La légende dorée - SAINT THOMAS, APÔTRE

Des fêtes qui arrivent dans le temps compris en partie sous le temps de la Réconciliation et en partie sous le temps du Pèlerinage.

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Après avoir parlé des fêtes qui tombent pendant le temps de la rénovation, qui part de Moïse et des Prophètes pour durer jusqu'à la venue de J -C., en la chair, temps que l'Eglise rappelle depuis l'Avent jusqu'à la Nativité du Seigneur inclusivement, suivent les fêtes qui échoient dans le temps renfermé, partie sous le temps de la réconciliation, partie du pèlerinage. Il est rappelé par l'Église à partir de la Nativité jusqu'à la Septuagésime, ainsi qu'il a été dit plus haut dans le prologue.

LA NATIVITÉ DE N.-S. JÉSUS-CHRIST SELON LA CHAIR

La nativité de Notre-Seigneur J.-C. selon la chair arriva, au dire de quelques-uns, 5228 ans accomplis depuis Adam, 6000, selon d'autres, d'après Eusèbe de Césarée, en ses chroniques, 5199, au temps de l'empereur Octavier. Méthodius, qui donne la date de 6000 ans, paraît se fonder plutôt sur des idées mystiques que sur la chronique. Or, quand le fils de Dieu a pris chair, l'univers jouissait d'une paix si profonde que l'empereur des Romains était le seul maître du aronde. Son premier nom fut Octave; on le surnomma César de Jules César dont il était le neveu. II fut encore appelé Auguste parce qu'il augmenta la (66) république, et empereur de la dignité dont il fut honoré. C'est le premier des rois qui porta ce titre. Car de même que le Sauveur a voulu naître pour nous acquérir la paix du coeur, ou du temps, et la paix de l'éternité, de même, il voulut encore que la, pais du temps embellît sa naissance. Or, César-Auguste, qui gouvernait l'univers, voulut savoir combien de provinces, de villes, de forteresses, de bourgades, combien d'hommes renfermait son empire; il ordonna, en outre, ainsi qu'il est dit dans l'Histoire scholastique (ch. IV, Evang.) que tous les hommes iraient à la ville d'où ils étaient originaires, et que chacun, en donnant un denier d'argent au président de la province, se reconnaîtrait sujet de l'empire romain. (Le denier valait dix sols ordinaires, ce qui l'a fait appeler denier). En effet, la monnaie portait l'effigie et le nom de César. On déclarait aussi sa profession: on faisait le dénombrement, mais pour diverses considérations. On déclarait donc sa profession, parce que chacun 'en rendant, comme on disait, la capitation, c'est-à-dire un denier, le plaçait sur sa tête et professait de sa propre bouche qu'il était le sujet de l'empire, romain; d'où vient le mot de profession, professer de sa propre bouche; et cela avait lieu en présence de tout le peuple. On faisait le dénombrement, parce que le nombre de ceux qui portaient la capitation était désigné sous un chiffre particulier et inscrit sur les registres. Le dénombrement se fit pour la première fois par Cyrinus, gouverneur de Syrie. Ce fut le premier attribué à Cyrinus par l'Histoire scholastique. Or, comme la Judée est reconnue comme point central de nombril) de notre (67) terre habitable, il fut décidé que ce serait par elle que l'on commencerait, et que les autres gouverneurs continueraient l'opération par les provinces circonvoisines.

On le nomme aussi le premier dénombrement universel parce que d'autres avaient été faits en partie antérieurement, ou bien peut-être ce fut le premier qui se fit par tête, le second par villes de chaque pars, devant le lieutenant de César, et le troisième par chaque contrée à Rome, en présence de César. Or, Joseph étant de la race de David, partit de Nazareth à Bethléem, et comme le temps des couches de la bienheureuse Marie était proche, et qu'il ignorait l'époque de son retour, il la prit et la mena avec lui à Bethléem, ne voulant pas remettre entre les mains d'un étranger le trésor que Dieu lui avait confié, jaloux qu'il était de s'en charger lui-même avec une sollicitude de tous les instants. Comme il approchait de Bethléem (ainsi l'attestent frère Barthélemidans sa compilation * et le récit du Livre de l'Enfance **), la bienheureuse Vierge vit une partie du peuple. d'ans la joie et une autre dans les gémissements: ce qu'un ange lui expliqua ainsi: «La partie du peuple qui est dans la joie, c'est le peuple gentil qui recevra bénédiction éternelle par le sang d'Abraham; et la partie qui est dans les gémissements, c'est le peuple juif réprouvé de Dieu, comme il l'a mérité.» Arrivés à

* On a attribué à saint Barthélemy un évangile dont parlent saint Jérôme et Bède. Cs. Migne, Œuvres de l'Aréopagite, tome I, col. 1232.
**  Dictionnaire des Apocryphes, tome I, col. 159 et suiv.

Bethléem, parce qu'ils étaient pauvres, et parce que tous les autres venus pour le même motif occupaient les hôtelleries, ils ne trouvèrent aucun logement; ils se mirent donc sous un passage public, qui se trouvait, au dire de l'Histoire scholastique *, entre deux maisons, ayant toiture, espèce de bazar sous lequel se réunissaient les citoyens soit pour converser, soit pour se voir, les jours de loisir, ou quand il faisait mauvais temps. Il se trouvait que Joseph y avait fait une crèche pour un boeuf et un âne, ou bien, d'après quelques auteurs, quand les gens de la campagne venaient au marché, c'était là qu'ils attachaient leurs bestiaux, et pour, cette raison, on y avait établi une crèche. Au milieu donc de la nuit du jour du Seigneur, la bienheureuse vierge enfanta son fils et le coucha dans la crèche sur du foin; et ce foin, ainsi qu'il est dit dans l'Histoire scholastique (ch. V), fut dans la suite apporté à Rome par sainte Hélène. Le boeuf et l'âne n'avaient pas voulu le manger.

