La légende dorée - SAINT ANDRÉ, APÔTRE

SAINT NICOLAS

Nicolas vient de nikos, qui signifie victoire et delaos, qui veut dire peuple. Nicolas, c'est victoire du peuple, c'est-à-dire, des vices qui sont populaires et vils. Ou bien simplement victoire, parce qu'il a appris aux peuples, par sa vie et son enseignement, à vaincre les vices et les péchés. Nicolas peut venir encore de nikos, victoire et de laus, louange, comme si on disait louange victorieuse. Ou bien encore de nitor, blancheur et de laos, peuple, blancheur du peuple. Il eut en effet, dans sa personne, ce qui constitue la blancheur et la pureté; selon saint Ambroise, la parole divine purifie, la bonne confession purifie, une bonne pensée purifie, une bonne action (37) purifie. Les docteurs d Argos ont écrit sa légende. D'après Isidore, Argos est une ville de la Grèce, d'où est veau aux Grecs le nom d'Argolides. On trouve ailleurs que le patriarche Méthode l'a écrite en grec. Jean la traduisit en latin et y fit des augmentations.

Nicolas, citoyen de Patras, dut le jour à de riches et saints parents. Son père Epiphane et sa mère Jeanne l'engendrèrent en la première fleur de leur âge et passèrent le reste de leur vie dans la continence. Le jour de sa naissance, il se tint debout dans le bain; de plus * il prenait le sein une fois seulement. la quatrième (mercredi) et la sixième férie (vendredi). Devenu grand, il évitait les divertissements, et préférait fréquenter les églises; il retenait dans sa mémoire tout ce qu'il y pouvait apprendre de l'Écriture sainte. Après la mort de ses parents, il commença à penser quel emploi il ferait de ses grandes richesses, pour procurer la gloire de Dieu, sans avoir en vue la louange qu'il en retirerait de la part des hommes. Un de ses voisins avait trois filles vierges, et que son indigence, malgré sa noblesse, força à prostituer, afin que ce commerce infâme lui procurât de quoi vivre. Dès que le saint eut découvert ce crime, il l'eut en horreur, mit dans un linge une somme d'or qu'il jeta, en cachette, la nuit par une fenêtre dans la maison du voisin et se retira. Cet homme à son lever trouva cet or, remercia Dieu et maria son aînée. Quelque temps après, ce serviteur de Dieu en fit encore autant. Le voisin, qui trouvait toujours de l'or, était extasié du fait; alors il prit le parti de veiller


* Honorius d'Autan.

pour découvrir quel était celui qui venait ainsi à son aide. Peu de jours après, Nicolas doubla la somme d'or et la jeta chez son voisin. Le bruit fait lever celui-ci, et poursuivre Nicolas qui s'enfuyait: alors il lui cria: «Arrêtez, ne vous dérobez pas à mes regards.» Et en courant le plus vite possible, il reconnut Nicolas; de suite il se jette à terre, veut embrasser ses pieds. Nicolas l'en empêche et exige de lui qu'il taira son action tant qu'il vivrait.

L'évêque de Myre vint à mourir sur ces entrefaites; les évêques s'assemblèrent pour pourvoir à cette église. Parmi eux se trouvait un évêque de grande autorité, et l'élection dépendait de lui. Les ayant avertis tous de se livrer au jeûne et à la prière, cette nuit-là même il entendit une voix qui lui disait de rester le matin en observation à la porte; celui qu'il verrait entrer le premier, dans l'église, et qui s'appellerait Nicolas, serait l'évêque qu'il devait sacrer. Il communiqua cette révélation à ses autres collègues, et leur recommanda de prier, tandis que lui veillerait à la porte. O prodige! à l'heure de matines, comme s'il était conduit par la main de Dieu, le premier qui se présente à l'église, c'est Nicolas. L'évêque l'arrêtant: «Comment t'appelles-tu, lui dit-il?» Et lui; qui avait la simplicité d'une colombe, le salue et lui dit: «Nicolas, le serviteur de votre sainteté.» On le conduit dans l'église, et malgré toutes ses résistances, on le place sur le siège épiscopal. Pour lui, il pratique, comme auparavant, l'humilité et la gravité de moeurs en toutes ses oeuvres; il passait ses veilles dans la prière, mortifiait sa chair, fuyait la compagnie des femmes; il accueillait tout le (38)          

monde avec bonté; sa parole avait de la force, ses exhortations étaient animées, et ses réprimandes sévères. On dit aussi, sur la foi d'une chronique, que Nicolas assista au concile de Nicée.

Un jour que des matelots étaient en péril, et, que, les yeux pleins de larmes, ils disaient: «Nicolas, serviteur de Dieu, si ce que nous avons appris de vous est vrai, faites que nous en ressentions l'effet.» Ans sitôt, leur apparut quelqu'un qui ressemblait au saint : «Me voici, dit-il; car vous  m'avez appelé.» Et il se mit à les aider dans la manoeuvre du bâtiment, soit aux antennes, soit aux cordages, et la tempête cessa aussitôt. Les matelots vinrent à l'église de Nicolas, où, sans qu'on le leur indiquât, ils le reconnurent, quoique jamais ils ne l'eussent vu. Alors ils rendirent grâces à Dieu et à lui de leur délivrance: mais le saint l'attribua à la divine miséricorde et à leur foi, et non à ses mérites.

Toute la province où habitait saint Nicolas eut à subir une si cruelle famine, que personne ne pouvait se procurer aucun aliment. Or l'homme de Dieu apprit que des navires chargés de froment étaient mouillés dans le port. Il y va tout aussitôt prier les matelots de venir au secours du peuple qui mourait de faim, en donnant, pour le moins, cent muids de blé par chaque vaisseau. «Nous n'oserions, père, répondirent-ils, car il a été mesuré à Alexandrie, et nous avons ordre de le transporter dans les greniers de l'empereur:» Le saint reprit: «Faites pourtant ce que je vous dis, et je vous promets que, par la puissance de Dieu, vous n'aurez aucun déchet devant le commissaire du roi.»

