La légende dorée - SAINT BASILE, ÉVÊQUE *

SAINT JEAN, L'AUMONIER *

Saint Jean l'aumônier, patriarche d'Alexandrie, étant une nuit en oraison; vit auprès de lui une jeune personne d'une beauté extraordinaire qui portait sur la tête une couronne d'olives. A sa vue, il fut gravement saisi et il lui demanda qui elle était. Elle répondit :

* Tiré des Vies des Pères du désert.

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«Je suis la miséricorde qui ai fait descendre du ciel le Fils de Dieu: prenez-moi pour épouse et vous vous en trouverez bien.» Il comprit donc que l'olive était le symbole de la miséricorde, et dès ce jour, il devint si miséricordieux, qu'il fut surnommé Eleimon, c'est-à-dire l'aumôniers Or, il appelait toujours les pauvres ses seigneurs, et c'est de là que les hospitaliers ont coutume jusqu'aujourd'hui de nommer les pauvres leurs seigneurs. Il convoqua donc torrs ses serviteurs et leur dit: «Allez parcourir la ville, et prenez par écrit le nom de tous mes seigneurs jusqu'au dernier.» Et comme ils ne comprenaient pas, il ajouta

«Ceux que vous appelez pauvres et mendiants, je les proclame seigneurs et auxiliaires, car ce sont eux qui pourront véritablement nous aider et nous donner: le royaume du ciel.» Dans le but de porter les hommes à pratiquer l'aumône, il avait coutume de raconter que les pauvres, une fois, en se réchauffant au soleil, se mirent à parler entre eux de ceux qui leur faisaient l'aumône, louant les bons et méprisant les méchants. Il y avait donc un receveur des impôts, nommé Pierre, qui était fort riche et jouissait d'une grande autorité, mais d'une dureté extrême envers les Pauvres, car il repoussait avec une excessive indignation ceux qui s'approchaient de sa maison. Or, comme il s'était trouvé que pas un d'eux n'avait reçu l'aumône chez lui, il y en eut un qui dit: «Que voulez-vous me donner, si moi-même aujourd'hui, je reçois une aumône de ses mains?» Et après en avoir fait le pari entre eux, il vint à la maison de Pierre demander l'aumône. Or, celui-ci, rentrant chez soi, vit le pauvre (215) à sa porte, au moment qu'un de ses serviteurs apportait dans sa maison des pains de première qualité: le riche, ne trouvant pas de pierre, saisit un pain et le jeta sur-le pauvre avec fureur; celui-ci s'en saisit aussitôt, et revint trouver ses compagnons en leur montrant l'aumône qu'il avait reçue de la main du receveur. Deux jours après, celui-ci fut pris d'une maladie mortelle, et il se vit conduit au jugement. Or, il y avait des Maures qui pesaient ses mauvaises actions dans le plateau d'une balance; du côté de l'autre plateau, se trouvaient debout d'autres personnes habillées de blanc pleines de tristesse de ce qu'elles ne savaient où trouver:quoi que ce soit à mettre en contre-poids. Alors l'une d'elles dit: «Vraiment nous n'avons rien qu'un pain de fleur de farine qu'il a donné par force à J.-C. il y à deux jours.» Quand ils l'eurent mis dans la balance, il lui sembla que l'équilibre s'établissait et elles lui dirent: «Ajoute, à ce pain de froment, autrement les Maures t'emporteront.» A son réveil, Pierre se trouva délivré et dit: «Ha! si un seul pain' que j'ai jeté par colère,  m'a tant valu, quel avantage retirer en donnant tous ses biens aux indigents!» Un jour donc que, revêtu de vêtements de grand,prix, il allait dans la rue, un homme qui avait fait naufrage lui demanda quelque habillement. Tout aussitôt il se dépouilla de son vêtement précieux et le lui donna. Le naufragé le prit et alla le vendre. Or, en rentrant cirez lui, le receveur, qui vit son vêtement suspendu à sa place, fut saisi de tristesse, au point de ne vouloir pas prendre de nourriture: «C'est, dit-il, parée que je n'ai pas été digne que ce pauvre eût eu un souvenir (216) de moi.» Mais pendant son sommeil, il vit un personnage plus brillant que le soleil, avec une croix sur la tète, portant sur lui le vêtement qu'il avait donné au pauvre, lui disant: «Qu'as-tu à pleurer, Pierre?» Celui-ci lui ayant raconté- la cause de sa tristesse, le personnage ajouta. «Reconnais-tu ceci?» «Oui, Seigneur, répondit-il.» Et le Seigneur lui dit: «Je l'ai porté depuis que tu me l'as donné; et je te remercie de ta bonne volonté, parce que j'étais gelé de froid et tu  m'as revêtu.» Etant donc revenu à lui, il commença à faire du bien aux pauvres: «Vive le Seigneur! disait-il, je ne mourrai point que je ne sois devenu l'un d'eux.» Il donna donc tout ce qu'il possédait aux pauvres, fit venir son notaire et lui dit: «Je veux te confier un secret; que si tu le divulgues, ou si tu ne consens pas à ce que je te vais dire, je te vendrai aux barbares.» Et en lui donnant dix livres d'or, il ajouta: «Va à la ville sainte, achète-toi des marchandises, vends-moi à quelque chrétien et puis distribue le prix aux pauvres.» Or, comme le notaire s'y refusait, il ajouta: «Si tu ne  m'obéis pas, je te vendrai aux barbares.» Alors celui-ci l'emmena, comme il avait été dit, le couvrit de haillons, le vendit comme un de ses esclaves, et donna aux pauvres trente pièces de monnaie, prix de son marché. Or, Pierre s'acquittait des plus vils emplois, en sorte qu'il était l'objet du mépris général. Les autres esclaves le battaient à chaque instant, et on en était venu à le traiter de fou. Mais le Seigneur lui apparaissait souvent et le consolait en lui montrant ses vêtements et les trente deniers. Cependant l'empereur et tout le monde étaient (217) dans la douleur d'avoir perdu un homme si recommandable, quand plusieurs de ses voisins, qui passèrent par Constantinople pour aller visiter les saints lieux, furent invités à table par son maître. Ils se disaient les uns aux autres à l'oreille: «Comme cet esclave ressemble au seigneur Pierre le receveur,» et l'un. d'eux dit aux autres qui l'examinaient avec curiosité: «Vraiment, c'est bien le seigneur Pierre, je vais me lever et le saisir.» Pierre s'en étant avisé, s'enfuit en cachette. Or, le portier était sourd et muet, et un signe devenait nécessaire pour qu'il ouvrît la porte; Pierre lui demanda, non par signes, mais de vive voix, de. lui ouvrir. A l'instant, le portier recouvre l'ouïe et la parole, et ouvre en lui répondant; puis il rentre aussitôt dans la maison et dit à tous ceux qui étaient émerveillés de l'entendre: «Celui qui faisait la cuisine est sorti et a pris la fuite: mais prenez garde; c'est un serviteur de Dieu; car lorsqu'il  m'a dit

