1961 Mater et Magistra



MATER ET MAGISTRA



15 MAI 1961


Lettre encyclique aux Vénérables Frères, Patriarches, Primats, Archevêques, Evêques et autres Ordinaires en paix et communion avec le Siège Apostolique, à tout le clergé et aux fidèles du monde entier: des plus récents développements de la question sociale étudiés à la lumière des principes chrétiens.


VENERABLES FRERES ET CHERS FILS


Salut et Bénédiction apostolique


1
MERE ET EDUCATRICE de tous les peuples, l'Eglise universelle a été instituée par Jésus-Christ pour que tous les hommes au long des siècles trouvent en son sein et dans son amour la plénitude d'une vie plus élevée et la garantie de leur salut.

2
A cette Eglise, "colonne et fondement de vérité"
1Tm 3,15 son saint fondateur a confié une double tâche: engendrer des fils, les éduquer et les diriger, en veillant avec une providence maternelle sur la vie des individus et des peuples, dont elle a toujours respecté et protégé avec soin la dignité.

3
Le christianisme, en effet, rejoint la terre au ciel, en tant qu'il prend l'homme dans sa réalité concrète, esprit et matière, intelligence et volonté, et l'invite à élever sa pensée des conditions changeantes de la vie terrestre vers les cimes de la vie éternelle, dans un accomplissement sans fin de bonheur et de paix.

4
Bien que le rôle de la sainte Eglise soit d'abord de sanctifier les âmes et de les faire participer au bien de l'ordre surnaturel, elle est cependant soucieuse des exigences de la vie quotidienne des hommes, en ce qui regarde leur subsistance et leurs conditions de vie, mais aussi la prospérité et la civilisation dans ses multiples aspects et aux différentes époques.

5
Réalisant tout cela, la sainte Eglise met en pratique le commandement de son Fondateur, le Christ, qui fait allusion surtout au salut éternel de l'homme lorsqu'il dit: "Je suis la Voie, la Vérité et la Vie"
Jn 14,6 et: "Je suis la Lumière du monde" Jn 8,12, mais qui ailleurs, regardant la foule affamée, s'écrie gémissant: "J'ai compassion de cette foule" Mc 8,2; donnant ainsi la preuve qu'il se préoccupe également des exigences terrestres des peuples. Par ses paroles, mais aussi par les exemples de sa vie, le divin Rédempteur manifesta ce souci quand, pour apaiser la faim de la foule, il multiplia plusieurs fois le pain d'une façon miraculeuse. Et par ce pain donné en nourriture du corps, il voulut annoncer cette nourriture céleste des âmes qu'il allait donner aux hommes la veille de sa Passion.

6
Rien d'étonnant donc à ce que l'Eglise catholique, à l'imitation et au commandement du Christ, pendant deux mille ans, de l'institution des diacres antiques jusqu'à nos jours, ait constamment tenu très haut le flambeau de la charité, par ses commandements, mais aussi par ses innombrables exemples; cette charité, en harmonisant les préceptes de l'amour mutuel et leur pratique, réalise admirablement le commandement de ce double don, qui résume la doctrine et l'action sociale de l'Eglise.

7
C'est donc comme un témoin remarquable de la doctrine et de l'action exercée par l'Eglise au long des siècles que l'on peut, sans aucun doute, considérer l'immortelle encyclique Rerum novarum (Acta Leonis XIII, XI 1891), promulguée il y a soixante-dix ans par Notre Prédécesseur de vénérée mémoire, Léon XIII, pour énoncer les principes grâce auxquels on pourrait résoudre d'une manière chrétienne la question ouvrière.

8
Rarement comme alors, la parole d'un Pape eut une résonance aussi universelle par la profondeur et l'ampleur des sujets traités non moins que par leur puissance de choc. En réalité, ces orientations et ces rappels de doctrine eurent une telle importance que jamais ils ne pourront tomber dans l'oubli. Une voie nouvelle s'ouvrit à l'action de l'Eglise. Le Pasteur suprême, faisant siennes les souffrances, les plaintes et les aspirations des humbles et des opprimés, une fois de plus se dressa comme le protecteur de leurs droits.

