1994 Lettre aux Familles - La famille et la société
La famille est une communauté de personnes, la plus petite cellule sociale, et, comme telle, elle est une institution fondamentale pour la vie de toute société.
Qu'attend de la société la famille comme institution ? Avant tout d'être reconnue dans son identité et admise en qualité de sujet social. Cette nature de sujet est liée à l'identité propre au mariage et à la famille. Le mariage, qui est à la base de l'institution familiale, consiste en une alliance par laquelle " un homme et une femme constituent entre eux une communauté de toute la vie, ordonnée par son caractère naturel au bien des conjoints ainsi qu'à la génération et à l'éducation des enfants " (40). Seule une telle union peut être reconnue et confirmée comme " mariage " au sein de la société. A l'inverse, les autres unions de personnes, qui ne répondent pas aux conditions rappelées ci-dessus, ne peuvent pas l'être, même si aujourd'hui se répandent, précisément sur ce point, des tendances très dangereuses pour l'avenir de la famille et de la société elle-même.
40- CIC 1055 CEC 1601
Aucune société humaine ne peut courir le risque de la permissivité dans des questions de fond concernant l'essence du mariage et de la famille ! Une telle permissivité morale ne peut que porter préjudice aux exigences authentiques de la paix et de la communion entre les hommes. On comprend ainsi pourquoi l'Eglise défend fortement l'identité de la famille et pourquoi elle incite les institutions compétentes, spécialement les responsables de la vie politique, de même que les organisations internationales, à ne pas céder à la tentation d'une apparente et fausse modernité.
Comme communauté de vie et d'amour, la famille est une réalité sociale solidement enracinée et, d'une manière toute particulière, une société souveraine, même si elle est conditionnée à divers points de vue. L'affirmation de la souveraineté de l'institution-famille et la constatation de ses multiples conditionnements conduisent à parler des droits de la famille. A ce sujet, le Saint-Siège a publié en 1983 la Charte des droits de la Famille, qui garde encore toute son actualité.
Les droits de la famille sont étroitement liés aux droits de l'homme. En effet, si la famille est communion de personnes, son épanouissement dépend, de manière significative, de la juste application des droits des personnes qui la composent. Quelques-uns de ces droits concernent immédiatement la famille, comme le droit des parents à la procréation responsable et à l'éducation des enfants ; d'autres droits, au contraire, concernent le noyau familial seulement de manière indirecte : parmi ceux-là, revêtent une importance particulière le droit à la propriété, spécialement à ce qu'on appelle la propriété familiale, et le droit au travail.
Cependant, les droits de la famille ne sont pas simplement la somme mathématique de ceux de la personne, la famille étant quelque chose de plus que la somme de ses membres pris séparément. Elle est communauté de parents et d'enfants, parfois une communauté composée de plusieurs générations. De ce fait, sa qualité de sujet, qui se réalise selon le dessein de Dieu, fonde et exige des droits particuliers et spécifiques. En partant des principes moraux énoncés, la Charte des droits de la Famille consolide l'existence de l'institution familiale dans l'ordre social et juridique de la " grande " société : de la nation, de l'Etat et des communautés internationales. Chacune de ces " grandes " sociétés est au moins indirectement conditionnée par l'existence de la famille ; pour cela, la définition des devoirs et des droits de la " grande " société à l'égard de la famille est une question extrêmement importante et essentielle.
En premier lieu, on trouve le lien quasi organique qui s'instaure entre la famille et la nation. Naturellement, on ne peut pas parler de nation au sens propre dans tous les cas. Mais il existe des groupes ethniques qui, tout en ne pouvant être considérés comme de vraies nations, accèdent cependant dans une certaine mesure au rang de " grande " société. Dans l'une et dans l'autre hypothèse, le lien de la famille avec le groupe ethnique ou avec la nation s'appuie avant tout sur la participation à la culture. Dans un sens, c'est aussi pour la nation que les parents donnent naissance à des enfants, afin qu'ils en soient membres et qu'ils participent à son patrimoine historique et culturel. Dès le début, l'identité d'une famille se développe dans une certaine mesure à l'image de celle de la nation à laquelle elle appartient.
