1994 Lettre aux Familles
La célébration de l'Année de la famille m'offre l'heureuse occasion de frapper à la porte de votre maison, moi qui voudrais vous saluer avec une grande affection et m'entretenir avec vous. Je le fais par cette Lettre, en prenant pour point de départ l'expression de l'encyclique Redemptor hominis, que j'ai publiée dès le début de mon ministère de successeur de Pierre. J'écrivais alors : l'homme est la route de l'Eglise (1).
1- RH 14
Par cette expression, je voulais évoquer avant tout les innombrables routes le long desquelles l'homme chemine, et je voulais en même temps souligner le profond désir de l'Eglise de l'accompagner dans cette marche sur les routes de son existence terrestre. L'Eglise prend part aux joies et aux espoirs, aux tristesses et aux angoisses (2) de la marche quotidienne des hommes, dans la conviction intime que c'est le Christ lui-même qui l'a envoyée sur tous ces sentiers : c'est lui qui a confié l'homme à l'Eglise, qui l'a confié comme "route " de sa mission et de son ministère.
2- GS 1
Parmi ces nombreuses routes, la famille est la première et la plus importante : c'est une route commune, tout en étant particulière, absolument unique, comme tout homme est unique ; une route dont l'être humain ne peut s'écarter. En effet, il vient au monde normalement à l'intérieur d'une famille ; on peut donc dire qu'il doit à cette famille le fait même d'exister comme homme. Quand la famille manque, il se crée dans la personne qui vient au monde une carence préoccupante et douloureuse, qui pèsera par la suite sur toute sa vie. L'Eglise se penche avec une affectueuse sollicitude vers ceux qui vivent une telle situation, car elle connaît bien le rôle fondamental que la famille est appelée à remplir. Elle sait, en outre, que normalement l'homme quitte sa famille pour réaliser à son tour, dans un nouveau noyau familial, sa vocation propre. Même s'il choisit de rester seul, la famille demeure pour ainsi dire son horizon existentiel, la communauté fondamentale dans laquelle s'enracine tout le réseau de ses relations sociales, depuis les plus immédiates, les plus proches, jusqu'aux plus lointaines. Ne parlons-nous pas de "famille humaine " à propos de l'ensemble des hommes qui vivent dans le monde ?
La famille a son origine dans l'amour même du Créateur pour le monde créé, comme il est déjà dit "au commencement ", dans le Livre de la Genèse (Gn 1,1). Dans l'Evangile, Jésus le confirme pleinement : "Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique " (Jn 3,16). Le Fils unique, consubstantiel au Père, " Dieu, né de Dieu, Lumière née de la Lumière ", est entré dans l'histoire des hommes par la famille : "Par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. Il a travaillé avec des mains d'homme (..), il a aimé avec un coeur d'homme. Né de la Vierge Marie, il est vraiment devenu l'un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché (3) ". Si donc le Christ " manifeste pleinement l'homme à lui-même " (4), c'est d'abord par la famille dans laquelle il a choisi de naître et de grandir qu'il le fait. On sait que le Rédempteur est resté caché à Nazareth pendant une grande partie de sa vie, " soumis " (Lc 2,51), en tant que " Fils de l'homme ", à Marie sa mère, et à Joseph le charpentier. Cette " obéissance " filiale n'est-elle pas la première expression de l'obéissance à son Père " jusqu'à la mort " (Ph 2,8) par laquelle il a racheté le monde ?
3- GS 22
4- Ibid.
Le mystère divin de l'Incarnation du Verbe a donc un rapport étroit avec la famille humaine. Et cela, non seulement avec une famille, celle de Nazareth, mais en quelque sorte avec toute famille, d'une manière analogue à ce que dit le Concile Vatican II à propos du Fils de Dieu qui, par l'Incarnation, " s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme " (5). A la suite du Christ " venu " dans le monde " pour servir " (Mt 20,28), l'Eglise considère que servir la famille est l'une de ses tâches essentielles. En ce sens, l'homme et la famille également constituent " la route de l'Eglise ".