«Ouvre, te dis je,» tout à coup de sa bouche est sortie une flamme qui a touché ma langue et mes oreilles et à l'instant j'ai recouvré l'ouïe et la parole.» Tous sortirent pour courir après lui, mais il était trop tard pour pouvoir le trouver. Alors les gens de la maison firent pénitence d'avoir traité si indignement un homme si recommandable.

Un moine, nommé Vitalis, voulut éprouver si saint Jean se laissait influencer par les mauvais propos et s'il se scandalisait facilement. Il alla donc dans la ville et inscrivit sur une liste toutes les femmes de mauvaise vie. Or, il entrait chez elles successivement et disait à chacune: «Donnez-moi cette nuit et ne forniquez (218) pas.» Pour lui, à peine entré, il se retirait dans.,un coin, se mettait à genoux, passait toute la nuit en oraison, et priait pour la femme; le matin, il sortait en recommandant à chacune,de ne révéler cela à qui que ce fût. Cependant, une d'elles dévoila sa manière d'agir, mais aussitôt, à la prière du vieillard, elle fut tourmentée, par le démon. Tous lui dirent: «Tu as reçu de Dieu ce que tu méritais pour avoir menti, car c'est pour forniquer que ce scélérat entre chez toi, ce n'est pas pour un autre motif.» Lorsque le soir était venu, Vitalis disait à tous ceux qui voulaient l'entendre: «Je veux  m'en aller, car telle femme  m'attend.» Beaucoup de personnes lui faisaient un crime de sa conduite, mais il leur répondait: «N'ai-je pas un corps comme tout le inonde? Est-ce que Dieu se fâcherait seulement contre les moines? Et eux aussi, ils sont véritablement des hommes comme les autres.» Quelques-uns lui disaient: «Révérend Père, prenez une femme, et changez d'habit, afin de ne point scandaliser le monde.» Alors il feignait d'être en colère et répondait: «Mais vraiment, je n'ai que faire de vous écouter; allez-vous-en. Que celui qui veut se scandaliser, se scandalise et qu'il se brise le front contre la muraille. Dieu vous a donc établis mes juges? Allez, et mêlez-vous de vos affaires; vous ne répondrez pas pour moi.» Or il disait cela tout haut. Et lorsqu'on s'en plaignit a saint Jean, Dieu lui endurcit le coeur pour n'ajouter pas foi à ces récits. Mais Vitalis priait Dieu, qu'après sa mort, ses actions fussent révélées à quelqu'un, afin qu'elles ne fussent pas, imputées à péché à ceux qui s'en scandalisaient. (219) Or, il amena beaucoup de ces femmes à se convertir et il en plaça plusieurs dans un monastère. Un matin qu'il sortait de chez une d'entre elles, il se rencontra avec quelqu'un qui entrait pour forniquer avec elle, et qui lui donna un soufflet en disant: «Scélérat, quand te corrigeras-tu de tes infâmes désordres?» Et il répondit: «Crois-moi, je te rendrai un tel soufflet que je ferai rassembler tout Alexandrie.» Et voici que presque aussitôt le diable; sous la forme d'un Maure, lui donne un soufflet en disant: «C'est le soufflet que t'adresse l'abbé Vitalis:» A l'instant, il est tourmenté par le démon, au point qu'à ses cris tout le monde accourait; cependant, il fit pénitence et fut délivré à la prière de Vitalis. Quand cet homme de Dieu fut arrivé à l'article de la mort, il laissa ces mots par écrit: «Ne jugez pas avant le temps.» Or, quand toutes les femmes déclarèrent comment il agissait, tous louaient Dieu, avec saint Jean qui disait le premier: «J'aurais reçu moi-même le soufflet que cet autre a reçu.»