En participant au patrimoine culturel de la nation, la famille contribue à la souveraineté spécifique qui naît de sa culture et de sa langue. J'ai abordé cette question à l'Assemblée de l'UNESCO à Paris, en 1980, et j'y suis revenu maintes fois, à cause de son importance indéniable. Grâce à la culture et à la langue, non seulement la nation, mais chaque famille trouve sa souveraineté spirituelle. Autrement, il serait difficile d'expliquer de nombreux événements de l'histoire des peuples, spécialement européens : événements anciens et récents, heureux et douloureux, victoires et défaites, qui montrent combien la famille est organiquement unie à la nation, et la nation à la famille.
Le lien de la famille avec l'Etat est en partie semblable et en partie différent. En effet, l'Etat se distingue de la nation par sa structure moins " familiale ", car organisé en fonction d'un système politique et de manière plus " bureaucratique ". Néanmoins, même le système de l'Etat possède en un sens une " âme ", dans la mesure où il répond à sa nature de " communauté politique " juridiquement ordonnée au bien commun (41). La famille est en relation étroite avec cette " âme ", elle est liée à l'Etat précisément en vertu du principe de subsidiarité. En effet, la famille est une réalité sociale qui ne dispose pas de tous les moyens nécessaires pour réaliser ses fins propres, notamment dans les domaines de l'instruction et de l'éducation. L'Etat est alors appelé à intervenir selon le principe mentionné: là où la famille peut se suffire à elle-même, il convient de la laisser agir de manière autonome ; une intervention excessive de l'Etat s'avérerait non seulement irrespectueuse mais dommageable, car elle constituerait une violation évidente des droits de la famille ; c'est seulement là où elle ne se suffit pas réellement à elle-même que l'Etat a la faculté et le devoir d'intervenir.
41-GS 74
Hormis le domaine de l'éducation et de l'instruction à tous les niveaux, l'aide de l'Etat, qui en tout cas ne doit pas exclure les initiatives des personnes privées, s'exprime par exemple dans les institutions qui visent à sauvegarder la vie et la santé des citoyens, et, en particulier, dans les mesures de prévoyance qui concernent le monde du travail. Le chômage constitue de nos jours une des menaces les plus sérieuses pour la vie familiale et préoccupe à juste titre toutes les sociétés. Il représente un défi pour la politique des Etats et c'est un objet de réflexion attentive pour la doctrine sociale de l'Eglise. Plus que jamais, par conséquent, il est indispensable et urgent d'y porter remède par des solutions courageuses, en sachant tourner notre regard, même au-delà des frontières nationales, vers les nombreuses familles pour lesquelles l'absence de travail se traduit par une situation de misère dramatique (42).
42- CA 57
Parlant du travail en référence à la famille, il convient de souligner l'importance et le poids du travail des femmes dans leur foyer (43) : il doit être reconnu et valorisé au maximum. La " charge " de la femme qui, après avoir donné le jour à un enfant, le nourrit, le soigne et subvient à son éducation, spécialement au cours des premières années, est si grande qu'elle n'a à craindre la comparaison avec aucun travail professionnel. Cela doit être clairement affirmé, de même que doit être défendu tout autre droit lié au travail. La maternité, avec tout ce qu'elle comporte de fatigues, doit obtenir une reconnaissance même économique au moins égale à celle des autres travaux accomplis pour faire vivre la famille dans une période aussi délicate de son existence.
43- LE 19
Il convient vraiment de n'épargner aucun effort pour que la famille soit reconnue comme société primordiale et, en un sens, " souveraine ". Sa " souveraineté " est indispensable pour le bien de la société. Une nation vraiment souveraine et spirituellement forte est toujours composée de familles fortes, conscientes de leur vocation et de leur mission dans l'histoire. La famille se situe au centre de tous ces problèmes et de toutes ces tâches : la reléguer à un rôle subalterne et secondaire, en l'écartant de la place qui lui revient dans la société, signifie causer un grave dommage à la croissance authentique du corps social tout entier.