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Ils le firent et la quantité qu'ils avaient reçue à Alexandrie, ils la rendirent aux employés de l'empereur; alors ils publièrent le miracle, et ils louèrent Dieu qui' avait été glorifié ainsi dans son serviteur. Quant au froment, l'homme de Dieu le distribua selon les besoins de chacun, de telle sorte que, par l'effet d'un miracle, il y en eut assez pendant deux ans, non seulement pour la nourriture, mais encore pour les semailles. Or, ce pays était idolâtre, et honorait particulièrement l'image de l'infâme Diane: jusqu'au temps de l'homme de Dieu, quelques hommes grossiers suivaient des pratiques exécrables et accomplissaient certains rites païens sous 'un arbre consacré à la Déesse; mais Nicolas abolit ces pratiques dans tout le pays et fit. couper l'arbre lui-même. L'antique ennemi, irrité pour cela contre lui, composa une huile dont la propriété contre nature était de brûler dans l'eau et sur les pierres; le démon, prenant la figure d'une religieuse, se présenta à des pèlerins qui voyageaient par eau pour aller trouver saint Nicolas et leur dit. «J'aurais préféré aller avec vous chez le saint de Dieu, mais je ne le puis. Aussi vous priai-je d'offrir cette huile à son église, et, en mémoire de moi, d'en oindre toutes les murailles de sa demeure.» Aussitôt il disparut. Et voici que les pèlerins aperçoivent une mitre nacelle chargée de personnes respectables, au milieu desquelles se trouvait un homme tout à fait ressemblant à saint Nicolas, qui leur dit: «Hélas! que vous a dit cette femme, et qu'a-t-elle apporté?» On lui raconta tout de point en point. «C'est l'impudique Diane, leur dit-il; et pour vous prouver la vérité de mes paroles, jetez cette huile dans (40) la mer.» A peine l'eurent-ils jetée, qu'un grand feu s'alluma sur l'eau, et, contre nature, ils le virent longtemps brûler. Quand ils furent arrivés auprès du serviteur de Dieu, ils lui dirent: «C'est vraiment vous qui nous avez apparu sur la mer, et qui nous avez délivrés des embûches du diable.»

Dans le même temps, une nation se révolta contre l'empire romain; l'empereur envoya contre elle trois princes, Népotien, Ursus et Apilion. Un vent défavorable les fit aborder au port adriatique, et le bienheureux Nicolas les invita à sa table, voulant par là préserver son pays des rapines qu'ils exerçaient dans les marchés. Or un jour, pendant l'absence du saint évêque, le consul corrompu par argent avait condamné trois soldats innocents à être décapités. Dès que l'homme de Dieu en fut informé, il pria ces princes de se rendre en toute hâte avec lui sur le lieu de l'exécution: à leur arrivée, ils trouvèrent les condamnés le genou fléchi, la figure couverte d'un voile et le bourreau brandissant déjà son épée sur leurs têtes. Mais Nicolas, enflammé de zèle, se jeta avec audace sur le licteur, fit sauter au loin son épée de ses mains, délia ces innocents .et les emmena avec lui sains et saufs; de là, il court au prétoire du consul et en brise les portes fermées. Bientôt le consul arrive et le salue. Le saint n'en tient compte et lui dit: «Ennemi de Dieu, prévaricateur de la loi, quelle est ta présomption d'oser lever les yeux sur nous, alors que tu es coupable d'un si grand crime.» Quand il l'eut repris durement, à la prière des chefs, il l'admit cependant a la pénitence. Après donc avoir reçu sa bénédiction, les envoyés de (41) l'empereur continuent leur route et soumettent les révoltés sans répandre de sang. A leur retour, ils furent reçus par l'empereur avec magnificence. Or quelques-uns, jaloux de leurs succès, suggérèrent par prière, et par argent, au préfet de l'empereur, de les accuser auprès de lui du crime de lèse-majesté. L'empereur circonvenu, et enflammé de colère, les fit emprisonner et sans aucun interrogatoire, il ordonna qu'on les tuât cette nuit-là même. Informés de leur condamnation par le geôlier, ils déchirèrent leurs vêtements et se mirent à gémir avec amertume. Alors l'un deux, c'était Népotien, se rappelant que le bienheureux Nicolas avait délivré trois innocents, exhorta les autres à réclamer sa protection. Par la vertu de ces prières, saint Nicolas apparut cette nuit-là à l'empereur Constantin et lui dit: «Pourquoi avoir fait saisir ces princes si injustement et avoir condamné à mort des innocents? Levez-vous de suite, et faites-les relâcher tout aussitôt; ou bien je prie Dieu qu'il vous suscite une guerre dans laquelle vous succomberez et deviendrez la pâture des bêtes.» «Qui es-tu, s'écria l'empereur, pour pénétrer la nuit dans mon palais et  m'oser parler ainsi?» «Je suis, répliqua-t-il, Nicolas, évêque de la ville de Myre.» Il effraya aussi de la même manière le préfet dans une vision. «Insensé, lui dit-il, pourquoi as-tu consenti à la mort de ces innocents? Va vite et tâche de les délivrer, sinon ton corps fourmillera de vers et ta maison va être détruite.» «Qui es-tu, répondit-il, pour nous menacer de si grands malheurs?» «Sache, lui répondit-il, que je suis Nicolas, évêque de Myre.» Et ils s'éveillent l'un et l'autre, se racontent (42) mutuellement leur songe, et envoient de suite vers les prisonniers. L'empereur leur dit donc: «Quels arts magiques connaissez-vous, pour nous avoir soumis à de pareilles illusions en songes?» Ils répondirent qu'ils n'étaient pas magiciens, et qu'ils n'avaient pas mérité d'être condamnés à mort. «Connaissez-vous, leur dit l'empereur, un homme qui s'appelle Nicolas?» En entendant ce nom, ils levèrent les mains au ciel, en priant Dieu de les délivrer, par les mérites de saint Nicolas, du péril qui les menaçait. Et après que l'empereur leur eut entendu raconter toute sa vie et ses miracles: «Allez, dit-il, et remerciez Dieu qui vous a délivrés par ses prières; mais portez-lui quelques-uns de nos joyaux, de notre part, eu le conjurant de ne plus  m'adresser de menaces, mais de prier le Seigneur' pour moi et pour mon royaume.» Peu de jours après, ces hommes se prosternèrent aux pieds du serviteur de Dieu, et lui dirent: «Vraiment vous êtes le serviteur, le véritable adorateur et l'ami du Christ:» Quand ils lui eurent raconté en détail ce qui venait de se passer, il leva les yeux au ciel, rendit de très grandes actions de grâces à Dieu. Or après avoir bien instruit ces princes, il les renvoya en leur pays.