5- GS 22
C'est précisément pour ces motifs que l'Eglise salue avec joie l'initiative prise par l'Organisation des Nations Unies de faire de 1994 l'Année internationale de la Famille. Cette initiative met en lumière le fait que la question de la famille est fondamentale pour les Etats qui sont membres de l'ONU. Si l'Eglise désire participer à une telle initiative, c'est parce qu'elle a été elle-même envoyée par le Christ à " toutes les nations " (Mt 28,19). Du reste, ce n'est pas la première fois que l'Eglise fait sienne une initiative internationale de l'ONU. Il suffit de rappeler, par exemple, l'Année internationale de la Jeunesse, en 1985. De cette façon aussi, elle se rend présente au monde, réalisant un objectif qui était cher au Pape Jean XXIII et qui a inspiré la constitution conciliaire Gaudium et spes.
En la fête de la Sainte Famille de 1993 a commencé, dans toute la communauté de l'Eglise, l'" Année de la Famille ", étape significative sur l'itinéraire de la préparation au grand Jubilé de l'an 2000 qui marquera la fin du deuxième et le début du troisième millénaire depuis la naissance de Jésus-Christ. Cette Année doit nous amener à nous tourner, d'esprit et de coeur, vers Nazareth où, le 26 décembre dernier, elle a été officiellement inaugurée par la célébration eucharistique solennelle présidée par le Légat pontifical.
Tout au long de cette Année, il est important de redécouvrir les témoignages de l'amour et de la sollicitude de l'Eglise envers la famille, amour et sollicitude exprimés dès les origines du christianisme, alors que la famille, d'une manière significative, était considérée comme " Eglise domestique ". De nos jours, c'est bien souvent que nous reprenons l'expression " Eglise domestique ", que le Concile a faite sienne (6) et dont nous désirons que le contenu demeure toujours vivant et actuel. Ce désir n'est nullement effacé par la prise de conscience des nouvelles conditions d'existence des familles dans le monde d'aujourd'hui. C'est ce qui rend plus significatif que jamais le titre que le Concile a choisi, dans la constitution pastorale Gaudium et spes, pour indiquer les tâches de l'Eglise dans la situation présente : " Mettre en valeur la dignité du mariage et de la famille " (7). Après le Concile, l'exhortation apostolique Familiaris consortio, de 1981, constitue une autre référence importante. Dans ce texte est abordée une expérience vaste et complexe concernant la famille : celle-ci, à travers les différents peuples et les différents pays, reste toujours et partout " la route de l'Eglise ". En un sens, elle le devient encore plus là où la famille subit des crises internes ou bien est exposée à des influences culturelles, sociales et économiques dommageables qui minent sa cohésion interne, quand elles ne sont pas des obstacles à sa formation elle-même.
6- LG 11
7- Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, IIè partie, chapitre I.
Par la présente Lettre je voudrais m'adresser, non à la famille " dans l'abstrait ", mais à chaque famille concrète de toutes les régions de la terre, sous quelque longitude et latitude qu'elle se trouve, et quelles que soient la diversité et la complexité de sa culture et de son histoire. L'amour dont " Dieu a aimé le monde " (Jn 3,16), l'amour dont le Christ " aima jusqu'à la fin " tous et chacun (Jn 13,1), donne la possibilité d'adresser ce message à chaque famille, " cellule " vitale de la grande et universelle " famille " humaine. Le Père, Créateur de l'univers, et le Verbe incarné, Rédempteur de l'humanité, constituent la source de cette ouverture universelle aux hommes comme à des frères et des soeurs, et ils invitent à les prendre tous dans la prière qui commence par les mots émouvants " Notre Père ".
La prière fait que le Fils de Dieu demeure au milieu de nous : " Que deux ou trois soient réunis en mon nom, je suis là au milieu d'eux " (Mt 18,20). Cette Lettre aux Familles veut être avant tout une prière adressée au Christ pour qu'il demeure en chacune des familles humaines ;un appel qui lui est adressé, à travers la petite famille constituée par les parents et les enfants, à habiter dans la grande famille des nations, afin qu'avec lui nous puissions tous dire en vérité : " Notre Père ! ". Il faut que la prière devienne l'élément dominant de l'Année de la famille dans l'Eglise : prière de la famille, prière pour la famille, prière avec la famille.