Un jour, devant les disciples de Jean, Jésus parla d'une invitation à des noces et de la présence de l'époux parmi les invités : " L'époux est avec eux " (Mt 9,15). Il signifiait par là l'accomplissement en sa personne de l'image, déjà présente dans l'Ancien Testament, de Dieu-Epoux, pour révéler pleinement le mystère de Dieu comme mystère d'Amour.
En se qualifiant comme " époux ", Jésus dévoile donc l'essence de Dieu et confirme son amour immense pour l'homme. Mais le choix de cette image met aussi indirectement en lumière la nature véritable de l'amour sponsal. En effet, en y recourant pour parler de Dieu, Jésus montre à quel point la paternité et l'amour de Dieu se reflètent dans l'amour d'un homme et d'une femme qui s'unissent dans le mariage. C'est pour cela que, au début de sa mission, Jésus se trouve à Cana de Galilée, afin de participer à un banquet de noces, avec Marie et avec ses premiers disciples (cf. Jn 2,1-11). Il entend ainsi montrer que la vérité sur la famille est inscrite dans la Révélation de Dieu et dans l'histoire du salut. Dans l'Ancien Testament, et spécialement chez les Prophètes, on trouve de très belles paroles sur l'amour de Dieu : un amour attentionné comme celui d'une mère pour son enfant, tendre comme celui de l'époux pour son épouse, mais aussi profondément jaloux ; ce n'est pas avant tout un amour qui punit, mais qui pardonne ; un amour qui se penche sur l'homme comme le père le fait sur son fils prodigue, qui le relève et le rend participant à la vie divine. Un amour qui émerveille : c'est une nouveauté inconnue jusqu'alors dans l'ensemble du monde païen.
A Cana de Galilée, Jésus est comme le héraut de la vérité divine sur le mariage, de la vérité sur laquelle peut s'appuyer la famille humaine, y trouvant la force nécessaire face à toutes les épreuves de la vie. Jésus annonce cette vérité par sa présence aux noces de Cana et par l'accomplissement de son premier " signe " : l'eau changée en vin.
Il annonce encore la vérité sur le mariage en parlant avec les pharisiens et en expliquant que l'amour qui est de Dieu, amour tendre et sponsal, est source d'exigences profondes et radicales. Moïse avait été moins exigeant ; il avait permis de remettre un acte de répudiation. Dans une vive controverse, lorsque les pharisiens font référence à Moïse, Jésus répond catégoriquement : " A l'origine, il n'en fut pas ainsi. " (Mt 19,8). Et il rappelle que Celui qui a créé l'homme l'a créé homme et femme, et qu'il a ordonné : " L'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair. " (Gn 2,24). Avec une cohérence logique, le Christ conclut : " Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Eh bien ! Ce que Dieu a uni, l'homme ne doit point le séparer " (Mt 19,6). Devant l'objection des pharisiens qui se réclament de la loi mosaïque, il répond : " C'est en raison de votre dureté de coeur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; mais dès l'origine il n'en fut pas ainsi " (Mt 19,8).
Jésus fait référence " au commencement ", retrouvant aux origines même de la création le dessein de Dieu, sur lequel s'enracine la famille et, par son intermédiaire, l'histoire entière de l'humanité. La réalité naturelle du mariage devient, par la volonté du Christ, un véritable sacrement de la Nouvelle Alliance, marqué du sceau du sang du Christ rédempteur. Epoux et familles, rappelez-vous à quel prix vous avez été " achetés " (cf. 1Co 6,20) !
Cette merveilleuse vérité est cependant humainement difficile à accueillir et à vivre. Comment s'étonner que Moïse ait cédé face aux requêtes de ses compatriotes, quand les Apôtres eux-mêmes, en écoutant les paroles du Maître, répliquent : " Si telle est la condition de l'homme envers la femme, il n'est pas expédient de se marier " (Mt 19,10) ! Cependant, pour le bien de l'homme et de la femme, de la famille et de la société tout entière, Jésus confirme l'exigence posée par Dieu dès l'origine. Mais, en même temps, il profite de l'occasion pour affirmer la valeur du choix de ne pas se marier, en vue du Règne de Dieu : ce choix permet aussi d'" engendrer ", même si c'est de manière différente. Ce choix est le point de départ de la vie consacrée, des Ordres et des Congrégations religieuses en Orient et en Occident, comme aussi de la discipline du célibat sacerdotal, selon la tradition de l'Eglise latine. Il n'est donc pas vrai qu'" il n'est pas expédient de se marier ", mais l'amour pour le Royaume des cieux peut aussi pousser à ne pas se marier (cf. Mt 19,12).