Un pauvre, en habit de pèlerin, vint demander l'aumône à saint Jean, qui appela son trésorier et lui dit: «Donnez-lui six pièces.» A peine le pèlerin les eut-il reçues qu'il s'en alla, changea d'habits et vint encore une fois demander l'aumône à l'évêque. Celui-ci dit à son trésorier qu'il manda: «Donnez-lui six pièces d'or.» Et quand il les lui eut données et que le pauvre fut éloigné, son trésorier lui dit: «Comme vous  m'en avez prié Père, cet homme, après avoir changé d'habits, a reçu aujourd'hui double aumône.» Or, le bienheureux Jean fit comme s'il n'en savait rien. (220) Une troisième fois, le pèlerin changea encore d'habit, vint trouver saint Jean et lui demanda l'aumône. Alors le trésorier toucha le saint pour lui faire signe que. c'était encore le même. Jean répondit: «Allez lui donner douze pièces, de peur que ce ne soit mon Seigneur J.-C. qui veut m'éprouver et savoir s'il se fatiguera plutôt de demander que moi de donner. » Une fois un seigneur voulait employer eh achat de marchandises une somme d'argent appartenant à l'Eglise, et le saint n'y voulait absolument pas consentir, dans l'intention de la donner aux pauvres. Après bien des contestations, ils se quittèrent irrités l'un contre l'autre. La neuvième heure étant arrivée, le patriarche envoya dire à ce seigneur par son archiprêtre: «Seigneur, le soleil vase coucher.» En entendant cela, celui-ci, ému jusqu'aux larmes, vint le trouver pour lui faire ses excuses.

Son neveu avait reçu une grave injure d'un marchand et s'en plaignait avec larmes au patriarche sans pouvoir se consoler. Le patriarche répondit: «Et comment avoir eu l'audace de te contredire et d'avoir ouvert la bouche contre toi? Crois, mon fils, à mon indignité, crois que je lui ferai telle chose que tout Alexandrie en sera étonnée.» En entendant ces paroles, le, neveu fut consolé dans la pensée que son oncle ferait fouetter durement ,le marchand. Jean, le voyant consolé, le serra contre son coeur en disant : Mon fils, si tu es vraiment le neveu de mon humilité, apprête-toi à être flagellé et à souffrir les insultes des hommes. La vraie parenté n'est pas dans le sang ni. la chair, mais elle se reconnaît à la force du (221) caractère.» A l'instant, le neveu envoya chez le marchand et le tint quitte de toute amende et compensation. Cette bonne oeuvre excita l'admiration générale et-on comprit ce qu'avait dit le saint: «Je ferai de lui telle chose que tout Alexandrie en sera étonnée.» Le patriarche apprit que, après le couronnement de l'empereur, c'était la coutume que les ouvriers en monuments prissent quatre ou cinq petits morceaux de marbre de différente couleur et vinssent trouver l'empereur en lui demandant de quel marbre ou de quel métal Sa Majesté voulait qu'on fît son monument funéraire. Saint Jean imita cette coutume et commanda de lui construire son tombeau, mais il voulut qu'il restât inachevé jusqu'à sa mort; et il donna commission à ceux qui l'approchaient dans les grandes cérémonies, des jours de fête de lui dire: «Seigneur, votre tombeau n'est as terminé, faites-le achever, car vous ne savez pas à quelle heure doit venir le larron.»

Ayant remarqué que le bienheureux Jean n'avait que vils lambeaux pour lit, parce qu'il s'était dépouillé pour les, pauvres, un homme riche acheta une couverture de grand prix et la- lui envoya. Comme il s'en était couvert la nuit, il ne put jamais dormir en pensant que trois cents de ses seigneurs pourraient se couvrir avec le prix qu'avait coûté cette courtepointe. Il passa la nuit entière à se lamenter en disant : « Combien de gens qui n'ont pas soupé, combien de gens percés par la pluie sur la place publique, combien dont les dents claquent de froid, se sont couchés pour dormir aujourd'hui, et toi, tu dévores les gros poissons, tu te reposes dans un beau lit avec tous tes (222) péchés; et tu te réchauffes sous une couverture de trente-six pièces d'argent! Le pécheur Jean ne s'en couvrira plus une autre fois!» Et, dès le matin, il la fit vendre et en donna l'argent aux pauvres. Le riche l'ayant su, acheta la même couverture une seconde fois, et la donna au bienheureux Jean avec prière de ne plus la vendre à l'avenir et de la garder pour son usage. Mais celui-ci la fit vendre de nouveau et en donna le prix à ses seigneurs. Le riche alla encore une fois la racheter, la porta chez le bienheureux Jean et lui, dit avec l'expression du bonheur: «Nous verrons qui se lassera, vous de la vendre, ou moi de la racheter.» Il s'en tirait agréablement avec le riche en disant que fon peut, avec l'intention de faire l'aumône, dépouiller les riches de cette manière, et ne pas pécher. C'est gagner deux fois: la première en sauvant leurs âmes, la seconde en leur procurant par là une large récompense. Pour exciter à faire l'aumône, il avait la coutume de raconter que saint Sérapion venait de donner son manteau à un pauvre quand il s'en présenta un autre qui gelait de froid; il lui donna encore sa tunique, puis il s'assit tout nu en tenant le livre de l'Evangile. Quelqu'un lui demanda : «Père, qui donc vous a dépouillé?» «Voici, dit-il en montrant l'Évangile, celui qui m'a dépouillé.» Ailleurs, il vit' un autre pauvre, vendit l'Evangéliaire même et en donna le prix au pauvre. Comme on lui demandait où il en aurait un autre, il répondit: «Voilà ce que commande l'Évangile: «Allez; vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres». J'avais l'Évangile lui-même, je l'ai vendu, ainsi qu'il le recommandait.»