9
Et aujourd'hui, même après un temps si long, l'actualité de ce message est encore réelle. Elle l'est dans les documents des Papes qui ont succédé à Léon XIII, et qui, dans leur enseignement social, se réclament continuellement de l'encyclique léonine, tantôt pour y prendre leur inspiration, tantôt pour en éclairer la portée, toujours pour fournir encouragement à l'action des catholiques; elle l'est également dans l'organisation même des peuples. Voilà la preuve que les principes approfondis avec soin, les directives historiques et les monitions paternelles contenues dans la magistrale encyclique de Notre Prédécesseur conservent encore aujourd'hui leur valeur et même suggèrent des normes nouvelles et actuelles grâce auxquelles les hommes soient à même de mesurer le contenu de la question sociale, comme elle se présente aujourd'hui, et se décident à prendre leurs responsabilités.




Première Partie



LES ENSEIGNEMENTS DE L'ENCYCLIQUE "RERUM NOVARUM"



ET SES DEVELOPPEMENTS OPPORTUNS DANS LE MAGISTERE



DE PIE XI ET DE PIE XII



L'EPOQUE DE L'ENCYCLIQUE RERUM NOVARUM

10
Léon XIII parla à une époque de transformations radicales, de contrastes accusés et d'âpres révoltes. Les ombres de ce temps-là nous font d'autant mieux apprécier la lumière qui émane de son enseignement.

11
Comme on le sait, la conception du monde économique alors la plus répandue et traduite le plus communément dans les faits était une conception naturaliste, qui nie tout lien entre morale et économie. Le motif unique de l'activité économique, affirmait-on, est l'intérêt individuel. La loi suprême qui règle les rapports entre les facteurs économiques est la libre concurrence illimitée. L'intérêt du capital, le prix des biens et services, le profit et le salaire sont exclusivement et automatiquement déterminés par les lois du marché. L'Etat doit s'abstenir de toute intervention dans le domaine économique. Les syndicats, suivant les pays, sont interdits, ou tolérés, ou considérés comme personnes juridiques de droit privé.

12
Dans un monde économique ainsi conçu, la loi du plus fort trouvait sa pleine justification sur le plan théorique et l'emportait dans les rapports concrets entre les hommes. Il en résultait un ordre social radicalement bouleversé.

13
Tandis que d'immenses richesses s'accumulaient entre les mains de quelques-uns, les masses laborieuses se trouvaient dans des conditions de gêne croissante: salaires insuffisants, ou de famine, conditions de travail épuisantes et sans aucun égard pour la santé physique, les moeurs et la foi religieuse inhumaines surtout les conditions de travail auxquelles étaient soumis les enfants et les femmes; spectre du chômage toujours menaçant; la famille livrée à un processus de désintégration.

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En conséquence, les classes laborieuses étaient en proie à une insatisfaction profonde; l'esprit de protestation et de révolte s'insinuait, se développait parmi elles. Ce qui explique la grande faveur que trouvaient dans ces classes des théories extrémistes proposant des remèdes pires que les maux.


LES VOIES DE LA RECONSTRUCTION

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Dans ce chaos, il échut à Léon XIII de publier son message social, basé sur la nature humaine et pénétré des principes et de l'esprit de l'Evangile; message qui, dès son apparition, suscita, même au milieu d'oppositions bien compréhensibles, l'admiration universelle et l'enthousiasme.

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Ce n'était certes pas la première fois que le Siège apostolique s'occupait des intérêts matériels pour prendre la défense des humbles. D'autres documents du même Léon XIII avaient déjà aplani la route; mais cette fois étaient formulées une synthèse organique des principes et une perspective historique tellement vaste qu'elles firent de l'encyclique Rerum novarum une Somme catholique en matière économique et sociale.

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Ce ne fut pas un acte dépourvu de courage. Tandis que certains osaient accuser l'Eglise catholique de se borner, devant la question sociale, à prêcher la résignation aux pauvres et exhorter les riches à la générosité, Léon XIII n'hésita pas à proclamer et à défendre les droits légitimes de l'ouvrier.

