1994 Lettre aux Familles - L'amour est exigeant
L'amour auquel l'apôtre Paul a consacré une hymne dans la première Lettre aux Corinthiens - l'amour qui est " patient ", qui " rend service " et qui " supporte tout " (1Co 13,4 1Co 13,7) - est assurément un amour exigeant. C'est là justement que réside sa beauté, dans le fait d'être exigeant, car ainsi il édifie le vrai bien de l'homme et le fait rayonner sur les autres. En effet, le bien par sa nature "tend à se communiquer ", comme le dit saint Thomas (36). L'amour est vrai quand il crée le bien des personnes et des communautés, quand il le crée et le donne aux autres. Seul celui qui sait être exigeant pour lui-même, au nom de l'amour, peut aussi demander aux autres l'amour. Car l'amour est exigeant. Il l'est dans toutes les situations humaines ; il l'est plus encore pour qui s'ouvre à l'Evangile. N'est-ce pas là ce que proclame le Christ par " son " commandement ? Il faut que les hommes d'aujourd'hui découvrent cet amour exigeant parce qu'en lui se trouve le fondement vraiment solide de la famille, un fondement qui la rend capable de " supporter tout ". Selon l'Apôtre, l'amour n'est pas apte à " tout supporter " s'il cède aux "rancunes ", s'il " se vante ", s'il " se gonfle d'orgueil " (cf. 1Co 13,4-5). Le véritable amour, enseigne saint Paul, est différent : " Il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout " (1Co 13,7). C'est cet amour-là qui " supportera tout ". La puissance de Dieu même, qui " est amour ", agit en lui (1Jn 4,8 1Jn 4,16). La puissance du Christ, Rédempteur de l'homme et Sauveur du monde, agit en lui.
36- Somme Théologique I 5,4 ad2.
Méditant le chapitre 13 de la première Lettre de Paul aux Corinthiens, nous prenons le chemin qui nous conduira à comprendre de la manière la plus immédiate et la plus pénétrante le véritable sens de la civilisation de l'amour. Aucun autre texte biblique que l'hymne à la charité n'exprime cette vérité de manière plus simple et plus profonde.
Les dangers affectant l'amour constituent aussi une menace pour la civilisation de l'amour, car ils favorisent ce qui peut s'y opposer efficacement. On pense ici avant tout à l'égoïsme, non seulement à l'égoïsme de l'individu, mais à celui du couple ou, dans un cadre encore plus large, à l'égoïsme social, par exemple à celui d'une classe ou d'une nation (le nationalisme). L'égoïsme, sous toutes ses formes, s'oppose directement et radicalement à la civilisation de l'amour. Cela veut-il dire que l'amour se définit simplement comme l' " anti-égoïsme " ? Ce serait une définition trop pauvre et finalement trop négative, même s'il est vrai que, pour réaliser l'amour et la civilisation de l'amour, il faut surmonter les différentes formes d'égoïsme. Il est plus juste de parler d'" altruisme" qui est l'antithèse de l'égoïsme. Mais la conception de l'amour développée par saint Paul est encore plus riche et plus complète. L'hymne à la charité de la première Lettre aux Corinthiens demeure comme la "magna charta " de la civilisation de l'amour. Elle traite moins des manifestations isolées (de l'égoïsme ou de l'altruisme) que de l'acceptation franche de la conception de l'homme comme personne qui " se trouve " par le don désintéressé de soi. Un don, c'est évidemment " pour les autres " : c'est la dimension la plus importante de la civilisation de l'amour.
Nous arrivons au centre de la vérité évangélique sur la liberté. La personne se réalise par l'exercice de sa liberté dans la vérité. On ne peut comprendre la liberté comme la faculté de faire n'importe quoi : elle signifie le don de soi. De plus, elle veut dire : discipline intérieure du don. Dans la notion de don, ne figure pas seulement l'initiative libre du sujet, mais aussi la dimension du devoir. Tout cela se réalise dans la " communion des personnes ". Nous sommes ainsi au coeur même de toute famille.