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Le bienheureux Jean fit donner cinq deniers à un mendiant qui, indigné de n'avoir pas reçu davantage, se mit à dire du mal de lui et à l'insulter en sa présence. Les gens du saint, témoins de cette scène, voulurent se jeter sur le mendiant et le maltraiter; le bienheureux Jean s'y opposa absolument. «Laissez, dit-il, mes frères, laissez-le me maudire. Voici que j'ai soixante ans pendant lesquels j'ai outragé J.-C. par mes oeuvres, et je ne pourrais pas supporter une injure de cet homme!» Il fit apporter sa bourse devant lui pour lui laisser prendre ce qu'il voulait. Après la lecture de l'Évangile, le peuple sortait de l'église, et restait dehors à dire des paroles oiseuses; une fois, après l'évangile, le Patriarche sortit et s'assit au milieu de la foule. Tout le monde,en fut surpris: «Mes enfants, dit-il alors, où sont les brebis, là est le pasteur, ou bien entrez donc et j'entrerai avec vous, ou bien demeurez ici et j'y resterai aussi.» Il fit cela une ou deux fois, et il apprit ainsi au peuple à rester dans l'église. Un jeune, homme avait enlevé une religieuse et les clercs blâmaient cette action devant le bienheureux Jean, en disant qu'il méritait d'être excommunié parce qu'il perdait deux âmes, la sienne et celle de la religieuse. Le bienheureux Jean les calma en disant : «Ce n'est pas cela, mes enfants, ce n'est pas cela. Permettez que je vous montre que vous commettez, vous, deux péchés; le premier, en allant contre le précepte du Seigneur qui dit: «Ne jugez point et vous  ne serez pas jugés»: le second, parce que vous n'êtes pas certains s'ils continuent de pécher encore aujourd'hui et s'ils ne se repentent point.» Le bienheureux (224) Jean, dans ses prières et dans ses extases, fut entendu en discussion avec Dieu et disant ces paroles: «Oui, oui, bon Jésus, nous verrons qui l'emportera de moi qui donnerai ou de vous qui me fournissez de quoi donner.» Saisi par la fièvre et se voyant près de mourir, il dit: «Je vous remercié, ô mon Dieu, d'avoir exaucé ma misère qui priait votre bonté qu'on ne trouvât qu'une seule obole à ma mort. Je veux qu'on la donne aux pauvres.» On plaça son corps vénérable dans un sépulcre où avaient été inhumés les corps de deux évêques, et ces corps se reculèrent miraculeusement pour laisser la place du milieu d'eux au bienheureux Jean. Quelques jours avant sa mort, une femme, qui avait commis un péché énorme, n'osait s'en confesser à personne: saint Jean lui dit qu'au moins, elle l'écrivît (car elle savait écrire), lui apportât le pli scellé, et qu'il prierait pour elle. Elle y consentit, et après avoir écrit son péché, elle le scella avec soin et le remit à saint Jean. Mais peu de jours après, saint Jean tomba malade et passa au Seigneur. Aussitôt que la femme apprit sa mort, elle se crut déshonorée et perdue, dans la conviction qu'il avait confié son écrit à quelqu'un et qu'il était passé entre les mains d'un tiers. Elle va au tombeau de saint Jean et là elle répand un torrent de larmes en criant: «Hélas! Hélas! en pensant éviter la confusion, je suis devenue une confusion à l'esprit de tous.» Or, comme elle pleurait très amèrement et qu'elle priait saint Jean de lui- indiquer où il avait déposé son écrit, voilà que saint Jean sortit en habits pontificaux de, son cercueil, ayant à ses côtés les deux évêques qui reposaient avec lui, et qui (225) dit à la femme: «Pourquoi nous importuner de la sorte et pourquoi ne pas nous laisser en repos moi et les saints qui sont avec moi? Voici que nos ornements sont tout mouillés de tes larmes.» Et il lui remit son écrit scellé comme il était précédemment, en lui disant : «Vois ce sceau, ouvre ton écrit et lis.» En l'ouvrant, elle trouva son péché entièrement effacé; et elle lut ces mots écrits à la place: «A cause de Jean, mon serviteur, ton péché est effacé.» Ainsi elle remercia beaucoup Dieu; et le bienheureux Jean rentra dans son tombeau avec les autres évêques. Il mourut environ vers l'an du Seigneur 605, au temps de l'empereur Phocas.





LA CONVERSION DE SAINT PAUL, APÔTRE

La conversion de saint Paul eut lieu l'année même que J.-C fut crucifié et que saint Etienne fut lapidé, non pas dans l'année, selon la manière ordinaire de compter, mais dans l'intervalle d'une année; car J.-C. fut crucifié le 8 avant les calendes d'avril (25 mars), saint Étienne fut lapidé le 3 août de la même année et saint Paul fut converti le 8 avant les calendes de février (25 janvier). Maintenant pourquoi célèbre-t-on sa conversion plutôt que celle des autres saints: on en assigne ordinairement trois raisons. La première pour l'exemple; afin que personne, quelque grand pécheur qu'il soit, ne désespère de son pardon, quand il verra (226) celui qui a été si coupable dans sa faute, devenir dans la suite si grand parla grâce. La seconde pour la joie; car autant l'Église à ressenti de tristesse à cause de sa persécution, autant elle reçoit d'allégresse à cause de sa conversion. La troisième pour le miracle que le Seigneur manifesta en lui; quand du plus barbare persécuteur il fit le plus fidèle prédicateur. En effet, sa conversion fut miraculeuse du côté de celui qui l'a faite, du côté de ce qui l'y a disposé, et du côté de celui qui en est le sujet. Celui qui fit cette conversion, c'est J.-C.; en cela il montra: 1. son admirable puissance, quand il lui dit: «Il vous est dur de regimber contre l'aiguillon;» et quand il le changea si subitement, ce qui lui fit alors répondre: «Seigneur, que voulez-vous que je fasse?» Sur ces paroles saint Augustin s'écrie : «L'agneau tué par les loups a changé le loup en agneau, déjà il se prépare à obéir, celui qui auparavant était rempli de la fureur de persécuter;» 2. il manifesta en cela son admirable sagesse; car il abattit l'enflure de son orgueil, en lui inspirant les bassesses de l'humilité, mais non les splendeurs de la majesté. «C'est moi, dit-il qui suis ce Jésus de Nazareth que tu persécutés.» La glose ajoute: «Il ne dit pas qu'il est Dieu, ou même le Fils de Dieu, mais: accepte les bassesses de mon humilité et dépouille-toi des écailles dont te couvre ton orgueil. » 3. Il lui témoigne une clémence extraordinaire; ce qui est évident puisque, au moment où Paul était dans l'acte et dans la volonté de persécuter, Dieu opère sa conversion. En effet, quoique avec une affection désordonnée; puisqu'il ne respirait que menaces et carnage, quoique se livrant à des essais criminels, puisqu'il vint (227) trouver le grand' prêtre, comme s'il s'immisçait de

