1890 Léon XIII - Sapientae Christianae



SAPIENTAE CHRISTIANAE


LETTRE ENCYCLIQUE

DE SA SAINTETÉ LE PAPE LÉON XIII

SUR LES PRINCIPAUX DEVOIRS DES CHRÉTIENS

A nos Vénérables Frères les Patriarches, Primats, Archevêques, Evêques et autres ordinaires, en paix et en communion avec le Saint Siège Apostolique.

Vénérables Frères, Salut et Bénédiction Apostolique

1 - Retourner aux. principes chrétiens et y conformer en tout la vie, les moeurs et les institutions des peuples, est une nécessité qui, de jour en jour, devient plus évidente. Du mépris où ces règles sont tombées sont résultés de si grands maux que nul homme raisonnable ne saurait soutenir, sans une douloureuse anxiété, les épreuves du présent, ni envisager sans crainte les perspectives de l'avenir.

2 - Il s'est fait, sans doute, un progrès considérable quant à ce qui regarde les jouissances et le bien-être du corps, mais la nature sensible tout entière, avec les ressources, les forces et les richesses qu'elle met à notre disposition, tout en multipliant les commodités et les charmes de la vie, ne suffit pas pour rassasier l'âme, créée à des fins plus hautes et plus glorieuses. Regarder vers Dieu et tendre à Lui, telle est la loi suprême de la vie de l'homme. Fait à son image et à sa ressemblance il est porté par sa nature même à jouir de son Créateur. Or, ce n'est par aucun mouvement ou effort corporel qu'on se rapproche de Dieu, mais par des actes propres à l'âme : par la connaissance et l'amour.
Dieu, en effet, est la vérité première et suprême, et la vérité n'est un aliment que pour l'intelligence. Il est la sainteté parfaite et le souverain bien, vers lequel la seule volonté peut aspirer et tendre efficacement à l'aide de la vertu.

3 - Mais ce qui est vrai de l'homme, considéré individuellement, l'est aussi de la société, tant domestique que civile. En effet, si la nature elle-même a institué la société, ce n'a pas été pour qu'elle fût la fin dernière de l'homme, mais pour qu'il trouvât en elle et par elle des secours qui le rendissent capable d'atteindre à sa perfection. Si donc une société ne poursuit autre chose que les avantages extérieurs et les biens qui assurent à la vie plus d'agréments et de jouissances, si elle fait profession de ne donner à Dieu aucune place dans l'administration de la chose publique et de ne tenir aucun compte des lois morales, elle s'écarte d'une façon très coupable de sa fin et des prescriptions de la nature. C'est moins une société qu'un simulacre et une imitation mensongère d'une véritable société et communauté humaine.

4 - Quant à ces biens de l'âme dont Nous parlons, et qui n'existent pas en dehors de la vraie religion et de la pratique persévérante des préceptes du christianisme, nous les voyons chaque jour tenir moins de place parmi les hommes, soit à cause de l'oubli dans lequel ils les tiennent, soit par le mépris qu'ils en font. On pourrait presque dire que plus le bien-être physique est en progrès, plus s'accentue la décadence des biens de l'âme. Une preuve évidente de la diminution et du grand affaiblissement de la foi chrétienne, ce sont les injures trop souvent répétées qu'on fait à la religion en plein jour et aux yeux du public, injures, en vérité, qu'un âge plus jaloux des intérêts religieux n'eut tolérées à aucun prix.

5 - Quelle multitude d'hommes se trouve, pour ces causes, exposée à la perdition éternelle, il serait impossible de le décrire, mais les sociétés elles-mêmes et les empires ne pourront rester longtemps sans en être ébranlés, car la ruine des institutions et des moeurs chrétiennes entraîne nécessairement celle des premières bases de la société humaine. La force demeure l'unique garantie de l'ordre et de la tranquillité publique. Mais rien n'est faible comme la force quand elle ne s'appuie pas sur la religion. Plus propre, dans ce cas, à engendrer la servitude que l'obéissance, elle renferme en elle-même les germes de grandes perturbations.
Déjà le présent siècle a subi de graves et mémorables catastrophes, et il n'est pas démontré qu'il n'y ait pas lieu d'en redouter de semblables. Le temps lui-même dans lequel nous vivons nous avertit donc de chercher les remèdes là où ils se trouvent, c'est-à-dire de rétablir, dans la vie privée et dans toutes les parties de l'organisme social, les principes et les pratiques du christianisme; c'est l'unique moyen de nous délivrer des maux qui nous accablent et de prévenir les dangers dont nous sommes menacés. Voilà, Vénérables Frères, à quoi nous devons nous appliquer avec tout le soin et tout le zèle dont nous pouvons être capables.

