1988 Mulieris Dignitatem 8
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"Etabli par Dieu dans un état de justice, l'homme, séduit par le Malin, dès le début de l'histoire, a abusé de sa liberté, en se dressant contre Dieu et en désirant parvenir à sa fin hors de Dieu" GS 13. Par ces paroles, l'enseignement du dernier concile rappelle la doctrine révélée sur le péché et en particulier sur le premier péché, le péché "originel". Le "commencement" biblique - la création du monde et de l'homme dans le monde - contient en même temps la vérité sur ce péché, qui peut être appelé aussi le péché des "origines" de l'homme sur la terre. Même si ce qui est écrit dans le Livre de la Genèse est exprimé sous forme de narration symbolique, et c'est le cas de la description de la création de l'homme comme être masculin et féminin Gn 2,18-25, cela révèle en même temps ce qu'il faut appeler "le mystère du péché" et, plus pleinement encore, "le mystère du mal" qui existe dans le monde créé par Dieu.
Il n'est pas possible de lire "le mystère du péché" sans se référer à toute la vérité sur l'"image et ressemblance" avec Dieu qui est à la base de l'anthropologie biblique. Cette vérité montre la création de l'homme comme un don spécial de la part du Créateur, don dans lequel sont contenus non seulement le fondement et la source de la dignité essentielle de l'être humain - homme et femme - dans le monde créé, mais aussi l'origine de l'appel à participer tous les deux à la vie intime de Dieu même. A la lumière de la Révélation, la création signifie en même temps l'origine de l'histoire du salut. Dans ce commencement, précisément, le péché s'inscrit et prend forme comme opposition et négation.
On peut dire paradoxalement que le péché présenté dans la Gn 3 est une confirmation de la vérité concernant l'image et la ressemblance de Dieu dans l'homme, si cette vérité signifie la liberté, c'est-à-dire la volonté libre dont l'homme peut se servir pour choisir le bien, mais dont il peut aussi abuser en choisissant le mal contre la volonté de Dieu. Toutefois, dans son sens profond, le péché est la négation de ce qu'est Dieu - comme Créateur - par rapport à l'homme, et de ce que Dieu veut pour l'homme depuis l'origine et pour toujours. En créant l'homme et la femme à son image et à sa ressemblance, Dieu veut pour eux la plénitude du bien, à savoir le bonheur surnaturel qui découle de la participation à sa vie elle-même. En commettant le péché, l'homme repousse ce don et simultanément il veut devenir lui-même "comme un dieu, qui connaît le bien et le mal" Gn 3,5, c'est-à-dire qui décide du bien et du mal indépendamment de Dieu, son Créateur. Le péché des origines a sa "dimension" humaine, sa mesure interne dans la volonté libre de l'homme, et en même temps il comporte une certaine caractéristique "diabolique", (dia-ballo = je divise) comme cela est clairement indiqué dans le Livre de la Gn 3,1-5. Le péché provoque la rupture de l'unité originelle dont l'homme jouissait dans l'état de justice originelle, de l'union avec Dieu comme source de l'unité à l'intérieur de son propre "moi", dans les rapports réciproques de l'homme et de la femme ("communio personarum") et enfin par rapport au monde extérieur, à la nature.
D'une certaine façon, la description biblique du péché originel dans la Gn 3 "répartit les rôles" qu'y ont tenus la femme et l'homme. Plus tard, certains passages de la Bible s'y référeront encore, par exemple la Lettre de saint Paul à Timothée: "C'est Adam qui fut formé le premier, Eve ensuite. Et ce n'est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme" 1Tm 2,13-14. Mais il n'y a pas de doute que, indépendamment de cette "répartition des rôles" dans la description biblique, ce premier péché est le péché de l'être humain, créé homme et femme par Dieu. C'est aussi le péché des "premiers parents" auquel est lié son caractère héréditaire. En ce sens, nous l'appelons "péché originel".