Se marier reste toutefois la vocation ordinaire de l'homme, qui est choisie par la plus grande partie du peuple de Dieu. C'est dans la famille que se forment les pierres vivantes de l'édifice spirituel dont parle l'apôtre Pierre (cf. 1P 2,5). Les corps des époux sont la demeure de l'Esprit Saint (cf. 1Co 6,19). Puisque la transmission de la vie divine suppose celle de la vie humaine, du mariage naissent non seulement les fils des hommes, mais aussi, en vertu du baptême, les fils adoptifs de Dieu, qui vivent de la vie nouvelle reçue du Christ par son Esprit.
De cette manière, chers frères et soeurs, époux et parents, l'Epoux est avec vous. Vous savez qu'il est le bon Pasteur et vous connaissez sa voix. Vous savez où il vous conduit, vous savez qu'il lutte pour vous amener dans les pâturages où trouver la vie et la trouver en abondance, qu'il affronte les loups voraces, toujours prêt à arracher ses brebis de leurs gueules : tout mari et toute femme, tout fils et toute fille, tout membre de vos familles. Vous savez que, bon Pasteur, il est prêt à offrir sa vie pour son troupeau (cf. Jn 10,11). Il vous conduit par des chemins qui ne sont pas les chemins escarpés et pleins de pièges de nombreuses idéologies contemporaines ; il répète la vérité intégrale au monde d'aujourd'hui, comme lorsqu'il s'adressait aux pharisiens ou lorsqu'il l'annonçait aux Apôtres, qui l'ont ensuite annoncée dans le monde, la proclamant aux hommes de leur temps, Juifs et Grecs. Les disciples étaient bien conscients que le Christ avait tout renouvelé ; que l'homme était devenu " créature nouvelle " : ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, mais " un " en lui (cf. Ga 3,28), revêtu de la dignité de fils adoptif de Dieu. Le jour de la Pentecôte, cet homme a reçu l'Esprit consolateur, l'Esprit de vérité ; ainsi a commencé le nouveau peuple de Dieu, l'Eglise, anticipation d'un ciel nouveau et d'une nouvelle terre (cf. Ap 21,1).
Les Apôtres, d'abord craintifs au sujet du mariage et de la famille, sont ensuite devenus courageux. Ils ont compris que le mariage et la famille constituent une vraie vocation venant de Dieu lui-même, un apostolat : l'apostolat des laïcs. Ils servent à la transformation de la terre et au renouvellement du monde, de la création et de toute l'humanité.
Chères familles, vous aussi vous devez être courageuses, toujours prêtes à rendre témoignage de cette espérance qui est en vous (cf. 1P 3,15), parce qu'elle est enracinée dans votre coeur par le bon Pasteur, au moyen de l'Evangile. Vous devez être prêtes à suivre le Christ vers les pâturages qui donnent la vie et que lui-même a préparés par le mystère pascal de sa mort et de sa résurrection.
N'ayez pas peur des risques ! Les forces divines sont beaucoup plus puissantes que vos difficultés ! L'efficacité du sacrement de la Réconciliation, appelé à juste titre par les Pères de l'Eglise " second Baptême ", est immensément plus grande que le mal agissant dans le monde. L'énergie divine du sacrement de la Confirmation, qui fait s'épanouir la grâce du Baptême, a beaucoup plus d'impact que la corruption présente dans le monde. Incomparablement plus grande est surtout la puissance de l'Eucharistie.