Il est significatif que, précisément dans la prière et par la prière, l'homme découvre, d'une manière on ne peut plus simple et profonde à la fois, sa véritable personnalité : dans la prière, le " je " humain saisit plus facilement la profondeur de sa qualité de personne. Cela vaut également pour la famille, qui n'est pas seulement la " cellule " fondamentale de la société mais qui possède aussi une physionomie particulière. Celle-ci trouve une confirmation première et fondamentale, et se raffermit, lorsque les membres de la famille se rencontrent dans l'invocation commune : " Notre Père ! " La prière renforce la solidité et la cohésion spirituelle de la famille, contribuant à faire participer celle-ci à la " force " de Dieu. Dans la " bénédiction nuptiale " solennelle au cours de la cérémonie du mariage, le célébrant invoque ainsi le Seigneur pour les nouveaux époux : " Fais descendre sur eux la grâce de l'Esprit-Saint afin que, par ton amour répandu dans leurs coeurs, ils restent toujours fidèles à l'alliance conjugale " (8). C'est de cette " effusion de l'Esprit-Saint " que naît la force intérieure des familles, comme aussi la puissance capable de les unifier dans l'amour et dans la vérité.
8- Rituale Romanu , Ordo celebrandi matriomonium, n 74, 2è édition typique, 1991, p. 26.
Que l'Année de la Famille devienne une prière commune et incessante des diverses " Eglises domestiques " et de tout le peuple de Dieu ! Et que l'intention de cette prière comprenne également les familles en difficulté ou en danger, celles qui sont découragées ou divisées, et celles qui se trouvent dans les situations que l'exhortation Familiaris consortio qualifie d'" irrégulières " (9) ! Puissent-elles toutes se sentir saisies par l'amour et la sollicitude de leurs frères et de leurs soeurs !
9- FC 79-84
Que la prière, en l'Année de la Famille, constitue avant tout un témoignage encourageant de la part des familles qui réalisent dans la communion familiale leur vocation de vie humaine et chrétienne ! Elles sont innombrables, dans tous les pays, dans tous les diocèses et dans toutes les paroisses. On peut raisonnablement penser qu'elles constituent " la règle ", même en tenant compte des nombreuses " situations irrégulières ". Et l'expérience montre l'importance du rôle d'une famille vivant selon les normes morales, pour que l'homme qui naît en elle et qui s'y forme prenne sans hésitation la route du bien, qui est d'ailleurs toujours inscrite dans son coeur. Diverses organisations soutenues par des moyens très puissants semblent viser la désagrégation des familles. Il semble même parfois que l'on cherche par tous les moyens à présenter comme " régulières " et attrayantes, en les revêtant d'une apparence extérieure séduisante, des situations qui sont en fait " irrégulières ". En effet elles contredisent " la vérité et l'amour " qui doivent inspirer et guider les rapports entre hommes et femmes, et elles sont donc causes de tensions et de divisions dans les familles, avec de graves conséquences, spécialement pour les enfants. La conscience morale est obscurcie, ce qui est bon et beau est déformé, et la liberté se trouve supplantée par une véritable servitude. Face à tout cela, les propos de l'apôtre Paul sur la liberté avec laquelle le Christ nous a libérés et sur l'esclavage causé par le péché (cf. Ga 5,1) revêtent une actualité singulière et nous stimulent.
On comprend donc combien est opportune et même nécessaire dans l'Eglise l'Année de la famille ; combien est indispensable le témoignage de toutes les familles qui vivent chaque jour leur vocation ; combien est urgente une grande prière des familles, qui s'intensifie et s'étende au monde entier, et dans laquelle s'exprime l'action de grâce pour l'amour en vérité, pour " l'effusion de la grâce de l'Esprit-Saint " (10), pour la présence du Christ parmi les parents et les enfants, du Christ Rédempteur et Epoux qui " nous aima jusqu'à la fin " (cf. Jn 13,1). Nous sommes intimement convaincus que cet amour est plus grand que tout (cf. 1Co 13,13), et nous croyons qu'il est capable de dépasser et de vaincre tout ce qui n'est pas amour.
10- Cf. Rituale Romanum, Ordo celebrandi matrimonium, n. 74, éd. cit., p. 26.
Que s'élève d'une manière incessante, cette année, la prière de l'Eglise, la prière des familles, " Eglises domestiques " ! Et qu'elle se fasse entendre d'abord de Dieu, puis des hommes, afin que ceux-ci ne tombent pas dans le doute, et que ceux qui chancellent à cause de la fragilité humaine ne succombent pas devant l'attrait trompeur des biens qui ne le sont qu'en apparence, comme ceux que présente toute tentation !