Nous sommes également devant l'antithèse entre l'individualisme et le personnalisme. L'amour et la civilisation de l'amour sont en relation avec le personnalisme. Pourquoi précisément le personnalisme ? Parce que l'individualisme menace la civilisation de l'amour ? La clé de la réponse se trouve dans l'expression conciliaire : un " don désintéressé ". L'individualisme suppose un usage de la liberté dans lequel le sujet fait ce qu'il veut, " définissant " lui-même " la vérité " de ce qui lui plaît ou lui est utile. Il n'admet pas que d'autres " veuillent " ou exigent de lui quelque chose au nom d'une vérité objective. Il ne veut pas " donner " à un autre en fonction de la vérité, il ne veut pas devenir " don désintéressé ". L'individualisme reste donc égocentrique et égoïste. L'antithèse avec le personnalisme apparaît non seulement sur le terrain de la théorie, mais plus encore sur celui de l'" ethos ". L'" ethos " du personnalisme est altruiste : il porte la personne à faire le don d'elle-même aux autres et à trouver sa joie dans le don d'elle-même. C'est la joie dont parle le Christ (cf. Jn 15,11 Jn 16,20 Jn 16,22).
Il faut donc que les sociétés humaines, et en leur sein les familles, qui vivent souvent dans un contexte de lutte entre la civilisation de l'amour et ses antithèses, cherchent leur fondement stable dans une juste vision de l'homme et de ce qui détermine la pleine " réalisation " de son humanité. Le soi-disant " amour libre " est indéniablement opposé à la civilisation de l'amour ; il est d'autant plus dangereux qu'il est habituellement proposé comme la traduction d'un sentiment " vrai ", alors qu'en réalité il détruit l'amour. Tant de familles ont été brisées à cause de cet " amour libre " ! Suivre en toute circonstance la " vraie " pulsion affective au nom d'un amour " libre " de toute contrainte, cela signifie, en réalité, rendre l'homme esclave des instincts humains que saint Thomas appelle " passions de l'âme " (37). L'" amour libre " exploite les faiblesses humaines en leur offrant une certaine respectabilité avec l'aide de la séduction et avec l'appui de l'opinion publique. On cherche ainsi à " apaiser " la conscience en créant un " alibi moral ". Mais on ne prend pas en considération toutes les conséquences qui en découlent, spécialement lorsque doivent payer, outre le conjoint, les enfants privés de leur père ou de leur mère et condamnés à être en fait orphelins de leurs parents vivants.
37- Somme théologique I-II 22,0
On sait qu'à la base de l'utilitarisme éthique se trouve la recherche continuelle du " maximum " de bonheur, mais d'un " bonheur " utilitariste, entendu seulement comme plaisir, comme satisfaction immédiate au profit exclusif de l'individu, en dehors ou à l'opposé des exigences objectives du vrai bien.
Le dessein de l'utilitarisme, fondé sur une liberté orientée dans un sens individualiste, c'est-à-dire une liberté sans responsabilité, constitue l'antithèse de l'amour, même si l'on y voit l'expression de la civilisation humaine dans son ensemble. Quand cette notion de la liberté est acceptée dans la société, faisant aisément cause commune avec les formes les plus diverses de la faiblesse humaine, elle se révèle vite comme une menace systématique et permanente pour la famille. On pourrait mentionner, à ce propos, de nombreuses conséquences néfastes, repérables statistiquement, même si beaucoup d'entre elles demeurent cachées dans les coeurs des hommes et des femmes comme des blessures douloureuses qui saignent.
L'amour des époux et des parents est capable de guérir ces blessures, si les embûches évoquées ne le privent pas de sa force de régénération, si bienfaisante et si salutaire pour les communautés humaines. Cette capacité est tributaire de la grâce divine du pardon et de la réconciliation qui permet d'avoir l'énergie spirituelle nécessaire pour recommencer sans cesse. C'est pourquoi les membres de la famille ont besoin de rencontrer le Christ dans l'Eglise par l'admirable sacrement de la pénitence et de la réconciliation.