Comme on l'a déjà dit, on ne peut comprendre de façon adéquate ce péché sans se référer au mystère de la création de l'être humain - homme et femme - à l'image et à la ressemblance de Dieu. En fonction de cette référence, on peut saisir aussi le mystère de la "non-ressemblance" avec Dieu qu'est le péché et qui se manifeste dans le mal présent dans l'histoire du monde, cette "non-ressemblance" avec Dieu qui "seul est bon" Mt 19,17 et qui est la plénitude du bien. Si cette "non-ressemblance" du péché avec Dieu, Sainteté même, présuppose la "ressemblance" dans le domaine de la liberté, de la volonté libre, on peut dire que, précisément pour cette raison, la "non-ressemblance" contenue dans le péché est d'autant plus dramatique et d'autant plus douloureuse. Il faut également admettre que Dieu, comme Créateur et Père, est ici atteint, "offensé", et, naturellement, offensé au coeur même de cette donation qui fait partie du dessein éternel de Dieu à l'égard de l'homme.
En même temps, toutefois, l'être humain - homme et femme - est atteint lui aussi par le mal du péché dont il est l'auteur. Le texte biblique de la Gn 3 le montre par les paroles qui décrivent clairement la nouvelle situation de l'homme dans le monde créé. Il fait voir la perspective de la "peine" avec laquelle l'homme se procurera sa subsistance Gn 3,17-19, et aussi celle des grandes "souffrances" dans lesquelles la femme mettra au monde ses enfants Gn 3,16. Et tout cela est marqué par la nécessité de la mort, qui constitue le terme de la vie humaine sur terre. Ainsi, l'homme, qui est poussière, "retournera à la terre, d'où il provient" : "Tu es poussière, et tu retourneras à la poussière" Gn 3,19.
Ces paroles trouvent leur confirmation de génération en génération. Elles ne signifient pas que l'image et la ressemblance de Dieu dans l'être humain, femme et homme, ont été détruites par le péché, mais elles signifient qu'elles ont été "obscurcies" (ORIGENE, In Gen. hom. 13,4 ; S. GREGOIRE DE NYSSE, De Virg. 12 ; De beat. VI) et, en un sens, "amoindries". En effet, le péché "amoindrit" l'homme, comme le rappelle aussi le Concile Vatican II. GS 13 Si l'homme est déjà, par sa nature de personne, l'image et la ressemblance de Dieu, sa grandeur et sa dignité s'épanouissent dans l'alliance avec Dieu, dans l'union avec lui, dans la recherche de l'unité fondamentale qui appartient à la "logique" interne du mystère même de la création. Cette unité répond à la vérité profonde de toutes les créatures douées d'intelligence, et en particulier de l'homme qui, seul parmi les créatures du monde visible, a été dès le commencement élevé grâce à l'élection faite par Dieu en Jésus de toute éternité : "Il nous a élus dans le Christ, dès avant la fondation du monde ..., dans l'amour, déterminant d'avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus Christ. Tel fut le bon plaisir de sa volonté" Ep 1,4-6. L'enseignement biblique, dans son ensemble, nous permet de dire que la prédestination concerne toutes les personnes humaines, hommes et femmes, chacun et chacune sans exception.
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La description biblique du Livre de la Genèse précise les conséquences du péché humain, comme elle montre aussi le déséquilibre introduit dans les rapports originels entre l'homme et la femme qui répondaient à la dignité de personne qu'avait chacun d'eux. L'être humain, homme ou femme, est une personne et donc la "seule créature sur terre que Dieu ait voulu pour elle-même" ; et en même temps cette créature-là, absolument unique, "ne peut se trouver que par le don désintéressé d'elle-même" GS 24. C'est là que prend naissance le rapport de "communion" dans lequel trouvent leur expression l'"unité des deux" et la dignité personnelle de l'homme et de la femme. Quand donc nous lisons dans la description biblique les paroles adressées à la femme : "Le désir te portera vers ton mari, et lui dominera sur toi" Gn 3,16, nous découvrons une rupture et une menace constante affectant précisément cette "unité des deux" qui correspond à la dignité de l'image et de la ressemblance de Dieu en chacun d'eux. Mais cette menace apparaît plus grave pour la femme. En effet, dans une existence qui est un don désintéressé et qui va jusqu'à vivre "pour" l'autre s'introduit le fait de la domination : "Lui dominera sur toi". Cette "domination" désigne la perturbation et la perte de stabilité de l'égalité fondamentale que possèdent l'homme et la femme dans l'"unité des deux", et cela surtout au détriment de la femme, alors que seule l'égalité qui résulte de la dignité des deux en tant que personnes peut donner aux rapports réciproques le caractère d'une authentique "communio personarum". Si la violation de cette égalité, qui est à la fois un don et un droit venant de Dieu Créateur lui-même, comporte un élément défavorable à la femme, par le fait même elle diminue aussi la vraie dignité de l'homme. Nous touchons ici un point extrêmement délicat dans le domaine de l'"ethos" inscrit dès l'origine par le Créateur dans le fait même de la création des deux à son image et à sa ressemblance.