La naissance de J.-C. fut donc miraculeuse, quant à la génératrice, quant à celui qui fut engendré, quant au mode de génération.

I. La génératrice fut vierge avant et après l'enfantement; on prouve de cinq manières qu'elle resta vierge tout en étant mère: 1. par la prophétie d'Isaïe (VII): «Voici qu'une vierge concevra et enfantera un fils.» 2. Par les figures: la verge d' Aaron fleurit sans aucun soin humain et la porte d'Ezéchiel demeura toujours close. 3. Par celui qui la garda. Joseph,

* Pierre Comestor.

en la soignant toujours, reste témoin de sa virginité. 4. Par l'épreuve. Dans la compilation de Barthélemi et dans leLivre de l'Enfance du Sauveur, on lit que, au moment de l'enfantement, Joseph, qui ne doutait pas au reste que Dieu dût naître d'une vierge, appela, selon la coutume de son pays, des sages-femmes qui s'appelaient l'une Zébel, et l'autre Salomé. Zébel en examinant avec soin et intention la trouva vierge : «Une vierge a enfanté!» s'écria-t-elle. Salomé, qui n'en croyait rien, voulut en avoir la preuve, comme Zébel, mais sa main se dessécha aussitôt. Cependant un ange, qui lui apparut, lui fit toucher l'enfant, et elle fut guérie tout de suite. 5. Par l'évidence du miracle au témoignage d'Innocent III*, Rome fut en paix pendant 12 ans. Alors les Romains élevèrent à la paix un temple magnifique et y placèrent la statue de Romulus. On consulta Apollon pour savoir combien de temps durerait la paix et on obtint cette réponse : «Jusqu'au moment où une vierge enfantera.» En entendant cela, tout le monde dit: «Donc elle durera toujours.» Ils croyaient impossible, en effet, qu'une vierge mit jamais au inonde. Ils placèrent alors cette inscription sur les portes du Temple: Temple éternel de la paix. Mais la nuit même que la vierge enfanta, le temple s'écroula jusqu'aux fondements et c'est là que se .trouve aujourd'hui l'église de Sainte-Marie-la-Nouvelle.

II. La Nativité de J.-C. fut miraculeuse quant à celui qui fut engendré. Car, ainsi que ledit saint Bernard,

* IIe sermon sur la Nativité.

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l'éternel, l'antique et le nouveau se trouvèrent réunis dans la même personne: l'éternel, c'est la divinité, l'antique c'est la chair tirée d'Adam, le nouveau, c'est une âme créée de nouveau. Le même saint dit autre part: «Dieu a fait trois mélanges et trois oeuvres, tellement singuliers que jamais il n'en a été fait et jamais il ne s'en fera de semblables. Car il y eut. union réelle entre un Dieu et un homme, entre une mère et une vierge, entre la foi et l'esprit humain. La première union est très admirable, parce que le démon et Dieu, la majesté et l'infirmité ont été joints ensemble. Quelle bassesse et quelle sublimité! Il n'y a rien en effet de plus sublime que Dieu, comme il n'y arien de plus bas que l'homme. La seconde union n'est pas moins admirable, car jamais, au monde, on n'avait entendu dire qu'une femme qui avait enfanté fût vierge, qu'une mère ne cessât pas d'être vierge. La troisième union est inférieure à la première et à la seconde, mais elle n'est pas moins importante. C'est chose admirable que l'esprit humain ait ajouté foi à ces deux choses, que l'on ait pu croire enfin que Dieu fût homme et que celle qui avait enfanté fût restée vierge.» (Saint Bernard.)

III. La naissance de J.-C. fut miraculeuse du côté de celui qui fut engendré. En effet l'enfantement fut au-dessus de la nature, par cela qu'une vierge conçut; au-dessus de la raison, pour avoir enfanté un Dieu; au-dessus de la condition de la nature humaine, puisque, contre l'ordinaire, elle enfanta sans douleurs, car elle conçut du Saint-Esprit: la vierge en effet n'engendra pas d'un sang humain, mais d'un souffle (71) mystique. Le Saint-Esprit prit ce qu'il y avait de plus pur et de plus chaste dans le sang de la Vierge et en forma ce corps; et Dieu manifesta ainsi un quatrième mode admirable de créer un homme. Voici à ce sujet ce que dit saint Anselme: «Dieu peut créer l'homme de quatre manières: sans homme ni femme, comme il a créé Adam; d'un homme sans femme, comme il a créé Eve; de l'homme et de la femme, comme d'habitude; d'une femme sans homme, comme cela s'est opéré aujourd'hui merveilleusement.»

En second lieu, sa naissance fut démontrée de beaucoup de manières. D'abord par toutes espèces de créatures. Or il y a une sorte de créature qui a seulement Fètre, comme celles qui sont purement corporelles, par exemple les pierres; une autre a l'ètre et la vie, comme les végétaux et les arbres; une autre espèce a Fètre, la vie et le sentiment, savoir les animaux; une autre a Fètre, la vie, le sentiment et le discernement, comme l'homme; une dernière espèce qui a Fètre, la vie, le sentiment, le discernement et l'intelligence, comme l'ange. Toutes ces créatures démontrèrent aujourd'hui la naissance de J.-C. Le 1er ordre, qui est purement corporel, est triple. Il est ou bien opaque, ou bien transparent, ou pénétrant et lucide. Elle a été montrée premièrement par les substances purement corporelles opaques; ainsi la destruction du temple des Romains, comme il a été dit plus haut; ainsi la chute de différentes statues qui tombèrent en plusieurs autres lieux. Voici ce qu'on lit dans

* Cur Deus Homo, liv. II, c.VIII.

