La légende dorée
De tous les livres que nous a légués le moyen âge, un des plus recherchés et des mieux accueillis fut, de l'aveu de tous, la Légende dorée *. Les manuscrits qu'en possèdent les bibliothèques publiques et particulières sont innombrables, et exécutés pour la plupart avec un luxe d'ornementation et un soin qui prouvent incontestablement le mérite dont jouissait l'ouvrage de Jacques de Varazze, archevêque de Gênes, au XIII. siècle (1230-1298). Les éditions données par l'imprimerie, dans toutes lés langues, sous tous les
* Le mot Légende a toujours signifié sujet de lecture, jusqu'au moment où une science quelconque l'a traduit par conte, fable. Il y a toutefois un aveu bon à recueillir et dont il faut prendre acte. En parlant d'Augustin Thierry, la Revue des Deux-Mondes dit que, dans les Légendes du moyen âge, a il y trouvait la VÉRITABLE HISTOIRE, et il avait raison: car la Légende est la tradition vivante, et trois fois sur quatre, elle est plus vraie que l'histoire.»
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formats, sont nombreuses et la Légende pourrait le disputer par ses réimpressions avec les ouvrages les plus estimés.
Si les récits de Jacques de Voragine n'avaient point été dignes d'être goûtés, assurément il deviendrait bien difficile de s'expliquer une vogue si générale et tellement constante dans tous les pays durant plusieurs siècles. Mais .il s'est opéré une terrible révolution contre ce livre qui, jusqu'au XVIe siècle, avait passé pour de l'or (aurea): il ne fut plus regardé que comme du fer ou bien encore comme quelque chose de très inférieur. Relégué ad fond des bibliothèques, il ressemble, paraît-il, à ces monnaies saussées ou fausses, conservées, sans qu'on y jette les yeux, dans les cabinets des collectionneurs, surpris de savoir qu'elles ont eu un grand cours, on dirait même un cours. forcé chez une foule de peuples.
Les premiers lecteurs furent-ils. des dupes? La justice est-elle du côté de la critique moderne? Quelle est la valeur de la Légende dorée?
La traduction que nous en avons essayée, nous l'a fait aimer; nous allons tâcher de la défendre.
Nous serons assez hardis même pour prétendre venger le pieux dominicain, le bienheureux archevêque de Gênes, des ennemis que son livre lui a suscités dans des rangs diamétralement opposés, et notre tâche, sans crainte, de nous créer des illusions, nous semble facile. Nous n'avons qu'à exposer la méthode qu'il emploie, qu'à découvrir les sources où il puise, à (VII) signaler le but auquel il veut arriver. Loin de nous toutefois la pensée ni le désir de faire revenir le monde d'aujourd'hui à la lecture de son livre avec la confiance et l'enthousiasme qu'il a excités au moyen-âge. On possède des ouvrages du genre de la Légende
il ne leur manque pour jouir d'un succès égal qu'une, seule qualité, la naïveté! C'est là tout le secret qui explique l'avidité avec laquelle on a dévoré l'ouvrage Au dominicain; alors il devient facile de comprendre qu'il a été traduit dans tous les idiomes, comme il a été reproduit et copié par le miniaturiste, le peintre verrier, l'émailleur en haut et bas-relief.
La Légende dorée est l'explication des offices célébrés durant l'année ecclésiastique. Les fêtes des saints revenant en plus grand nombre que les autres solennités dans l'Église, la vie des saints tient conséquemment la plus grande place du livre: il commence en effet par une instruction sur l'Avent , qui ouvre le cycle liturgique, et après avoir parcouru tout le cycle festival, il se termine par l'explication du dernier office contenu au Bréviaire; celui de la Dédicace des. Eglises.
Le but principal de l'auteur est donc d'exposer aux fidèles les motifs de chaque solennité, admise dans le calendrier suivi par le monde catholique.
Chaque cérémonie ayant ses raisons d'être, il en développe les motifs en rapportant à côté de chacune quelques traditions, des récits fort extraordinaires: parfois, pour en graver mieux le souvenir, dans la (VIII) mémoire du lecteur. Et comme au temps où il écrivait, on n'avait pas, comme aujourd'hui, la ressource de trouver l'histoire des saints dont la fête revient à jour fixe dans l'Eglise, Jacques de Varazze conçut l'idée de rassembler dans un corps d'ouvrage, sous une forme plus étendue que les leçons des Bréviaires, les légendes particulières de chaque bienheureux proposé par la sainte Eglise à la vénération comme à l'imitation de ses enfants, et voici comme il procède :
Tout d'abord vient l'étymologie du nom du saint dont les actions vont être racontées*. Comme tous les hagiographes du moyen âge, l'auteur décompose le ,mot dans toutes ses parties et fait de chacune d'elles une application, il faut le dire, souvent forcée, mais quelquefois assez heureuse pour analyser l'ensemble de la vie du personnage: on croirait lire un horoscope.