18
S'apprêtant à exposer les principes de la doctrine catholique dans le domaine social, il déclarait solennellement: "C'est avec assurance que Nous abordons ce sujet, et dans toute la plénitude de Notre droit; car la question qui s'agite est d'une nature telle, qu'à moins de faire appel à la religion et à l'Eglise, il est impossible de lui trouver jamais une solution efficace" (Rerum Novarum n. 13)

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Ils vous sont bien connus, vénérables Frères, ces principes de base que l'immortel Pontife exposait avec une clarté égale à l'autorité et selon lesquels doit être réorganisé le secteur économique et social de la société humaine.

20
Ceux-ci concernent d'abord le travail, qui doit être traité non plus comme une marchandise, mais comme une expression de la personne humaine. Pour la grande majorité des hommes, le travail est la source unique d'où ils tirent leurs moyens de subsistance. En conséquence, sa rétribution ne peut pas être abandonnée au jeu automatique des lois du marché. Elle doit, au contraire, être déterminée selon la justice et l'équité, qui, autrement, resteraient profondément lésées, même si le contrat de travail avait été arrêté en toute liberté entre les parties. La propriété privée même des biens de production est un droit naturel que l'Etat ne peut supprimer. Elle comporte une fonction sociale intrinsèque; elle est donc un droit exercé à l'avantage personnel du possédant et dans l'intérêt d'autrui.

21
L'Etat, dont la raison d'être est la réalisation du bien commun dans l'ordre temporel, ne peut rester absent du monde économique; il doit être présent pour y promouvoir avec opportunité la production d'une quantité suffisante de biens matériels, "dont l'usage est nécessaire à l'exercice de la vertu" (St Thomas d'Aquin, du gouvernement royal), et pour protéger les droits de tous les citoyens, surtout des plus faibles, comme les ouvriers, les femmes et les enfants. C'est également son devoir inflexible de contribuer activement à l'amélioration des conditions de vie des ouvriers.

22
C'est, en outre, le devoir de l'Etat de veiller à ce que les relations de travail se développent en justice et équité, que dans les milieux de travail la dignité de la personne humaine, corps et esprit, ne soit pas lésée. A cet égard, l'encyclique de Léon XIII marque les traits dont s'est inspirée la législation sociale des Etats contemporains; traits, comme l'observait déjà Pie XI dans l'encyclique Quadragesimo anno (AAS XXIII, 1931 Par. 30), qui ont contribué efficacement à l'apparition et au développement d'une nouvelle branche du droit, "le droit du travail".

23
Aux travailleurs, affirme encore l'encyclique, on reconnaît le droit naturel de créer des associations pour ouvriers seuls ou pour ouvriers et patrons, comme aussi le droit de leur donner la structure organique qu'ils estimeront la plus apte à la poursuite de leurs intérêts légitimes, économiques et professionnels, et le droit d'agir d'une manière autonome, de leur propre initiative, à l'intérieur de ces associations, en vue de la poursuite de leurs intérêts.

24
Les ouvriers et les employeurs doivent régler leurs rapports en s'inspirant du principe de la solidarité humaine et de la fraternité chrétienne, puisque tant la concurrence au sens du libéralisme économique que la lutte des classes dans le sens marxiste sont contre nature et opposées à la conception chrétienne de la vie. Voilà, vénérables Frères, les principes fondamentaux sur lesquels repose un ordre économique et social qui soit sain.

25
Nous ne devons donc pas nous étonner si les catholiques les plus éminents, sensibles aux avertissements de l'encyclique, ont créé de multiples initiatives pour traduire ces principes dans les faits. Dans la même direction et sous l'impulsion des exigences objectives de la nature, des hommes de bonne volonté de tous les pays du monde se sont aussi mis en branle. C'est pourquoi, à bon droit, l'encyclique a été et continue à être reconnue comme la "grande charte" (AAS XXIII, 1931 Par. 42) de la reconstruction économique et sociale de l'époque moderne.