A Cana de Galilée, où Jésus a été invité à un repas de noces, sa Mère, présente elle aussi, s'adresse aux serviteurs en leur disant : " Tout ce qu'il vous dira, faites-le " (Jn 2,5). A nous aussi qui sommes entrés dans l'Année de la famille, Marie adresse ces paroles. Et ce que nous dit le Christ, en ce moment particulier de l'histoire, constitue un vigoureux appel à une grande prière avec les familles et pour les familles. La Vierge Mère nous invite à nous unir, par cette prière, aux sentiments de son Fils, qui aime toute famille. Il a exprimé cet amour au début de sa mission de Rédempteur, précisément par sa présence sanctificatrice à Cana de Galilée, présence qui se poursuit toujours.
Prions pour les familles du monde entier. Prions, par lui, avec lui et en lui, le Père " de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom " (Ep 3,15) !
Le cosmos, immense et si diversifié, le monde de tous les êtres vivants, est inscrit dans la paternité de Dieu comme dans sa source (cf. Ep 3,14-16). Naturellement, il y est inscrit selon le critère de l'analogie grâce auquel il nous est possible de distinguer, dès le début du Livre de la Genèse, la réalité de la paternité et de la maternité, et donc aussi de la famille humaine. La clé d'interprétation se trouve dans le principe de l'" image " et de la " ressemblance " de Dieu, que le texte biblique met fortement en évidence (Gn 1,26). Dieu crée par la force de sa parole : " Soit ! " (par ex. Gn 1,3). Il est significatif que cette parole du Seigneur, dans le cas de la création de l'homme, soit complétée par ces autres paroles : "Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance " (Gn 1,26). Avant de créer l'homme, le Créateur semble rentrer en lui-même pour en chercher le modèle et l'inspiration dans le mystère de son Etre qui, déjà là, se manifeste en quelque sorte comme le " Nous " divin. De ce mystère naît, par mode de création, l'être humain : "Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa " (Gn 1,27).
Dieu dit aux nouveaux êtres, en les bénissant : " Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la " (Gn 1,28). Le Livre de la Genèse emploie des expressions déjà utilisées dans le contexte de la création des autres êtres vivants : " Multipliez-vous ", mais leur sens analogique est clair. N'est-ce pas là l'analogie de la génération et de la paternité et maternité, à lire à la lumière de tout le contexte ? Aucun des êtres vivants, en dehors de l'homme, n'a été créé " à l'image de Dieu, selon sa ressemblance ". Tout en étant biologiquement semblables à celles d'autres êtres de la nature, la paternité et la maternité humaines ont en elles-mêmes, d'une manière essentielle et exclusive, une " ressemblance " avec Dieu, sur laquelle est fondée la famille entendue comme communauté de vie humaine, comme communauté de personnes unies dans l'amour (communio personarum).
A la lumière du Nouveau Testament, il est possible d'entrevoir que le modèle originel de la famille doit être cherché en Dieu même, dans le mystère trinitaire de sa vie. Le " Nous " divin constitue le modèle éternel du " nous " humain, et avant tout du " nous " qui est formé de l'homme et de la femme, créés à l'image de Dieu, selon sa ressemblance. Les paroles du Livre de la Genèse contiennent la vérité sur l'homme à laquelle correspond l'expérience même de l'humanité. L'homme, dès " le commencement ", est créé masculin et féminin : la vie de la collectivité humaine - des petites communautés comme de la société entière - porte le signe de cette dualité originelle. C'est d'elle que découle le caractère " masculin " ou " féminin " des individus, et c'est d'elle aussi que toute communauté tire sa caractéristique et sa richesse de la complémentarité des personnes. C'est à cela que semble se rapporter cette phrase du Livre de la Genèse : " Homme et femme il les créa " (Gn 1,27). C'est là aussi la première affirmation de l'égale dignité de l'homme et de la femme : tous deux sont pareillement des personnes. Leur constitution, avec la dignité spécifique qui en découle, établit dès " le commencement " les caractéristiques du bien commun de l'humanité en toute dimension et en tout milieu de vie. A ce bien commun, tous deux, l'homme et la femme, apportent leur contribution propre, grâce à laquelle se trouve, aux racines mêmes de la convivialité humaine, le caractère de communion et de complémentarité.