Après avoir justifié ses pronostics dans les limites du possible, arrive le récit principal dans lequel sont fondues des scènes merveilleuses et quelquefois étranges: les guérisons miraculeuses, les visions, les résurrections se succèdent lés unes aux autres; le diable, à son tour, n'y joue pas le moindre rôle. On voit que l'auteur a voulu produire des effets saisissants
et quand le vrai lui manque, il aborde, mais toujours en prévenant son lecteur, les traditions apocryphes, dès lors qu'il peut en rencontrer concernant les personnages
* Le savant et judicieux Bollandus prétend qu'une autre main que celle de Jacques de Varazze a intercalé ces étymologies dans la Légende. Il n'en apporte du reste aucune preuve.
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remarquables par leurs vices et leurs forfaits, n'ayant d'autre pensée que de les rendre odieux affreusement, comme, par exemple, Judas, Pilate, Néron, Julien l'apostat et bien d'autres. C'est le côté poétique de la Légende, mais ce n'était pas le seul qui dût, lui concilier les sympathies que nous lui connaissons. On y trouve aussi la Légende édifiante qui reproduit des souvenirs respectables, sans dessein de feindre ni de plaire et qui ne songe qu'à dire le vrai pour faire pratiquer le bien. Elle a pour basé les actes authentiques des saints et des martyrs, les récits recueillis de leur plume ou de leur bouche. Voilà la part la plus forte comme la plus substantielle dont le but a été apprécié comme il suit par le savant Ozanam: «A quelque moment que nous prenions la Légende; nous y trouvons toujours une vérité positive, ou une vérité symbolique; jamais nous n'y voyons ce qu'on a appelé mythologie. Le vice de la mythologie est d'étouffer l'âme sous les sens, l'esprit sous la matière... au contraire, la Légende fait régner l'esprit sur la matière, la prière sur la nature, l'éternité sur le temps. Elle trouve dans le mérité ou le démérite le. point où elle suspend les destinées humaines.
«Il se peut que vous soyez fatigué de ces visions, les peuples ne l'étaient pas: ils ne se lassaient point d'entendre parler d'une vie meilleure: que celle-ci. »
Porter au bien, le faire pratiquer, tel est, en effet, le but auquel a visé Jacques de Voragine, et il n'en pouvait être autrement. C'était un fervent religieux de (X) l'ordre de saint Dominique, et l'humble frère prêcheur, promu plus tard au siège de Gênes, consacra toute sa vie au salut. de son prochain. Or, dans le cours de ses prédications, il a observé que de tout temps, les esprits ont été avides du merveilleux, que la vérité frappe l'intelljgence, mais qu'elle pénètre bien plus avant, dès lors qu'elle s'appuie sur des prodiges. La vie des saints s'offre à ses yeux comme un moyen réel et efficace d'affermir la vertu dans les cours, il prend dans les actes authentiques des saints martyrs, des confesseurs, des vierges, les parties les plus saillantes par les détails, les plus extraordinaires d'ensemble, et il les propose à l'imitation publique. Il pose ses saints en héros, il les fait parler et agir en héros. Qu'est-ce qu'un saint, en effet? sinon un homme dont les actions, dont le langage sont marqués au type de la grandeur et du merveilleux. Quand on a su inspirer de l'admiration, on est bien près d'obtenir de l'enthousiasme. La vertu est le résultat d'une lutte de chaque jour contre le vice; or, les saints ont été de rudes jouteurs. Voilà comme la Légende dorée les montre. Qui oserait dire qu'elle ait été écrite pour faire des dupes ?
Cependant, depuis deux siècles la Légendea été l'objet es plus amères critiques. Son auteur a été harcelé à outrance. Tout en lui a été blâmé, depuis son style jusqu'à sa bonne foi, depuis sa science jusqu'à sa simplicité, depuis son jugement jusqu'à ses croyances. Melchior Cano l'a traité comme ses (XI) nombreux: ennemis. «L'homme, dit-il, qui a écrit la Légende, avait une bouche de fer, un coeur de plomb et un esprit certainement peu exact et dénué de prudence *.» Melchior Cano a opposé ses qualificatifs à celui par lequel on avait appelé la Légende. Tous l'avaient jugée d'or: pour lui, c'est du fer, du plomb, l'oeuvre d'un insensé. Ce n'était pas une preuve de génie que cette appréciation, puisque l'évêque des Canaries la copiait dans Vivès, célèbre auteur espagnol, qui fut aussi parodié par le docteur Cl. Despence, quand celui-ci trouve que la prétendue Légende dorée de vie des saints n'était proprement qu'une Légende ferrée de mensonges.