Cette affirmation de Gn 3,16 a une grande portée, une portée significative. Elle implique une référence au rapport réciproque de l'homme et de la femme dans le mariage. Il s'agit du désir né dans le cadre de l'amour conjugal, qui fait en sorte que "le don désintéressé de soi" de la part de la femme attende en réponse d'être parachevé par un "don" analogue de la part de son mari. Ce n'est qu'en se fondant sur ce principe que tous les deux, et en particulier la femme, peuvent "se trouver" en une véritable "unité des deux", selon la dignité de la personne. L'union matrimoniale exige que soit respectée et perfectionnée la vraie personnalité des deux époux. La femme ne peut devenir un "objet" de "domination" et de "possession" de l'homme. Mais les paroles du texte biblique concernent directement le péché originel et ses conséquences durables chez l'homme et la femme. Sur eux pèse la culpabilité héréditaire ; ils portent constamment en eux la "cause du péché", c'est-à-dire la tendance à altérer l'ordre moral qui correspond à la nature rationnelle elle-même et à la dignité de l'homme comme personne. Cette tendance s'exprime dans la triple concupiscence que le texte de l'Apôtre décrit comme convoitise de la chair, convoitise des veux et orgueil de la richesse 1Jn 2,16. Les paroles de Gn 3,16 citées plus haut montrent comment cette triple convoitise, cette "cause du péché", pèsera sur les rapports réciproques de l'homme et de la femme.
Ces mêmes paroles se réfèrent directement au mariage, mais indirectement elles atteignent les divers domaines de la convivialité, les situations dans lesquelles la femme est désavantagée ou objet de discrimination pour le seul fait d'être femme. La vérité révélée sur la création de l'homme comme être masculin et féminin constitue l'argument principal contre toutes les situations qui, en étant objectivement nuisibles c'est-à-dire injustes, comportent et expriment l'héritage du péché que tous les êtres humains portent en eux- mêmes. Les Livres de l'Ecriture Sainte confirment en divers endroits l'existence effective de telles situations, et en même temps ils proclament la nécessité de se convertir, c'est- à-dire de se purifier du mal et de se libérer du péché, de ce qui porte offense à l'autre, de ce qui "amoindrit" l'homme, non seulement celui qu'atteint l'offense mais aussi celui qui en est l'auteur. Tel est le message immuable de la Parole révélée par Dieu. Ainsi s'exprime l'"ethos" biblique jusqu'à la fin. ( C'est précisément en se référant à la loi divine que les Pères du IVe siècle ont fortement réagi contre la discrimination encore en vigueur, à l'égard de la femme, dans les moeurs et la législation civile de leur temps. S. GREGOIRE DE NAZIANZE, Or. 37,6 ; S. JEROME, Ad Oceanum ep. 77, 3 ; S. AMBROISE, De Instit. Virg. III, 16 ; S. AUGUSTIN, Sermo 132, 2 ; Sermo 392, 4)
De nos jours, la question des "droits de la femme" a pris une portée nouvelle dans le vaste contexte des droits de la personne humaine. Eclairant ce programme constamment déclaré et rappelé de diverses manières, le message biblique et évangélique sauvegarde la vérité sur l'"unité" des "deux", c'est-à-dire sur la dignité et la vocation qui résultent de la différence et de l'originalité personnelles spécifiques de l'homme et de la femme. C'est pourquoi même la juste opposition de la femme face à ce qu'expriment les paroles bibliques "lui dominera sur toi" Gn 3,16 ne peut sous aucun prétexte conduire à "masculiniser" les femmes. La femme ne peut - au nom de sa libération de la "domination" de l'homme - tendre à s'approprier les caractéristiques masculines, au détriment de sa propre "originalité" féminine. Il existe une crainte fondée qu'en agissant ainsi la femme ne "s'épanouira" pas mais pourrait au contraire déformer et perdre ce qui constitue sa richesse essentielle. Il s'agit d'une richesse énorme. Dans la description biblique l'exclamation du premier homme à la vue de la femme créée est une exclamation d'admiration et d'enchantement qui a traversé toute l'histoire de l'homme sur la terre.