La famille a toujours été considérée comme l'expression première et fondamentale de la nature sociale de l'homme. En substance, cette conception n'a pas changé, pas même aujourd'hui. Mais de nos jours on préfère mettre en relief ce qui dans la famille, qui constitue la plus petite communauté humaine de base, vient de l'apport personnel de l'homme et de la femme. La famille est en effet une communauté de personnes, pour lesquelles la vraie façon d'exister et de vivre ensemble est la communion, communio personarum. Ici encore, étant sauve la transcendance absolue du Créateur par rapport à la créature, ressort la référence exemplaire au " Nous " divin. Seules les personnes sont capables d'exister " en communion ". La famille naît de la communion conjugale, que le Concile Vatican II qualifie d'" alliance ", dans laquelle l'homme et la femme " se donnent et se reçoivent mutuellement " (11).
11- GS 48
Le Livre de la Genèse nous ouvre à cette vérité quand il affirme, en référence à la constitution de la famille par le mariage, que " l'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair " (Gn 2,24). Dans l'Evangile, le Christ, en controverse avec les pharisiens, reprend ces mêmes paroles et ajoute : " Ainsi ils ne sont plus deux mais une seule chair. Eh bien ! Ce que Dieu a uni, l'homme ne doit point le séparer " (Mt 19,6). Il révèle à nouveau le contenu normatif d'un fait qui existait " dès l'origine " (Mt 19,8) et qui conserve toujours en lui-même ce contenu. Si le Maître le confirme " maintenant ", il le fait afin de rendre clair et sans équivoque, au seuil de la Nouvelle Alliance, le caractère indissoluble du mariage comme fondement du bien commun de la famille.
Lorsque, avec l'Apôtre, nous fléchissons les genoux en présence du Père de qui toute paternité et maternité tire son nom (cf. Ep 3,14-15), nous prenons conscience que le fait d'être parents est l'événement par lequel la famille, déjà constituée par l'alliance du mariage, se réalise " au sens plénier et spécifique du terme " (12). La maternité suppose nécessairement la paternité et, réciproquement, la paternité suppose nécessairement la maternité : c'est le fruit de la dualité accordée par le Créateur à l'être humain " dès l'origine ".
12- FC 69
J'ai mentionné deux concepts voisins mais non identiques : le concept de " communion " et celui de " communauté ". La " communion " concerne la relation personnelle entre le " je " et le " tu ". La " communauté " dépasse au contraire ce schéma dans la direction d'une "société ", d'un " nous ". La famille, communauté de personnes, est donc la première " société " humaine. Elle naît au moment où se réalise l'alliance du mariage, qui ouvre les époux à une communion durable d'amour et de vie et se complète pleinement et d'une manière spécifique par la mise au monde des enfants : la " communion " des époux fait exister la " communauté " familiale. La " communauté " familiale est intimement imprégnée de ce qui constitue l'essence propre de la " communion ". Peut-il y avoir, sur le plan humain, une autre " communion " comparable à celle qui s'établit entre une mère et son enfant, qu'elle a d'abord porté en son sein puis mis au monde
Dans la famille ainsi constituée, se manifeste une nouvelle unité en laquelle s'accomplit pleinement le rapport " de communion " des parents. L'expérience montre que cet accomplissement est aussi un devoir et un défi. Le devoir oblige les époux et met en oeuvre leur alliance originelle. Les enfants qu'ils ont engendrés devraient - là est le défi - consolider cette alliance en enrichissant et en approfondissant la communion conjugale du père et de la mère. Si cela ne se produit pas, il faut se demander si l'égoïsme, qui se cache même dans l'amour de l'homme et de la femme en raison de l'inclination humaine au mal, n'est pas plus fort que cet amour. Il faut que les époux s'en rendent bien compte. Il faut que, dès le début, ils tournent leurs coeurs et leurs pensées vers Dieu " de qui toute paternité tire son nom ", afin que leur paternité et leur maternité puisent à cette source la force de se renouveler continuellement dans l'amour.
La paternité et la maternité sont en elles-mêmes une confirmation particulière de l'amour, dont elles permettent de découvrir l'immensité et la profondeur originelles. Mais cela ne se produit pas automatiquement. C'est plutôt une tâche confiée à tous les deux, au mari et à la femme. Dans leur vie, la paternité et la maternité constituent une " nouveauté " et une richesse si admirables qu'on ne peut les aborder qu'" à genoux ".