Launoy, Gaillet, etc., se sont faits les échos de ces premières critiques. Après avoir fait des calembourgs sur le livre, on se permit d'en commettre sur son nom et ce n'est plus qu'un gouffre qui engloutit toutes sortes d'immondices (Jacobus à Voragine).
Examinons, sommairement; chacun des méfaits dont on a rendu coupable le Frère Jacques-de Gênes. Son style déchire-t-il l'oreille, insulte-t-il à la grammaire ? On se serait épargné la peine de nombreuses critiques si on avait voulu jeter les yeux sur le titre mis au frontispice du livre, nous y lisons: Incipit prologus super Légendam sanctorum. Alias Lombardica Historia quant compilavit frater Jacobus. C'est donc tout simplement
* Hanc (Legendam) homo scripsit ferrei oris, plumbei cordis, animi certe parum severi et prudentis (De lotis Theo).
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une compilation: donc le style n'est pas du copiste qui trouvant un récit dans un auteur, le reproduit à peu près comme il le rencontre. Il y a une vérification à faire, et nous avons constaté que loin d'avoir altéré le texte des auteurs cités, c'était au contraire le sien qui avait été reproduit avec les fautes du devoir d'un commençant. En veut-on une preuve? Dam le long travail auquel nous nous sommes livré pour faire de la Légende dorée une traduction consciencieuse, nous avons dû avoir recours aux éditions qui semblaient devoir nous offrir les meilleures garanties. Quant au texte, il convient de le dire, nous avons souvent désespéré de mener à terme notre entreprise, en présence des difficultés sérieuses qui naissaient presque ,de chaque phrase. Nous avons cru pour un moment être en mesure de les vaincre, quand nous nous fûmes procuré un exemplaire publié en 1850, à Leipzig, d'après l'édition princeps.
Ou bien l'édition princeps est remplie de fautes d'impression, ou l'éditeur de 1850 ne savait pas lire un texte en caractère gothique *. L'unique parti qui nous restait à prendre, était de vérifier les textes dans les ouvrages indiqués par la Légende: il était
* Nous prenons à première vue dans les milliers de fautes que nous avons corrigées sur notre exemplaire :
autem pour ante fiet pour fuit pater pour praeter
juncti pour vincti voluit pour noluit multa pour mulcta
somnus pour sonitus pulcherrima pour pulcheria passioni pour potioni
baptisatis pour baptisato, etc., etc., etc..
Melchior Cané aura lu dans l'édition princeps !
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pénible, dispendieux. Nous n'avons pas reculé devant des montagnes de difficultés et. ce nous est un devoir de déclarer que, Jacques de Voragine avait copié presque partout, compilavit.
Quand une légende se trouvait toute faite dans un Père de l'Eglise, elle était copiée in extenso, ainsi la vie de sainte Paule par saint Jérôme, ainsi dans saint Ambroise, le récit de la vierge d'Antioche. Sans doute qu'il. en a été de même pour les actes des martyrs, et sans avoir consulté les Bollandistes, nous avons pu nous convaincre qu'il a;été largement puisé par l'auteur â des sources respectables, comme il est facile de s'en convaincre par les offices de sainte Agnès, de sainte Cécile, de saint Clément, des saints Jean et Paul, de saint André et d'une foule d'autres personnages qui ont certaines parties propres dans les Bréviaires. Si le texte primitif a été changé, c'était pour lui donner des tournures plus simples.
Sans accorder le moins du monde que le style de la Légende soit de fer, nous sommes toutefois loin de le donner pour de l'or. Son mérite c'est d'être simple, naturel. Ecrit pour les masses, il devait revêtir une certaine naïveté, sous peine de cesser d'être attrayant ou de ne pas être compris.
Les parties qui effarouchent le plus sont celles qui sont traitées sous la forme scholastique usitée au moyen âge. La philosophie avait au XIIIe siècle, une terminologie quintessenciée. Toute subtile qu'elle apparaisse, elle a toujours été reconnue pour avoir servi (XIV) à établir de l'ordre et de l'enchaînement dans les idées. Jacques de Voragine en possédait toutes les ressources, et les emploie largement quand il s'agit d'expliquer les raisons de la Liturgie des fêtes solennelles de l'Eglise. Il y a lieu de s'effrayer de la science qu'il déploie en cette partie, et pour être populaire, il laisse à croire que ses lecteurs n'étaient pas ce que a critique moderne les estime, c'est-à-dire des gens étouffés sous une grasse couche d'une ignorance complète.