On voit ainsi l'importance de la prière avec les familles et pour les familles, en particulier pour celles que menace la division. Il faut prier pour que les époux aiment leur vocation, même lorsque la route devient ardue ou qu'elle comporte des passages étroits et raides, apparemment insurmontables ; il faut prier pour que, dans ces conditions aussi, ils soient fidèles à leur alliance avec Dieu.
" La famille est la route de l'Eglise. " Dans cette Lettre, nous désirons dire notre conviction et annoncer en même temps cette route qui, par la vie conjugale et familiale, mène au Royaume des cieux (cf. Mt 7,14). Il est important que la " communion des personnes " dans la famille devienne une préparation à la " communion des saints ".
Voilà pourquoi l'Eglise professe et annonce l'amour qui " supporte tout " (1Co 13,7), le considérant avec saint Paul comme la vertu " la plus grande " (1Co 13,13). L'Apôtre ne trace de limites pour personne. Aimer est la vocation de tous, celle des époux et des familles. Dans l'Eglise, en effet, tous sont également appelés à la perfection de la sainteté (cf. Mt 5,48) (38).Le quatrième commandement : " Honore ton père et ta mère "
38- LG 11
Le quatrième commandement du Décalogue concerne la famille, sa cohésion interne et, pourrions-nous dire, sa solidarité.
Dans la formulation, il n'est pas explicitement question de la famille. En fait, cependant, c'est justement de la famille qu'il s'agit. Pour exprimer la communion entre les générations, le Législateur divin n'a pas trouvé de terme plus adapté que celui-ci : " Honore " (Ex 20,12). Nous sommes devant une autre manière d'exprimer ce qu'est la famille. Cette formule n'exalte pas " artificiellement " la famille, mais elle met en lumière sa physionomie et les droits qui en résultent. La famille est une communauté de relations interpersonnelles particulièrement intenses entre époux, entre parents et enfants, entre les différentes générations. C'est une communauté qu'il faut particulièrement protéger. Et Dieu ne trouve pas de meilleure garantie que ceci : " Honore ".
" Honore ton père et ta mère, afin que se prolongent tes jours sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu " (Ex 20,12). Ce commandement fait suite aux trois préceptes fondamentaux portant sur le rapport de l'homme et du peuple d'Israël avec Dieu : " Shemá, Israel ", " Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur " (Dt 6,4). " Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi " (Ex 20,3). Voilà le premier et le plus grand commandement, le commandement de l'amour pour Dieu " par-dessus toute chose " : il faut l'aimer " de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir " (Dt 6,5 cf. Mt 22,37). Il est significatif que le quatrième commandement se situe précisément dans ce contexte : " Honore ton père et ta mère ", parce qu'ils sont pour toi, en un sens, les représentants du Seigneur, ceux qui t'ont donné la vie, qui t'ont introduit dans l'existence humaine, dans une lignée, dans une nation, dans une culture. Après Dieu, ils sont tes premiers bienfaiteurs. Si Dieu seul est bon, s'il est le Bien même, les parents participent de manière unique de cette bonté suprême. Par conséquent : honore tes parents ! Il y a là une certaine analogie avec le culte dû à Dieu.
Le quatrième commandement est étroitement lié au commandement de l'amour. Entre " honore " et " aime ", le lien est profond. L'honneur, dans son essence, se rattache à la vertu de justice, mais celle-ci, à son tour, ne peut pleinement s'exercer sans faire appel à l'amour, l'amour pour Dieu et pour le prochain. Et qui est plus proche que les membres de la famille, que les parents et les enfants ?