L'Eucharistie est un sacrement vraiment admirable. Dans ce sacrement, c'est lui-même que le Christ nous a laissé comme nourriture et comme boisson, comme source de puissance salvifique. C'est lui-même qu'il nous a laissé afin que nous ayons la vie, que nous l'ayons en surabondance (cf. Jn 10,10) de son Esprit, en ressuscitant le troisième jour après sa mort. Elle est pour nous, en effet, la vie qui vient de lui. Elle est pour vous, chers époux, parents et familles ! N'a-t-il pas institué l'Eucharistie dans un contexte familial, au cours de la dernière Cène ? Quand vous vous rencontrez pour les repas et que vous êtes unis entre vous, le Christ est proche de vous. Et, plus encore, il est l'Emmanuel, Dieu avec nous, lorsque vous vous approchez de la Table eucharistique. Il peut se faire que, comme à Emmaüs, on ne le reconnaisse que dans la " fraction du pain " (cf. Lc 24,35). Il arrive aussi qu'il se tienne à la porte et qu'il frappe, attendant que la porte lui soit ouverte pour pouvoir entrer et prendre son repas avec nous (cf. Ap 3,20). Sa dernière Cène et les paroles prononcées alors gardent toute la puissance et toute la sagesse du sacrifice de la Croix. Il n'existe pas d'autre puissance ni d'autre sagesse par lesquelles nous puissions être sauvés et par lesquelles nous puissions contribuer à sauver les autres. Il n'y a pas d'autre puissance ni d'autre sagesse par lesquelles, vous parents, vous puissiez éduquer vos enfants et aussi vous-mêmes. La puissance éducative de l'Eucharistie s'est confirmée à travers les générations et les siècles.
Le bon Pasteur est partout avec nous. De même qu'il était à Cana de Galilée, Epoux parmi ces époux qui se donnaient l'un à l'autre pour toute leur vie, de même le bon Pasteur est aujourd'hui avec vous comme raison d'espérer, force des coeurs, source d'un enthousiasme toujours nouveau et signe de la victoire de la " civilisation de l'amour. " Jésus, le bon Pasteur, nous répète : N'ayez pas peur. Je suis avec vous. " Je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde " (Mt 28,20). D'où vient une telle force ? D'où vient la certitude que tu es avec nous, même s'ils t'ont tué, ô Fils de Dieu, et que tu es mort comme tout autre être humain ? D'où vient cette certitude ? L'évangéliste dit : " Il les aima jusqu'à la fin " (Jn 13,1). Toi donc, Tu nous aimes, Toi qui es le Premier et le Dernier, le Vivant ; Toi qui étais mort et qui maintenant vis pour toujours (cf. Ap 1,17-18).
Saint Paul résume la question de la vie familiale dans l'expression " grand mystère " (cf. Ep 5,32). Quand il écrit dans la Lettre aux Ephésiens sur ce " grand mystère ", même si cela est enraciné dans le Livre de la Genèse et dans toute la tradition de l'Ancien Testament, il présente une organisation nouvelle, qui trouvera ensuite un développement dans le Magistère de l'Eglise.
L'Eglise professe que le mariage, comme sacrement de l'alliance entre époux, est un " grand mystère ", puisqu'en lui s'exprime l'amour sponsal du Christ pour son Eglise. Saint Paul écrit : " Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l'Eglise ; il s'est livré pour elle, afin de la sanctifier en la purifiant par le bain d'eau qu'une parole accompagne " (Ep 5,25-26). L'Apôtre parle ici du Baptême, dont la Lettre aux Romains traite largement, en le présentant comme la participation à la mort du Christ pour partager sa vie (cf. Rm 6,3-4). Par ce sacrement, le croyant naît comme un homme nouveau, car le Baptême a le pouvoir de communiquer une vie nouvelle, la vie même de Dieu. Le mystère théandrique du Dieu-homme se résume, d'une certaine manière, dans l'événement baptismal. " Le Christ Jésus Notre Seigneur, Fils du Dieu Très-Haut - dira plus tard saint Irénée, et avec lui tant d'autres Pères de l'Eglise d'Orient et d'Occident - devient Fils de l'homme pour qu'à son tour l'homme devienne fils de Dieu " (44).
44- S. Irénée, Adversus haereses III, 10,2: PG 7,873; SCh 211, pp. 116-119; S. Athanase, De Incarnatione Verbi, n. 54 ; PG 25,191-192 ; S. Augustin, Sermon 185,3; PL 38,999; Sermon 194, 3,3: PL 38,1016.