Donc, tout en tenant compte des fautes imputables aux copistes, maladroits ou ignorants, comme aussi aux éditeurs peu corrects, nous nous sentons autorisé, ce semble, à déclarer que, malgré les taches de latinité, malgré quelque désordre d'ensemble, que nous serions en droit de justifier, dans une certaine mesure, le style de la Légende dorée est ce qu'il devait être.
Nous pourrions borner ici notre justification de l'oeuvre du bienheureux archevêque de Gênes. Compilateur, il a recueilli ce que les autres ont écrit; il en a formé un ensemble qu'il donne pour ce qu'il est. Ceci paraîtrait suffire, mais nous devons aller au-devant de certains reproches qu'on aurait droit de lui adresser encore pour s'être entouré d'auteurs d'une valeur bien chétive. Nous commencerons par donner une liste de ceux qui sont cités dans la Légende dorée. Nous la classons chronologiquement.
Tous les livres de la Bible, y compris le Livre du Juste, dont parle Josué, X, 13.
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Ier, siècle. Josèphe, les prêtres et les diacres d'Achaïe, saint Denys 1'aréopagite, saint Clément, saint Lin.
IIe siècle, Saint Ignace d'Antioche.
IIIe siècle. Origène, saint Cyprien.
IVe siècle. Saint Hilaire, saint Basile, saint Jean Chrysostome, Eusèbe de Césarée, Eutrope, saint Athanase, Pallade, saint Ambroise, Amphiloque d'Icone, Sédulius, saint Grégoire de Nysse.
Ve siècle. Saint Augustin, saint Jérôme, Prosper, Orose, Cassien, Macrobe, saint Gélase, Prudence, saint Léon, saint Paulin de Nole, Pélage, Gennade, saint Eucher de Lyon, saint Sévère, Sulpice, Socrate, Sozomène, Théodoril.
VIe siècle. Saint Grégoire le Grand, Cassiodore, saint Fulgence, les vies des Pères, saint Grégoire de Tours, Dorothée, Boëce, Elpis.
VIIe siècle. Saint Isidore de Séville, Jean diacre, Mahomet.
VIIIe siècle. Saint Jean Damascène, vénérable Bède, saint Germain de Constantinople, Paul, diacre.
IXe siècle. Walafrid Strabon, la Glose, Méthode, Hincmar, Haymon; Usuard, Alcuin, Eginhard, Amalaire, Jean Scot, Hericus, Turpin.
Xe siècle. Remi d'Auxerre; Nolker, saint Odon de Cluny.
XIe siècle. Saint Pierre Damien, saint Gérard, Fulbert de Chartres, Hermann Contract, Adalbode.
XIIe siècle. Saint Bernard, Pierre Comestor, saint Anselme, Pierre de Cluny, Richard de Saint-Victor, (XVI) Pierre Lombard, Hugues de Saint-Victor, Sigebert de Gemblours, Calixte Pape, Guillaume de Saint-Thierry; Hernold de Bonneval, Gilbert, Eckbert, Pierre le Chantre, Léon d'Ostie, Honorius d'Autun, Gratien.
XIIIe siècle. Innocent III, saint Hugues . de Cluny, Hélinand, Jean Beleth, Guillaume d'Auxerre, Godefroy, de Viterbe, Vincent de Beauvais, Henri:de Gand, Sicardi, Me Prévost, Pierre le Chantre.
Autres livres qui n'ont pu être classés.
Evangile de Nicodème; - Livre de l'Enfance; - Livre apocryphe attribué à saint Jean l'Evangéliste; - Abdias; - Jean le même que Marc; - Hégésippe; - Melito ou Mellitus de Laodicée; - Les Docteurs, d'Argos; - Livre des Sybilles; - Le rabbin Moïse;
F. Barthélemy; - Timothée; - Pierre de Ravenne; - Sulpice de Jérusalem; - Théotime; Hubert de Besançon; - Constantin; - Saint Cosmas Vestitor; - Pierre de Compostelle; - Richard; - F., Albert; - Histoire apocryphe de Pilate; - Histoire d'Antioche; - Histoire apocryphe des Grecs; - Une histoire ancienne; - Plusieurs chroniques; - Gestes des saints Pontifes; - Glossaires; - Livre des saints Gervais et Protas; - Les Miracles de la sainte: Vierge; - Livre des Miracles des Saints; - Missel ambrosien; - Hymnes.