Quand le Seigneur voulut enlever le saint de dessus la terre, Nicolas le pria de lui envoyer, des anges; et en inclinant la tète, il eu vit venir vers lui: et après avoir dit le Psaume, In te, Domine, speravi,jusqu'à ces mots: In manus tuas, etc., il rendit l'esprit, l'an de J.-C. 343. Au même moment, on entendit la mélodie des esprits célestes. On l'ensevelit dans' un tombeau de marbré; de son chef jaillit une fontaine d'huile et (43) de ses pieds une source d'eau; et jusqu'aujourd'hui, de tous ses membres, il sort une huile sainte qui guérit beaucoup de personnes. Il eut pour successeur un homme de bien qui cependant fut chassé de son siège par des envieux. Pendant son exil, l'huile cessa de couler; mais quand il fut rappelé elle reprit son cours. Longtemps après les Turcs détruisirent la ville de Myre; or, quarante-sept soldats de Bari y étant venus, et quatre moines leur ayant montré le tombeau de saint Nicolas, ils l'ouvrirent, et trouvèrent ses os qui nageaient dans l'huile; ils les emportèrent avec respect dans la ville de Bari, l'an du Seigneur 1087.

Un homme avait. emprunté à un Juif une somme d'argent, et avait juré sur l'autel de saint Nicolas, car il ne pouvait avoir d'autre caution, qu'il rendrait cet argent le plus tôt qu'il pourrait. Comme il le gardait longtemps, le Juif le lui réclama, mais le débiteur prétendit lui'avoir payé sa dette. Le Juif le cita en justice et lui déféra le serment. Cet homme avait un bâton creux qu'il avait rempli d'or en petites pièces, il l'apporta avec lui comme s'il en eût besoin pour s'appuyer. Alors qu'il voulut prêter serment, il donna au Juif son bâton à tenir, et jura avoir rendu davantage qu'il ne lui avait été prêté. Après le serment, il réclama son bâton et le Juif, qui ne se doutait pas de la ruse, le lui rendit: or, en revenant chez lui, le coupable, oppressé par le sommeil, s'endormit dans un carrefour, et un char qui venait avec grande vitesse le tua, brisa le bâton et l'or dont il était plein se répandit sur là terre. Le Juif averti accourut et. vit la ruse: et comme on lui suggérait de reprendre son (44) or, il s'y refusa absolument, à moins que le mort ne fût rendu à la vie par les mérites de saint Nicolas, ajoutant que, s'il en arrivait ainsi, il recevrait le baptême et se ferait chrétien. Aussitôt le mort ressuscite, et le Juif est baptisé au nom de J.-C.

Un Juif, témoin de la merveilleuse puissance du bienheureux Nicolas à opérer des miracles, se fit sculpter une image du saint qu'il plaça dans; sa maison, et quand il entreprenait un long voyage, il lui confiait la garde de ses biens en disant ces paroles ou d'autres à peu près pareilles: «Nicolas, voici tous mes biens que je vous confie, si vous n'en faites bonne garde, j'en tirerai vengeance, par des coups de fouet.» Or, un jour qu'il était absent, des voleurs viennent ravir tout et ne laissent que l'image. A son retour, le Juif se voyant dépouillé s'adresse à l'image et lui dit à peu près ces paroles: «Seigneur Nicolas, ne vous avais-je pas placé dans ma maison pour soigner mes biens contre les voleurs? Pourquoi avez-vous négligé de le faire, et n'avoir point empêché les voleurs? Eh bien! vous en serez cruellement puni et vous paierez pour les larrons. Aussi vais-je compenser le dommage que j'éprouve en vous faisant souffrir, et je calmerai ma fureur en vous assommant de coups de fouet.» Alors le Juif prit l'image, la frappa et la flagella avec une atroce cruauté. Chose merveilleuse et épouvantable! Au moment où les voleurs se partageaient leu butin, le saint leur apparut, comme s'il eût reçu les coups sur lui, et leur dit: «Pourquoi-ai-je été flagellé par rapport à vous? Pourquoi ai-j e été frappé si inhumainement? Pourquoi ai-je enduré tant de tourments?

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Voyez comme mon corps est livide. Voyez comme il est couvert de sang. Allez au plus tôt restituer tout ce que vous avez pris, sinon la colère de Dieu s'appesantira sur vous; votre crime sera rendu public et chacun de vous sera pendu.» Et ils lui dirent: «Qui es-tu, toi qui nous parles de cette façon?» «Je suis Nicolas, reprit-il, serviteur de J.-C., c'est moi que le Juif a si cruellement traité pour le vol dont vous êtes coupables.» Pleins d'effroi, ils viennent trouver le Juif, lui racontent le miracle, en apprennent ce qu'il a fait à l'image et lui rendent tout;; après quoi ils rentrent dans la voie de la droiture et le Juif embrasse la foi du Sauveur.

Par amour pour son fils qui étudiait les belles-lettres, un homme célébrait tous les ans avec solennité la fête de saint Nicolas. Une fois le père de l'enfant prépara un repas auquel il invita grand nombre de clercs. Or le diable vint à la porte, en habit de mendiant, demander l'aumône. Le père commande aussitôt à son fils de donner au pèlerin. L'enfant se hâte, mais ne trouvant pas le pauvre, il court après lui. Parvenu à un carrefour, le diable saisit l'enfant et l'étrangle. A cette nouvelle, le père se lamenta beaucoup, prit le corps, le plaça sur un lit et se mit à exhaler sa douleur en proférant ces cris: «O très cher fils! comment es-tu? Saint Nicolas! est-ce la récompense de l'honneur dont je vous ai donné si longtemps des preuves?» Et comme il parlait ainsi, tout à coup l'enfant ouvrit les yeux, comme s'il sortait d'un profond sommeil, et ressuscita.

Un noble pria le bienheureux Nicolas de lui obtenir (46) un fils, lui promettant de conduire son enfant à son église où il offrirait une coupe d'or. Un fils lui naquit et quand celui-ci fut parvenu à un certain âge, il commanda une coupe. Elle se trouva fort de son goût, et il l'employa à son usage, mais il en fit ciseler une autre d'égale valeur. Et comme ils allaient par mer à l'église de saint Nicolas, le père dit à son fils d'aller lui puiser de l'eau dans la coupe qu'il avait commandée en premier lieu. L'enfant, en. voulant puiser de l'eau avec la coupe, tomba dans là mer et disparut aussitôt. Le père cependant, tout baigné de larmes, accomplit son vceu. Etant donc venu à l'autel de saint Nicolas, comme il offrait la seconde coupe, voici qu'elle tomba de l'autel comme si elle en eût été repoussée. L'ayant reprise et replacée une seconde fois sur l'autel, elle en fut rejetée encore plus loin. Tout le monde était saisi d'admiration devant un pareil prodige, lorsque voici l'enfant sain et sauf qui arrive portant dans les mains la première coupe; il raconte, en présence des assistants, qu'au moment où il tomba dans la mer, parut aussitôt saint Nicolas qui le garantit. Le père rendu à la joie offrit les deux coupes au saint.