Les ressources personnelles de la féminité ne sont certes pas moindres que celles de la masculinité, mais elles sont seulement différentes. La femme - comme l'homme aussi, du reste - doit donc envisager son épanouissement personnel, sa dignité et sa vocation, en fonction de ces ressources selon la richesse de la féminité qu'elle a reçue le jour de la création et dont elle hérite comme une expression de l'"image et ressemblance de Dieu" qui lui est particulière. Ce n'est que dans ce sens que peut être surmonté aussi l'héritage du péché qui est suggéré par les paroles de la Bible. "Le désir te portera vers ton mari, et lui dominera sur toi". Dépasser ce mauvais héritage est, de génération en génération, un devoir pour tout être humain, homme ou femme. En effet, dans tous les cas où l'homme est responsable de ce qui offense la dignité personnelle et la vocation de la femme, il agit contre sa propre dignité personnelle et contre sa vocation.
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Le Livre de la Genèse atteste le péché qui est le mal du "commencement" de l'homme, avec ses conséquences qui depuis lors pèsent sur tout le genre humain, et en même temps il contient la première annonce de la Victoire sur le mal, sur le péché. On en a pour preuve les paroles que nous lisons dans Gn 3,15, appelées habituellement "protévangile" : "Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t'écrasera la tête et tu l'atteindras au talon". Il est significatif que l'annonce du rédempteur, du sauveur du monde, contenue dans ces paroles, concerne "la femme". Celle-ci est nommée à la première place dans le Protévangile, comme ancêtre de celui qui sera le rédempteur de l'homme. (S. IRENEE, Adv. Haer. III, 23,7 ; V, 21,1 ; S. EPIPHANE, Panar. III, 2,78 ; S. AUGUSTIN, Enarr. in Ps. 103, s. 4,6 ) Et si la Rédemption doit s'accomplir par la lutte contre le mal, par l'"hostilité" entre le lignage de la femme et le lignage de celui qui, comme "père du mensonge" Jn 8,44, est le premier auteur du péché dans l'histoire de l'homme, ce sera aussi l'hostilité entre lui et la femme.
Dans ces paroles s'ouvre la perspective de toute la Révélation, d'abord comme préparation à l'Evangile, puis comme l'Evangile lui-même. Dans cette perspective, les deux figures de femme : Eve et Marie, se rejoignent sous le nom de la femme.
Les paroles du protévangile, relues à la lumière du Nouveau Testament, expriment de façon adéquate la mission de la femme dans la lutte salvifique du rédempteur contre l'auteur du mal dans l'histoire de l'homme.