L'on peut, sans commettre acte d'imprudence, concevoir, une présomption favorable pour un auteur quia puisé dans un pareil nombre de volumes dont la très grande partie reproduit les auteurs les plus (XVII) respectables. Il doit inspirer, même avant examen, une certaine confiance. Toutefois, comment a-t-on jugé l'ouvrage du laborieux archevêque de Gênes? Nous l'avons dit plus haut: «Le style en est barbare.» Comme s'il n'écrivait pas avec le désir de se faire comprendre de tous, des lettrés et des illettrés! et comme ces derniers ont toujours formé le plus grand nombre; il simplifie très souvent le style de l'auteur qu'il a sous les yeux; pensant avec raison que les savants ne penseraient pas à se former un style dans un livre écrit à l'usage du vulgaire. Ses récits ne sont donc pas entachés de prétention. Il cite comme authentiques des ouvrages apocryphes. »
Nous avons déjà fait nos réserves en constatant, plus haut que le Légendaire va au-devant de ce reproche quand il prévient toujours son lecteur de n'ajouter pas foi à certains détails. Sans doute la critique a porté son flambeau dans bien des passages obscurs où elle a fait de la lumière, mais, après, tout, depuis que la Légende d'or a. paru, cette critique a-t-elle tout éclairci? Est-ce qu'on n'entend pas répéter à chaque instant que, sur bien des points, l'histoire est à refaire? Pour ne citer qu'un fait; ne met-on pas un entêtement étrange, aujourd'hui encore, comme au temps de Lannoy, à s'appuyer sur un texte de saint Grégoire de Tours, pour vouloir détruire; contre toute évidence, des faits historiques et des traditions aussi nombreuses que respectables? «La chronologie de notre Légendaire fourmille d'inexactitudes.» Eh (XVIII) bien; en 1669, Riccardi comptait soixante-dix systèmes sur l'année de la naissance de Notre-Seigneur! Dans un auteur païen, on les excuserait, mais dans une vie de saints!! «Il a raconté de faux miracles.» Donc il en rapporte . qui sont vrais: donc il prête foi à la parole de par laquelle l'Homme-Dieu assure à ses disciples qu'ils opéreront des prodiges bien autrement extraordinaires que les siens propres. Tout:au plus pourrait-on l'accuser d'avoir jugé comme miraculeux des faits dont les éléments devraient être attribués à une cause naturelle; mais encore, il y aurait lieu de discuter les coïncidences.. Après tout, le bienheureux Jacques de Voragine n'enseigne nulle part ce qui n'est pas de foi, savoir: que l'Eglise exigerait de ses enfants une croyance explicite à tous les miracles. En bien des circonstances, on pourrait être taxé de témérité en ne donnant pas une adhésion complète à ce que l'Eglise elle-même propose à l'admiration des fidèles, pourtant on n'aurait pas alors encouru la qualification d'hérétique, ni même de . schismatique.
Au reste, examiner au point de vue théologique les miracles relatés dans la Légende, ne saurait entrer dans le plan de. ce travail. Quoi qu'il en soit, si cette étude était plus développée, on ne pourrait se dispenser de faire une appréciation qui aurait pour résultat de démontrer que dans la Légende d'or, comme dans tous les hagiographes, les faits merveilleux doivent être partagés en deux catégories : la première (XIX) renfermerait les faits qu'on a considérés comme des symboles et des figures, faute de pouvoir lés démontrer historiquement; la seconde comprendrait ceux dans lesquels la critique la plus sévère ne peut s'empêcher de reconnaître une causé surnaturelle. La Théologie les appelle proprement miracles et l'Eglise les admet comme tels.
Enfin il serait impertinent d'admettre ce qui a été dit au sujet des Légendes des Saints, qu'elles seraient calquées sur les chansons des jongleurs.. Si, en avançant cette énormité, on a voulu dire que, dans tous les temps, on a chanté sur les places publiques des cantiques, tranchons le mot des complaintes, on est aveugle de ne pas reconnaître dans ces pièces, des copies, des traductions de ce que la liturgie appelle Séquences et contestations.
Voici en quels termes Bollandus prend la cause de Jacques de Voragine contre Wicélius et Vivès.
«Où donc trouvez-vous, bon Wicélius, que Jacques cherche à faire de la mythologie? Certainement je suis loin d'approuver tout ce qu'il écrit; cependant qu'il ait suivi d'anciens documents, je n'en' saurais douter; je trouve même que la majeure partie de ses histoires s'accorde avec les pièces antiques et originales.