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l'Histoire scholastique (ch. III, Tobie): «Le prophète Jérémie venant en Egypte, après la mort de Godolias, apprit aux rois du pays que leurs idoles crouleraient quand une vierge enfanterait un fils. C'est pour cela que les prêtres .des idoles avaient élevé et adoraient, dans un lieu caché du temple, l'image d'une vierge portant un enfant dans son giron. Le roi Ptolémée leur demanda ce que cela signifiait: ils répondirent que, de tradition paternelle, c'était un mystère révélé à leurs ancêtres par un saint prophète, et qui devait se réaliser un jour.» Secondement, par les substances;purement corporelles transparentes et pénétrantes. En effet la nuit même de la naissance du Seigneur, l'obscurité fut changée en une clarté pareille à celle du jour. A Rome (Orose, liv.VI, ch. XX, et Innocent III, IIesermon de Noël, l'attestent), dans une fontaine * l'eau fut changée en une huile qui coula jusqu'au Tibre avec la plus grande abondance. Or la sybilleavait prédit que quand jaillirait une source d'huile, naîtrait le Sauveur. Troisièmement par les substances corporelles lucides, exemple: les corps célestes. Le jour de la naissance du Sauveur, d'après une relation dont parle saint Chrysostome ** , les mages étant en prières sur une montagne, une étoile apparut devant eux, ayant la forme du plus bel enfant, sur la tète duquel brillait une croix. Elle dit aux mages d'aller eu Judée et que là ils trouveraient ce nouveau-né. Ce jour-là encore,

* Fontaine qui donne de l'huile à Rome, en ce lieu est aujourd'hui l'Eglise de Sainte-Marie au delà du Tibre.
** Sur Saint Mathieu, ch. III.

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trois soleils apparurent à l'orient, et peu à peu ils n'en formèrent plus qu'un. C'était un signe que la Trinité et l'unité de Dieu allaient être connues dans le monde, ou bien que celui qui venait de naître rassemblait dans sa seule personne trois substances l'âme, la chair et la divinité. On lit pourtant dans l'Histoire scholastique (ch. XVI, Machab.), que ce ne fut pas au jour de la naissance du Sauveur que parurent les trois soleils, mais bien quelque temps auparavant, savoir après la mort de Jules César. Eusèbe l'assure aussi en sa chronique. L'empereur Octave, dit le pape Innocent III, après avoir soumis l'univers à la domination romaine, plut tellement au Sénat que celui-ci voulut l'honorer comme un dieu. Mais Auguste, plein de prudence, qui se savait être homme, ne voulut pas consentir à usurper l'honneur de l'immortalité. Sur les instances du Sénat, il consulta la sybillepour apprendre, par ses oracles, s'il naîtrait jamais un jour dans le monde un mortel plus grand que lui. Or c'était au jour de la naissance de J.-C. que cela se passait, et comme la sybille expliquait ses oracles seule avec l'empereur dans une chambre du palais, voici qu'au milieu du jour, un cercle d'or entoure le soleil, et au milieu du cercle paraît une vierge merveilleusement belle, portant un enfant sur son giron: ce que la sybille montra au César extasié de cette vision; il entendit alors une voix lui dire: «Celle-ci est l'autel du ciel,» et la sybille ajouta: «Cet enfant est plus grand que toi, il te faut l'adorer.» Or ce palais fut dédié en l'honneur de sainte Marie, et c'est aujourd'hui Sainte-Marie de l'ara coeli. (74) L'empereur comprit donc que cet enfant était plus grand que lui; il lui offrit de l'encens et dès ce moment il renonça à se faire appeler Dieu. Voici comment s'exprime Orose à ce sujet *: «Au temps d'Octave, environ à la troisième heure, par un ciel clair, pur et serein, un cercle en forme d'arc-en-ciel entoura le disque du soleil, comme si était venu celui qui avait créé et régissait seul le soleil lui-même et l'univers.» Eutrope le dit aussi. Il est rapporté dans Timothée, l'historiographe, qu'il a trouvé dans les anciennes histoires des Romains que Octave, l'an XXXV de son règne, monta au Capitole et demanda avec instance aux dieux quel serait après lui le gouverneur de la République, et qu'il entendit une voix lui dire: «C'est un enfant céleste, fils du Dieu vivant, qui doit bientôt naître d'une vierge restée sans tache, Dieu et homme sans macule.» Ayant appris cela, il éleva un autel en ce lieu et y plaça cette inscription: «Autel du fils de Dieu vivant.» 2. La nativité a été montrée manifestement par la créature qui a l'être et la vie, comme les plantes et les arbres. Au rapport de Barthélemi dans sa compilation; cette nuit-là même les vignes d'Engadi, qui portent le baume, fleurirent, eurent des fruits et donnèrent leur liqueur. 3. Par la créature qui a l'être, la vie et le sentiment, comme les animaux. Joseph, en s'en allant à Bethléem avec Marie qui était enceinte, mena avec lui un boeuf, peut-être pour le vendre, payer le cens que lui et son épouse devaient,

* Liv. VI, ch. XX.
** Barthélemi de Sion, dans le Mariale.