Le type de relations interpersonnelles indiqué par le quatrième commandement est-il unilatéral ? N'engage-t-il à honorer que les parents ? Au sens littéral, oui. Mais indirectement, nous pouvons aussi parler de l'" honneur " dû aux enfants de la part de leurs parents. " Honore " signifie : reconnais ! C'est-à-dire, laisse-toi guider par la reconnaissance sincère de la personne, de la personne de ton père et de ta mère avant tout, puis de celle des autres membres de la famille. L'honneur est une attitude essentiellement désintéressée. On pourrait dire qu'il est " un don désintéressé de la personne à la personne " et, dans ce sens, l'honneur rejoint l'amour. Si le quatrième commandement exige d'honorer son père et sa mère, c'est aussi pour le bien de la famille qu'il l'exige. Et, pour la même raison, il impose des exigences aux parents eux-mêmes. Parents - semble leur rappeler le précepte divin -, agissez de telle manière que votre comportement mérite l'honneur (et l'amour) que vous portent vos enfants ! Ne laissez pas l'exigence de vous honorer tomber dans un " vide moral " ! En fin de compte, il s'agit donc d'un honneur mutuel. Le commandement " honore ton père et ta mère " dit indirectement aux parents : honorez vos fils et vos filles. Ils le méritent parce qu'ils existent, parce qu'ils sont ce qu'ils sont : cela vaut dès le premier moment de leur conception. Ce commandement, exprimant les liens intimes de la famille, met ainsi en évidence le fondement de sa cohésion interne.
Le commandement se poursuit : " afin que se prolongent tes jours sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu ". Ce " afin que " pourrait donner l'impression d'un calcul " utilitariste " : honorer en fonction d'une longévité à venir. Nous disons que cela ne diminue pas pour autant la portée essentielle de l'impératif " honore ", proche par sa nature d'une attitude désintéressée. Honorer ne veut jamais dire : " Prévoir les avantages ". Mais il est difficile de ne pas admettre que l'attitude d'honneur mutuel existant entre les membres de la communauté familiale a aussi divers avantages. L'" honneur " est certainement utile, comme tout véritable bien est " utile ".
La famille réalise avant tout le bien de l'" être ensemble", le bien par excellence attaché au mariage (d'où son indissolubilité) et à la communauté familiale. On pourrait encore le définir comme le bien du sujet. La personne est en effet un sujet et c'est aussi le cas de la famille, parce qu'elle est formée de personnes qui, unies par un lien étroit de communion, forment un seul sujet communautaire. Et la famille est même sujet plus que toute autre institution sociale : elle l'est plus que la nation, plus que l'Etat, plus que la société et que les organisations internationales. Ces sociétés, les nations en particulier, possèdent la qualité de sujet à proprement parler dans la mesure où elles la reçoivent des personnes et de leurs familles. Ces observations sont-elles seulement " théoriques " et formulées dans le but d'" exalter " la famille devant l'opinion publique ? Non, il s'agit plutôt d'une autre manière d'exprimer ce qu'est la famille. Cela résulte aussi du quatrième commandement.
C'est une vérité qui mérite d'être remarquée et approfondie ; elle souligne en effet l'importance de ce commandement également pour la conception moderne des droits de l'homme. Les dispositions institutionnelles recourent au langage juridique. Par contre, Dieu dit : " Honore ". Tous les " droits de l'homme " demeurent en fin de compte fragiles et inefficaces si ne figure pas au point de départ l'impératif : " Honore " ; si, en d'autres termes, manque la reconnaissance de l'homme pour le simple fait d'être homme, " cet " homme. A eux seuls, les droits ne suffisent pas.