L'ENCYCLIQUE "QUADRAGESIMO ANNO"

26
Pie XI, Notre Prédécesseur de sainte mémoire, à quarante ans de distance, commémora l'encyclique Rerum novarum par un nouveau document solennel: l'encyclique Quadragesimo Anno. (AAS XXIII, 1931)

27
Dans ce document, le Souverain Pontife rappelle le droit et le devoir pour l'Eglise d'apporter sa contribution irremplaçable à l'heureuse solution des problèmes sociaux les plus graves et les plus urgents qui tourmentent la famille humaine. Il réaffirme les principes fondamentaux et les directives historiques de l'encyclique de Léon XIII. Il saisit, en outre, l'occasion de préciser quelques points de doctrine sur lesquels des doutes s'étaient élevés parmi les catholiques eux-mêmes et pour expliquer la pensée sociale chrétienne eu égard aux conditions nouvelles des temps. Les doutes exprimés concernaient spécialement la propriété privée, le régime des salaires, le comportement des catholiques en présence d'une forme de socialisme modéré.

28
Quant à la propriété privée, Notre Prédécesseur affirme à nouveau son caractère de droit naturel, accentue son aspect et sa fonction sociale.

29
A propos du régime des salaires, il rejette la thèse qui le déclare injuste par nature; il réprouve cependant les formes inhumaines et injustes selon lesquelles il est parfois pratiqué; redit et développe les normes dont il doit s'inspirer et les conditions auxquelles il doit satisfaire pour ne léser ni la justice ni l'équité.

30
En cette matière, indique clairement Notre Prédécesseur, il est opportun, étant donné les conditions actuelles, de tempérer le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société, de manière a ce que "les ouvriers et employés soient appelés à participer à la propriété de l'entreprise, à sa gestion, et, en quelque manière, aux profits qu'elle apporte" (AAS XXIII, 1931 Par. 72).

31
On doit considérer de la plus haute importance doctrinale et pratique l'affirmation selon laquelle il est impossible "d'estimer le travail à sa juste valeur et de lui attribuer une exacte rémunération si l'on néglige de prendre en considération son aspect à la fois individuel et social" (AAS XXIII, 1931 Par. 75)

32
En conséquence, pour déterminer la rémunération du travail, la justice exige, déclare le Pape, que l'on tienne compte non seulement des besoins des travailleurs et de leurs responsabilités familiales, mais aussi de la situation de l'entreprise où les ouvriers apportent leur travail, et des exigences de l'économie générale. (AAS XXIII, 1931 Par. 79-82)

33
Entre le communisme et le christianisme, le Pape rappelle que l'opposition est radicale. Il ajoute qu'on ne peut admettre en aucune manière que les catholiques donnent leur adhésion au socialisme modéré; soit parce qu'il est une conception de vie close sur le temporel, dans laquelle le bien-être est considéré comme objectif suprême de la société; soit parce qu'il poursuit une organisation sociale de la vie commune au seul niveau de la production, au grand préjudice de la liberté humaine; soit parce qu'en lui fait défaut tout principe de véritable autorité sociale.

34
Mais il n'échappe pas à Pie XI que depuis la promulgation de l'encyclique de Léon XIII, en quarante ans, la situation historique a profondément évolué. De fait, la libre concurrence, en vertu d'une logique interne, avait fini par se détruire elle-même ou presque; elle avait conduit à une grande concentration de la richesse et à l'accumulation d'un pouvoir économique énorme entre les mains de quelques hommes, "qui d'ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants d'un capital qu'ils administrent à leur gré" (AAS XXIII, 1931 Par. 113).

35
Entre temps, comme observe avec perspicacité le Souverain Pontife, "à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L'appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle" (AAS XXIII, 1931 Par. 117) déterminant l'asservissement des pouvoirs publics aux intérêts de groupes et aboutissant à l'hégémonie internationale de l'argent.

36
Pour porter remède à cette situation, le Pasteur suprême indique, comme principes fondamentaux, une nouvelle insertion du monde économique dans l'ordre moral et la poursuite des intérêts, individuels ou de groupes, dans la sphère du bien commun. Ceci comporte, selon son enseignement, le remaniement de la vie en commun moyennant la reconstruction des corps intermédiaires autonomes, à but économique et professionnel, non imposés par l'Etat, mais créés spontanément par leurs membres; la reprise de l'autorité par les pouvoirs publics pour assurer les tâches qui leur reviennent dans la réalisation du bien commun; la collaboration économique sur le plan mondial entre communautés politiques.