lui-même en cela, quoique dans le fait même d'un acte coupable, puisqu'il allait chercher les prisonniers pour les amener à Jérusalem, et qu'ainsi le but de sa démarche fut détestable, cependant ce pécheur-là même est converti par la divine miséricorde. Secondement, cette conversion fut miraculeuse du côté de ce qui l'y disposa, savoir, la lumière. En effet, cette lumière fut subite, immense, et venant du ciel: «Et il fut tout d'un coup environné d'une lumière qui venait du ciel,» dit l'Ecriture (Actes, IX). Car Paul avait en lui trois vices: le premier, c'était l'audace; ces paroles des Actes en font foi: «Il vint trouver le grand prêtre» et la glose porte: «Personne ne l'y avait engagé, c'est de lui-même, c'est son zèle qui le pousse.» Le second, c'est l'orgueil; et on en a la preuve par ces paroles: «Il ne respirait que menaces et carnage.» Le troisième, c'était l'intelligence charnelle qu'il avait de la loi. Ce qui fait dire à la glose sur ces paroles: «Je suis Jésus. Je suis le Dieu du ciel; c'est ce Dieu qui te parle, ce Dieu que tu crois, comme les juifs, avoir éprouvé la mort.» Donc cette lumière divine fut subite, pour frapper d'épouvante cet audacieux; elle fut immense, pour abîmer ce hautain, ce superbe, dans les profondeurs de l'humilité: elle vint du ciel pour rendre céleste cette intelligence charnelle. Ou bien encore, trois moyens disposèrent ce prodige: 1. la voix qui appelle; 2. la lumière qui brille et 3. la force toute puissante. Troisièmement, cette conversion fut miraculeuse du côté de celui qui en est le sujet, c'est-à-dire, du côté de Paul lui-même qui fut converti. Dans sa (228) personne, il y eut trois miracles: opérés extérieurement son renversement, et son aveuglement, et son jeûne de: trois jours, car il est renversé, pour être relevé de cet état d'infirmité où il gisait. Saint Augustin dit: «Paul fut renversé pour être aveugle; il fut aveuglé pour être changé;,il fut changé pour être envoyé; il fut envoyé pour que la vérité se fît jour.» Le même père dit encore: «Le cruel fut écrasé et devint croyant; le loup fut abattu et il se releva agneau le persécuteur fut renversé et il devint prédicateur; le fils de perdition fut brisé et il est changé en un vase d'élection. Il est aveuglé pour être éclairé, dans son intelligence pleine de ténèbres.» Aussi est-il dit que, pendant ces trois jours, il resta aveugle, parce qu'il fut instruit de l'Evangile. En effet il n'a pas reçu l'Evangile de la bouche d'un homme, ni par le moyen de l'homme; il l'assure lui-même; mais il l'a reçu de J.-C. même qui le lui révéla. Augustin dit ailleurs: «Paul, je te proclame le véritable athlète de J.-C. qui l'a instruit, qui l'a oint de sa substance avec lequel il a été crucifié; et qui se glorifie en lui. II eut sa chair meurtrie, pour que cette même chair fût disposée à embrasser les généreux desseins: En effet, dans la suite, son corps fut parfaitement apte à toutes sortes de bonnes oeuvres; car il savait vivre et dans la pénurie et dans, l'abondance; il avait éprouvé de tout, et il supportait volontiers toutes les adversités. Saint Chrysostome dit: «Il regardait comme des moucherons les tyrans et les peuples qui ne respiraient. que la fureur; la mort, les tourments, et des milliers de supplices, il les prenait pour jeux d'enfants. Il les accueillait de son plein gré, (230) et il retirait plus de gloire des chaînes dont il était lié, que s'il eût été couronné de précieux diadèmes. Il recevait les blessures avec plus de bonne grâce que les autres ne reçoivent les présents.» Ou bien encore ces trois états peuvent être opposés aux trois autres états de notre premier père. Celui-ci se leva contre Dieu; saint Paul au contraire fut renversé par terre. Les yeux d'Adam furent ouverts; saint Paul au contraire devint aveugle. Adam mangea du fruit défendu, saint Paul s'abstint de manger une nourriture légale.