Il n'est donc pas exagéré de répéter que la vie des nations, des Etats, des organisations internationales " passe" par la famille et qu'elle est " fondée " sur le quatrième commandement du Décalogue. L'époque où nous vivons, malgré les multiples déclarations de type juridique qui ont été élaborées, reste menacée dans une large mesure par l'" aliénation ", résultant des prémisses " rationalistes " selon lesquelles l'homme est " plus " homme s'il est " seulement " homme. Il n'est pas difficile de constater que cette aliénation de tout ce qui, de diverses manières, fait la riche plénitude de l'homme menace notre époque. C'est là que la famille intervient. En effet, l'affirmation de la personne se rattache dans une large mesure à la famille et, par conséquent, au quatrième commandement. Dans le dessein de Dieu, la famille est la première école de l'être homme dans ses différents aspects. Sois homme ! Telle est l'injonction qui est transmise dans la famille : homme comme fils de la patrie, comme citoyen de l'Etat et, dirait-on aujourd'hui, comme citoyen du monde. Celui qui a donné à l'humanité le quatrième commandement est un Dieu " bienveillant " envers l'homme (philanthropos, disaient les Grecs). Le Créateur de l'univers est le Dieu de l'amour et de la vie. Il veut que l'homme ait la vie et qu'il l'ait surabondante, comme le déclare le Christ (cf. Jn 10,10), qu'il ait la vie, avant tout grâce à la famille.
Il devient clair ici que la " civilisation de l'amour " est étroitement liée à la famille. Pour beaucoup de gens, la civilisation de l'amour constitue encore une totale utopie. On considère en effet que l'on ne peut prétendre à l'amour de personne et que l'on ne peut l'imposer à personne : il s'agirait là d'un choix libre que les hommes peuvent accepter ou refuser.
Dans tout cela, il y a du vrai. Mais reste le fait que Jésus-Christ nous a laissé le commandement de l'amour, de même que Dieu avait ordonné sur le mont Sinaï : " Honore ton père et ta mère. " L'amour n'est donc pas une utopie : il est donné à l'homme comme une action à accomplir avec l'aide de la grâce divine. Il est confié à l'homme et à la femme, dans le sacrement du mariage, comme principe premier de leur " devoir ", et il devient pour eux le fondement de leur engagement mutuel, d'abord conjugal, puis en tant que père et mère. Dans la célébration du sacrement, les époux se donnent et se reçoivent mutuellement, se déclarant prêts à accueillir et à éduquer leurs enfants. C'est là le pivot de la civilisation humaine qui ne peut être définie autrement que comme la " civilisation de l'amour ".
La famille est l'expression et la source de cet amour. Par elle, passe la principale ligne de force de la civilisation de l'amour qui trouve en elle ses " fondements sociaux ".
Les Pères de l'Eglise, au long de la tradition chrétienne, ont parlé de la famille comme d'une " Eglise domestique ", une " petite Eglise ". Ils pensaient ainsi que la civilisation de l'amour était la possibilité d'organiser la vie et la convivialité humaines. " Etre ensemble " en tant que famille, exister les uns pour les autres, créer un espace communautaire pour que tout homme s'affirme comme tel, pour que " cet " homme concret s'affirme. Il s'agit parfois de personnes affectées de handicaps physiques ou psychiques, dont la société soi-disant " progressiste " préfère se libérer. La famille elle-même peut devenir semblable à ce type de société. Elle le devient de fait lorsqu'elle se débarrasse de manière expéditive de ceux qui sont âgés, affligés de malformations ou frappés par la maladie. On agit de la sorte parce que manque la foi en ce Dieu pour lequel " tous vivent " (Lc 20,38) et en qui tous sont appelés à la plénitude de la vie.
Oui, la civilisation de l'amour est possible, ce n'est pas une utopie. Mais elle n'est possible que si l'on se tourne constamment avec ardeur vers " Dieu, Père de notre Seigneur Jésus-Christ, de qui provient toute paternité dans le monde " (cf. Ep 3,14-15), de qui provient toute famille humaine.
En quoi consiste l'éducation ? Pour répondre à cette question, il faut rappeler deux vérités essentielles : la première est que l'homme est appelé à vivre dans la vérité et l'amour ; la seconde est que tout homme se réalise par le don désintéressé de lui-même. Cela vaut pour celui qui éduque comme pour celui qui est éduqué. L'éducation constitue donc un processus unique dans lequel la communion réciproque des personnes est riche de sens. L'éducateur est une personne qui " engendre " au sens spirituel du terme. Dans cette perspective, l'éducation peut être considérée comme un véritable apostolat. Elle est une communication de vie qui non seulement établit un rapport profond entre l'éducateur et la personne à éduquer, mais les fait participer tous deux à la vérité et à l'amour, fin ultime à laquelle tout homme est appelé de la part de Dieu Père, Fils et Esprit Saint.