L'expérience montre que l'amour humain, orienté par nature vers la paternité et la maternité, est parfois atteint par une profonde crise et est donc sérieusement menacé. Dans ce cas, il faudra prendre en considération le recours au service des conseillers conjugaux ou familiaux par l'intermédiaire desquels il est possible de demander, entre autres, l'assistance de psychologues ou de psychothérapeutes. On ne saurait toutefois oublier la valeur permanente des paroles de l'Apôtre : " Je fléchis les genoux en présence du Père de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom ". Le mariage, le mariage sacramentel, est une alliance de personnes dans l'amour. Et l'amour ne peut être approfondi et préservé que par l'Amour, cet Amour qui a été " répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné " (Rm 5,5). La prière de l'Année de la Famille ne devrait-elle pas se concentrer sur le point crucial et décisif constitué par le lien dynamique, par le passage de l'amour conjugal à la génération et, par conséquent, à la paternité et la maternité ? N'est-ce pas précisément là que devient indispensable " l'effusion de la grâce de l'Esprit-Saint " demandée dans la célébration liturgique du sacrement de mariage ?
L'Apôtre, fléchissant les genoux devant le Père, le supplie de " daigner vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l'homme intérieur " (Ep 3,16). Cette " force de l'homme intérieur " est nécessaire dans la vie familiale, spécialement dans ses moments critiques, c'est-à-dire quand l'amour, qui a été exprimé au cours du rite liturgique de l'échange des consentements par les paroles " Je promets de te rester fidèle tous les jours de ma vie ", est appelé à surmonter une difficile épreuve.
Seules les " personnes " sont en mesure de prononcer ces paroles ; elles seules sont capables de vivre " en communion " en se fondant sur le choix réciproque qui est, ou qui devrait être, pleinement conscient et libre. Le Livre de la Genèse, lorsqu'il parle de l'homme qui quitte son père et sa mère pour s'attacher à sa femme (cf. Gn 2,24), met en lumière le choix conscient et libre qui donne naissance au mariage, faisant d'un fils un mari et d'une fille une épouse. Comment comprendre d'une façon adéquate ce choix réciproque si l'on n'a pas devant les yeux la pleine vérité de la personne, c'est-à-dire de l'être rationnel et libre ? Le concile Vatican II parle de la ressemblance avec Dieu en des termes on ne peut plus significatifs. Il ne se réfère pas seulement à l'image et à la ressemblance divines que tout être humain possède déjà par lui-même, mais aussi et surtout à " une certaine ressemblance entre l'union des Personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et dans l'amour " (13).
13- GS 24
Cette formulation, particulièrement riche de sens, confirme avant tout ce qui détermine l'identité profonde de tout homme et de toute femme. Cette identité consiste dans la capacité de vivre dans la vérité et dans l'amour ; plus encore, elle consiste dans le besoin de vérité et d'amour, dimension constitutive de la vie de la personne. Ce besoin de vérité et d'amour ouvre l'homme à Dieu ainsi qu'aux créatures : il l'ouvre aux autres personnes, à la vie " en communion ", et spécialement au mariage et à la famille. Dans les paroles du Concile, la " communion " des personnes découle en un sens du mystère du " Nous" trinitaire et donc la " communion conjugale " se rattache, elle aussi, à ce mystère. La famille, qui naît de l'amour de l'homme et de la femme, est fondamentalement issue du mystère de Dieu. Cela correspond à l'essence la plus intime de l'homme et de la femme, à leur dignité innée et authentique de personnes.
Dans le mariage, l'homme et la femme s'unissent d'une façon tellement étroite qu'ils deviennent, selon les paroles du Livre de la Genèse, " une seule chair " (Gn 2,24). Homme et femme de par leur constitution physique, les deux sujets humains, bien que différents corporellement, partagent d'une manière égale la capacité de vivre " dans la vérité et dans l'amour ". Cette capacité, qui caractérise l'être humain comme personne, a une dimension à la fois spirituelle et corporelle. C'est aussi à travers le corps que l'homme et la femme sont préparés à former une " communion de personnes " dans le mariage. Quand, en vertu de l'alliance conjugale, ils s'unissent au point de devenir " une seule chair " (Gn 2,24), leur union doit se réaliser " dans la vérité et dans l'amour ", mettant ainsi en lumière la maturité propre des personnes créées à l'image de Dieu, selon sa ressemblance.