«Je ne les ai pas débrouillées toutes, et du moment où j'ai trouvé la source, je ne regarde pas comme une nécessité d'en suivre tous les ruisseaux. Je me contente de constater s'ils découlent de cette source, si leurs eaux ne sont pas troubles, si leur (XX) cours n'est pas trop lent, s'ils ne charrient pas de vase du marais qu'ils arrosent. J'établis la confiance que j'accorde aux abréviateurs ou aux commentateurs sur la comparaison que je fais de leurs écrits avec les anciennes pièces. Je pense donc que la Légende est le plus souvent la victime de l'injure dans les jugements qu'en portent les modernes. - Est-ce donc une nécessité, si on ne veut pas encourir le mépris de Wicélins, de prendre dans Eusèbe tout ce qu'on dit dés Saints? etc... Quant à L. Vivès, il fut encore plus sévère et plus acerbe que Wicélius contre la Légende d'or. Toujours j'ai fait grand cas de Vivès. C'est. un homme profondément érudit, plein de gravité et de prudence. Je partage son avis, quand il réclame, dans les écrits concernant les Actes des Saints, plus d'exactitude que l'on en a ordinairement apporté: mais quand il maltraite le saint et savant auteur de la. Légende en ces termes: «C'est un coeur de plomb, une bouche de fer», je m'en étonne de la part d'un personnage si grave, si modéré. Peut-être avaitzil emprunté cela d'Erasme., son maître, Erasme cet aristarque très sévère qui trouve à reprendre dans chaque auteur et n'en laisse presque pas un à l'abri de ses coups. Il a ce ridicule de critiquer ce qu'il ne comprend pas et, ce qu'il ignore. Que le style de Jacques de Voragine ne soit pas plus châtié que celui des écrivains de son temps, je l'accorde: toujours est-il que c'était non seulement un savant et un saint, mais qu'il était doué d'une prudence, d'un jugement remarquables, et plus (XXI) apte que Vivès et Erasme à discerner dans ses écrits ce qui mérite approbation. *.» Assurément Bollandus est compétent ou personne ne l'est.
Ozanam a constaté l'influence exercée sur la. poésie par la Légende; elle a inspire aussi tous les arts; la peinture et la sculpture, y ont trouvé des motifs sans nombre. Il n'est aucun de nos monuments religieux et civils qui ne reproduise pour les premiers presque toujours et souvent pour les seconds les récits de Jacques de Voragine. Avant lui, un chanoine d'Amiens, celui qui sans le moindre doute a inspiré à l'archevêque de Gênes le plan de son livre, Jean Béleth rapporte, dans son Rational des divins offices, les particularités les plus saillantes des Vies des Saints, mais le savant chanoine n'ayant pas donné,de larges développements à ce côté de son travail, force fut aux entailleurs, aux peintres-verriers de. rechercher des sujets dans la Légende qui devint pour eux un véritable manuel d'Iconographie et de Liturgie.
Le curieux amené sous le porche comme dans l'intérieur de l'admirable cathédrale d'Amiens reste stupéfait en contemplant ses statues gigantesques et ses frêles bas-reliefs ciselés depuis XIIIe jusqu'au XVIe siècle; tout cela cependant reste muet et incompris, si l'on n'a pas recours à la Bibleet à la Légende.
J'ai nommé la cathédrale d'Amiens de préférence à toutes les autres, car de toutes les basiliques du moyen
* Bollandus, Acta Sanctorum, Januar, t. I, p. XVIII.
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âge, c'est incontestablement celle où l'iconographie, a été développée avec le plus d'ensemble. Si l'on veut se rendre compte des sculptures jetées à profusion sur la cathédrale de Chartres, c'est alors que la Légende devient indispensable, parce qu'il est difficile, sinon impossible, de découvrir le plan sur lequel ont été disposés les colosses qui peuplent ces porches magnifiques et de donner un nom aux statuettes placées autour d'eux, sans trop d'ensemble, paraît-il.
C'est avec la pensée. d'être utile aux artistes et aux savants que nous avons consacré une grande partie de notre vie à l'étude de la Légende dorée dont nous avons essayé une traduction aussi fidèle que possible.
L'abbé J.-B. M. ROZE,
Chanoine honoraire de la cathédrale d'Amiens.