SAINTE PAULE *

Paule fut une très noble dame de Rome, dont saint Jérôme a écrit la vie en ces termes: «Si toutes les parties de mon corps étaient converties en autant de langues et que chacune d'elles pûtformer une voix humaine, je ne pourrais rien dire qui approchât des vertus de la sainte et vénérable Paule. Illustre de race, mais beaucoup plus noble par sa sainteté puissante en richesses, mais elle l'est maintenant bien davantage, de ce qu'elle a voulu être pauvre pour J.-C. Je prends à témoin J.-C. et ses saints anges, nommément son ange gardien et compagnon de cette admirable femme, , que je ne dis rien par flatterie ou par exagération, mais par pure vérité, reconnaissant que tout ce que j'en bourrai dire est au-dessous de ses mérites. Le lecteur veut apprendre en peu de paroles quelles furent ses

* Saint Jérôme.

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vertus; elle laissa tous les siens pauvres, étant elle-même encore plus pauvre. Entre toutes les pierres précieuses elle brille comme une perle inestimable; et comme l'éclat du soleil éteint et obscurcit la lueur des étoiles, de même elle surpasse les vertus de tous par son humilité, se rendant la moindre de toutes, pour devenir la plus grande; à mesure qu'elle s'abaissait, J.-C. l'élevait. Elle se, cachait et ne pouvait être cachée: elle fuyait la vaine gloire et elle mérita la gloire,. parce que la gloire fuit la vertu comme l'ombre, et en méprisant ceux qui la cherchent, elle cherche ceux qui la méprisent. Elle eut cinq enfants: Blésille, sur la mort de laquelle je l'ai consolée à Rome; Pauline, qui laissa pour héritier de ses biens et de. ses résolutions son saint et admirable mari Pammache, auquel j'ai adressé un petit livre sui le sujet de sa perte; Eustochie, qui demeure encore aujourd'hui dans les saints lieux et est par sa virginité un ornement précieux de l'Église; Rufine, qui, par sa mort prématurée, accabla de douleur l'ami si tendre de sa mère, et Toxoce, après la naissance duquel elle cessa d'avoir des enfants; ce qui témoigne qu'elle n'en avait désiré que pour plaire à son mari qui souhaitait d'avoir des enfants mâles. Après que son mari fut mort, elle le pleura tant qu'elle pensa perdre la vie, et elle se donna de telle sorte au service de Dieu qu'on aurait pu croire qu'elle aurait désiré d'être veuve.

Dirai-je qu'elle distribua aux pauvres presque toutes les richesses d'une aussi grande et aussi noble et aussi riche maison qu'était la sienne? Enflammée par les vertus de saint Paulin, évêque d'Antioche, et (231) d'Epiphane, qui étaient venus à Rome, elle pensait par moments à quitter son pays. Mais pourquoi différer davantage à le dire? Elle, descendit sur le port; son frère, ses cousins, ses proches et ce qui est beaucoup plus que tout le reste, ses enfants qui l'accompagnaient et s'efforçaient de vaincre cette mère si tendre. Déjà on déployait les voiles,: et à force de rames, on tirait le vaisseau dans la mer; le petit Toxocelui tendait les mains sur le rivage; Rufine, prête à marier, la priait d'attendre ses noces, sans proférer une parole, mais toute en pleurs; mais Paule, élevant les yeux au ciel sans verser une larme, surmontait, par son amour pour Dieu, l'amour qu'elle avait pour ses enfants. Elle oubliait qu'elle était mère pour témoigner qu'elle était servante de J.-C. Ses entrailles étaient déchirées, et elle combattait contre une douleur qui n'était pas moindre que si on lui eût arraché le coeur. Une foi accomplie souffre. cela contre les: lois de la nature; mais il y a plus encore; son coeur plein de joie le désire, et méprisant l'amour de ses enfants par un amour plus grand pour Dieu, elle ne trouvait de soulagement que dans Eustochie qu'elle avait pour compagne dans ses desseins et dans son voyage. Cependant le vaisseau sillonnait la mer, et tous ceux qui le montaient regardaient le rivage; elle en détourna les yeux pour n'y point voir ce qu'elle ne pouvait voir sans douleur. Etant arrivée aux lieux de la terre sainte, et le proconsul de la Palestine, qui connaissait parfaitement sa famille, ayant envoyé des appariteurs pour lui préparer un palais, elle choisit une humble cellule. Elle parcourait tous les endroits où J.-C. avait laissé  (232) des traces de son passage, avec tant de zèle et de soin, qu'elle ne pouvait s'arracher de ceux où elle était que pour se hâter d'aller aux autres. Elle se prosterna devant la croix comme si elle y eût vu le Seigneur attaché. Entrant dans le sépulcre, elle baisait la pierre de la résurrection que l'ange avait ôtée de l'entrée du monument, et le lieu où avait reposé le corps du Sauveur, elle le léchait de ses lèvres comme si elle eût été altérée des eaux salutaires de la foi. Ce qu'elle y répandit de larmes, quels furent ses: gémissements et sa douleur, tout Jérusalem en a été témoin; le Seigneur qu'elle priait en est témoin lui-même. De là elle alla à Bethléem, et étant entrée dans l'étable du Sauveur, elle vit la maison sacrée de la vierge, et jurait,en ma présence, qu'elle voyait, des yeux de la foi, l'enfant enveloppé de langes, qui pleurait dans la crèche, les mages adorant le Seigneur, l'étoile qui brillait au-dessus, la vierge mère, le père nourricier aux petits soins, les bergers qui venaient la nuit pour voir le Verbe qui s'était incarné, comme s'ils récitaient; le commencement de l'Évangile de saint Jean: Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu et le Verbe s'est fait chair. Elle voyait les enfants égorgés, Hérode en fureur; Joseph et Marie fuyant en Egypte, et elle s'écriait avec une joie mêlée de larmes: «Salut, Bethléem, maison de pain, où est né le pain descendu du ciel; salut, terre d'Ephrata, région fertile, dont Dieu lui-même est la fertilité. David à pu dire avec confiance (Ps. CXXXI): «Nous entrerons dans son tabernacle, nous l'adorerons dans le lieu où il a posé ses pieds, et moi, misérable pécheresse, j'ai été jugée digne de baiser (233) la crèche où le Seigneur a pleuré tout petit. C'est le lieu de mon repos, parce que c'est la patrie de mon Seigneur, j'y habiterai puisque mon Seigneur l'a choisie.