37
Mais deux thèmes fondamentaux caractérisent la magistrale encyclique de Pie XI et s'imposent à notre considération.

38
Le premier interdit absolument de prendre comme règle suprême des activités et des institutions du monde économique, soit l'intérêt individuel ou d'un groupe, soit la libre concurrence, soit l'hégémonie économique, soit le prestige ou la puissance de la nation, soit d'autres normes du même genre.

39
On doit, au contraire, considérer comme règles suprêmes de ces activités et des institutions la justice et la charité sociales.

40
Le second thème recommande la création d'un ordre juridique, national et international, doté d'institutions stables, publiques et privées, qui s'inspire de la justice sociale et auquel doit se conformer l'économie; ainsi les facteurs économiques auront moins de difficultés à s'exercer en harmonie avec les exigences de la justice dans le cadre du bien commun.


LE RADIOMESSAGE DE LA PENTECOTE 1941

41
Pie XII, Notre Prédécesseur de vénérée mémoire, a beaucoup contribué, lui aussi, à définir et à développer la doctrine sociale chrétienne. Le 1er juin 1941, en la fête de Pentecôte, il transmettait un message radiophonique "pour attirer l'attention du monde catholique sur un anniversaire qui mérite d'être inscrit en lettres d'or dans les fastes de l'Eglise - le cinquantenaire de la publication, le 15 mai 1891, de l'encyclique sociale fondamentale de Léon XIII, Rerum novarum (AAS XXXIII, 1941) - ... et pour rendre à Dieu tout- puissant... d'humbles actions de grâces pour le don accordé... à l'Eglise avec cette encyclique de son Vicaire ici-bas, et pour le louer du souffle de l'Esprit régénérateur qui, par elle, s'est répandu depuis lors et n'a cessé de croître sur l'humanité entière (AAS XXXIII, 1941)

42
Dans son message radiophonique, le grand Pontife revendique "l'incontestable compétence de l'Eglise... pour juger si les bases d'une organisation sociale donnée sont conformes à l'ordre immuable des choses que Dieu, Créateur et Rédempteur, a manifesté par le droit naturel et la Révélation" (AAS XXXIII, 1941). Il réaffirme l'immortelle vitalité des enseignements de l'encyclique Rerum novarum et leur fécondité inépuisable; il saisit cette occasion "pour rappeler les principes directifs de la morale sur trois valeurs fondamentales de la vie sociale et économique... Ces trois éléments fondamentaux qui s'entrecroisent, s'unissent et s'appuient mutuellement sont: l'usage des biens matériels, le travail, la famille" (AAS XXXIII, 1941).

43
En ce qui concerne l'usage des biens matériels, Notre Prédécesseur affirme que le droit qu'a tout homme d'user de ces biens pour son entretien est prioritaire par rapport à tout autre droit de nature économique; et même par rapport au droit de propriété. Certes, ajoute Notre Prédécesseur, le droit de propriété des biens est aussi un droit naturel; cependant, selon l'ordre objectif établi par Dieu, le droit de propriété doit être délimité de manière à ne pas mettre obstacle à "l'imprescriptible exigence que les biens, créés par Dieu pour tous les hommes, soient équitablement à la disposition de tous, selon les principes de la justice et de la charité" - (AAS XXXIII, 1941).

44
Au sujet du travail, reprenant un thème que l'on retrouve dans l'encyclique de Léon XIII, Pie XII rappelle qu'il est en même temps un devoir et un droit de chaque être humain. C'est, en conséquence, aux hommes en premier lieu qu'il revient de régler leurs rapports mutuels de travail. C'est uniquement dans le cas où les intéressés ne remplissent pas ou ne peuvent pas remplir leur tâche qu'il "entre dans les attributions de l'Etat d'intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris" (AAS XXXIII, 1941).

45
Pour ce qui regarde la famille, le Souverain Pontife affirme que la propriété privée des biens matériels doit être considérée comme l'"espace vital de la famille", c'est-à-dire comme un moyen apte "à assurer au père de famille la saine liberté dont il a besoin pour pouvoir remplir les devoirs que le Créateur lui a assignés, pour le bien-être physique, spirituel et religieux de la famille" (AAS XXXIII, 1941).