6 - C'est pourquoi, bien qu'en d'autres circonstances et toutes les fois que l'occasion s'en est présentée, Nous ayons déjà traité ces matières, nous estimons utile d'exposer avec plus de détails dans ces Lettres les devoirs des chrétiens, devoirs dont l'accomplissement exact contribuerait d'une manière admirable à sauver la société. Nous sommes engagés, sur des intérêts de premier ordre, dans une lutte violente et presque quotidienne, où il est très difficile qu'un grand nombre d'hommes ne soient pas trompés, ne s'égarent et ne se découragent. Notre devoir, Vénérables Frères, est d'avertir, d'instruire, d'exhorter chaque fidèle, d'une manière conforme aux exigences des temps, afin que personne ne déserte la voie de la vérité.

7 - On ne saurait mettre en doute que, dans la pratique de la vie, des devoirs plus nombreux et plus graves ne soient imposés aux catholiques qu'aux hommes mal instruits de notre foi ou totalement étrangers à ses enseignements. Après avoir opéré le salut du genre humain, Jésus-Christ, commandant à ses apôtres de prêcher l'Evangile à toute créature, imposa en même temps à tous les hommes l'obligation d'écouter et de croire ce qui leur serait enseigné. À l'accomplissement de ce devoir est rigoureusement attachée la conquête du salut éternel. Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé; celui qui ne croira pas sera condamné. Mais l'homme qui a, comme il le doit, embrassé la foi chrétienne est, par ce fait même, soumis à l'Eglise, sa Mère, et devient membre de la société la plus haute et la plus sainte que, sous Jésus-Christ, son chef invisible, le Pontife de Rome, avec une pleine autorité, a la mission de gouverner.

8 - Or, si la loi naturelle nous ordonne d'aimer d'un amour de prédilection et de dévouement, le pays où nous sommes nés et où nous avons été élevés en sorte que le bon citoyen ne craint pas d'affronter la mort pour sa patrie, à plus forte raison, les chrétiens doivent-ils être animés de pareils sentiments à l'égard de l'Eglise. Car elle est la cité sainte du Dieu vivant et la fille de Dieu lui-même, de qui elle a reçu sa constitution. C'est sur cette terre, il est vrai, qu'elle accomplit son pèlerinage; mais, établie institutrice et guide des hommes, elle les appelle à la félicité éternelle. Il faut donc aimer la patrie terrestre qui nous a donné de jouir de cette vie mortelle; mais il est nécessaire d'aimer d'un amour plus ardent l'Eglise à qui nous sommes redevables de la vie immortelle de l'âme, parce qu'il est raisonnable de préférer les biens de l'âme aux biens du corps et que les devoirs envers Dieu ont un caractère plus sacré que les devoirs envers les hommes.

9 - Au reste, si nous voulons juger de ces choses sainement, nous comprendrons que l'amour surnaturel de l'Eglise et l'amour naturel de la patrie procèdent du même éternel principe. Tous les deux ont Dieu pour auteur et pour cause première; d'où il suit qu'il ne saurait y avoir entre les devoirs qu'ils imposent de répugnance ou de contradiction. Oui, en vérité, nous pouvons et nous devons, d'une part, nous aimer nous-mêmes, être bons pour notre prochain, aimer la chose publique et le pouvoir qui la gouverne; d'autre part, et en même temps, nous pouvons et nous devons avoir pour l'Église un culte de piété filiale et aimer Dieu du plus grand amour dont nous puissions être capables.