Un homme riche dut aux mérites de saint Nicolas d'avoir un fils qu'il nomma Adéodat. Il éleva, dans sa maison, une chapelle en l'honneur du saint dont il célébra, chaque année, la fête avec solennité. Or le pays était situé près de la terre des Agaréniens. Un jour Adéodat est pris par eux, et placé comme esclave chez leur roi. L'année suivante, tandis que le père célébrait dévotieusement la fête de saint Nicolas, l'enfant, qui tenait devant le monarque une coupe précieuse, (47) se rappelle la manière dont il a été pris, la douleur et la joie de ses parents à pareil jour dans leur maison, et se met à soupirer tout haut. A force de menaces, le roi obtint de connaître la cause de ces soupirs, et ajouta: «Quoi que fasse ton Nicolas, tu resteras ici avec nous.» Tout à coup s'élève un vent violent qui renverse la maison et transporte l'enfant avec sa coupe devant les portes de l'église où ses parents célébraient la fête; ce fut pour tous un grand sujet de joie. On lit pourtant ailleurs que cet enfant était de la Normandie, et qu'allant outre-mer, il fut pris par le Soudan qui le faisait fouetter souvent en sa présence. Or un jour de Saint-Nicolas, qu'il avait été fouetté et que, renfermé dans sa prison, il pleurait en pensant à sa délivrance et à la joie ordinaire de ses parents à pareil jour, tout à coup il s'endormit et, en se réveillant, il se trouva dans la chapelle de son père *.

* On lit à la fin d'un sermon attribué à saint Bonaventure: « Deux écoliers de famille noble et riche portaient une grosse somme d'argent, se rendant à Athènes pour y étudier la philosophie. Or, comme ils voulaient auparavant voir saint Nicolas pour se recommander à ses prières, ils passèrent par la ville de Alyre. L'hôte, s'apercevant de leur richesse, se laissa entraîner aux suggestions de l'esprit malin, et les tua. Après quoi, les mettant en pièces comme viande de porc, il sala leur chair dans un vase (saloir). Instruit de ce méfait par un ange, saint Nicolas se rendit promptement à l'hôtellerie, dit à l'hôte tout ce qui s'était passé, et le réprimanda sévèrement; après quoi il rendit 1a vie aux jeunes gens par la vertu de ses prières.»





SAINTE LUCIE, VIERGE *

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Lucie vient de Lux, lumière. La lumière en effet est belle à voir, parce que, selon saint Ambroise, la lumière est naturellement gracieuse à la vue. Elle se répand;sans se salir, quelque souillés que soient les lieux où elle se projette. Ses rayons suivent une ligne sans la moindre courbe, et elle traverse une étendue immense sans mettre aucune lenteur. Par où l'on voit que la bienheureuse vierge Lucie brille de l'éclat de la virginité, sans la plus petite souillure, elle répand la charité sans aucun mélange d'amour impur: elle va droit à Dieu sans le moindre détour; elle n'apporte aucune négligence à suivre dans toute son étendue la voie qui lui est tracée par l'opération divine. Lucie peut encore signifier Chemin de Lumière, Lucis, via.

Lucie, vierge de Syracuse, noble d'origine; entendant parler, par toute la Sicile, de la célébrité de sainte Agathe, alla à son tombeau avec sa mère Euthicie qui, depuis quatre ans, souffrait, sans espoir de guérison, d'une perte de sang. Or, à la messe, on lisait l'évangile où l'on raconte que N.-S. guérit une femme affligée de la même maladie. Lucie dit alors à sa mère : «Si vous croyez ce qu'on lit, croyez que Agathe jouit toujours de la présence de celui pour lequel elle a souffert. Si donc vous touchez son tombeau avec foi, aussitôt vous serez radicalement guérie.» Quand toute l'assistance se fut retirée, la mère et la fille restèrent en prières auprès du tombeau; le sommeil alors s'empara de Lucie, et elle vit Agathe entourée d'anges,

* Bréviaire, Actes de la sainte.

ornée de pierres précieuses; debout devant elle et lui disant: «Ma soeur Lucie, vierge toute dévouée à Dieu, que demandez-vous de moi que Vous né puissiez vous-même obtenir à l'instant pour votre mère? Car elle vient d'être guérie par votre foi.» Et Lucie qui s'éveilla dit: «Mère, vous êtes guérie. Or, je vous conjure, au nom de celle qui vient d'obtenir votre guérison par ses prières, de ne pas me chercher d'époux; mais tout ce que vous deviez me donner en dot, distribuez-le aux pauvres.» «Ferme-moi les yeux auparavant, répondit la mère, et alors tu disposeras de ton bien comme tu voudras.» Lucie lui dit: «En mourant, si vous donnez quelque chose c'est parce que tous ne pouvez l'emporter avec vous,: donnez-le-moi tandis que vous êtes en vie, et vous en serez récompensée.» Après leur retour on faisait journellement des biens une part qu'on distribuait aux pauvres. Le bruit du partage de ce patrimoine vint aux oreilles du fiancé, et il en demanda le motif à la nourrice. Elle eut la précaution de lui répondre que sa fiancée avait trouvé une propriété de plus grand rapport, qu'elle voulait acheter à son nom; c'était le motif pour lequel on la voyait se défaire de son bien. L'insensé, croyant qu'il s'agissait d'un commerce tout humain, se mit à faire hausser lui-même la vente. Or, quand tout fut vendu et donné aux pauvres, le fiancé traduisit Lucie devant le consul Pascasius: il l'accusa d'être chrétienne et de violer les édits des Césars. Pascasius l'invita à sacrifier aux idoles, mais elle répondit: «Le sacrifice qui plaît à Dieu, c'est de visiter les pauvres, de subvenir à leurs besoins, et parce que je n'ai plus rien à  (50)  offrir, je me donne moi-même pour lui être offerte.» Pascasius dit: «Tu pourrais bien dire cela à quelque chrétien insensé, comme toi, mais à moi qui fais exécuter les décrets des princes, c'est bien inutile de poursuivre.» «Toi, reprit Lucie, tu exécutes les lois de tes princes, et moi j'exécute la loi de mon Dieu. Tu crains les princes, et moi je crains Dieu. Tu ne voudrais pas les offenser et moi je me garde d'offenser Dieu. Tu désires leur plaire et moi je souhaite ardemment de plaire à J.-C. Fais donc ce que tu juges te devoir être utile, et moi je ferai ce que je saurai  m'ètre profitable.» Pascasius lui dit: «Tu as dépensé ton patrimoine avec des débauchés, aussi tu parles comme une courtisane.» «J'ai placé, reprit Lucie, mon patrimoine en lieu sùr, et je suis loin de connaître ceux qui débauchent l'esprit et le corps.» Pascasius lui demanda: «Quels sont-ils ces corrupteurs?» Lucie reprit: «Ceux qui corrompent l'esprit, c'est vous qui conseillez aux âmes d'abandonner le créateur. Ceux qui corrompent le corps, ce sont ceux qui préfèrent les jouissances corporelles aux délices éternelles.» «Tu cesseras de parler, reprit Pascasius, lorsqu'on commencera à te fouetter.» «Les paroles de Dieu, dit Lucie, n'auront jamais de fin.» «Tu es donc Dieu», repartit Pascasius. «Je suis, répondit Lucie, la servante du Dieu qui a. dit: «Alors que vous serez en présence des rois et des présidents, ne vous inquiétez pas de ce que vous aurez à dire, ce ne sera pas vous qui parlez, mais l'Esprit parlera en vous.» Pascasius reprit: «Alors tu as l'esprit saint en toi?» «Ceux qui vivent dans la chasteté, dit Lucie, ceux-là sont les (51) temples du Saint-Esprit.» Alors, dit Pascasius je vais te faire conduire dans un lieu de prostitution, pour que tu y subisses le viol, et que tu perdes l'esprit saint.» «Le corps, dit Lucie, n'est corrompu qu'autant que le coeur y consent, car si tu me fais violer malgré moi, je gagnerai la couronne de la chasteté. Mais jamais tu ne sauras forcer ma volonté à y donner cousentement. Voici mon corps, il est disposé à toutes sortes de supplices. Pourquoi hésites-tu? Commence, fils du diable, assouvis sur moi ta rage de me tourmenter. »