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et vivre du reste, et un âne, peut-être pour servir de monture à la Vierge. Or le boeuf et l'âne connurent le Seigneur par l'effet d'un miracle et fléchirent le genou pour l'adorer. Avant la nativité de J.-C., raconte Eusèbe dans sa chronique, pendant quelques jours, des boeufs qui labouraient dirent aux laboureurs: «Les hommes manqueront, les moissons profiteront.» 4. Par la créature qui a l'être, la vie, le sentiment et le discernement, comme est l'homme, ainsi les bergers. En effet à cette heure, les bergers veillaient sur leurs troupeaux, comme ils avaient coutume de faire deux fois par an dans les plus longues et dans les plus courtes nuits. Anciennement, à chaque solstice, c'est-à-dire au solstice d'été, environ vers la fête de saint-Jean-Baptiste, et à celui d'hiver, vers la nativité de N.-S., c'était une coutume des Gentils de veiller la nuit pour honorer le soleil, coutume qui avait pris racine aussi chez les juifs, peut-être poursuivre l'usage des étrangers qui habitaient chez eux. L'ange du Seigneur leur apparaissant annonça le Sauveur né et leur donna un signe pour le trouver. A cet ange se joignit une multitude d'autres qui disaient: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux, etc.» Or les bergers vinrent et trouvèrent tout comme l'ange avait dit. Elle a encore été manifestée par César-Auguste, qui défendit alors que personne ne l'appelât seigneur,. au témoignage d'Orose. C'est peut-être pour avoir vu l'arc autour du soleil, que, se rappelant la ruine du temple, la fontaine d'huile et comprenant que celui qui l'emportait en grandeur était né dans le monde, il ne voulut, et re appelé ni dieu ni seigneur. On lit encore, en (76) certaines chroniques, que, sur l'approche de la naissance du Seigneur, Octave fit établir des chemins publics par le monde, et fit remise de toutes les dettes des Romains. Elle a été manifestée aussi par les sodomites qui, dans tout le monde, furent détruits cette même nuit; ainsi le dit saint Jérôme sur ce passage: Luxorta est. Une lumière s'est levée et si grande queell, fit mourir tous ceux qui étaient adonnés à ce vice; c'est ce que fit le Christ pour le déraciner, et pour qu'une si infâme impureté n'existât plus désormais dans la nature humaine qu'il avait prise. Car, dit saint Augustin, Dieu voyant dans le genre humain ce vice contre nature fut presque en suspens s'il s'incarnerait. 5. Par la créature qui a l'être, la vie, le sentiment, le discernement et l'intelligence, comme l'ange. Les anges en effet, annoncèrent la naissance de J.-C. aux bergers, comme on vient de le dire plus haut. Troisièmement, sa naissance nous fut utilement démontrée: 1. à la confusion des démons; car cet ennemi ne saurait l'emporter sur nous comme auparavant. On lit * que saint Hugues, abbé de Cluny, la veille de la Nativité du Seigneur, vit la bienheureuse vierge tenant son fils dans ses bras: «C'est, dit-elle, aujourd'hui le jour où les oracles des prophètes sont renouvelés. Où est maintenant cet ennemi qui avant ce jour était maître dés hommes?» A ces mots, le diable sortit de dessous terre, pour insulter aux paroles de la madone, mais l'iniquité s'est mentie à elle-même, parce que, comme il parcourait tous les appartements, des frères, la

* Pierre le Vénérable, De miraculis, liv. I, ch. XV.

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dévotion le rejeta hors de l'oratoire, la lecture hors du réfectoire, les couvertures de bas prix hors du dortoir, et la patience hors du chapitre. On lit encore, dans le livre de Pierre de Cluny, que, la veille de Noël, la bienheureuse vierge apparut à saint Hugues, abbé de Cluny, portant son fils et jouant avec lui en disant: « Mère, vous savez avec quelle joie l'Église célèbre aujourd'hui le jour de ma naissance, or où est désormais la force du diable? que peut-il dire et faire?» Alors le diable semblait se lever de dessous terre et dire: «Si je ne puis entrer dans l'église où l'on célèbre vos louanges, j'entrerai cependant au chapitre, au dortoir et au réfectoire.» Et il tenta de le faire; mais la porte du chapitre était trop étroite pour sa grosseur, la porte du dortoir trop basse pour sa hauteur, et la porte du réfectoire avait des barrières formées par la charité des servants, par l'avidité apportée à écouter la lecture, par la sobriété dans le boire et le manger, et alors il s'évanouit tout confus. 2. Pour obtenir le pardon.

On lit, dans un livre d'exemples, qu'une mauvaise femme, revenue à de bons sentiments, désespérait de son pardon; car en pensant au jugement, elle se trouvait coupable, en pensant à l'enfer elle se croyait digne d'y être tourmentée; en pensant au paradis, elle se voyait immonde, à la passion, elle se regardait comme ingrate; mais en pensant à l'enfance de Jésus et à la facilité qu'il y a d'apaiser les enfants, elle conjura le Christ par son enfance, et mérita d'entendre nue voix qui lui assurait le pardon. 3. Pour la guérison des infirmités. Voici ce que dit saint Bernard (78)  sur cette utilité de la naissance de J.-C.: «Le genre humain avait trois maladies, au commencement, au milieu et à la fin: c'est-à-dire, à la naissance, à la vie et à la mort. La naissance était souillée, la vie perverse et la mort dangereuse. Vint J.-C. qui apporta un triple remède à cette triple maladie. Il est né, a vécu et est mort. Sa naissance a purifié la, nôtre; sa vie est une instruction pour la nôtre, et sa mort a détruit la nôtre» (saint Bernard). 4. Pour l'humiliation de notre orgueil. Ce qui a fait dire à saint Augustin que l'humilité à nous montrée par le Fils de Dieu dans l'Incarnation, nous fut un exemple, un sacrement et un remède: un exemple à imiter, un sacrement par lequel le lien de notre péché est rompu, et un remède qui guérit l'enflure de notre orgueil (saint Augustin). En effet l'orgueil du premier homme a été guéri par l'humilité de J.-C. Observez encore que l'humilité du Sauveur correspond bien à l'orgueil du traître, car l'orgueil du premier homme fut contre Dieu, jusqu'à Dieu et au-dessus de Dieu. Il fut contre Dieu, car il alla contre le précepte qui défendait de manger le fruit de l'arbre de la science du bien et du mal; il fut jusqu'à Dieu, car il alla jusqu'à désirer atteindre à la divinité, en croyant ce que le diable avait dit: «Vous serez comme des dieux;» il fut enfin au-dessus de Dieu, selon saint Anselme, eu voulant ce que Dieu ne voulait pas que l'homme voulût; il plaça en effet sa volonté au-dessus de celle de Dieu, mais le fils de Dieu, selon saint Jean Damascène, s'humilia pour les hommes, non contre les hommes, jusqu'aux hommes, et au-dessus des hommes: pour les hommes, (78) c'est-à-dire, pour leur utilité et leur salut; jusqu'aux hommes, par une naissance semblable à la leur; au-dessus des hommes, par une naissance différente de la leur. Car sa naissance fut en un point semblable à la nôtre; en effet il est né d'une femme, et par le même mode de propagation, et en un point, différente de la nôtre, car il est né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie.