La comparaison Eve-Marie revient constamment au cours de la réflexion sur le dépôt de la foi reçue de la Révélation divine, et c'est l'un des thèmes fréquemment repris par les Pères, par les écrivains ecclésiastiques et par les théologiens. (S. JUSTIN, Dial. Cum Tryph. 100 ; S. IRENEE, Adv. Haer. III, 22, 4 ; V, 19, 1 ; S. CYRILLE DE JERUSALEM, Catech. 12, 15 ; S. JEAN CHRYSOSTOME In Ps. 44, 7 ; S. JEAN DAMASCENE Hom. 2 in dorm. B.V.M. 3 ; HESYCHIUS Sermo 5 in Deiparam ; TERTULLIEN, De carne Christi 17 ; S. JEROME, Epist. 22, 21 ; S. AUGUSTIN, Sermo. 51, 2-3 ; Sermo 232, 2 ; cf. aussi J.H. NEWMAN, A Letter to the rev. E.B. Pusey, Longmans, London 1865 ; M. J. SCHEEBEN, Handbuch der Katholischen Dogmatik, V/1 (Freiburg 19542), 243-266 ; V/2 (Freiburg 19542), 306-499). Habituellement, c'est une différence, une opposition qui ressort de cette comparaison. Eve, "mère de tous les vivants" Gn 3,20, est le témoin du "Commencement" biblique, dans lequel sont contenues la vérité sur la création de l'homme à l'image et à la ressemblance de Dieu, et la vérité sur le péché originel. Marie est le témoin du nouveau "commencement" et de la "création nouvelle" 2Co 5,17. Bien plus, elle-même, première rachetée dans l'histoire du salut, est une "création nouvelle" : elle est la "comblée de grâce". Il est difficile de comprendre pourquoi les paroles du protévangile mettent aussi fortement en relief la "femme" si l'on n'admet pas qu'en elle l'Alliance nouvelle et définitive de Dieu avec l'humanité, l'Alliance dans le sang rédempteur du Christ, a son commencement. Elle commence avec une femme, avec la "femme", à l'Annonciation de Nazareth. C'est la nouveauté absolue de l'Evangile : en d'autres circonstances de l'Ancien Testament, pour intervenir dans l'histoire de son Peuple, Dieu s'était adressé à des femmes comme la mère de Samuel et la mère de Samson ; mais pour conclure son Alliance avec l'humanité, il ne s'était adressé qu'à des hommes : Noé, Abraham, Moïse. Au commencement de la Nouvelle Alliance, qui doit être éternelle et irrévocable, il y a la femme, la Vierge de Nazareth. Il s'agit d'un signe pour montrer que, "en Jésus Christ", "il n'y a plus ni homme ni femme" Ga 3,28. En lui, l'opposition réciproque entre l'homme et la femme - héritage du péché originel - est fondamentalement surmontée. "Tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus", écrira l'Apôtre Ga 3,28.
Ces paroles se réfèrent à l'"unité des deux" originelle qui est liée à la création de l'être humain, homme et femme, à l'image et à la ressemblance de Dieu, sur le modèle de la communion absolument parfaite de Personnes qu'est Dieu lui- même. L'expression paulinienne constate que le mystère de la Rédemption de l'homme en Jésus Christ, Fils de Marie, reprend et renouvelle ce qui, dans le mystère de la création, correspondait au dessein éternel de Dieu Créateur. C'est précisément pourquoi, le jour de la création de l'être humain comme homme et femme, "Dieu vit tout ce qu'il avait fait : cela était très bon" Gn 1,31. La Rédemption rétablit en un sens à sa racine même le bien qui a été essentiellement "amoindri" par le péché et par son héritage dans l'histoire de l'homme.
La "femme" du protévangile est inscrite dans la perspective de la Rédemption. La comparaison entre Eve et Marie peut se comprendre aussi dans le sens que Marie assume en elle-même et fait sien le mystère de la "femme" dont le commencement est Eve, "la mère de tous les vivants" Gn 3,20 : avant tout, elle l'assume et le fait sien à l'intérieur du mystère du Christ, "nouvel et dernier Adam" 1Co 15,45, qui a assumé en sa personne la nature du premier Adam. La nature de la Nouvelle Alliance réside dans le fait que le Fils de Dieu, consubstantiel au Père éternel, devient homme : il accueille l'humanité dans l'unité de la Personne divine du Verbe. Celui qui accomplit la Rédemption est en même temps un vrai homme. Le mystère de la Rédemption du monde suppose que Dieu le Fils a assumé l'humanité comme héritage d'Adam, devenant semblable à lui et à tout homme en toute chose, "à l'exception du péché" He 4,15. Il a ainsi "manifesté pleinement l'homme à lui-même et lui a découvert la sublimité de sa vocation", comme l'enseigne le Concile Vatican II GS 22. En un sens, il a aidé à redécouvrir "qui est l'homme" Ps 8,5.