L'Epoux est donc Dieu même qui s'est fait homme. Dans l'Ancienne Alliance, le Seigneur se présente comme l'Epoux d'Israël, le peuple élu : un Epoux tendre et exigeant, jaloux et fidèle. Toutes les trahisons, les désertions et les idolâtries d'Israël, décrites par les Prophètes de manière dramatique et suggestive, ne parviennent pas à éteindre l'amour avec lequel le Dieu-Epoux " aime jusqu'à la fin " (cf. Jn 13,1).
La confirmation et l'accomplissement de la communion sponsale entre Dieu et son peuple se réalisent dans le Christ, dans la Nouvelle Alliance. Le Christ nous assure que l'Epoux est avec nous (cf. Mt 9,15). Il est avec nous tous, il est avec l'Eglise. L'Eglise devient épouse : épouse du Christ. Cette épouse, dont parle la Lettre aux Ephésiens, est présente en tout baptisé et elle est comme une personne qui s'offre au regard de son Epoux. Il " a aimé l'Eglise ; il s'est livré pour elle ; car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans tache, ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée " (Ep 5,25 Ep 5,27). L'amour dont l'Epoux " aima jusqu'à la fin " l'Eglise est tel qu'elle est toujours nouvellement sainte dans ses saints, même si elle ne cesse pas d'être une Eglise de pécheurs. Les pécheurs, " les publicains et les prostituées ", sont appelés, eux aussi, à la sainteté, comme le Christ lui-même l'atteste dans l'Evangile (cf. Mt 21,31). Tous sont appelés à devenir l'Eglise glorieuse, sainte et immaculée. " Soyez saints, dit le Seigneur, parce que je suis saint " (Lv 11,44 cf. 1P 1,16).
Voilà la plus haute dimension du " grand mystère ", la signification profonde du don sacramentel dans l'Eglise, le sens le plus profond du Baptême et de l'Eucharistie. Ce sont les fruits de l'amour dont l'Epoux a aimé jusqu'à la fin ; amour qui s'étend constamment, en procurant aux hommes une participation croissante à la vie divine.
Après avoir dit : " Maris, aimez vos femmes " (Ep 5,25), saint Paul ajoute aussitôt avec une force encore plus grande : " De la même façon les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps. Aimer sa femme, c'est s'aimer soi-même. Car nul n'a jamais haï sa propre chair ; on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C'est justement ce que le Christ fait pour l'Eglise : ne sommes-nous pas les membres de son Corps ? " (Ep 5,28-30). Et il exhorte les époux par ces paroles : " Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ " (Ep 5,21).
C'est là certainement une expression nouvelle de la vérité éternelle sur le mariage et sur la famille à la lumière de la Nouvelle Alliance. Le Christ l'a révélée dans l'Evangile, par sa présence à Cana de Galilée, par son sacrifice sur la Croix et par les sacrements de son Eglise. Les époux trouvent ainsi dans le Christ une référence pour leur amour sponsal. Parlant du Christ Epoux de l'Eglise, saint Paul se réfère de manière analogique à l'amour sponsal ; il renvoie au Livre de la Genèse: " L'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair. " (Gn 2,24). Voici le " grand mystère " de l'éternel amour déjà présent dans la création, révélé dans le Christ et confié à l'Eglise. " Ce mystère est de grande portée - répète l'Apôtre - ; je veux dire qu'il s'applique au Christ et à l'Eglise " (Ep 5,32). On ne peut donc comprendre l'Eglise comme Corps mystique du Christ, comme signe de l'Alliance de l'homme avec Dieu dans le Christ, comme sacrement universel du salut, sans se référer au " grand mystère ", en rapport avec la création de l'homme, homme et femme, et avec la vocation des deux à l'amour conjugal, à la paternité et à la maternité. Le " grand mystère ", qui est l'Eglise et l'humanité dans le Christ, n'existe pas sans le " grand mystère " qui s'exprime dans le fait d'être " une seule chair " (cf. Gn 2,24 Ep 5,31-32), c'est-à-dire dans la réalité du mariage et de la famille.
