmes Jeanne et restâmes avec elle jusqu'aux derniers moments. Sa fin fut admirable tant elle montra grande contrition et belle repentance. Elle disait des paroles si piteuses, dévotes et chrétiennes que la multitude des assistants pleurait à chaudes larmes. Le cardinal d'Angleterre et plusieurs autres Anglais ne purent se tenir de pleurer; l'évêque de Beauvais, même lui, versa quelques pleurs.
Comme j'étais près d'elle, la pauvre pucelle me supplia humblement d'aller à l'église prochaine et de lui apporter la croix pour la tenir élevée tout droit devant ses yeux jusqu'au pas de la mort, afin que la croix où Dieu pendit, fût, elle vivante, continuellement devant sa vue.
C'était bien une vraie et bonne chrétienne. Au milieu des flammes, elle ne s'interrompit pas de confesser à haute voix le saint nom de Jésus, implorant et invoquant l'aide des saints du paradis. En même temps elle disait qu'elle n'était ni hérétique, ni schismatique comme le partait l'écriteau. Elle m'avait prié de descendre avec la croix, une fois le feu allumé, et de la lui faire voir toujours. Ainsi je fis. A sa fin, inclinant la tête et rendant l'esprit, Jeanne prononça encore avec force le nom de Jésus. Ainsi signifiait-elle qu'elle était fervente en la foi de Dieu, comme nous lisons que le firent saint Ignace d'Antioche et plusieurs autres martyrs. Les assistants pleuraient.
Un soldat anglais qui la haïssait mortellement avait
juré qu'il mettrait de sa propre main un fagot au bûcher de Jeanne. Il le fit. Mais à ce moment, qui était celui où Jeanne expirait, il l'entendit crier le nom de Jesus. Il demeura terrifié et comme foudroyé. Ses camarades l'emmenèrent dans une taverne près du Vieux-Marché pour le ragaillardir en le faisant boire. L'après-midi, le même Anglais confessa en ma présence à un frère prêcheur de son pays, qui me répéta ses paroles, qu'il avait gravement erré, qu'il se repentait bien de ce qu'il avait fait contre Jeanne, qu'il la réputait maintenant bonne et brave pucelle; car au moment où elle rendait l'esprit dans les flammes il avait pensé voir sortir une colombe blanche valant du côté de la France.
Le même jour, l'après-midi, peu de temps après l'exécution, le bourreau vint au couvent des frères prêcheurs trouver frère Martin Ladvenu et moi. Il était tout frappé et ému d'une merveilleuse repentance et angoissante contrition. Dans son désespoir il redoutait de ne jamais obtenir de Dieu indulgence et pardon pour ce qu'il avait fait à cette sainte femme. «Je crains fort d'être, damné, nous disait-il, car j'ai brûlé une sainte.»
Ce même bourreau disait et affirmait que nonobstant l'huile, le soufre et le charbon qu'il avait appliqués contre les entrailles et le coeur de Jeanne, il n'avait pu venir à bout de consumer et réduire en cendres ni les entrailles ni le coeur. Il en était très perplexe, comme d'un miracle évident.
Je me trouvais là quand Jeanne sortit du château pour se rendre au lieu de son supplice. Il y avait environ cent
vingt hommes qui la conduisaient, ayant haches et glaives. Jeanne pleurait très fort. La compassion me prit. Je n'eus pas 1a force d'aller jusqu'au lieu du supplice.
J'ouïs dire que les Anglais avaient amené Jeanne à reprendre l'habit d'homme. On racontait que les habits de femme lui avaient été soustraits et les habits d'homme mis à la place: d'où cette conclusion qu'on l'avait injustement condamnée. J'assistai à la dernière prédication qui fut faite au Vieux-Marché, à Rouen, par maître Nicolas Midi, après laquelle Jeanne fut brûlée. Les fagots étaient tout prêts et Jeanne faisait de si pieuses lamentations et exclamations que beaucoup pleuraient. Quelques Anglais riaient; j'entendis Jeanne prononçant ces mots ou d'autres semblables: «Ha! Rouen! j'ay grant paour que tu ne ayes à souffrir de ma mort!» Un moment elle se mit à crier «Jésus» et à invoquer saint Michel. Puis elle expira dans les flammes.
J'ouïs dire en ce temps-là que le jour ou il vit Jeanne condamnée à mort, Loyseleur eut le coeur torturé par le remords et voulut monter sur la charrette pour crier pardon à Jeanne. Cela indigna les nombreux Anglais présents, si bien que sans l'intervention du comte de Warwick, Loyseleur eût été tué. Le comte enjoignit à Loyseleur de sortir de Rouen au plus vite s'il tenait à la vie.
Maître Pierre Morice visita Jeanne dès le matin avant qu'on la conduisît au prêche du Vieux-Marché. «Maître Pierre, lui dit-elle, où serai-je ce soir? - N'avez-vous pas banne espérance dans le Seigneur? répondit maître Pierre. - Oui, reprit-elle. Dieu aidant je serai en paradis.» Maître Pierre m'a raconté cela.
Quand Jeanne vit mettre le feu au bûcher, elle se mit à crier d'une voix forte: JÉSUS! et toujours, jusqu'à son trépas, cria: JÉSUS!
Une fois morte, les Anglais, redoutant qu'on ne fît courir le bruit qu'elle s'était échappée, ordonnèrent au bourreau d'écarter un peu les flammes pour que les assistants la pussent voir morte.
Pendant l'exécution, maître Jean Alépée, alors chanoine de Rouen, était à mes côtés. Il pleurait que c'était merveille et je lui entendis dire: «Plut à Dieu que mon âme fût au lieu oùje crois être l'âme de cette femme.»
Jeanne fut bientôt estainte et sa robe toute arse (toute brûlée); et fut veue de tout le peuple-toutte nue et tous les secrets qui peu[v]ent être ou doibvent en femme, pour aster les doubtes du peuple. Et quand ils l'[eu]rent assez à leur gré veue, toutte morte, le bourrel remist le feu grant sur sa p[a]u[v]re charongne qui tantôt fut toutte comburée et os et cha[i]r mis en cendre.
Le procès de Jeanne d'Arc - CINQUANTE-QUATRIÈME SÉANCE