La famille qui en découle reçoit sa solidité interne de l'alliance entre les époux, dont le Christ a fait un sacrement. Elle trouve sa nature communautaire, ou plutôt son caractère de " communion ", dans la communion fondamentale des époux qui se prolonge dans les enfants. " Etes-vous disposés à accueillir avec amour les enfants que Dieu voudra vous donner et à les éduquer ? ", demande le célébrant au cours de la cérémonie du mariage (14). La réponse des époux exprime la vérité intime de l'amour qui les unit. Toutefois leur unité, au lieu de les renfermer sur eux-mêmes, les ouvre à une vie nouvelle, à une personne nouvelle. Comme parents, ils seront capables de donner la vie à un être semblable à eux, non seulement " chair de leur chair et os de leurs os " (cf. Gn 2,23), mais image et ressemblance de Dieu, c'est-à-dire une personne. En demandant " Etes-vous disposés ? ", l'Eglise rappelle aux nouveaux époux qu'ils se trouvent devant la puissance créatrice de Dieu. Ils sont appelés à devenir parents, c'est-à-dire à coopérer avec le Créateur pour donner la vie. Coopérer avec Dieu pour appeler de nouveaux êtres humains à la vie, cela signifie contribuer à la transmission de l'image et ressemblance divines que reflète quiconque est " né d'une femme ".
14- Rituale Romanum, Ordo celebrandi matrimonium, n.60, éd. cit., p.17.
Par la communion des personnes qui se réalise dans le mariage, l'homme et la femme fondent une famille. A la famille est liée la généalogie de tout homme : la généalogie de la personne. La paternité et la maternité humaines sont enracinées dans la biologie et en même temps elles la dépassent. L'Apôtre, qui fléchit " les genoux en présence du Père de qui toute paternité (et toute maternité), au ciel et sur la terre, tire son nom ", nous met en quelque sorte sous les yeux tout le monde des êtres vivants, depuis les êtres spirituels des cieux jusqu'aux êtres corporels de la terre. Toute génération trouve son modèle originel dans la paternité de Dieu. Toutefois, dans le cas de l'homme, cette dimension " cosmique " de ressemblance avec Dieu ne suffit pas à définir de manière adéquate le rapport de paternité et de maternité. Quand, de l'union conjugale des deux, naît un nouvel homme, il apporte avec lui au monde une image et une ressemblance particulières avec Dieu lui-même : dans la biologie de la génération est inscrite la généalogie de la personne.
En affirmant que les époux, en tant que parents, sont des coopérateurs de Dieu Créateur dans la conception et la génération d'un nouvel être humain (15), nous ne nous référons pas seulement aux lois de la biologie ; nous entendons plutôt souligner que, dans la paternité et la maternité humaines, Dieu lui-même est présent selon un mode différent de ce qui advient dans toute autre génération " sur la terre ". En effet, c'est de Dieu seul que peut provenir cette " image ", cette " ressemblance " qui est propre à l'être humain, comme cela s'est produit dans la Création. La génération est la continuation de la Création (16).
15- FC 28
16- Cf. Pie XII, Encycl. Humani generis (12 août 1950); AAS 42 (1950), p.574.
Ainsi donc, dans la conception comme dans la naissance d'un nouvel homme, les parents se trouvent devant un "grand mystère " (Ep 5,32). Le nouvel être humain, de la même façon que ses parents, est appelé, lui aussi, à l'existence en tant que personne ; il est appelé à la vie " dans la vérité et dans l'amour ". Cet appel ne concerne pas seulement ce qui est dans le temps, mais, en Dieu, c'est aussi un appel qui ouvre à l'éternité. Telle est la dimension de la généalogie de la personne que le Christ a définitivement révélée, en projetant la lumière de son Evangile sur la vie et sur la mort humaines, et donc sur la signification de la famille humaine.