10 - Cependant la hiérarchie de ces devoirs se trouve quelquefois injustement bouleversée, soit par le malheur des temps, soit plus encore par la volonté perverse des hommes. Il arrive, en effet, que, parfois, les exigences de l'Etat envers le citoyen contredisent celles de la religion à l'égard du chrétien, et ces conflits viennent de ce que les chefs politiques tiennent pour nulle la puissance sacrée de l'Eglise ou bien affectent la prétention de se l'assujettir. De là, des luttes et, pour la vertu, des occasions de faire preuve de valeur. Deux pouvoirs sont en présence, donnant des ordres contraires. Impossible de leur obéir à tous les deux simultanément. Nul ne peut servir deux maîtres. Plaire à l'un, c'est mépriser l'autre. Auquel accordera-t-on la préférence ? L'hésitation n'est pas permise. Ce serait un crime, en effet, de vouloir se soustraire à l'obéissance due à Dieu pour plaire aux hommes, d'enfreindre les lois de Jésus-Christ pour obéir aux magistrats, de méconnaître les droits de l'Eglise sous prétexte de respecter les droits de l'ordre civil. Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. Cette réponse que faisaient autrefois Pierre et les apôtres aux magistrats qui leur commandaient les choses illicites, il faut, en pareille circonstance, la redire toujours et sans hésiter. Il n'est pas de meilleur citoyen, soit en paix, soit en guerre, que le chrétien fidèle à son devoir; mais ce chrétien doit être prêt à tout souffrir, même la mort, plutôt que de déserter la cause de Dieu et de l'Eglise.

11 - Aussi, c'est ne pas bien connaître la force et la nature des lois que de blâmer cette fermeté d'attitude dans le choix entre des devoirs contradictoires et de la traiter de sédition. Nous parlons ici de choses très connues et que Nous avons Nous-mêmes déjà plusieurs fois exposées. La loi n'est pas autre chose qu'un commandement de la droite raison porté par la puissance légitime, en vue du bien général. Mais il n'y a de vraie et légitime puissance que celle qui émane de Dieu, souverain Seigneur et Maître de toutes choses, lequel seul peut investir l'homme d'une autorité de commandement sur les autres hommes. On ne saurait donner le nom de droite raison à celle qui est en désaccord avec la vérité et avec la raison divine; ni, non plus, appeler bien véritable celui qui est en contradiction avec le bien suprême et immuable, et qui détourne et éloigne de Dieu les volontés humaines.

12 - Les chrétiens entourent donc d'un respect religieux la notion du pouvoir, dans lequel, même quand il réside dans un mandataire indigne, ils voient un reflet et comme une image de la divine Majesté. Ils se croient tenus de respecter les lois, non pas à cause de la sanction pénale dont elles menacent les coupables, mais parce que c'est pour eux un devoir de conscience, car Dieu ne nous a pas donné l'esprit de crainte. Mais, si les lois de l'Etat sont en contradiction ouverte avec la loi divine, si elles renferment des dispositions préjudiciables à l'Eglise ou des prescriptions contraires aux devoirs imposés par la religion, si elles violent dans le Pontife Suprême l'autorité de Jésus-Christ, dans tous ces cas, il y a obligation de résister et obéir serait un crime dont les conséquences retomberaient sur l'Etat lui-même. Car l'Etat subit le contrecoup de toute offense faite à la religion. On voit ici combien est injuste le reproche de sédition formulé contre les chrétiens. En effet, ils ne refusent, ni au prince, ni aux législateurs, l'obéissance qui leur est due ou, s'ils dénient cette obéissance, c'est uniquement au sujet de préceptes destitués d'autorité parce qu'ils sont portés contre l'honneur dû à Dieu, par conséquent en dehors de la justice, et n'ont rien de commun avec de véritables lois.

13 - Vous reconnaissez là, Vénérables Frères, la doctrine très autorisée de l'apôtre saint Paul. Dans son épître à Tite, après avoir rappelé aux chrétiens qu'ils doivent être soumis aux princes et puissances, et obéir à leurs commandements, il ajoute aussitôt: et être prêts à faire toutes sortes de bonnes oeuvres. Par là, il déclare ouvertement que, si les lois des hommes renferment des prescriptions contraires à l'éternelle loi de Dieu, la justice consiste à ne pas obéir. De même, à ceux qui voulaient lui enlever la liberté de prêcher l'Evangile, le Prince des Apôtres faisait cette courageuse et sublime réponse: Jugez vous-mêmes s'il est juste devant Dieu de vous obéir plutôt qu'à Dieu, car nous ne pouvons pas ne pas dire ce que nous avons vu et entendu.