Alors Pascasius fit venir des débauchés, en leur disant: «Invitez tout le peuple, et qu'elle subisse tant d'outrages qu'on vienne dire qu'elle en est morte. Or, quand on voulut la traîner, le Saint-Esprit la rendit immobile et si lourde qu'on ne put lui faire exécuter aucun mouvement. Pascasius fit venir mille hommes et lui fit lier les pieds et les mains; mais ils ne surent la mouvoir en aucune façon. Aux mille hommes, il ajouta mille paires de boeufs, et cependant la vierge du Seigneur demeura immobile. Il appela des magiciens, afin que, par leurs enchantements, ils la fissent remuer, mais ce fut chose impossible. Alors Pascasius dit «Quels sont ces maléfices? une jeune fille ne saurait être remuée par mille hommes?» Lucie lui dit: «Ce ne sont pas maléfices; mais bénéfices de J.-C. Et quand vous en ajouteriez encore dix mille, vous ne m'enverriez pas moins immobile:» Pascasius pensant, selon quelques rêveurs, qu'une lotion d'urine la délivrerait dit maléfice, il l'en fit inonder; mais, comme auparavant, on ne pouvait venir à bout de la mouvoir, il en (52) fut outré; alors il fit allumer autour d'elle un grand feu. et jeter sur son corps de l'huile bouillante mêlée de poix et de résine.

Après ce supplice, Lucie s'écria: «J'ai obtenu quelque répit dans mes souffrances, afin d'enlever à ceux qui: croient la crainte des tourments, et à ceux qui ne croient pas, le temps de  m'insulter. » Les amis de Pascasius, le voyant fort irrité, enfoncèrent une épée dans la gorge de Lucie, qui, néanmoins, ne perdit point la parole: «Je vous annonce, dit-elle, que la paix est rendue à l'Eglise, car Maximien vient de mourir aujourd'hui, et Dioclétien est chassé de son royaume: et de même que ma soeur Agathe a été établie la protectrice de la ville de Catane, de même j'ai été établie la gardienne de Syracuse.»

Comme la vierge parlait ainsi, voici venir les ministres romains qui saisissent Pascasius, le chargent de chaînes et le mènent à César. César avait en effet appris qu'il avait pillé toute la province. Arrivé à Rome, il comparait devant le Sénat, est convaincu, et condamné à la peine capitale.

Quant à la vierge Lucie, elle ne fut pas enlevée du lieu où elle avait souffert, elle rendit l'esprit seulement quand les prêtres furent venus lui apporter le corps du Seigneur. Et tous les assistants répondirent: Amen.

Elle fut ensevelie dans cet endroit là même où on bâtit une église. Or, elle souffrit au- temps de Constantin et de Maxime, vers l'an de N.-S. 310.





SAINT THOMAS, APÔTRE

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Thomas signifie abyme, ou jumeau, en grec Dydime: ou bien il vient de thomos qui veut dire division, partage. Il signifie abyme, parce qu'il mérita de sonder les profondeurs de la divinité, quand, à sa question, J.-C. répondit: «Je suis la voie, la vérité et la vie.» On l'appelle Dydime pour avoir connu de deux manières la résurrection de J.-C. Les autres en effet, connurent le Sauveur en le voyant, et lui, en le voyant et en le touchant. Il signifie division, soit parce qu'il sépara son âme de l'amour des choses du monde, soit parce qu'il se sépara des autres dans la croyance à la résurrection. On pour-. rait dire encore qu'il porte le nom de Thomas, parce qu'il se laissa inonder tout entier par l'amour de Dieu. Il posséda ces trois qualités qui distinguent ceux qui ont cet amour et que demande Prosper au livre de la vie contemplative: Aimer Dieu, qu'est-ce? si ce n'est concevoir au fond du coeur un vif désir de voir Dieu, la haine du péché et le mépris du monde. Thomas pourrait encore venir de Theos, Dieu, et meus, mien, c'est-à-dire, mon Dieu, par rapport à ces paroles qu'il prononça lorsqu'il fut convaincu, et eut la foi: «Mon Seigneur et mon Dieu.»

L'apôtre Thomas était à Césarée quand le Seigneur lui apparut et lui dit: «Le roi des Indes Gondoforus ** a envoyé son ministre Abanès à la recherche d'un habile architecte. Viens et je t'adresserai à lui.» «Seigneur, répondit Thomas, partout où vous

* Pour la légende de saint Thomas, on lira des détails fort intéressants dans l'explication du vitrail de cet apôtre (Les Vitraux de Bourges, par les PP. Martin et Cassier, pages 133 et suiv.).
** On a des médailles de Gondoforus.