La paternité et la maternité supposent la coexistence et l'interaction des sujets autonomes. C'est particulièrement évident quand une mère conçoit un nouvel être humain. Les premiers mois de présence dans le sein maternel créent un lien spécial qui revêt déjà une valeur éducative. La mère, dès la période prénatale, structure non seulement l'organisme de l'enfant, mais indirectement toute son humanité. Même s'il s'agit d'un processus qui s'oriente de la mère vers son enfant, il ne faut pas oublier l'influence spécifique que l'enfant à naître exerce sur sa mère. Le père ne prend pas une part directe à cette influence mutuelle qui se manifestera au grand jour après la naissance du bébé. Cependant il doit s'engager de façon responsable à apporter son attention et son soutien durant la grossesse et, si possible, également au moment de l'accouchement.
Pour la " civilisation de l'amour ", il est essentiel que l'homme ressente la maternité de la femme, son épouse, comme un don ; en effet, cela influe énormément sur tout le processus éducatif. Bien des choses dépendent de ce qu'il soit disponible pour prendre sa juste part dans cette première phase du don de l'humanité et pour se laisser impliquer comme mari et comme père dans la maternité de son épouse.
L'éducation est donc avant tout un " libre don " d'humanité fait par les deux parents : ils communiquent ensemble leur humanité adulte au nouveau-né qui, à son tour, leur donne la nouveauté et la fraîcheur de l'humanité qu'il apporte dans le monde. Cela se réalise aussi dans le cas de bébés affectés par des handicaps psychiques et physiques, et, même alors, leur situation peut donner à l'éducation une intensité toute particulière. Au cours de la célébration du mariage, l'Eglise demande donc à juste titre: " Etes-vous disposés à accueillir avec amour les enfants que Dieu voudra vous donner et à les éduquer selon la loi du Christ et de son Eglise ? " (39) Dans l'éducation, l'amour conjugal s'exprime comme un véritable amour de parents. La " communion des personnes ", qui, au point de départ de la famille, s'exprime sous la forme de l'amour conjugal, est parachevée et enrichie en s'étendant aux enfants par l'éducation. La richesse potentielle que constitue tout homme qui naît et grandit dans la famille doit être assumée pour qu'elle ne dégénère pas ou ne se perde pas, mais au contraire pour qu'elle s'épanouisse dans une humanité toujours plus mûre. C'est là encore une réciprocité dynamique au cours de laquelle les parents éducateurs sont à leur tour éduqués dans une certaine mesure. Maîtres en humanité de leurs propres enfants, à cause d'eux ils en font eux-mêmes l'apprentissage. C'est là que ressort à l'évidence la structure organique de la famille et qu'apparaît le sens fondamental du quatrième commandement.
39- Ritual Romanum, Ordo celebrandi matrimonium, n. 60, éd. cit., p. 17.
Le " nous " des parents, du mari et de la femme, se prolonge, à travers l'éducation, dans le " nous " de la famille, qui se greffe sur les générations précédentes et qui s'ouvre à un élargissement graduel. A cet égard, les parents des parents jouent un rôle particulier pour leur part, et aussi, de leur côté, les enfants des enfants.