SAINTE ANASTASIE *

Anastasie vient de ana, au-dessus, et stasis, qui se tient debout, ou état, parce qu'elle s'éleva des vices aux vertus.

Anastasie était une très noble fille de Pretaxatus, illustre sénateur romain, mais païen, et elle avait reçu les principes de la foi de sa mère Faustine, chrétienne et de saint Chrysogone. Ayant été mariée à Publius, elle simula une maladie pour n'avoir point de rapports avec lui. Publias apprit que sa femme, avec une de ses suivantes, allait, couverte d'habits plus que modestes, parcourir les prisons où étaient des chrétiens et leur porter ce dont ils avaient besoin; alors il la fit garder très étroitement, au point de lui refuser même de la nourriture, dans l'intention de la faire périr, afin qu'il pût vivre dans les plaisirs à l'aide de ses

* On peut lire dans Hrostwile, religieux de l'abbaye de Gandershem, en 999, une comédie fort curieuse intitulée: Dulcitius, dont le fonds est emprunté à la légende de sainte Anastasie.

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immenses possessions. Or comme elle pensait mourir, elle écrivit des lettres pleines d'affection à Chrysogone qui lui répondit pour la consoler. Sur ces entrefaites, son mari mourut et elle fut délivrée de ses angoisses. Elle avait pour suivantes trois soeurs d'une merveilleuse beauté, dont l'une s'appelait Agapen, l'autre Chionée et la troisième Irénée. Elles étaient chrétiennes et refusaient obstinément d'obéir aux avis du préfet de Rome; celui-ci les fit enfermer dans une chambre où l'on serrait les ustensiles de cuisine. Or ce préfet, qui brûlait d'amour pour elles, les alla trouver afin d'assouvir sa passion. Il fut alors frappé de folie, et croyant s'en prendre aux vierges, il embrassait les casseroles, les pots-au-feu, les chaudrons et autres ustensiles de cuisine. Quand il fut rassasié, il en sortit tout noir, sale et les vêtements en lambeaux. Ses serviteurs, qui l'attendaient à la porte, le voyant ainsi fait, le crurent changé en démon, l'accablèrent de coups, s'enfuirent et le laissèrent seul. Il alla alors trouver l'empereur pour porter plainte; et les uns le frappaient de verges, les autres lui jetaient de la boue et de la poussière, soupçonnant qu'il était changé en furie. Ses veux étaient aveuglés afin qu'il ne se vît pas difforme; aussi était-il bien étonné de se voir ainsi moqué, lui qui avait l'habitude d'être traité avec grand honneur. Il croyait en effet être revêtu, ainsi que tous les autres, de vêtements blancs. Il pensa, quand on lui dit qu'il était si ridicule, que les jeunes filles l'avaient traité ainsi par le moyen de la magie, et il ordonna qu'on les déshabillât devant lui afin au moins de les voir nues; mais aussitôt leurs habits adhérèrent si bien à leur (81) corps qu'il fut impossible de les en dépouiller. Alors le préfet saisi, s'endormit et ronfla si fort que les coups ne purent le réveiller. Enfin les vierges reçurent la couronne du martyre, et Anastasie fut donnée à un préfet, qui devait l'épouser; si auparavant il la faisait sacrifier. Comme il l'emmenait. dans une chambre et qu'il voulait l'embrasser, il devint aussitôt aveugle. Il alla consulter les dieux pour savoir s'il pouvait être guéri. Ils lui répondirent:, «Parce que tu as contristé Anastasie, tu nous as été livré et dès cet instant tu seras tourmenté continuellement en enfer avec nous. » Pendant qu'on le ramenait chez lui, il mourut entre les mains de ses gens. Alors Anastasie est livrée à un autre préfet qui la devait tenir en prison. Quand il apprit qu'elle jouissait d'immenses possessions, il lui dit en particulier: «Anastasie, si tu veux être chrétienne, fais donc ce que t'a commandé ton maître. Voici ce qu'il ordonne: «Celui qui n'aura pas renoncé à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple.» Donne-moi alors tout ce qui t'appartient et va en liberté partout où tu voudras et tu seras une vraie chrétienne.» Elle lui répondit: «Mon Dieu a dit: «Vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres , mais non aux riches;» or comme tu es riche, j'irais contre le commandement de Dieu; si je te donnais la moindre chose.» Alors Anastasie fut jetée dans une affreuse prison pour y mourir de faim; mais saint Théodore, qui avait déjà eu les honneurs du martyre, lu nourrit d'un pain céleste pendant deux mois. Enfin elle ut conduite avec deux cents vierges aux îles de Palmarola, où beaucoup de chrétiens avaient été relégués. (82) Quelques jours après, le préfet les manda toutes et fit lier Anastasie à un poteau pour y être brûlée: les autres périrent dans divers supplices. Dans le nombre il y avait un chrétien qui plusieurs fois avait été dépouillé de ses richesses à cause de J.-C. et qui répétait sans cesse: «Au moins vous ne  m'enlèverez pas J.-C.» Apollonie ensevelit le corps de sainte Anastasie avec honneur dans son verger où elle construisit une église. Elle souffrit sous Dioclétien qui commença à régner environ l'an du Seigneur 287.





SAINT ÉTIENNE

Étienne ou Stéphane veut dire couronne en grec; en hébreu il signifie règle. Il fut la couronne, c'est-à-dire le chef des martyrs du Nouveau Testament; comme Abel de, l'ancien. Il fut encore une règle, c'est-à-dire un exemple aux autres de souffrir pour J.-C. ou bien d'agir et de vivre dans la sincérité, ou de prier pour ses ennemis. Stéphane signifierait encore, d'après une autre étymologie, Strenue fans, qui parle avec énergie, comme il appert par son discours et par sa belle prédication de la parole de Dieu. Stéphane signifierait aussi: qui parle avec force aux vieilles, Strenue fans anus, parce qu'il parlait avec énergie, avec dignité aux veuves qu'il instruisait et dirigeait d'après la commission qu'il en avait reçue des apôtres, et qui, à la lettre, étaient vieilles. Il est donc couronné comme chef du martyre, règle du souffrir et du bien vivre, orateur énergique dans sa prédication, riche, et parlant 'aulx vieilles dans ses admirables instructions.