Auprès de toutes les générations, dans la tradition de la foi et de la réflexion chrétienne sur la foi, le rapprochement entre Adam et le Christ va souvent de pair avec le rapprochement entre Eve et Marie. Si Marie est aussi décrite comme la "nouvelle Eve", quelle peut être la signification de cette analogie ? Elle est assurément multiple. Il faut s'arrêter en particulier sur le sens qui voit en Marie la pleine révélation de tout ce qui est compris dans le mot biblique "femme", une révélation à la mesure du mystère de la Rédemption. Marie signifie, en un sens, dépasser les limites dont parle le Livre de la Gn 3,16 et revenir vers le "commencement" où l'on retrouve la "femme" telle qu'elle fut voulue dans la création et donc dans la pensée éternelle de Dieu, au sein de la très sainte Trinité. Marie est "le nouveau commencement" de la dignité et de la vocation de la femme (St Ambroise, De instit. virg. 5,33),de toutes les femmes et de chacune d'entre elles.
La clé pour comprendre cela peut se trouver en particulier dans les paroles placées par l'évangéliste sur les lèvres de Marie après l'Annonciation, lors de sa visite à Elisabeth : "Il a fait pour moi de grandes choses" Lc 1,49. Ces paroles concernent évidemment la conception de son Fils, qui est le "Fils du Très-Haut" Lc 1,32, le "saint" de Dieu ; mais en même temps elles peuvent signifier aussi la découverte du caractère féminin de son humanité. "Le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses" telle est la découverte de toute la richesse, de toutes les ressources personnelles de la féminité, de l'originalité éternelle de la "femme" telle que Dieu l'a voulue, personne en elle-même, qui se trouve en même temps "par le don désintéressé d'elle-même".
Cette découverte va de pair avec la conscience claire du don, de la largesse faite par Dieu. Dès le "commencement", le péché avait obscurci cette conscience, en un sens il l'avait étouffée, comme le montre la description de la première tentation venant du "père du mensonge" Gn 3,1-5. A l'avènement de la "plénitude du temps" Ga 4,4, alors que commence à s'accomplir dans l'histoire de l'humanité le mystère de la Rédemption, cette conscience surgit avec toute sa force dans les paroles de la "femme" biblique de Nazareth. En Marie, Eve redécouvre la véritable dignité de la femme, de l'humanité féminine. Cette découverte doit continuellement atteindre le coeur de chaque femme et donner un sens à sa vocation et à sa vie.
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Les paroles du protévangile dans le Livre de la Genèse nous permettent de revenir à l'Evangile. La Rédemption de l'homme qui y est annoncée devient ici une réalité en la personne et en la mission de Jésus Christ, dans lesquelles nous découvrons également ce que la réalité de la Rédemption signifie pour la dignité et la vocation de la femme. Cette signification apparaît surtout dans les paroles du Christ et dans toute son attitude à l'égard des femmes, attitude extrêmement simple et, pour cette raison, extraordinaire si l'on tient compte de son époque : c'est une attitude caractérisée par une grande profondeur et une grande transparence. Au cours de la mission de Jésus de Nazareth, un certain nombre de femmes apparaissent sur son chemin, et sa rencontre avec chacune d'elles illustre cette "vie nouvelle" évangélique à laquelle nous avons déjà fait allusion.
Il est universellement admis - et cela même par ceux qui ont une attitude critique à l'égard du message chrétien - que le Christ s'est fait auprès de ses contemporains l'avocat de la vraie dignité de la femme et de la vocation que cette dignité implique. Cela provoquait parfois de l'étonnement, de la surprise, souvent cela frisait le scandale : "Ils s'étonnaient qu'il parlât à une femme" Jn 4,27, parce que c'était un comportement différent de celui de ses contemporains. Même les disciples du Christ "s'étonnaient". Le pharisien chez qui la femme pécheresse était entrée pour répandre de l'huile parfumée sur les pieds de Jésus "se dit en lui-même : 'Si cet homme était prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu'elle est : une pécheresse'" Lc 7,39. Quant aux paroles du Christ : "Les publicains et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu" Mt 21,31, elles devaient susciter encore davantage de stupeur ou même provoquer une "sainte indignation" chez ses auditeurs tout pleins d'eux-mêmes.