Si, en donnant la vie, les parents prennent part à l'oeuvre créatrice de Dieu, par l'éducation ils prennent part à sa pédagogie à la fois paternelle et maternelle. La paternité divine, suivant saint Paul, constitue l'origine et le modèle de toute paternité et de toute maternité dans le cosmos (cf. Ep 3,14-15), en particulier de la maternité et de la paternité humaines. Sur la pédagogie divine, nous avons été pleinement enseignés par le Verbe éternel du Père qui, en s'incarnant, a révélé à l'homme la dimension véritable et intégrale de son humanité, la filiation divine. Il nous a ainsi révélé également ce qu'est le véritable sens de l'éducation de l'homme. Par le Christ, toute éducation, dans la famille et ailleurs, entre dans la dimension salvifique de la pédagogie divine, destinée aux hommes et aux familles, et culminant dans le mystère pascal de la mort et de la résurrection du Seigneur. Toute démarche d'éducation chrétienne, qui est toujours en même temps une éducation à la plénitude de l'humanité, part de ce " coeur" de notre rédemption.
Les parents sont les premiers et les principaux éducateurs de leurs enfants et ils ont aussi une compétence fondamentale dans ce domaine : ils sont éducateurs parce que parents. Ils partagent leur mission éducative avec d'autres personnes et d'autres institutions, comme l'Eglise et l'Etat ; toutefois cela doit toujours se faire suivant une juste application du principe de subsidiarité. En vertu de ce principe, il est légitime, et c'est même un devoir, d'apporter une aide aux parents, en respectant toutefois la limite intrinsèque et infranchissable tracée par la prévalence de leur droit et par leurs possibilités concrètes. Le principe de subsidiarité vient donc en aide à l'amour des parents en concourant au bien du noyau familial. En effet, les parents ne sont pas en mesure de répondre seuls à toutes les exigences du processus éducatif dans son ensemble, particulièrement en ce qui concerne l'instruction et le vaste secteur de la socialisation. La subsidiarité complète ainsi l'amour paternel et maternel et elle en confirme le caractère fondamental, du fait que toutes les autres personnes qui prennent part au processus éducatif ne peuvent agir qu'au nom des parents, avec leur consentement et même, dans une certaine mesure, parce qu'ils en ont été chargés par eux.
Le parcours éducatif mène jusqu'à la phase de l'auto-éducation à laquelle on parvient lorsque, grâce à un niveau convenable de maturité psychique et physique, l'homme commence à " s'éduquer lui-même ". Au fil du temps, l'auto-éducation dépasse les objectifs précédemment atteints dans le processus éducatif, dans lequel, toutefois, elle continue à s'enraciner. L'adolescent rencontre de nouvelles personnes et de nouveaux milieux, en particulier les enseignants et les camarades de classe, qui exercent sur sa vie une influence qui peut se montrer éducative ou anti-éducative. A cette étape, il se détache dans une certaine mesure de l'éducation reçue dans sa famille et prend parfois une attitude critique à l'égard de ses parents. Mais malgré tout, le processus d'auto-éducation ne peut pas ne pas subir l'influence éducative exercée par la famille et par l'école sur l'enfant, garçon ou fille. Même en se transformant et en prenant sa propre orientation, le jeune continue à rester intimement relié à ses racines existentielles.
Dans ce contexte, la portée du quatrième commandement, " honore ton père et ta mère " (Ex 20,12), apparaît de manière nouvelle et elle reste organiquement liée à l'ensemble du processus de l'éducation. La paternité et la maternité, ces éléments premiers et fondamentaux du don de l'humanité, ouvrent devant les parents et les enfants des perspectives nouvelles et plus profondes. Engendrer selon la chair signifie qu'on commence une autre " génération ", graduelle et complexe, par tout le processus éducatif. Le commandement du Décalogue enjoint à l'enfant d'honorer son père et sa mère. Mais, comme il a été dit plus haut, le même commandement impose aux parents un devoir en quelque sorte " symétrique ". Ils doivent, eux aussi, " honorer " leurs enfants, petits ou grands, et cette attitude est indispensable au long de tout le parcours éducatif, y compris de la période scolaire. Le " principe d'honorer ", c'est-à-dire la reconnaissance et le respect de l'homme comme homme, est la condition fondamentale de tout processus éducatif authentique.