14 - Aimer les deux patries, celle de la terre et celle du ciel, mais de telle façon que l'amour de la patrie céleste l'emporte sur l'amour de la première et que jamais les lois humaines ne passent avant la loi de Dieu, tel est donc le devoir essentiel des chrétiens d'où sortent, comme de leur source, tous les autres devoirs. Le Rédempteur du genre humain n'a-t-il pas dit de lui-même: Je suis né et je suis venu au monde afin de rendre témoignage à la vérité, et encore: Je suis venu apporter le feu sur la terre et que veux-je, sinon qu'il s'allume ? C'est dans la connaissance de cette vérité qu'est la suprême perfection de l'intelligence; c'est dans la charité divine, qui perfectionne la volonté, que résident toute la vie et la liberté chrétiennes. Cette vérité et cette charité forment le glorieux patrimoine confié, par Jésus-Christ à l'Église qui le défend et le conserve avec un zèle et une vigilance infatigables.

15 - Mais, avec quel acharnement et de combien de façons on fait la guerre à l'Eglise, il est à peine nécessaire de le rappeler. De ce qu'il a été donné à la raison, armée des investigations de la science, d'arracher à la nature un grand nombre de ses secrets les plus cachés et de les faire servir aux divers usages de la vie, les hommes en sont venus à ce degré d'orgueil qu'ils croient pouvoir bannir de la vie sociale l'autorité et l'empire du Dieu suprême.

16 - Egarés par leur erreur, ils transfèrent à la nature humaine cet empire dont ils prétendent dépouiller Dieu. D'après eux, c'est à la nature qu'il faut demander le principe et la règle de toute vérité; tous les devoirs de religion découlent de l'ordre naturel et doivent lui être rapportés; par conséquent, négation de toute vérité révélée, négation de la morale chrétienne et de l'Eglise. Celle-ci, à les entendre, n'est investie ni de la puissance d'édicter des lois, ni même d'un droit quelconque; elle ne doit tenir aucune place dans les institutions civiles. Afin de pouvoir plus commodément adapter les lois à de telles doctrines et en faire la norme des moeurs publiques, ils ne négligent rien pour s'emparer de la direction des affaires et mettre la main sur le gouvernail des Etats. C'est ainsi qu'en beaucoup de contrées, le catholicisme est, ou bien ouvertement battu en brèche, ou secrètement attaqué. Les erreurs les plus pernicieuses sont assurées de l'impunité et de nombreuses entraves sont apportées à la profession publique de la vérité chrétienne.

17 - En présence de ces iniquités, il est tout d'abord du devoir de chacun de veiller sur soi-même et de prendre tous les moyens pour conserver intacte la foi dans son âme, en évitant ce qui la pourrait compromettre et en s'armant contre les fallacieux sophismes des incrédules. Afin de mieux sauvegarder encore l'intégrité de cette vertu, Nous jugeons très utile et très conforme aux besoins de nos temps, que chacun, dans la mesure de ses moyens et de son intelligence, fasse de la doctrine chrétienne une étude approfondie et s'efforce d'arriver à une connaissance aussi parfaite que possible des vérités religieuses accessibles à la raison humaine. Cependant, il ne suffit pas que la foi demeure intacte dans les âmes; elle doit, de plus, y prendre de continuels accroissements, et c'est pourquoi il convient de faire monter très souvent vers Dieu cette humble et suppliante prière des Apôtres : Seigneur, augmentez notre foi.

18 - Mais, en cette même matière qui regarde la foi chrétienne, il est d'autres devoirs, dont le fidèle et religieux accomplissement, nécessaire en tous les temps aux intérêts du salut, l'est plus particulièrement encore de nos jours.