Elle s'abaissa à un tel point d'humilité que celui qui l'aurait vue et qui aurait été témoin de sa grandeur n'aurait pu la reconnaître, mais l'aurait prisé pour la dernière des servantes, lorsque, entourée d'une multitude de vierges, elle était la dernière de toutes, en ses habits, en ses 'paroles, en sa démarche. Depuis la mort de son mari, jusqu'à son dernier jour, elle ne mangea avec aucun homme, quelque saint qu'il fût, et quand bien même elle eût su qu'il était élevé à la dignité épiscopale. Elle n'alla aux bains qu'en l'état de maladie; elle n'avait un lit assez doux que quand elle avait de fortes fièvres, mais elle reposait: sur un cilice étendu sur la terre dure; si toutefois on peut appeler repos, joindre les nuits aux jours pour les passer dans des oraisons presque continuelles. Elle pleurait de telle sorte pour des fautes légères qu'on eût estimé qu'elle avait commis les plus grands crimes. Lorsque nous lui représentions qu'elle devait épargner sa vue et la conserver pour lire l'Écriture sainte, elle nous répondait: «Il faut défigurer ce visage que j'ai si. souvent peint avec; du vermillon, de la céruse et du noir contre le commandement de Dieu. Il faut affliger ce corps qui a été dans tant de délices; il faut que des ris et des joies qui ont si longtemps duré soient compensés: par des larmes continuelles. Il faut changer en l'âpreté du cilice la délicatesse de ce beau linge et la magnificence de ces riches étoffes de soie; (234) et comme j'ai plu à mon mari et, au monde, je désire maintenant plaire à J.-C.» Entre tant et de si grandes vertus, il me semble superflu de louer sa chasteté, qui lors même- qu'elle était dans le siècle, a servi d'exemple à toutes les damés de Rome, sa conduite ayant été telle que lés plus médisants n'ont osé rien inventer pour la blâmer. Je confesse ma faute en ce que lui voyant faire des charités avec profusion, je l'en reprenais, et lui alléguais le passage de l'apôtre (I Cor., VIII). «Vous ne devez pas donner de telle sorte qu'en soulageant les autres, vous vous incommodiez vous-même; mais il faut garder quelque mesure, afin que comme maintenant votre abondance supplée à leur nécessité, votre nécessité puisse être un jour soulagée par leur abondance.» J'ajoutai qu'il faut prendre garde à ne se mettre pas dans l'impuissance de pouvoir toujours faire le bien qu'elle faisait de si bon coeur. A quoi joignant plusieurs autres choses semblables, elle me répondait en fort peu de paroles et avec grande modestie, prenant le Seigneur à témoin qu'elle ne faisait rien que pour l'amour qu'elle ressentait pour lui; qu'elle souhaitait de mourir en demandant l'aumône, en sorte de ne laisser pas une obole à sa fille et d'être ensevelie dans un drap qui ne lui appartînt pas. Elle ajoutait pour dernière raison: si je suis réduite à demander, je trouverai plusieurs personnes qui me donneront; mais sucé pauvre meurt de faim faute de recevoir de moi ce que je lui puis aisément donner en l'empruntant, à qui demandera-t-on compte de sa vie? Elle ne voulait point. employer d'argent en ces pierres qui passeront avec la terre et le siècle, mais en ces pierres vivantes qui marchent sur la terre, et dont l'Apocalypse dit que la ville du grand roi est bâtie. A peine mangeait-elle de l'huile, excepté les jours de fête, ce qui fait assez connaître quel pouvait être son sentiment touchant le vin, les autres liqueurs délicates, le poisson, le lait, le miel, les neufs et autres choses semblables qui sont agréables au goût et dans l'usage desquelles quelques-uns s'estiment fort sobres; et s'en pouvoir soûler sans avoir sujet de craindre que cela fasse tort à leur continence. J'ai connu un méchant homme, un de ces envieux cachés qui sont la pire espèce de personnes, qui lui vint dire, sous prétexte d'affection, que son extraordinaire ferveur, la faisait passer pour folle dans l'esprit de quelques-uns et qu'il lui fallait fortifier le cerveau, et elle lui répondit (I Cor., IV): «Nous sommes exposés à la vue du mondé, des anges et des hommes; nous sommes devenus fous pour J.-C., mais la folie de ceux qui sont à Dieu surpassé toute la sagesse humaine.» Après avoir bâti un monastère d'hommes dont elle donna la conduite à des hommes, elle partagea en trois autres monastères plusieurs. vierges tant nobles que de moyenne et de basse condition qu'elle avait rassemblées de diverses provinces; et elle les disposa de telle sorte que ces trois monastères étant séparés en ce qui était des ouvrages et du manger, elles psalmodiaient et priaient toutes ensemble. Si quelques-unes contestaient ensemble, elle les accordait par l'extrême douceur de ses paroles. Elle affaiblissait par des jeûnes fréquents et redoublés les corps de ces jeunes filles, qui avaient besoin de (236) mortification, préférant la santé de leur esprit à celle de leur estomac: elle disait que la propreté excessive du corps et des habits était la saleté de l'âme et que ce qui passe pour une faute légère et comme une chose de néant parmi les personnes du siècle, est un très grand péché dans un monastère. Bien qu'elle donnât à celles qui étaient souffrantes toutes choses en abondance et leur fît même manger de la viande, s'il arrivait qu'elle tombât