Celui qui parlait et agissait ainsi faisait comprendre que "les secrets du Royaume" lui étaient tout à fait connus. Lui- même également "connaissait ce qu'il y avait dans l'homme" Jn 2,25, dans son être intime, dans son "coeur". Il était le témoin du dessein éternel de Dieu à l'égard de l'être humain créé par lui, homme et femme, à son image et à sa ressemblance. Il était également parfaitement conscient des conséquences du péché, de ce "mystère d'iniquité" à l'oeuvre dans le coeur de l'homme, y provoquant, comme un fruit amer, l'obscurcissement de l'image de Dieu. Qu'il est significatif le fait que, dans l'important entretien sur le mariage et son indissolubilité, Jésus fasse référence au "commencement" devant ses interlocuteurs qui connaissaient la Loi en professionnels : "les scribes" ! La question posée est celle du droit de l'"homme" de "répudier sa femme pour n'importe quel motif" Mt 19,3 ; et donc aussi du droit de la femme, de sa juste place dans le mariage, de sa dignité. Les interlocuteurs pensent avoir pour eux la législation de Moïse en vigueur en Israël : "Moïse a prescrit de donner un acte de divorce quand on répudie" Mt 19,7. Jésus répond : "C'est en raison de votre dureté de coeur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; mais dès l'origine il n'en fut pas ainsi" Mt 19,8. Jésus se réfère au "commencement", à la création de l'être humain comme homme et comme femme, et à la disposition de Dieu qui a pour fondement le fait que tous les deux ont été créés "à son image et à sa ressemblance". C'est pourquoi, lorsque l'homme "quitte son père et sa mère" pour s'attacher à sa femme, au point que les deux deviennent "une seule chair", la loi qui vient de Dieu lui-même demeure en vigueur : "Ce que Dieu a uni, l'homme ne doit point le séparer" Mt 19,6.
Le principe de cet "ethos", inscrit depuis le début dans la réalité de la création, est maintenant confirmé par le Christ à l'encontre de la tradition qui était discriminatoire à l'égard de la femme. Dans cette tradition, c'était l'homme qui "dominait" sans tenir suffisamment compte de la femme et de la dignité que l'"ethos" de la création a mis à la base des rapports réciproques des deux personnes unies dans le mariage. Cet "ethos" est rappelé et confirmé par les paroles du Christ: c'est l'"ethos" de l'Evangile. et de la Rédemption.
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Quand on parcourt les pages de l'Evangile, un grand nombre de femmes, diverses par l'âge et la condition, défilent sous nos yeux. Nous rencontrons des femmes atteintes par la maladie ou par les souffrances physiques, comme la femme qui avait "un esprit qui la rendait infirme ; elle était toute courbée et ne pouvait absolument pas se redresser" Lc 13,11, comme la belle-mère de Simon qui était "au lit avec la fièvre" Mc 1,30, ou comme la femme "atteinte d'un flux de sang" Mc 5,25-34 qui ne pouvait toucher personne parce qu'on estimait qu'à son contact l'homme devenait "impur". Chacune d'elles fut guérie, et la dernière, l'hémorroïsse, qui toucha le manteau de Jésus "dans la foule" Mc 5,27, fut louée par lui pour sa grande foi : "Ta foi t'a sauvée" Mc 5,34. Il y a aussi la fille de Jaïre que Jésus ramène à la vie en s'adressant à elle avec tendresse : "Fillette, je te le dis, lève-toi !" Mc 5,41. C'est encore la veuve de Naïm, dont Jésus ramène le fils unique à la vie en joignant à son geste l'expression d'une affectueuse compassion : il "eut pitié d'elle et lui dit : "Ne pleure pas" Lc 7,13. Enfin c'est la Cananéenne, une femme qui s'attire de la part du Christ des paroles d'estime particulière pour sa foi, son humilité et la grandeur d'âme dont seul un coeur de mère est capable : "O femme,, grande est ta foi ! Qu'il advienne selon ton désir.! " . La femme cananéenne demandait la guérison de sa fille.
Parfois les femmes que Jésus rencontrait, et qui recevaient de lui des grâces abondantes, l'accompagnaient alors qu'il parcourait avec ses disciples villes et villages annonçant l'Evangile du Royaume de Dieu ; et "elles les assistaient de leurs biens". L'Evangile nomme, entre autres, Jeanne, femme de l'intendant d'Hérode, Suzanne et "plusieurs autres" Lc 8,1-3.