Étienne fui un des sept diacres ordonnés par les apôtres pour exercer le ministère. Car le nombre des (83) disciples s'augmentant, ceux des gentils, qui étaient convertis, commencèrent à murmurer contre les juifs nouvellement chrétiens de ce que leurs veuves étaient méprisées et laissées de côté dans le ministère de tous les jours. On peut assigner deux causes à ces murmures: ou bien leurs veuves n'étaient pas admises à partager le ministère, ou bien elles étaient plus surchargées que les autres dans cet exercice quotidien. Les apôtres en effet, voulant s'appliquer entièrement à la dispensation de la parole, confièrent aux veuves le soin de distribuer les aumônes. Or, ils voulurent apaiser les murmures qui s'élevaient par rapporta l'administration des veuves et rassemblèrent la multitude des fidèles auxquels ils dirent: «Il n'est pas juste que nous cessions d'annoncer la parole de Dieu pour avoir soin des tables.» La glose ajoute: «parce que la nourriture de l'esprit est préférable aux mets qui alimentent le corps.» Choisissez donc, frères, sept hommes d'entre vous, d'une probité reconnue, pleins de l'Esprit saint et de sagesse, à qui nous commettions ce ministère, afin qu'ils servent ou qu'ils président ceux qui servent; nous nous appliquerons entièrement à la prière et à la dispensation de la parole.» Ce discours plut à toute l'assemblée. On en choisit sept. dont saint Étienne fut le primicier et le chéfecier, et on les amena aux apôtres qui leur imposèrent; les mains. Or, Étienne, qui était plein de grâce et de force, opérait de grands prodiges et de grands miracles parmi le peuple. Les juifs jaloux conçurent le désir de prendre le dessus sur lui et de l'accuser: alors ils essayèrent de le vaincre de trois manières: savoir, en discutant, (84) en produisant de faux témoins et en le jetant dans les tourments. Toutefois il fut plus savant dans la discussion; il démasqua les faux témoins et triompha des supplices. Dans chacun de ces combats le ciel lui vint en aide. Dans le premier, l'Esprit saint lui fut donné pour qu'il fût pourvu de sagesse; dans le second, il parut avec un visage angélique afin d'effrayer les faux témoins; dans le troisième, J.-C. se montra disposé à l'aider pour le fortifier dans le martyre. Dans chaque combat, l'histoire tient compte de trois choses, savoir: la lutte engagée, le secours prêté et le triomphe remporté. En parcourant l'histoire, nous pourrons voir tous ces succès en peu de mots.

Comme Étienne faisait beaucoup de miracles et prêchait fort souvent au peuple, les juifs envieux engagèrent avec lui le premier combat pour le vaincre dans la discussion. Quelques-uns de la synagogue des libertins, c'est-à-dire des enfants des hommes libres, qui ont reçu la liberté par la manumission, s'élevèrent contre lui. Ce fut donc la postérité des esclaves qui résista la première à la foi. Il y avait aussi des Cyrénéens de la ville de Cyrène, des Alexandrins et des hommes de Cilicie et d'Asie qui disputèrent avec saint Étienne. Ce premier combat fut suivi du triomphe; car ils ne pouvaient résister à sa sagesse; et l'auteur sacré ajoute.: «et à l'Esprit qui parlait par sa bouche»; ce qui désigne l'aide accordé. Voyant donc qu'ils ne pouvaient l'emporter sur lui dans ce genre de combat, ils furent assez habiles pour choisir une seconde manière, qui était de le vaincre à l'aide des faux témoins. Alors ils en subornèrent deux pour l'accuser de quatre (85) sortes de blasphèmes. Après l'avoir amené dans le conseil, les faux témoins lui reprochaient quatre faits savoir le blasphème contre Dieu, contre Moïse, contre la loi et contre le tabernacle ou le temple: Voilà le combat. Cependant tous ceux qui étaient assis dans le conseil ayant levé les yeux sur lui, virent son visage comme le visage d'un ange: C'est le secours. Vient ensuite la victoire de ce second combat, par lequel les faux témoins furent confondus dans leurs dépositions. Car le Prince des prêtres dit: «Les choses sont-elles ainsi qu'il vient d'en être déposé?» Alors le bienheureux , Étienne se disculpa catégoriquement des quatre blasphèmes dont l'avaient chargé les faux témoins. Et d'abord, il se disculpa de blasphème contre Dieu, en disant que le Dieu qui a parlé à leurs pères et aux prophètes était le Dieu de gloire, c'est-à-dire, celui qui donne ou qui possède la gloire, ou bien encore, celui auquel la gloire est due par la créature. En cet endroit il loua Dieu de trois manières, ce qui peut se prouver par trois passages. C'est le Dieu de gloire, ou qui donne la gloire; il y a au livre des Rois (II): «Celui qui me portera honneur, je lui porterai gloire.» Il est Dieu de gloire ou qui contient la .gloire. On lit, au livre des Proverbes (VIII): «Avec moi sont les richesses et la gloire.» Il est le Dieu de gloire, c'est-à-dire, le Dieu . auquel la créature doit la gloire. La 1èreépître à Timothée (I) dit: «Au roi immortel des siècles, au seul Dieu, gloire et honneur dans tous les siècles.» Donc Étienne loua Dieu en trois manières, en disant qu'il est glorieux, qu'il donne la gloire et qu'il la mérite.. Il se disculpa ensuite du reproche de blasphème contre Moïse, en (86) louant le même Moïse de plusieurs manières. il le loua principalement par trois circonstances: pour la ferveur de son zèle, pour avoir tué l'Egyptien qui avait frappé un de ses frères; d'avoir fait des miracles en Égypte et dans le désert; de l'honneur qu'il eut de converser avec Dieu plusieurs fois. Enfin il se disculpa du troisième blasphème, contre la loi, en relevant son prix par trois raisons: la première, parce qu'elle avait Dieu pour auteur, la seconde parce qu'elle avait eu le grand et illustre Moïse pour ministre; la troisième par rapport à la fin qu'elle a, savoir qu'elle donne la vie. Enfin il se disculpa du quatrième blasphème contre le temple et le Tabernacle, eu disant quatre sortes de biens du Tabernacle; savoir: qu'il avait été commandé par Dieu; que Moïse en avait reçu le plan dans une vision; qu'il avait été achevé par Moïse et qu'il renfermait l'arche du témoignage. Il dit que le temple avait remplacé le Tabernacle. C'est ainsi que saint Étienne se disculpa, à l'aide du raisonnement, des crimes qu'on lui imputait.