Le bienheureux Jacques, surnommé de Varaggio; du lieu de sa naissance aujourd'hui appelé Varazze, sur la route qui côtoie la mer de Savone à Gênes, naquit vers l'an 1230. Jeune encore, il entra dans l'ordre, de saint Dominique en 1241 et s'y fit remarquer par sa piété, la régularité de sa conduite, son amour pour l'étude, son zèle du salut des âmes et par une prudence consommée dans l'exercice des fonctions qui lui furent confiées. Il enseigna les Saintes Lettres en différents endroits et mérita par le charme de sa parole et la pureté de son langage de prêcher dans les églises importantes de l'Italie pendant l'Avent et le Carême. Les succès de ses prédications furent abondants. Son mérite le fit élire prieur, de son ordre, et, en 1267, il fut chargé du gouvernement général des couvents que les frères prêcheurs possédaient dans la Lombardie. Bernard Guidonis prétend qu'il remplit ces fonctions l'espace de dix-huit ans sans interruption: mais il se trompe; car il fut remplacé dans l'assemblée générale (XXIV)
tenue à Paris en 1286. Plus tard en 1288, dans l'assemblée de Lucques, il fut nommé définiteur de sa province et en 1290, il fut un des quatre choisis à Ferrare par les cardinaux Latinus des Ursins et Hugues de Bilione pour porter la démission de Munion, général de tout l'ordre; au nom du pape Nicolas IV. Il rendit à Munion ce témoignage qu'il s'était acquitté de sa charge avec un profond désintéressement, et ne fut pas le seul à gémir de l'affront que recevait en cette circonstance l'ordre de saint Dominique blessé par là dans sa dignité. Toutefois il ne perdit pas les bonnes grâces du souverain Pontife, puisque, en 1292, il fut élevé sur le siège archiépiscopal de Gênes, et appelé à Rome par le pape qui voulait le sacrer de ses propres. mains. Mais Nicolas IV étant mort le vendredi saint, 4 avril, le Sacré Collège décida en consistoire que la République de Gênes ne devait pas être privée plus longtemps de son évêque et ce fut le cardinal Latinus, évêque d'Ostie, dont il a été question déjà, qui le sacra le dimanche de Quasimodo, 13 avril. Dans la même semaine il reçut le Pallium, et aussitôt après il alla prendre le gouvernement de son diocèse. Il donna tous ses soins à y faire fleurir les bonnes moeurs par ses exemples, par sa parole et par les sages mesures qu'il adopta. Aucune difficulté n'était insurmontable pour notre bienheureux. Qu'il suffise de dire, d'après le témoignage unanime de ses contemporains, que pendant les six années de son épiscopat, il fut le plus vigilant comme le plus aimé des pasteurs. C'était un évêque des (XXV) premiers siècles. Il éteignit les discordes qui embrasaient la ville. Il célébra un synode solennel de toute la Province avec un grand appareil. Ses revenus étaient employés au soulagement des pauvres; il allait jusqu'à se priver du nécessaire. La mort vint le surprendre au milieu de ses bonnes oeuvres, à l'âge de 70 ans environ. Bernard de Guidonis n'est pas exact en fixant cette époque à 4299 ou 1300, le I4 juillet, puisque Boniface VIII lui donna pour successeur, le 3 des nones de février et l'an 5 de son pontificat, F. Porchet Spinola, de l'ordre des Frères-Mineurs. Or, l'an 5 de Boniface VIII ne peut être qu'en 1299. Le bienheureux Jacques de Voragine serait donc mort en 1298. Son corps fut, ainsi qu'il l'avait exigé, inhumé à Gênes dans l'église de saint Dominique; à gauche du maître-autel. On rapporte que Boniface VIII, en lui imposant des cendres, au commencement du carême, les lui aurait jetées dans les yeux en parodiant les paroles de la Liturgie: « Memento, homo, quia pulvisest, et in pulverem reverleris : Souviens-toi que tu es Gibelin et qu'avec tes Gibelins tu retourneras au néant. » Mais tout le monde s'accorde à dire que c'est une fable, puisqu'il n'y eut entre le pape et lui la moindre querelle de quelque nature que ce fût. Peut-être a-t-on voulu parler de son successeur qui eut à souffrir de grandes difficultés dans son administration.
Pendant qu'il était chez les FF.- PP. et durant son épiscopat, il composa un grand nombre d'ouvrages. Le premier, fut la Légende des Saints qu'il compila (XXVI) en un volume. Il emprunta beaucoup à l'Histoire ecclésiastique, à l'Histoire tripartite et à différentes chroniques. Après le prologue, l'ouvrage commence par ces mots: Adventus Dni.
Le succès de ce livre fut immense, tout le monde le dévora, et indépendamment des nombreux manuscrits qui en existent, on compte. Plusieurs éditions incunables. Il serait bien difficile de les signaler toutes; ce fut peut-être le livre imprimé le plus souvent avec la Bible et l'Histoire scholastique de P. Comestor.