malade, elle n'avait pas pour elle-même une égale indulgence et péchait contre l'égalité en ce qu'elle était aussi dure envers elle que pleine de clémence envers les autres. Je rapporterai ici un fait dont j'ai été le témoin. Durant un été très chaud, elle tomba malade au mois de juillet d'une fièvre fort violente et lorsqu'après qu'on eut désespéré de sa vie, elle commença à sentir quelque soulagement, les médecins l'exhortant à boire un peu de vin d'autant qu'ils le jugeaient nécessaire pour la fortifier et empêcher qu'en buvant de l'eau elle ne devînt hydropique, et moi, de mon côté, ayant prié en secret le bienheureux évêque Épiphane de le lui persuader et même de l'y obliger; comme elle était très clairvoyante et avait l'esprit fort pénétrant, elle, se douta aussitôt de la ruse que j'avais employée et me dit en souriant que le discours qu'il lui avait tenu venait de moi. Lorsque le saint évêque sortit après l'avoir longtemps exhortée, je lui demandai ce qu'il avait fait; et il me répondit : «J'ai si bien réussi qu'elle a presque persuadé à un homme de mon âge de ne point boire de vin.» Elle était très tendre en la perte de ceux qu'elle aimait, se laissant abattre à l'affliction de la mort de ses proches et  (237) particulièrement de ses enfants; comme il parut en celle de son mari et de ses filles, qui la mirent au hasard de sa vie: car bien qu'elle fît le signe de la croix sur sa bouche et sur son. estomac pour tâcher d'adoucir par cette impression sainte la douleur qu'elle ressentait comme femme et comme mère, son affection demeurait la maîtresse et ses entrailles étant déchirées, elles accablaient la force de son esprit par la violence de leurs sentiments. Ainsi son âme se trouvait en même temps et victorieuse par sa piété et vaincue par, l'infirmité de son corps. Elle savait par coeur l'Écriture sainte; et bien qu'elle en aimât l'histoire, à cause qu'elle disait que c'était le fondement de la vérité, elle s'attachait de préférence au sens spirituel; et elle s'en servait comme du comble de l'édifice de son âme. Je dirai aussi une chose qui semblera peut-être incroyable à ses envieux. Elle désira d'apprendre la langue hébraïque, dont j'ai acquis quelque connaissance, y ayant extrêmement travaillé dès ma jeunesse et y travaillant continuellement, de peur que si je l'abandonnais, elle ne  m'abandonnât aussi. Elle vint à bout de son dessein, tellement qu'elle chantait les psaumes en hébreu et le parlait sans y rien mêler de l'élocution latine, ce que nous voyons faire encore à sa sainte fille Eustochie. J'ai navigué jusqu'ici avec un vent favorable et mon vaisseau a fendu les ondes de la mer sans peine; maintenant cette narration va rencontrer des écueils, car qui pourrait raconter la mort de Paule, sans verser des larmes? Elle tomba dans une grande maladie, ou pour mieux dire, elle obtint ce qu'elle désirait, qui était de nous quitter pour s'unir (238) parfaitement à Dieu. Mais pourquoi  m'arrêtai-je et fais-je ainsi durer, encore davantage ma douleur en différant de la dire? Cette femme si prudente sentait bien qu'elle n'avait plus qu'un moment à vivre et que tout le reste de son corps était déjà saisi du froid de la mort. Son âme n'était plus retenue que par un peu de chaleur, qui se retirant dans sa poitrine sacrée, faisait que son coeur palpitait encore; et néanmoins comme si elle eût abandonné des étrangers; afin d'aller voir ses proches, elle disait ces versets entre ses dents : « Seigneur, j'ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire. Dieu des vertus, que vos tabernacles sont aimables! J'ai préféré être la dernière de tous dans la maison de mon Dieu.» Lorsque je lui demandais pourquoi elle se taisait et ne voulait pas répondre, et si elle sentait quelque douleur, elle me dit en grec: que nulle chose ne lui faisait peine et qu'elle ne voyait rien que de calme et de tranquille. Après quoi elle se tut et ayant fermé les yeux comme méprisant déjà toutes les choses humaines, elle répéta jusqu'au dernier soupir les mêmes versets, mais si bas qu'à peine les pouvions-nous entendre. Les habitants de tontes les villes de la Palestine vinrent en foule à ses funérailles. Il n'y eut point de cellule qui pût retenir les solitaires les plus cachés dans le désert, ni de vierges saintes qui pussent demeurer en leur petite retraite, parce qu'ils eussent tous cru faire. un sacrilège s'ils eussent manqué de rendre leurs devoirs à une femme si extraordinaire, jusqu'à ce que son corps eût été enterré sous l'église, tout contre la crèche de Notre-Seigneur. Sa sainte fille Eustochiequi se (239) voyait comme sevrée de sa mère, ne pouvait souffrir qu'on la séparât d'avec elle. Elle lui baisait les yeux, elle se collait à son visage, elle la couvrait de ses embrassements et elle eût désiré être ensevelie avec sa mère. J.-C. est témoin qu'elle ne laissa pas une pièce d'argent à sa fille, mais qu'elle la laissa chargée de pauvres et d'un nombre infini de solitaires et de vierges qu'il lui était difficile de nourrir et qu'elle n'eût pu abandonner sans manquer à la piété. Adieu, Paule, assistez-moi par vos prières dans l'extrémité de ma vieillesse vous que je révère.»






La légende dorée - SAINT BASILE, ÉVÊQUE *