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voudrez, envoyez-moi, excepté aux Indes.» Dieu lui dit : « Va sans aucune appréhension, car je serai ton gardien. Quand tu auras converti les Indiens, tu viendras à moi avec la palme du martyre.» Et Thomas lui répondit: «Vous êtes mon maître, Seigneur,et moi votre serviteur: que votre volonté soit faite.» Comme le prévôt ou l'intendant se promenait sur la place, le, Seigneur lui dit: « Que vous faut-il, jeune homme?» «Mon maître, dit celui-ci,  m'a envoyé pour lui ramener des ouvriers habiles en architecture, qui lui construisent un palais à la romaine.» Alors le Seigneur lui offrit Thomas comme un homme très capable en cet art. Ils s'embarquèrent, et arrivèrent à une ville où le roi célébrait le mariage de sa fille. Il avait fait annoncer que tous prissent part à la noce, sous peine d'encourir sa colère. Abanès et l'apôtre s'y rendirent. Or, une jeune fille juive, qui tenait une flûte à la main, adressait quelques paroles flatteuses à chacun. Quand elle vit l'apôtre, elle reconnut qu'il était juif parce qu'il ne mangeait point et qu'il tenait les yeux fixés vers le ciel. Alors elle se mit à chanter en hébreu devant lui: «C'est le Dieu des Hébreux qui seul a créé l'univers, et creusé les mers», et l'apôtre voulait lui faire répéter ces mêmes paroles. L'échanson remarquant qu'il ne mangeait ni ne buvait, mais tenait constamment les yeux vers le ciel, donna un soufflet à l'apôtre de Dieu. «Mieux vaudrait pour toi d'être épargné plus tard, lui dit l'apôtre, et d'être puni ici-bas d'un châtiment passager. Je ne me lèverai point que là main qui  m'a frappé n'ait été ici même apportée par les chiens.» Or, l'échanson étant allé puiser de l'eau à ta, fontaine, un lion l'étrangla et but son (55) sang. Les chiens déchirèrent son cadavre, et l'un d'eux, qui était noir, en apporta la main droite au milieu du festin. A cette vue toute la foule fut saisie, et la pucelle se ramentevant les paroles, jeta sa flûte et vint se prosterner aux pieds de l'apôtre. Cette vengeance est blâmée par saint Augustin dans son livre contre Fauste où il déclare qu'elle a été intercalée ici par un faussaire; aussi cette légende est tenue pour suspecte en bien des points. On pourrait dire néanmoins, que ce ne fut pas une vengeance mais une prédiction. En examinant au reste avec soin les paroles de saint, Augustin, cette action ne paraît pas improuvée tout à fait. Or voici ce qu'il dit dans le même livre: «Les Manichéens se servent de livres apocryphes, écrits sous le nom des apôtres, je pie sais par quels compilateurs de fables. Au temps de leurs auteurs, il auraient joui de quelque autorité dans l'Église, si de saints docteurs qui vivaient alors et qui pouvaient les examiner en eussent reconnu l'authenticité. Ils racontent donc que l'apôtre Thomas se trouvant à un repas de noces comme pèlerin inconnu, il avait été frappé de la main d'un serviteur contre lequel il aurait exprimé aussitôt le souhait d'une cruelle vengeance. Car cet homme, étant sorti afin d'aller puiser de l'eau à une fontaine pour les convives, aurait été tué par un lion qui se serait jeté sur lui; et la main qui avait frappé légèrement la figure de l'apôtre, arrachée du corps d'après son voeu et ses imprécations, aurait été apportée par un chien sur la table où l'apôtre était placé. Peut-on voir quelque chose de plus cruel? Or, si je ne me trompe, cela veut dire qu'en obtenant son (56) pardon pour la vie future, il y eut une certaine compensation par un plus grand service qu'il lui rendait. L'apôtre,. chéri et honoré de Dieu, était, par ce moyen, rendu recommandable et à ceux qui ne le connaissaient pas et à celui en faveur duquel il obtenait la vie éternelle à la place d'une vie qui devait finir. Il  m'importe peu si ce récit est vrai ou faux: ce qu'il y a de certain, c'est que les Manichéens, qui reçoivent comme vraies et sincères ces écritures que le canon de l'Église rejette, sont du moins forcés d'avouer que la vertu de patience enseignée par le Seigneur lorsqu'il dit: «Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui la gauche», peut exister réellement au fond du tueur, quand bien même on n'en ferait pas montre par ses gestes et ses paroles, puisque l'apôtre, qui avait été souffleté, pria le Seigneur d'épargner l'insolent dans la vie future, en ne laissant pas sa faute impunie ici-bas, plutôt que de lui présenter l'autre joue ou de l'avertir de le frapper une seconde fois. Il avait l'amour de la charité intérieurement, et extérieurement il réclamait. une correction qui servit d'exemple. Que ceci soit vrai ou que ce ne soit qu'une fable, pourquoi refuseraient-ils de louer dans l'apôtre ce qu'ils approuvent dans le serviteur de Dieu Moïse qui égorgea les fabricateurs et les adorateurs d'une idole. «Si nous comparons les châtiments, être tué par le glaive ou être déchiré sous la dent des bêtes féroces, c'est chose semblable, puisque les juges, d'après les lois publiques, condamnent îles grands coupables à périr ou sous la dent des bête, ou bien par l'épée.» Voilà ce que dit saint Augustin. Alors l'apôtre, sur la demande du roi, bénit l'époux et (57) l'épouse en disant: «Accordez, Seigneur, la bénédiction de votre droite à ces jeunes gens, et semez au fond de leurs coeurs les germes féconds de la vie.» Quand l'apôtre se retira, l'époux se trouva tenir une branche chargée de dattes. Les époux après avoir mangé de ces fruits s'endormirent tous deux et eurent le même songe. Il leur semblait qu'un roi couvert de pierreries les embrassait en disant: «Mon apôtre vous a bénis pour que vous ayez part à la vie éternelle.» S'étant éveillés ils se racontaient l'un à l'autre leur songe, quand l'apôtre se présenta, il leur dit: «Mon roi vient de vous apparaître, il  m'a introduit ici les portes fermées, pour que ma bénédiction vous profitàt. Gardez la pureté du corps, c'est la reine de toutes lesvertus etlesalut éternel en est le fruit. La virginité est la sueur des Anges, comble de biens, elle donne la victoire sur les passions mauvaises, c'est le trophée de la foi, la fuite des démons et le gage des joies éternelles. La luxure engendre la corruption, de la corruption naît la souillure, de la souillure vient la culpabilité, et la culpabilité produit la confusion.» Pendant qu'il exposait ces maximes, apparurent deux anges qui leur dirent: «Nous sommes envoyés pour être vos anges gardiens: si vous mettez en pratique les avis de l'apôtre avec fidélité, nous offrirons tous vos souhaits à Dieu.» Alors Thomas les baptisa et leur enseigna chacune des vérités de la foi. Longtemps après, l'épouse, nommée Pélage, se consacra à Dieu en prenant le voile, et l'époux, qui s'appelait Denys, fut ordonné évêque de cette ville.