La famille elle-même est le grand mystère de Dieu. Comme " Eglise domestique ", elle est l'épouse du Christ. L'Eglise universelle, et en elle chaque Eglise particulière, se révèle plus immédiatement comme épouse du Christ, dans l'" Eglise domestique " et dans l'amour vécu en elle : amour conjugal, amour paternel et maternel, amour fraternel, amour d'une communauté de personnes et de générations. L'amour humain est-il envisageable sans l'Epoux et sans l'amour dont, le premier, il a aimé jusqu'à la fin ? C'est seulement s'ils prennent part à cet amour et à ce " grand mystère " que les époux peuvent aimer " jusqu'à la fin ": u bien ils deviennent participants de cet amour, ou alors ils ne savent pas à fond ce qu'est l'amour et à quel point ses exigences sont radicales. Cela constitue indubitablement pour eux un grave danger.
L'enseignement de la Lettre aux Ephésiens étonne par sa profondeur et par son autorité éthique. En désignant le mariage, et indirectement la famille, comme le " grand mystère " en référence au Christ et à l'Eglise, l'apôtre Paul peut redire encore une fois ce qu'il avait dit précédemment aux maris : " Que chacun aime sa femme comme soi-même ". Il ajoute ensuite : " Et que la femme ait du respect envers son mari " (Ep 5,33). Du respect parce qu'elle aime et qu'elle sait être aimée. C'est en vertu de cet amour que les époux deviennent un don réciproque. Dans l'amour est contenue la reconnaissance de la dignité personnelle de l'autre et de son unicité sans équivalent : en effet, en tant qu'être humain, chacun d'eux a été choisi par Dieu pour lui-même (45), parmi les créatures de la terre ; cependant, par un acte conscient et responsable, chacun fait de lui-même un don libre à l'autre et aux enfants reçus du Seigneur. Saint Paul poursuit son exhortation, la reliant de manière significative au quatrième commandement : " Enfants, obéissez à vos parents, dans le Seigneur : cela est juste. " Honore ton père et ta mère ", tel est le premier commandement auquel soit attaché une promesse : " Pour que tu t'en trouves bien et jouisses d'une longue vie sur la terre ". Et vous, parents, n'exaspérez pas vos enfants, mais usez, en les éduquant, de corrections et de semonces qui s'inspirent du Seigneur " (Ep 6,1-4). Donc, l'Apôtre voit dans le quatrième commandement l'engagement implicite au respect mutuel entre mari et femme, entre parents et enfants, reconnaissant ainsi en lui le principe de la cohésion familiale.
45- GS 24
L'admirable synthèse paulinienne au sujet du " grand mystère " se présente, en un sens, comme le résumé, la " summa " de l'enseignement sur Dieu et sur l'homme, que le Christ a porté à son accomplissement.
Malheureusement, la pensée occidentale, avec le développement du rationalisme moderne, s'est peu à peu éloignée de cet enseignement. Le philosophe qui a énoncé le principe du " cogito, ergo sum ", " je pense, donc je suis ", a aussi imprimé à la conception moderne de l'homme le caractère dualiste qui la distingue. C'est le propre du rationalisme d'opposer chez l'homme, de manière radicale, l'esprit au corps et le corps à l'esprit (46). Au contraire, l'homme est une personne dans l'unité de son corps et de son esprit. Le corps ne peut jamais être réduit à une pure matière : c'est un corps " spiritualisé ", de même que l'esprit est si profondément uni au corps qu'il peut être qualifié d'esprit " incarné ". La source la plus riche pour la connaissance du corps est le Verbe fait chair. Le Christ révèle l'homme à l'homme (47). Cette affirmation du Concile Vatican II est, en un sens, la réponse, attendue depuis longtemps, que l'Eglise a donnée au rationalisme moderne.
46- "Corpore et anim unus", selon l'heureuse expression du Concile; GS 24.
47- GS 22
Cette réponse revêt une importance fondamentale pour la compréhension de la famille, spécialement dans le contexte de la civilisation moderne, qui, comme il a été dit, semble avoir renoncé dans de nombreuses occasions à être une " civilisation de l'amour ". A l'époque moderne, le progrès de la connaissance du monde matériel et aussi de la psychologie humaine a été considérable ; mais en ce qui concerne sa dimension la plus intime, la dimension métaphysique, l'homme d'aujourd'hui reste en grande partie un être inconnu pour lui-même ; et, par conséquent, la famille aussi reste une réalité méconnue. Cela se produit en raison de la distanciation de ce "grand mystère " dont parle l'Apôtre.