46
Cela comporte aussi pour la famille le droit à l'émigration. Sur ce point, Notre Prédécesseur relève que lorsque les Etats, ceux qui permettent l'émigration comme ceux qui accueillent de nouveaux sujets, mettent tout en oeuvre pour éliminer ce qui "pourrait empêcher la naissance ou le développement d'une vraie confiance" (AAS XXXIII, 1941) entre eux, ils obtiendront un avantage mutuel et contribueront ensemble à l'accroissement du bien-être de l'humanité comme au progrès de la culture.


DERNIERS CHANGEMENTS

47
La situation déjà bien évoluée au moment de la commémoration faite par Pie XII a encore subi en vingt ans de profondes transformations, soit à l'intérieur des Etats, soit dans leurs rapports mutuels.

48
Dans le domaine scientifique, technique et économique: la découverte de l'énergie nucléaire, ses premières applications à des buts de guerre, son utilisation croissante pour des fins pacifiques; les possibilités illimitées offertes à la chimie par les produits synthétiques; l'extension de l'automation dans le secteur industriel et dans celui des services; la modernisation du secteur agricole; l'abolition presque complète de la distance dans les communications grâce surtout à la radio et à la télévision; la rapidité croissante des transports; le début de la conquête des espaces interplanétaires.

49
Dans le domaine social: le développement des assurances sociales et, dans certains pays économiquement mieux développés, l'instauration des régimes de sécurité sociale; la formation et l'extension, dans les mouvements syndicaux, d'une attitude de responsabilité vis-à-vis des principaux problèmes économiques et sociaux; une élévation progressive de l'instruction de base, un bien-être toujours plus répandu; une plus grande mobilité dans la vie sociale et la réduction des barrières entre les classes l'intérêt de l'homme de culture moyenne pour les événements quotidiens de portée mondiale. En outre, l'augmentation de l'efficacité des régimes économiques dans un nombre croissant de pays met mieux en relief le déséquilibre économique et social entre le secteur agricole d'une part et le secteur de l'industrie et des services d'autre part, entre les régions d'économie développée et les régions d'économie moins développée à l'intérieur de chaque pays; et, sur le plan mondial, le déséquilibre économique et social encore plus flagrant entre les pays économiquement développés et les pays en voie de développement économique.

50
Dans le domaine politique: la participation à la vie publique d'un plus grand nombre de citoyens d'origine sociale variée, en de nombreux pays; l'extension et la pénétration de l'action des pouvoirs publics dans le domaine économique et social. A cela s'ajoute sur le plan international le déclin des régimes coloniaux et la conquête de l'indépendance politique de la part des peuples d'Asie et d'Afrique; la multiplication et la complexité des rapports entre peuples; l'approfondissement de leur interdépendance; la naissance et le développement d'un réseau toujours plus dense d'organismes à la dimension du monde qui tendent à s'inspirer de critères supranationaux: des organismes à buts économiques, sociaux, culturels et politiques.


THEMES DE LA NOUVELLE ENCYCLIQUE

51
C'est pourquoi Nous aussi Nous éprouvons le devoir de maintenir vive la flamme allumée par Nos Prédécesseurs et d'exhorter tous les hommes à en tirer élan et lumière pour résoudre la question sociale d'une manière plus adaptée à notre temps.

52
Ainsi donc, en commémorant solennellement l'encyclique de Léon XIII, Nous sommes heureux de saisir l'occasion de rappeler et de préciser des points de doctrine qui ont déjà été exposés par Nos Prédécesseurs et en même temps d'expliquer la pensée de l'Eglise du Christ sur les nouveaux et les plus importants problèmes du moment.



Deuxième Partie



PRECISIONS ET DEVELOPPEMENTS APPORTES



AUX ENSEIGNEMENTS DE "RERUM NOVARUM"



INITIATIVE PERSONNELLE ET INTERVENTIONS DES POUVOIRS PUBLICS EN MATIERE ECONOMIQUE

53
Qu'il soit entendu avant toute chose que le monde économique résulte de l'initiative personnelle des particuliers, qu'ils agissent individuellement ou associés de manières diverses à la poursuite d'intérêts communs.