Après cela, Thomas et Abatlès allèrent chez le roi des Indes. L'apôtre traça le plan d'un palais (58) magnifique: le roi, après lui avoir remis de considérables trésors, partit pour une autre province. L'apôtre distribua aux pauvres le trésor tout entier. Pendant les deux ans que dura l'absence du roi, Thomas se livra avec ardeur à la prédication et convertit à la foi ua monde innombrable. A son retour, le roi s'étant informé de ce qu'avait fait Thomas, l'enferma avec Abanès au fond d'un cachot, en attendant qu'on les fit écorcher et livrer aux flammes. Sur ces entrefaites, Gab, frère du roi, meurt. On se préparait à lui élever un tombeau magnifique, quand le quatrième jour, le mort ressuscita; tout le monde effrayé fuyait sur ses pas; alors il dit à son frère: «Cet homme, mon frère, que tu te disposais à faire écorcher et brûler, c'est un ami de Dieu et tous les anges lui obéissent. Ceux qui me conduisaient en paradis me montrèrent un palais admirable bâti d'or, d'argent et, de pierres précieuses; j'en admirais la beauté, quand ils me dirent: «C'est le palais que Thomas avait construit pour ton frère,» et comme je disais: «Que n'en suis-je le portier!» Ils ajoutèrent alors: «Ton frère s'en est rendu indigne; si donc tu veux y demeurer, nous prierons le Seigneur de vouloir bien te ressusciter afin que tu puisses l'acheter à ton frère en lui remboursant l'argent qu'il pense avoir perdu.» En parlant ainsi, il courut à la prison de l'apôtre, le priant d'avoir de l'indulgence pour son frère. Il délia ses chaînes et le pria de recevoir un vêtement précieux. «Ignores-tu, lui répondit l'apôtre, que rien de charnel, rien de terrestre n'est estimé de ceux qui désirent avoir puissance en choses célestes? Il sortait de la prison quand le roi, qui venait (59) au-devant de lui, se jeta à ses pieds en lui demandant pardon. Alors l'apôtre dit: «Dieu t'a accordé une grande faveur que de te révéler ses secrets. Crois en J.-C. et reçois le baptême pour participer au royaume éternel.» Le frère du roi lui dit: «J'ai vu le palais que tu avais bâti pour mon frère et il me ferait plaisir de l'acheter.» L'apôtre repartit: «Cela est au pouvoir de ton frère.» Et le roi lui dit: «Je le garde pour moi: que l'apôtre t'en bâtisse un autre, ou bien s'il ne le peut, nous le posséderons en commun.» L'apôtre répondit: «Ils sont innombrables dans le ciel, les palais préparés aux élus depuis le commencement du monde; on les achète par les prières et au prix de la foi et des aumônes. Vos richesses peuvent vous y précéder, mais elles né sauraient. vous y suivre.»