Comme l'affirme le Concile, l'homme est la " seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même " (17). La genèse de l'homme ne répond pas seulement aux lois de la biologie, elle répond directement à la volonté créatrice de Dieu, c'est-à-dire à la volonté qui concerne la généalogie des fils et des filles des familles humaines. Dieu " a voulu " l'homme dès le commencement et Dieu le " veut " dans toute conception et dans toute naissance humaines. Dieu " veut " l'homme comme être semblable à lui, comme personne. Cet homme, tout homme, est créé par Dieu " pour lui-même ". Cela concerne tous les êtres humains, y compris ceux qui naissent avec des maladies ou des infirmités. Dans la constitution personnelle de chacun est inscrite la volonté de Dieu, qui veut que la fin de l'homme soit en un sens lui-même. Dieu remet l'homme à lui-même, en le confiant en même temps à la responsabilité de la famille et de la société. Devant un nouvel être humain, les parents ont ou devraient avoir la pleine conscience du fait que Dieu " veut " cet être " pour lui-même ".
17- GS 24
Cette expression synthétique est très riche et très profonde. Depuis l'instant de sa conception, puis de sa naissance, le nouvel être est destiné à exprimer en plénitude son humanité, à " se trouver " (18) comme personne. Cela vaut absolument pour tous, même pour les malades chroniques et les personnes handicapées. " Etre homme" est sa vocation fondamentale : " être homme " à la mesure du don reçu. A la mesure de ce " talent " qu'est l'humanité même et, ensuite seulement, à la mesure des autres talents. En ce sens, Dieu veut tout homme " pour lui-même ". Toutefois, dans le dessein de Dieu, la vocation de la personne va au-delà des limites du temps. Elle rejoint la volonté du Père, révélée dans le Verbe incarné : Dieu veut étendre à l'homme la participation à sa vie divine elle-même. Le Christ dit : " Je suis venu pour que les hommes aient la vie, pour qu'ils l'aient en abondance " (Jn 10,10).
18- GS 24
Le destin ultime de l'homme n'est-il pas en désaccord avec l'affirmation que Dieu veut l'homme " pour lui-même " ? Si l'homme est créé pour la vie divine, existe-t-il vraiment " pour lui-même " ? Voilà une question clé, de grande importance au commencement comme à la fin de son existence terrestre : elle est importante pour tout le cours de la vie. En destinant l'homme à la vie divine, il pourrait sembler que Dieu le soustraie définitivement à son existence " pour lui-même " (19). Quel est le rapport qui existe entre la vie de la personne et la participation à la vie trinitaire ? Saint Augustin nous répond par les célèbres paroles : " Notre coeur est sans repos jusqu'à ce qu'il se repose en toi "(20). Ce " coeur sans repos " montre qu'il n'y a aucune contradiction entre l'une et l'autre finalités, qu'il y a au contraire un lien, une coordination, une unité profonde. Par sa généalogie même, la personne, créée à l'image et à la ressemblance de Dieu, en participant à sa Vie, existe " pour elle-même " et se réalise. Le contenu de cette réalisation est la plénitude de la Vie en Dieu, celle dont parle le Christ (cf. Jn 6,37-40), qui justement nous a rachetés pour nous introduire dans cette Vie (cf. Mc 10,45).
19- GS 24
20- Confessions, I, 1: CCL, 27,1.
Les époux désirent des enfants pour eux-mêmes ; et ils voient en eux le couronnement de leur amour réciproque. Ils les désirent pour la famille, comme un don très précieux (21). C'est un désir qui se comprend dans une certaine mesure. Toutefois, dans l'amour conjugal ainsi que dans l'amour paternel et maternel doit s'inscrire la vérité sur l'homme, qui a été exprimée d'une manière synthétique et précise par le Concile, en affirmant que Dieu " veut l'homme pour lui-même ". Pour cela, il faut que la volonté des parents soit en harmonie avec celle de Dieu : en ce sens, ils doivent vouloir la nouvelle créature humaine comme le Créateur la veut : " pour elle-même ". La volonté humaine est toujours et inévitablement soumise à la loi du temps et de la caducité. La volonté divine, au contraire, est éternelle. " Avant même de te former au ventre maternel, je t'ai connu - lit-on dans le Livre du Prophète Jérémie - ; avant même que tu sois sorti du sein, je t'ai consacré " (Jr 1,5). La généalogie de la personne est donc liée avant tout à l'éternité de Dieu, ensuite seulement à la paternité et à la maternité humaines qui se réalisent dans le temps. A l'instant même de sa conception, l'homme est déjà ordonné à l'éternité en Dieu.
21- GS 50
1994 Lettre aux Familles