Dans le champ de l'éducation, l'Eglise a un rôle spécifique à remplir. A la lumière de la tradition et du magistère conciliaire, on peut bien dire qu'il n'est pas seulement question de confier à l'Eglise l'éducation religieuse et morale de la personne, mais de promouvoir tout le processus éducatif de la personne " avec " l'Eglise. La famille est appelée à remplir sa tâche éducative dans l'Eglise, prenant ainsi part à la vie et à la mission ecclésiales. L'Eglise désire éduquer surtout par la famille, habilitée à cela par le sacrement du mariage, avec la " grâce d'état " qui en découle et le charisme spécifique qui est le propre de toute la communauté familiale.
L'un des domaines dans lesquels la famille est irremplaçable est assurément celui de l'éducation religieuse, qui lui permet de se développer comme " Eglise domestique ". L'éducation religieuse et la catéchèse des enfants situent la famille dans l'Eglise comme un véritable sujet actif d'évangélisation et d'apostolat. Il s'agit d'un droit intimement lié au principe de la liberté religieuse. Les familles, et plus concrètement les parents, ont la liberté de choisir pour leurs enfants un modèle d'éducation religieuse et morale déterminé, correspondant à leurs convictions. Mais, même quand ils confient ces tâches à des institutions ecclésiales ou à des écoles dirigées par un personnel religieux, il est nécessaire que leur présence éducative demeure constante et active.
Dans l'éducation, il ne faut pas négliger non plus la question essentielle du discernement de la vocation et, dans ce cadre, particulièrement de la préparation à la vie conjugale. L'Eglise a déployé des efforts et des initiatives considérables pour la préparation au mariage, par exemple sous la forme de sessions organisées pour les fiancés. Tout cela est valable et nécessaire. Mais il ne faut pas oublier que la préparation à la future vie de couple est surtout une tâche de la famille. Certes, seules les familles spirituellement mûres peuvent exercer cette responsabilité de manière appropriée. Il convient donc de souligner la nécessité d'une solidarité étroite entre les familles qui peut s'exprimer en divers types d'organisations, comme les associations familiales pour les familles. L'institution familiale se trouve renforcée par cette solidarité qui rapproche non seulement les personnes, mais aussi les communautés, en les engageant à prier ensemble et à rechercher, avec le concours de tous, les réponses aux questions essentielles qui surgissent dans la vie. N'est-ce pas là une forme précieuse d'apostolat des familles par les familles ? Il est donc important que les familles cherchent à nouer entre elles des liens de solidarité. En outre, cela leur permet un échange de services éducatifs : les parents sont formés par d'autres parents, les enfants par des enfants. Une tradition éducative particulière est ainsi créée, à laquelle le caractère d'" Eglise domestique " propre à la famille donne toute sa vigueur.
L'évangile de l'amour est la source inépuisable de tout ce dont se nourrit la famille humaine en tant que " communion de personnes ". Tout le processus éducatif trouve dans l'amour son soutien et son sens dernier, car il est en plénitude le fruit du don mutuel des époux. En raison des efforts, des souffrances et des déceptions qui accompagnent l'éducation de la personne, l'amour ne cesse pas d'être mis à l'épreuve. Pour surmonter cela, il faut une source de force spirituelle qui ne se trouve qu'en Celui qui " aima jusqu'à la fin " (Jn 13,1). L'éducation se situe ainsi pleinement dans la perspective de la " civilisation de l'amour " ; elle dépend d'elle et, dans une large mesure, contribue à son édification.
La prière confiante et constante de l'Eglise au cours de l'Année de la Famille intercède pour l'éducation de l'homme, afin que les familles persévèrent dans leur tâche éducative avec courage, confiance et espérance, malgré les difficultés parfois si sérieuses qu'elles paraissent insurmontables.
L'Eglise prie pour que prédominent les énergies de la "civilisation de l'amour " qui jaillissent de la source de l'amour de Dieu ; des énergies que l'Eglise dépense sans cesse pour le bien de toute la famille humaine.
1994 Lettre aux Familles - L'amour est exigeant