Des figures de femmes apparaissent parfois dans les paraboles dont Jésus de Nazareth illustrait la vérité sur le Royaume de Dieu à l'adresse de ses auditeurs. C'est le cas des paraboles de la drachme perdue Lc 15,8-10, du levain Mt 13,33, des vierges sages et des vierges folles Mt 25,1-13. Le récit de l'obole de la veuve est particulièrement éloquent. Alors que "les riches ... mettaient leurs offrandes dans le trésor..., une veuve indigente y mit deux piécettes". Jésus dit alors : "Cette pauvre veuve a mis plus qu'eux tous...; elle, de son indigence, a mis tout ce qu'elle avait pour vivre" Lc 21,1-4. Jésus la donne ainsi en exemple à tous et il la défend parce que, dans le système social et juridique de ce temps, les veuves étaient totalement sans défense Lc 18,1-7.
Dans tout l'enseignement de Jésus, et aussi dans son comportement, on ne trouve rien qui reflète la discrimination de la femme habituelle à son époque. Au contraire, ses paroles et ses actes expriment toujours le respect et l'honneur dus à la femme. La femme courbée est appelée "fille d'Abraham" Lc 13,16, alors que dans toute la Bible le titre de "fils d'Abraham" n'est attribué qu'aux hommes. Parcourant le chemin de Croix jusqu'au Golgotha, Jésus dira aux femmes : "Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi" Lc 23,28. Cette façon de parler des femmes et aux femmes, ainsi que la façon de les traiter, constitue clairement une "nouveauté" par rapport aux moeurs prévalant alors.
C'est encore plus manifeste quand il s'agit de ces femmes que l'opinion désignait couramment avec mépris comme des pécheresses, des pécheresses publiques et des adultères. Par exemple, la Samaritaine, à qui Jésus déclare : "En réalité, tu as eu cinq maris et l'homme que tu as maintenant n'est pas ton mari". Et elle, comprenant qu'il connaissait les secrets de sa vie, reconnaît en lui le Messie et court l'annoncer à ses compatriotes. Le dialogue qui précède cette reconnaissance est un des plus beaux de l'Evangile Jn 4,7-27.
Une autre pécheresse publique, malgré la réprobation encourue dans l'opinion commune, entre dans la maison du pharisien pour répandre de l'huile parfumée sur les pieds de Jésus. Celui-ci dira d'elle à son hôte scandalisé par ce geste : "Ses nombreux péchés lui sont remis, parce qu'elle a montré beaucoup d'amour" Lc 7,37-47.
Enfin, voici le cas peut-être le plus éloquent on amène à Jésus une femme surprise en adultère. A la question provocatrice: Dans la Loi Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Toi donc, que dis tu ? ". Jésus répond "Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre". Dans cette réponse la densité de vérité était telle qu'"ils se retirèrent un à un, à commencer par les plus vieux". Seuls demeurent Jésus et la femme. "Où sont-ils ? Personne ne t'a condamnée ?" -"Personne, Seigneur"-. "Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, désormais, ne pèche plus" Jn 8,3-11.
Ces épisodes constituent un tableau d'ensemble très transparent. Le Christ est celui qui "sait ce qu'il y a dans l'homme" Jn 2,25, dans l'homme et la femme. Il connaît la dignité de l'homme, sa valeur aux yeux de Dieu. Par son être même, le Christ confirme pour toujours cette valeur. Tout ce qu'il dit et tout ce qu'il fait a son accomplissement définitif dans le mystère pascal de la Rédemption. L'attitude de Jésus à l'égard des femmes rencontrées sur son chemin au cours de son ministère messianique est le reflet de l'éternel dessein de Dieu qui, en créant chacune d'elles, la choisit et l'aime dans le Christ Ep 1,1-5. C'est pourquoi chacune est cette "seule créature sur terre que Dieu ait voulu pour elle- même". Chacune reçoit également en héritage, dès le commencement, la dignité de personne en tant que femme. Jésus de Nazareth confirme cette dignité, il la rappelle, la renouvelle, en fait une composante du message de l'Evangile et de la Rédemption pour lequel il est envoyé dans le monde. Il faut donc introduire dans la dimension du mystère pascal chacune des paroles ou chacun des gestes du Christ à l'égard des femmes. Tout s'explique bien ainsi.
1988 Mulieris Dignitatem 8