On a encore, de Jacques de Varazze, des Sermons qui furent imprimés et qui sont devenus assez rares; une traduction de la Bible en italien; un livre sur saint Augustin; une chronique de Gênes qu'il polisse jusqu'en 1295: une histoire des archevêques ses prédécesseurs : un Mariale ou les éloges de la sainte Vierge; une table historique de la Bible, etc.
Ces ouvrages, ainsi que la bibliothèque dont nous avons donné précédemment le catalogue, d'après ses citations de la Légende, offrent la preuve qu'il fut un homme studieux, savant et éclairé.
On lit dans Godescardque. le pape Pie VII a confirmé en 1816 le culte qu'on lui rendait de temps, immémorial, et l'a déclaré bienheureux. Ce temps immémorial dont parle le savant hagiographe rappelle que les Dominicains célèbrent, avec un office propre, la fête du bienheureux Jacques, le 13 juillet:
Tout le temps de la vie présente se divise en quatre parties: Le temps de la déviation, de la rénovation ou du retour, de la réconciliation et du pèlerinage. Le temps de la Déviation, commencé à Adam après son éloignement de Dieu, a duré jusqu'à Moïse. Il est représenté par 1"Eglise depuis la Septuagésime, jusqu'à Pâques. Aussi alors récite-t-on le livre de la Genèse où est racontée la déviation de nos premiers parents. Le temps de la Rénovation ou du' retour, commencé à Moïse, a duré jusqu'à la naissance de J.-C. Dans cet intervalle les hommes ont été rappelés et renouvelés à la Foi parles Prophètes. L'Eglise le reproduit de l'Avent à la Nativité de J.-C.; pendant cette période on lit Isaïe qui traite évidemment de cette rénovation. Le temps de la Réconciliation est celui dans lequel nous avons été réconciliés par le Christ. L'Église le reproduit de Pâques à la Pentecôte pendant lequel se lit l'Apocalypse qui traite. pleinement du mystère de la réconciliation. Le temps du Pèlerinage est celui de la vie présente, dans laquelle nous voyageons et nous combattons toujours. Ce temps est déterminé par l'Église de l'Octave de la Pentecôte à l'Avent dit Seigneur. Elle lit alors les livres des Rois et des Macchabées, où sont racontés une foule de combats, emblèmes de notre combat spirituel. Pour le temps qui s'écoule de la Nativité de N.-S. à la septuagésime, il est en' partie renfermé sous le temps de la Réconciliation, époque de joie, qui dure depuis la Nativité jusqu'à l'octave de l'Épiphanie, et en partie sous le temps (XXVIII) du Pèlerinage, à compter de l'Octave de l'Épiphanie jusqu'à la Septuagésime. Cette, quadruple variété de temps peut encore s'expliquer comme il suit: Premièrement par la différence des quatre saisons. L'hiver se rapporte au premier temps, le printemps au second, l'été au troisième et l'automne au quatrième; la raison de ces rapports est assez évidente. Secondement par les quatre parties du jour à la nuit correspond le premier temps, au matin le second, à midi le troisième, au soir le quatrième. Et'quoique la déviation ait précédé la rénovation, cependant l'Église préfère commencer tous ses offices plutôt au temps de la rénovation qu'à celui de la déviation, c'est-à-dire à l'Avent plutôt qu'à la Septuagésime, pour deux motifs. Le premier, afin de ne paraître pas commencer dans le temps de l'erreur. Elle tient au fait, sans s'astreindre à suivre l'ordre du temps dans lequel il s'est passé; les évangélistes procèdent eux-mêmes ainsi. La seconde, parce que par l'Avènement de J.-C., tout a été renouvelé, et c'est le motif qui a fait donner à ce temps le nom de rénovation. «Voilà que je fais tout nouveau» (Apocalyp., XXI). C'est donc avec raison que l'Église commence alors tous ses offices.
Or, afin de conserver l'ordre établi par l'Église, nous traiterons: I. des fêtes qui tombent entre le temps de la Rénovation que l'Église-célèbre de l'Avent à Noël; II. des fêtes qui arrivent pendant -le temps de la Réconciliation d'une part et du Pèlerinage d'autre part, honorées par l'Église de Noël à la Septuagésime; III. des fêtes qui se célèbrent dans la Déviation, c'est-à-dire de la Septuagésime jusqu'à Pâques; IV. des fêtes du temps de la Réconciliation, de Pâques à la Pentecôte; V. de celles qui arrivent dans le temps du Pèlerinage célébré par l'Église de la Pentecôte à l'Avent du Seigneur.
La légende dorée