Les Juifs, se voyant une seconde fois vaincus, choisissent un troisième moyen et engagent le troisième combat: c'était de le vaincre au moins par les tourments et les supplices. Saint Étienne ne s'en fut pas plutôt aperçu que, voulant pratiquer le précepte du Seigneur au sujet de la correction fraternelle, il essaya par trois moyens de lés corriger et de les empêcher de commettre une pareille méchanceté, savoir: par pudeur, par crainte et par amour. 1. Par pudeur, en leur reprochant la dureté de leur coeur et la mort des Saints. «Têtes dures, dit-il, hommes incirconcis de (87) coeur et d'oreilles, vous résistez toujours au Saint-Esprit, et vous êtes tels que vos pères ont été. Quel est le prophète que vos pères n'aient pas persécuté? Ils ont tué ceux qui prédisaient l'avènement du Juste.» Par là, dit la glose, il expose trois degrés de malice. Le 1er, de résister au Saint-Esprit, le 2e, de persécuter les prophètes, le 3e, de les tuer par un excès de méchanceté. Ils avaient en effet le front d'une courtisane; ils né savaient rougir, ni s'arrêter dans la voie du mal qu'il s avaient conçu. Bien au contraire, à ces paroles ils entrèrent dans une rage qui leur déchirait le coeur et ils grinçaient des dents contre lui. 2. Il les corrigea par la crainte, en leur disant qu'il voyait J.-C. debout a la droite de Dieu, comme prêt à l'aider et à condamner ses adversaires. Mais Étienne étant rempli du Saint-Esprit, et levant les yeux au ciel, vit la gloire de Dieu, et il lit: «Je vois les cieux ouverts, et le Fils de l'homme debout à la droite de la Vertu de Dieu.» Et quoi qu'il les eût déjà repris par la pudeur et par la crainte, ils ne furent cependant point encore corrigés, mais ils devinrent pires qu'auparavant. «Alors jetant de grands cris, et se bouchant les oreilles (pour ne pas entendre ses blasphèmes, dit la glose), ils se jetèrent tous ensemble sur lui, et l'avant entraîné hors de la ville, ils le lapidèrent.» En cela ils croyaient agir d'après la loi qui ordonnait de lapider le blasphémateur hors de la place. Et les. deux faux témoins qui devaient lui jeter la première pierre, selon le texte de la loi: «Les témoins lui jetteront les premiers la pierre de leur propre main, etc.» se dépouillèrent de leurs habits, soit pour qu'ils ne (88) fussent pas souillés par le contact d'Étienne, soit afin d'être plus libres polir jeter les pierres, et les mirent aux pieds d'un jeune homme nommé Saul et plus tard Paul, lequel en gardant ces vêtements, pour qu'ils fussent moins embarrassés, le lapida, pour ainsi dire, par la main de tous. N'ayant donc pu les détourner de leur crime ni par la pudeur, ni par la crainte, il essaya d'un troisième moyen, qui était de les adoucir au moins par l'amour. Peut-on un amour plus éminent que celui dont il fit preuve en priant pour lui et pour eux? Il pria pour lui d'abord, afin d'abréger les instants de sa passion; pour eux ensuite, afin qu'elle ne leur fût point imputée à péché. Ils lapidaient, dis-je, Étienne qui priait et qui disait: «Seigneur Jésus, recevez mon esprit.» S'étant mis ensuite à genoux, il s'écria à haute voix: «Seigneur, ne leur imputez pas ce péché car ils ne savent ce qu'ils font.» Et voyez quel amour admirable! quand il prie pour lui, il est debout; quand il prie pour ses bourreaux, il fléchit les genoux, comme s'il eût préféré être plutôt exaucé dans ce qu'il sollicitait pour les autres, que dans ce qu'il demandait polir lui-même. Pour eux plutôt que pour lui, il fléchit,les genoux parce que, dit la glose a ce propos, il implorait un plus grand remède là où le mal était plus grand. En cela ce martyr de J.-C. imita le Seigneur qui, dans sa passion, pria pour lui quand il dit: «Père, je remets mon âme entre vos mains;» et pria pour ceux qui le crucifiaient en disant: «Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font.» «Et après cette parole, il s'endormit au Seigneur.» Belle parole, ajoute la glose, il (89) s'endormit, et non pas il mourut, car en offrant ce sacrifice d'amour, il s'endormit avec l'espoir de se réveiller à la résurrection. Étienne fut lapidé l'année que J.-C. monta au ciel, au commencement du mois d'août, le matin du troisième jour. Saint Gamaliel et Nicodème, qui tenaient pour les chrétiens dans tous les conseils des Juifs, l'ensevelirent dans un champ de ce même Gamaliel, et firent ses funérailles avec un grand deuil: et il s'éleva une grande persécution contre les chrétiens de Jérusalem, car après le meurtre du bienheureux Étienne, qui était l'un des principaux, on se mit à les persécuter, au point que tous les chrétiens, excepté les apôtres comme plus courageux, furent dispersés par toute la province de Judée, selon que. le Seigneur le leur avait recommandé: «S'ils vous persécutent dans une ville, fuyez dans une autre.»