19 - Dans ce déluge universel d'opinions, c'est la mission de l'Eglise de protéger la vérité et d'arracher l'erreur des âmes, et cette mission, elle la doit remplir saintement et toujours, car à sa garde ont été confiés l'honneur de Dieu et le salut des hommes. Mais, quand les circonstances en font une nécessité, ce ne sont pas seulement les prélats qui doivent veiller à l'intégrité de la foi, mais, comme le dit saint Thomas: " Chacun est tenu de manifester publiquement sa foi, soit pour instruire et encourager les autres fidèles, soit pour repousser les attaques des adversaires ".
20 - Reculer devant l'ennemi et garder le silence, lorsque de toutes parts s'élèvent de telles clameurs contre la vérité, c'est le fait d'un homme sans caractère, ou qui doute de la vérité de sa croyance. Dans les deux cas, une telle conduite est honteuse et elle fait injure à Dieu; elle est incompatible avec le salut de chacun et avec le salut de tous; elle n'est avantageuse qu'aux seuls ennemis de la foi; car rien n'enhardit autant l'audace des méchants que la faiblesse des bons.

21 - D'ailleurs, la lâcheté des chrétiens mérite d'autant plus d'être blâmée, que souvent il faudrait bien peu de chose pour réduire à néant les accusations injustes et réfuter les opinions erronées; et, si l'on voulait s'imposer un plus sérieux labeur, on serait toujours assuré d'en avoir raison. Après tout, il n'est personne qui ne puisse déployer cette force d'âme où réside la propre vertu des chrétiens; elle suffit souvent à déconcerter les adversaires et à rompre leurs desseins. De plus, les chrétiens sont nés pour le combat. Or, plus la lutte est ardente, plus, avec l'aide de Dieu, il faut compter sur la victoire : Ayez confiance, j'ai vaincu le monde. Il n'y a point à objecter ici que Jésus-Christ, protecteur et vengeur de l'Eglise, n'a pas besoin de l'assistance des hommes. Ce n'est point parce que le pouvoir lui fait défaut, c'est à cause de sa grande bonté qu'il veut nous assigner une certaine part d'efforts et de mérites personnels, lorsqu'il s'agit de nous approprier et de nous appliquer les fruits du salut procuré par sa grâce.

22 - Les premières applications de ce devoir consistent à professer ouvertement et avec courage la doctrine catholique, et à la propager autant que chacun le peut faire. En effet, on l'a dit souvent et avec beaucoup de vérité, rien n'est plus préjudiciable à la sagesse chrétienne que de n'être pas connue. Mise en lumière, elle a par elle-même assez de force pour triompher de l'erreur. Dès qu'elle est saisie par une âme simple et libre de préjugés, elle a aussitôt pour elle l'assentiment de la saine raison. Assurément, la foi, comme vertu, est un don précieux de la grâce et de la bonté divine ; toutefois, les objets auxquels la foi doit s'appliquer ne peuvent guère être connus que par la prédication: Comment croiront-ils à celui qu'ils n'ont pas entendu ? Comment entendront-ils si personne ne leur prêche ?... La foi vient donc de l'audition, et l'audition par la prédication de la parole du Christ. Or, puisque la foi est indispensable au salut, il s'ensuit nécessairement que la parole du Christ doit être prêchée. De droit divin, la charge de prêcher, c'est-à-dire d'enseigner, appartient aux docteurs, c'est-à-dire aux évêques que l'Esprit-Saint a établis pour régir l'Église de Dieu. Elle appartient par dessus tout au Pontife Romain, Vicaire de Jésus-Christ, préposé avec une puissance souveraine à l'Eglise universelle et Maître de la foi et des moeurs. Toutefois, on doit bien se garder de croire qu'il soit interdit aux particuliers de coopérer d'une certaine manière à cet apostolat, surtout s'il s'agit des hommes à qui Dieu a départi les dons de l'intelligence avec le désir de se rendre utiles.

23 - Toutes les fois que la nécessité l'exige, ceux-là peuvent aisément, non, certes, s'arroger la mission des docteurs, mais communiquer aux autres ce qu'ils ont eux-mêmes reçu, et être, pour ainsi dire, l'écho de l'enseignement des maîtres. D'ailleurs, la coopération privée a été jugée par les Pères du Concile du Vatican tellement opportune et féconde, qu'ils n'ont pas hésité à la réclamer. " Tous les chrétiens fidèles, disent-ils, surtout ceux qui président et qui enseignent, nous les supplions par les entrailles de Jésus-Christ et nous leur ordonnons, en vertu de l'autorité de ce même Dieu Sauveur, d'unir leur zèle et leurs efforts pour éloigner ces horreurs et les éliminer de la sainte Eglise ". - Que chacun donc se souvienne qu'il peut et qu'il doit répandre la foi catholique par l'autorité de l'exemple, et la prêcher par la profession publique et constante des obligations qu'elle impose. Ainsi, dans les devoirs qui nous lient à Dieu et à l'Eglise, une grande place revient au zèle avec lequel chacun doit travailler, dans la mesure du possible, à propager la foi chrétienne et à repousser les erreurs.