La séparation de l'esprit et du corps dans l'homme a eu pour conséquence l'affermissement de la tendance à traiter le corps humain non selon les catégories de sa ressemblance spécifique avec Dieu, mais selon celles de sa ressemblance avec tous les autres corps présents dans la nature, corps que l'homme utilise comme matériel pour son activité en vue de la production des biens de consommation. Mais tous peuvent immédiatement comprendre que l'application à l'homme de tels critères cache en réalité d'énormes dangers. Lorsque le corps humain, considéré indépendamment de l'esprit et de la pensée, est utilisé comme matériel au même titre que le corps des animaux - c'est ce qui advient, par exemple, dans les manipulations sur les embryons et sur les foetus -, on va inévitablement vers une terrible dérive éthique. Devant une pareille perspective anthropologique, la famille humaine en arrive à vivre l'expérience d'un nouveau manichéisme, dans lequel le corps et l'esprit sont radicalement mis en opposition : le corps ne vit pas de l'esprit, et l'esprit ne vivifie pas le corps. Ainsi, l'homme cesse de vivre comme personne et comme sujet. Malgré les intentions et les déclarations contraires, il devient exclusivement un objet. Dans ce sens, par exemple, cette civilisation néo-manichéenne porte à considérer la sexualité humaine plus comme un terrain de manipulations et d'exploitation que comme la réalité de cet étonnement originel qui, au matin de la création, pousse Adam à s'écrier à la vue d'Ève : " C'est l'os de mes os et la chair de ma chair " (Gn 2,23). C'est l'étonnement dont on perçoit l'écho dans les paroles du Cantique des Cantiques : " Tu me fais perdre le sens, ma soeur, ô fiancée, tu me fais perdre le sens par un seul de tes regards " (Ct 4,9). Comme certaines conceptions modernes sont loin de la compréhension profonde de la masculinité et de la féminité offerte par la Révélation divine ! Cette dernière nous fait découvrir dans la sexualité humaine une richesse de la personne qui trouve sa véritable mise en valeur dans la famille et qui exprime aussi sa vocation profonde dans la virginité et dans le célibat pour le Règne de Dieu.
Le rationalisme moderne ne supporte pas le mystère. Il n'accepte pas le mystère de l'homme, homme et femme, ni ne veut reconnaître que la pleine vérité sur l'homme a été révélée en Jésus-Christ. En particulier, il ne tolère pas le " grand mystère " annoncé dans la Lettre aux Ephésiens, et il le combat de manière radicale. S'il reconnaît, dans un contexte de vague déisme, la possibilité et même le besoin d'un Etre suprême ou divin, il récuse fermement la notion d'un Dieu qui se fait homme pour sauver l'homme. Pour le rationalisme, il est impensable que Dieu soit le Rédempteur, encore moins qu'il soit " l'Epoux ", la source originelle et unique de l'amour sponsal humain. Il interprète la création et le sens de l'existence humaine de manière radicalement différente. Mais s'il manque à l'homme la perspective d'un Dieu qui l'aime et qui, par le Christ, l'appelle à vivre en Lui et avec Lui, si la possibilité de participer au " grand mystère " n'est pas ouverte à la famille, que reste-t-il si ce n'est la seule dimension temporelle de la vie ? Il reste la vie temporelle comme terrain de lutte pour l'existence, de recherche fébrile du profit, avant tout économique.
Le " grand mystère ", le sacrement de l'amour et de la vie, qui a son commencement dans la création et dans la rédemption et dont est garant le Christ-Epoux, a perdu dans la mentalité moderne ses plus profondes racines. Il est menacé en nous et autour de nous. Puisse l'Année de la Famille, célébrée dans l'Eglise, devenir pour les époux une occasion propice pour le redécouvrir et pour le réaffirmer avec force, avec courage et avec enthousiasme !
1994 Lettre aux Familles - La famille et la société