L'éminent docteur Augustin rapporte que saint Étienne fut illustre par d'innombrables miracles; par la résurrection de six morts, par la guérison d'une foule de malades. Parmi ces miracles qu'il raconte, il en est quelques-uns de fort remarquables. Il dit donc que l'on mettait des fleurs sur l'autel de saint Étienne et que quand on en avait touché les malades, ils étaient miraculeusement guéris. Des linges pris à son autel, et posés sur des malades, procuraient à plusieurs la guérison de leurs infirmités. Au livre XXII de la Cité de Dieu, il dit que des fleurs qu'on avait prises de son autel furent mises sur les yeux d'une femme aveugle qui recouvra tout aussitôt la vue. Dans le même livre, il rapporte que l'un des premiers d'une ville, Martial, qui était infidèle, ne voulait absolument pas se (90) convenir. Étant tombé gravement malade, son gendre, plein de foi, vint à l'église de Saint-Étienne, prit des fleurs qui étaient, sur son autel, et les cacha auprès de la tête de Martial,. qui, après avoir dormi dessus, s'écria, dès avant le jour, qu'on envoyât chercher l'évêque. Celui-ci étant absent, un prêtre vint; et sur l'assurance que lui donna Martial de sa foi, il lui administra le baptême. Tant qu'il vécut, toujours il avait ces mots à la bouche: «Jésus-Christ, recevez mon esprit,» sans savoir que c'étaient les dernières paroles de saint Étienne.

Voici un autre miracle rapporté dans le même livre une dame appelée Pétronie était tourmentée depuis longtemps d'une très grave infirmité; elle avait employé une foule de remèdes qui n'avaient laissé trace de guérison; un jour elle consulte un Juif qui lui donne un anneau dans lequel se trouvait enchâssée une pierre, afin qu'elle se ceignit avec une corde de cet anneau sur sa chair nue, et que par sa vertu elle recouvrât la santé. Mais comme elle s'aperçut que cela ne lui procurait aucun bien, elle se hâta d'aller à l'église du premier martyr Etienne le prier de la guérir. Aussitôt, sans que la corde fût déliée, l'anneau resté entier tomba à terre: elle se sentit à l'instant tout à, fait guérie.

Le même livre rapporte un autre miracle non moins admirable. A Césarée de Cappadoce, une noble dame avait perdu son mari; mais elle avait une belle et nombreuse famille composée de dix enfants, sept. fils et trois filles. Un jour qu'elle avait été offensée par eux, elle maudit ses fils. La vengeance divine suivit de (91) près la malédiction de la mère, et tous sont frappés également d'un horrible châtiment. Un tremblement affreux de tous leurs membres les saisit. Accablés de douleur, ils ne voulurent point que leurs concitoyens fussent témoins de leur malheur et ils coururent par toute la terre, attirant sur eux l'attention.. Deux d'entre eux, un frère et une sueur, Paul et Palladie, vinrent à Hippone et racontèrent à saint Augustin lui-même, qui était évêque de cette ville, ce qui leur était arrivé. Il y avait quinze jours, c'était avant. Pâques, qu'ils se rendaient assidûment à l'église de saint Étienne, le priant avec insistance de leur rendre, la santé. Le jour de Pâques, en présence d'une foule de peuple, Paul franchit tout à coup la balustrade, se prosterne devant l'autel avec foi et révérence, et se met à prier. Les assistants attendent ce qui va arriver, quand il se lève tout à coup. Il était guéri et délivré désormais de son tremblement. Ayant été amené à saint Augustin, celui-ci le montra au peuple en promettant de lire le lendemain un récit écrit de ce qui s'était passé. Or, comme il parlait au peuple et que 1a soeur assistait elle-même à l'église, toujours agitée dans tous ses membres, elle se leva du milieu des fidèles, passa la balustrade et de suite comme si elle sortait du sommeil, elle se leva guérie. On la montre à la foule qui rend d'immenses actions de grâces à Dieu et à saint Étienne, de la guérison du frère et de la sueur. Orose en revenant chez saint Augustin de visiter saint Jérôme rapporta quelques reliques de saint Étienne qui opérèrent les miracles dont on vient de parler et beaucoup d'autres encore.

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Il faut remarquer que saint Étienne ne souffrit pas le martyre aujourd'hui, mais, comme nous l'avons dit plus haut, le trois d'août, jour où l'on célèbre son invention. Nous raconterons alors pour quel motif ces fêtes furent changées. Qu'il suffise de dire ici que 1'Eglise a eu deux raisons de placer, comme elle l'a fait, les trois fêtes qui suivent Noël: La première, c'est afin de réunir à l'Epoux et au chef ceux qui ont été ses compagnons. En effet, en naissant, J.-C. qui est l'Epoux a donné, en ce monde à l'Eglise, son épouse, trois compagnons, dont il est dit dans les cantiques *: «Mon bien-aimé est reconnaissable par sa blancheur et sa rougeur: il est choisi entre mille.» La blancheur indique Jean l'évangéliste, saint confesseur; la rougeur, saint Étienne, premier martyr; la multitude virginale des Innocents est signifiée par ces paroles: «Il est choisi entre mille.» La seconde raison est qu'ainsi, l'Eglise réunit ensemble tous les genres de martyrs, selon leur rang de dignité. La naissance du Christ fut, en effet, la cause de leur martyre. Or, il y a trois martyres: le volontaire qu'on subit, le volontaire qu'on ne subit pas, celui que l'on subit, mais qui n'est pas volontaire. On trouve le premier dans saint Etienne, le second dans saint Jean et le troisième dans les Innocents.

* Cant. V, 10.






La légende dorée - SAINT THOMAS, APÔTRE