24 - Les fidèles ne satisferaient pas complètement et d'une manière utile à ces devoirs, s'ils descendaient isolément sur le champ de bataille. Jésus-Christ a nettement annoncé que l'opposition haineuse faite par les hommes à sa personne se perpétuerait contre son oeuvre, de façon à empêcher un grand nombre d'âmes de profiter du salut dont nous sommes redevables à sa grâce. C'est pour cela qu'il a voulu non seulement former les disciples de sa doctrine, mais les réunir en société et faire d'eux et de leur harmonieux assemblage un seul corps qui est l'Eglise et dont il serait le Chef. La vie de Jésus-Christ pénètre donc tout l'organisme de ce corps, entretient et nourrit chacun de ses membres, les unit entre eux et les fait tous conspirer à une même fin, bien qu'ils n'aient pas à remplir tous les mêmes fonctions. Il suit de là que l'Eglise, société parfaite, très supérieure à toute autre société, a reçu de son auteur le mandat de combattre pour le salut du genre humain comme une armée rangée en bataille.

25 - Cet organisme et cette constitution de la société chrétienne ne peuvent souffrir aucun changement. Il n'est permis à aucun de ses membres d'agir à son gré ou de choisir la manière qui lui plaît le mieux de combattre. En effet, quiconque ne recueille pas avec l'Eglise et avec Jésus-Christ dissipe, et ceux-là sont très certainement les adversaires de Dieu qui ne combattent pas en union avec lui et avec son Eglise.

26 - Pour réaliser cette union des esprits et cette uniformité dans la conduite, si justement redoutée des adversaires du catholicisme, la première condition à réaliser est de professer les mêmes sentiments. Avec quel zèle ardent et avec quelle singulière autorité de langage saint Paul, exhortant les Corinthiens, leur recommande cette concorde : "Mes Frères, je vous en conjure par le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dites tous la même chose; qu'il n'y ait pas de divisions parmi nous ; ayez entre vous le plus parfait accord de pensées et de sentiments".

#27
- La sagesse de ce précepte est d'une évidence immédiate. En effet, la pensée est le principe de l'action, d'où il suit que l'accord ne peut se trouver dans les volontés, ni l'ensemble dans la conduite, si chaque esprit pense différemment des autres. Chez ceux qui font profession de prendre la raison seule pour guide, on trouverait difficilement - si tant est qu'on la trouve jamais - l'unité de doctrine. En effet, l'art de connaître le vrai est plein de difficultés; de plus, l'intelligence de l'homme est faible par nature et tirée en sens divers par la variété des opinions; elle est souvent le jouet des impressions venues du dehors, il faut joindre à cela l'influence des passions, qui, souvent, ou enlèvent complètement, ou diminuent dans de notables proportions la capacité de saisir la vérité. Voilà pourquoi, dans le gouvernement politique, on est souvent obligé de recourir à la force, afin d'opérer une certaine union parmi ceux dont les esprits sont en désaccord.

28 - Il en est tout autrement des chrétiens : ils reçoivent de l'Eglise la règle de leur foi ; ils savent avec certitude qu'en obéissant à son autorité et en se laissant guider par elle, ils seront mis en possession de la vérité. Aussi, de même qu'il n'y a qu'une Eglise, parce qu'il n'y a qu'un Jésus-Christ, il n'y a et il ne doit y avoir entre les chrétiens du monde entier qu'une seule doctrine, un seul Seigneur, une seule foi. Ayant entre eux le même esprit de foi, ils possèdent le principe tutélaire d'où découlent, comme d'elles-mêmes, l'union des volontés et l'uniformité dans la conduite.