Un mois après, l'apôtre ordonna de rassembler tous les pauvres de cette province, et quand ils furent réunis, il en sépara les malades et les infirmes, fit une prière sur eux. Et après que ceux qui avaient été instruits eurent répondu: Amen, un éclair parti du ciel éblouit aussi bien l'apôtre que les assistants pendant une demi-heure, au point que tous se croyaient tués par la foudre; mais Thomas se leva et dit : «Levez-vous, car mon Seigneur est venu comme la foudre et vous a guéris.» Tous se levèrent alors guéris et rendirent gloire à Dieu et à l'apôtre. Thomas s'empressa de les instruire et leur démontra les douze degrés des vertus. Le 1er, c'est de croire en Dieu, qui est un en essence et triple en personnes; il leur donna trois exemples sensibles pour prouver que dans une (60) essence il y a trois personnes. Le 1er est que dans l'homme il y a une sagesse et d'elle seule et unique procèdent intelligence, mémoire et génie. Par ce génie, dit-il, vous découvrez ce que vous n'avez pas appris; par la mémoire, vous retenez ce que vous avez appris et avec l'intelligence vous comprenez ce qui peut être démontré et enseigné. Le 2e est que dans une vigne il se trouve trois parties: le bois, les feuilles et le fruit et ces trois ensemble font une seule et même vigne. Le 3e est qu'une tête contient quatre sens, savoir: la vue, le goût, l'ouïe et l'odorat; ce qui est multiple et ne fait cependant qu'une tête. Le 2e degré est de recevoir le baptême. Le 3e est de s'abstenir de la fornication. Le 4e c'est de fuir l'avarice. Le 5ede se préserver de la gourmandise. Le 6e de vivre dans la pénitence. Le 7ede persévérer dans ces bonnes Oeuvres. Le 8e d'aimer à pratiquer l'hospitalité. Le 9e de chercher et de faire la volonté de Dieu dans ses actions. Le 10e de rechercher ce que la volonté de Dieu défend et de l'éviter. Le 11e de pratiquer la charité envers ses amis comme envers ses ennemis. Le 12e d'apporter un soin vigilant à garder ces degrés. Après cette prédication furent baptisés neuf mille hommes, sans compter les enfants et les femmes.. De là Thomas alla dans l'Inde supérieure, où il se rendit célèbre par un grand nombre de miracles. L'apôtre donna la lumière de la foi à Sintice, qui était amie de Migdomie, épouse de Carisius, cousin du roi et Migdomie dit à Sintice: «Penses-tu que je le puisse voir?» Alors Migdomie, de l'avis de Sintice, changea de vêtement et vint se joindre aux pauvres femmes (61) dans le lieu où l'apôtre prêchait. Or le saint se mit à déplorer la misère de la vie et dit entre autres choses que cette vie est misérable, qu'elle est fugitive et sujette aux disgrâces! quand on croit la tenir, elle s'échappe 'et se disloque, et il commença à exhorter par quatre raisons à écouter volontiers la parole de Dieu, qu'il compara à quatre sortes de choses, savoir : à un collyre, parce qu'elle éclaire l'oeil de notre intelligence; à une potion, parce qu'elle purge et purifie notre affection de tout amour charnel; à un emplâtre, en ce qu'elle guérit les blessures de nos péchés; à la nourriture, parce qu'elle nous fortifie dans l'amour des choses célestes: or de même, ajouta-t-il, que ces objets ne fontde bien à mi malade qu'autant qu'il les prend, de même la parole de Dieu ne profite pas à une âme languissante si elle ne l'écoute avec dévotion. Or tandis que l'apôtre prêchait, Migdomie crut et dès lors elle eut horreur de partager la couche de son mari. Mais Carisius demanda au roi et obtint que l'apôtre fût mis en prison. Migdomie l'y vint trouver et le pria de lui pardonner d'avoir été emprisonné par rapport à elle. Il la consola avec bonté et l'assura qu'il souffrait tout de bon coeur. Or Carisius demanda au roi d'envoyer la reine, sueur de sa femme, pour qu'elle tâchât de la ramener, s'il était possible. La reine fut envoyée et convertie par celle qu'elle voulait pervertir; après avoir vu tant de prodiges opérés par l'apôtre : «Ils sont maudits de Dieu, dit-elle, ceux qui ne croient pas à de si grands miracles et à de pareilles oeuvres.» Alors l'apôtre instruisit brièvement tous les auditeurs sur trois points, savoir: d'aimer l'Église, d'honorer (62) les prêtres et de se réunir assidûment pour écouter la parole de Dieu. La reine étant revenue, le roi lui dit «Pourquoi être restée si longtemps?» Elle répondit: «Je croyais Migdomie folle et elle est très sage; en me conduisant à l'apôtre de Dieu, elle  m'a fait connaître la voie de la vérité et ceux-là sont bien insensés qui ne croient pas en J.-C.» Or la reine refusa d'avoir désormais commerce avec le roi. Celui-ci, stupéfait, dit à son parent: «En voulant recouvrer ta femme, j'ai perdu la mienne qui se comporte envers moi de pire façon que ne fait la tienne à ton égard.» Alors le roi ordonna de lier les mains de l'apôtre, le fit amener en sa présence et lui enjoignit de ramener leurs femmes à leurs maris. Mais l'apôtre lui démontra par trois exemples qu'elles ne le devaient pas faire, tant qu'ils persisteraient dans l'erreur, savoir: par l'exemple du roi, l'exemple de la tour et l'exemple de la fontaine. «D'où vient, dit-il, que vous, qui êtes roi, vous ne voudriez pas que votre service se fit d'une manière sale et que vous exigez la propreté dans vos serviteurs et dans vos servantes? Combien plus devez-vous croire que Dieu exige un service très chaste et très propre? Pourquoi me faire un crime de prêcher aux serviteurs de Dieu de l'aimer, quand vous désirez la même chose dans les vôtres? J'ai élevé une tour très haute et vous ine dites, à moi qui l'ai bâtie, de la détruire? J'ai creusé profondément la terre et fait jaillir une, fontaine de l'abîme et vous me dites de la combler?» Le roi, en colère, fit apporter des lames de fer brûlantes et placer l'apôtre nu-pieds sur elles; mais aussitôt, par l'ordre de Dieu, une fontaine surgit en cet (63) endroit-là même et les refroidit. Alors le roi, d'après le conseil de son parent, fit jeter Thomas dans une fournaise ardente, qui s'éteignit, de telle sorte que le lendemain il en sortit sain et frais. Carisius dit au roi: «Fais-lui offrir un sacrifice au soleil, afin qu'il encoure la colère de son Dieu qui le préserve.» Comme on pressait l'apôtre de le faire, il dit au roi: «Tu vaux mieux que ce que tu fais exécuter, puisque tu négliges le vrai Dieu pour honorer une image. Tu penses, comme te l'a dit Carisius, que Dieu s'irritera contre moi quand j'aurai adoré ton dieu; il sera bien plus irrité contre ton idole, car il la brisera: adore-le donc. Que si en adorant ton Dieu, le mien ne le renverse pas, je sacrifie à l'idole; mais s'il en arrive ainsi que je le dis, tu croiras à mon Dieu.» Le roi lui dit : «Tu me parles comme à un égal.» Alors l'apôtre commanda en langue hébraïque au démon renfermé dans l'idole, qu'aussitôt qu'il aurait fléchi le genou devant lui, à l'instant il brisât l'idole. Or l'apôtre, en. fléchissant le genou, dit: «Voici que j'adore, mais ce n'est pas l'idole; voici que j'adore, mais ce n'est pas le métal; voici que j'adore, mais ce n'est pas un simulacre, car Celui que j'adore, c'est mon Seigneur J.-C., au nom duquel je te commande, démon, qui te caches dans cette image, de la briser.» Et aussitôt elle disparut comme une cire qui se fond. Tous les prêtres poussèrent des hurlements et le pontife du temple saisit un glaive avec lequel il perça l'apôtre en disant: «C'est moi qui tirerai vengeance de l'affront fait à mon Dieu.» Pour le roi et Carisius, ils s'enfuirent en voyant le peuple s'apprêtant à venger (64) l'apôtre et à brûler vif le pontife. Les chrétiens emportèrent-le corps du saint et l'ensevelirent honorablement. Longtemps après, c'est-à-dire environ l'an 230, il fut transporté en la ville d'Edesse, qui s'appelait autrefois Ragès des Mèdes. Ce fut l'empereur Alexandre qui le fit à la prière des Syriens. Or, en cette ville, aucun, hérétique, aucun juif, aucun païen n'y peut vivre, pas plus qu'aucun tyran ne saurait y faire de mal, depuis que Abgare, roi de cette cité, eut l'honneur de recevoir une lettre écrite de la main du Sauveur *. Car aussitôt que l'ennemi vient attaquer cette ville, un enfant baptisé, debout sur la porte, lit cette lettre et le jour mètre, tant par l'écrit du Sauveur, que par les mérites de l'apôtre Thomas, les ennemis sont mis en fuite ou font la paix. Voici ce que dit de cet apôtre Isidore, dans son livre de la vie et de la mort des saints: «Thomas, disciple et imitateur de J.-C., fut incrédule en entendant et fidèle en voyant. Il prêcha l'Évangile aux Parthes, aux Mèdès, aux Perses, aux Hircaniens et aux Bactriens: en entrant dans l'Orient et en pénétrant dans l'intérieur du pays, il prêcha jusqu'à l'heure de son martyre. Il fut percé à coups de lances.» Ainsi parle Isidore **. Et saint Chrysostome dit, de son côté, que quand Tllomas fut arrivé au pays des Mages qui étaient venus adorer J.-C., il les baptisa, puis ils devinrent ses coadjuteurs dans l'établissement de la foi chrétienne.

* Eusèbe rapporte au 1er livre de son Histoire ecclésiastique et la lettre d'Abgare et la réponse de J.-C. (chap. XIII). Il a pris, dit-il, ces deux pièces dans les archives d'Edesse.
** Isidore raconte des faits conformes à cette légende.






La légende dorée - SAINT ANDRÉ, APÔTRE