29 - Mais, ainsi que l'ordonne l'apôtre saint Paul, cette unanimité doit être parfaite.


30 - La foi chrétienne ne repose pas sur l'autorité de la raison humaine, mais sur celle de la raison divine; car, ce que Dieu nous a révélé, " nous ne le croyons pas à cause de l'évidence intrinsèque de la vérité, perçue par la lumière naturelle de notre raison, mais à cause de l'autorité de Dieu, qui révèle et qui ne peut ni se tromper, ni nous tromper ". Il résulte de là que, quelles que soient les choses manifestement contenues dans la révélation de Dieu, nous devons donner à chacune d'elles un égal et entier assentiment. Refuser de croire à une seule d'entre elles équivaut, en soi, à les rejeter toutes. Car ceux-là détruisent également le fondement de la foi, qui nient que Dieu ait parlé aux hommes, ou qui mettent en doute sa vérité et sa sagesse infinie.

31 - Quant à déterminer quelles doctrines sont renfermées dans cette révélation divine, c'est la mission de l'Eglise enseignante, à laquelle Dieu a confié la garde et l'interprétation de sa parole; dans l'Eglise, le docteur suprême est le Pontife Romain. L'union des esprits réclame donc, avec un parfait accord dans la même foi, une parfaite soumission et obéissance des volontés à l'Eglise et au pontife Romain, comme à Dieu lui-même.

32 - L'obéissance doit être parfaite, parce qu'elle appartient à l'essence de la foi, et elle a cela de commun avec la foi qu'elle ne peut pas être partagée. Bien plus, si elle n'est pas absolue et parfaite de tout point, elle peut porter encore le nom d'obéissance, mais elle n'a plus rien de commun avec elle. La tradition chrétienne attache un tel prix à cette perfection de l'obéissance, qu'elle en a toujours fait et en fait toujours le signe caractéristique auquel on peut reconnaître les catholiques. C'est ce que saint Thomas d'Aquin explique d'une manière admirable dans le passage suivant :

33 - " L'objet formel de la foi est la vérité première, en tant qu'elle est manifestée dans les Saintes Ecritures et dans la doctrine de l'Eglise, qui procèdent de la vérité première. Il suit de là que quiconque n'adhère pas, comme à une règle infaillible et divine, à la doctrine de l'Eglise, qui procède de la vérité première manifestée dans les Saintes Ecritures, n'a pas la foi habituelle, mais possède autrement que par la foi les choses qui sont de son domaine... Or, il est manifeste que celui qui adhère à la doctrine de l'Eglise comme à une règle infaillible donne son assentiment à tout ce que l'Eglise enseigne; autrement, si, parmi les choses que l'Eglise enseigne, il retient ce qui lui plaît et exclut ce qui ne lui plaît pas, il adhère à sa propre volonté et non à la doctrine de l'Eglise, en tant qu'elle est une règle infaillible. La foi de toute l'Église doit être Une, selon cette parole de saint Paul aux Corinthiens (1Co 1) : "Ayez tous un même langage et qu'il n'y ait pas de division parmi vous". Or, cette unité ne saurait être sauvegardée qu'à la condition que les questions qui surgissent sur la foi soient résolues par celui qui préside à l'Eglise tout entière, et que sa sentence soit acceptée par elle avec fermeté. C'est pourquoi à l'autorité du Souverain Pontife seul il appartient de publier un nouveau symbole, comme de décerner toutes les autres choses qui regardent l'Eglise universelle ".

34 - Lorsqu'on trace les limites de l'obéissance due aux pasteurs des âmes et surtout au Pontife Romain, il ne faut pas penser qu'elles renferment seulement les dogmes auxquels l'intelligence doit adhérer et dont le rejet opiniâtre constitue le crime d'hérésie. Il ne suffirait même pas de donner un sincère et ferme assentiment aux doctrines qui, sans avoir été jamais définies par aucun jugement solennel de l'Eglise, sont cependant proposées à notre foi, par son magistère ordinaire et universel, comme étant divinement révélées, et qui, d'après le Concile du Vatican, doivent être crues de foi catholique et divine. Il faut, en outre, que les chrétiens considèrent comme un devoir de se laisser régir, gouverner et guider par l'autorité des évêques, et surtout par celle du Siège Apostolique. Combien cela est raisonnable, il est facile de le démontrer. En effet, parmi les choses contenues dans les divins oracles, les unes se rapportent à Dieu, principe de la béatitude que nous espérons, et les autres à l'homme lui-même et aux moyens d'arriver à cette béatitude. Il appartient de droit divin à l'Eglise et, dans l'Eglise, au Pontife Romain, de déterminer dans ces deux ordres ce qu'il faut croire et ce qu'il faut faire. Voilà pourquoi le Pontife doit pouvoir juger avec autorité de ce que renferme la parole de Dieu, décider quelles doctrines concordent avec elle et quelles doctrines y contredisent. De même, dans la sphère de la morale, c'est à lui de déterminer ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est nécessaire d'accomplir et d'éviter si l'on veut parvenir au salut éternel ; autrement, il ne pourrait être ni l'interprète infaillible de la parole de Dieu, ni le guide sûr de la vie humaine.

35 - Il faut encore pénétrer plus avant dans la constitution intime de l'Eglise. En effet, elle n'est pas une association fortuitement établie entre chrétiens, mais une société divinement constituée et organisée d'une manière admirable, ayant pour but direct et prochain de mettre les âmes en possession de la paix et de la sainteté. Et, comme seule elle a reçu de la grâce de Dieu les moyens nécessaires pour réaliser une telle fin, elle a ses lois fixes, ses attributions propres et une méthode déterminée et conforme à sa nature de gouverner les peuples chrétiens.

36 - Mais l'exercice de ce gouvernement est difficile et donne lieu à de nombreux conflits. Car l'Eglise régit des nations disséminées dans toutes les parties du monde, différentes de races et de moeurs, qui, vivant chacune sous l'empire des lois de son pays, doivent à la fois obéissance au pouvoir civil et religieux. Ces devoirs s'imposent aux mêmes personnes. Nous avons déjà dit qu'il n'y a entre eux ni contradiction, ni confusion; car les uns ont rapport à la prospérité de la patrie terrestre, les autres se réfèrent au bien général de l'Église; tous ont pour but de conduire les hommes à la perfection.

37 - Cette délimitation des droits et des devoirs étant nettement tracée, il est de toute évidence que les chefs d'Etat sont libres dans l'exercice de leur pouvoir de gouvernement et, non seulement l'Eglise ne répugne pas à cette liberté, mais elle la seconde de toutes ses forces, puisqu'elle recommande de pratiquer la piété, qui est la justice à l'égard de Dieu, et qu'ainsi elle prêche la justice à l'égard du prince. Cependant, la puissance spirituelle a une fin bien plus noble, puisqu'elle gouverne les hommes en défendant le royaume de Dieu et sa justice, et qu'elle dirige vers ce but toutes les ressources de son ministère. On porterait atteinte à l'intégrité de la foi si l'on mettait en doute que l'Eglise seule a été investie d'un semblable pouvoir de gouverner les âmes, à l'exclusion absolue de l'autorité civile. En effet, ce n'est pas à César, c'est à Pierre que Jésus-Christ a remis les clés du royaume des cieux. De cette doctrine sur les rapports de la politique et de la religion découlent d'importantes conséquences dont Nous voulons parler ici.

38 - Entre les gouvernements politiques, quelle que soit leur forme et le gouvernement de la société chrétienne, il y a une différence notable. Si la république chrétienne a quelque ressemblance extérieure avec les autres sociétés politiques, elle se distingue absolument d'elles par son origine, par son principe, par son essence. L'Eglise a donc le droit de vivre et de se conserver par des institutions et par des lois conformes à sa nature. Etant d'ailleurs, non seulement une société parfaite en elle-même, mais une société supérieure à toute société humaine, elle refuse résolument de droit et par devoir à s'asservir aux partis et à se plier aux exigences muables de la politique. Par une conséquence du même principe, gardienne de son droit et pleine de respect pour le droit d'autrui, elle estime un devoir de rester indifférente quant aux diverses formes de gouvernement et aux institutions civiles des Etats chrétiens, et, entre les divers systèmes de gouvernement, elle approuve tous ceux qui respectent la religion et la discipline chrétienne des moeurs.


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