54
Toutefois, en vertu des raisons déjà admises par Nos Prédécesseurs, les pouvoirs publics doivent, d'autre part, exercer leur présence active en vue de dûment promouvoir le développement de la production, en fonction du progrès social et au bénéfice de tous les citoyens. Leur action a un caractère d'orientation, de stimulant, de suppléance et d'intégration. Elle doit être inspirée par le principe de subsidiarité (AAS XXIII 1931 Par. 86-88), formulé par Pie XI dans l'encyclique Quadragesimo Anno: "Il n'en reste pas moins indiscutable qu'on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale; de même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. L'objet naturel de toute intervention en matière sociale est d'aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber" (AAS XXIII 1931 Par. 86-87).

55
Il est vrai que de nos jours le développement des sciences et des techniques de production offre aux pouvoirs publics de plus amples possibilités de réduire les déséquilibres entre les divers secteurs de production, entre les différentes zones à l'intérieur des communautés politiques, entre les divers pays sur le plan mondial. Il permet aussi de limiter les oscillations dans les alternances de la conjoncture économique, de faire front aux phénomènes de chômage massif, avec la perspective de résultats positifs. En conséquence, les pouvoirs publics, responsables du bien commun, ne peuvent manquer de se sentir engagés à exercer dans le domaine économique une action aux formes multiples, plus vaste, plus profonde, plus organique; à s'adapter aussi, dans ce but, aux structures, aux compétences, aux moyens, aux méthodes.

56
Mais il faut toujours rappeler ce principe: la présence de l'Etat dans le domaine économique, si vaste et pénétrante qu'elle soit, n'a pas pour but de réduire de plus en plus la sphère de liberté de l'initiative personnelle des particuliers, tout au contraire elle a pour objet d'assurer à ce champ d'action la plus vaste ampleur possible, grâce à la protection effective, pour tous et pour chacun, des droits essentiels de la personne humaine. Et il faut retenir parmi ceux-ci le droit qui appartient à chaque personne humaine d'être et demeurer normalement première responsable de son entretien et de celui de sa famille. Cela comporte que, dans tout système économique, soit permis et facilité le libre exercice des activités productrices.

57
Au reste, le développement même de l'histoire fait apparaître chaque jour plus clairement qu'une vie commune ordonnée et féconde n'est possible qu'avec l'apport, dans le domaine économique, tant des particuliers que des pouvoirs publics, apport simultané, réalisé dans la concorde, en des proportions qui répondent aux exigences du bien commun, eu égard aux situations changeantes et aux vicissitudes humaines.

58
Au fait, l'expérience enseigne que là où fait défaut l'initiative personnelle des individus surgit la tyrannie politique, mais languissent aussi les secteurs économiques orientés surtout à produire la gamme indéfinie des biens de consommation et services satisfaisant en plus des besoins matériels les exigences de l'esprit: biens et services qui engagent de façon spéciale le génie créateur des individus. Tandis que là où vient à manquer l'action requise de l'Etat, apparaît un désordre inguérissable, l'exploitation des faibles par les forts moins scrupuleux, qui croissent en toute terre et en tout temps, comme l'ivraie dans le froment.




LA "SOCIALISATION"


ORIGINE ET AMPLITUDE DU PHENOMENE


59
La "socialisation" est un des aspects caractéristiques de notre époque. Elle est une multiplication progressive des relations dans la vie commune; elle comporte des formes diverses de vie et d'activités associées et l'instauration d'institutions juridiques. Ce fait s'alimente à la source de nombreux facteurs historiques, parmi lesquels il faut compter les progrès scientifiques et techniques, une plus grande efficacité productive, un niveau de vie plus élevé des habitants.

60
La "socialisation" est à la fois cause et effet d'une intervention croissante des pouvoirs publics, même dans les domaines les plus délicats: soins médicaux, instruction et éducation des générations nouvelles, orientation professionnelle, méthodes de récupération et réadaptation des sujets diminués. Elle est aussi le fruit et l'expression d'une tendance naturelle, quasi incoercible, des humains: tendance à l'association en vue d'atteindre des objectifs qui dépassent les capacités et les moyens dont peuvent disposer les individus. Pareille disposition a donné vie, surtout en ces dernières décennies, à toute une gramme de groupes, de mouvements, d'associations, d'institutions, à buts économiques, culturels, sociaux, sportifs, récréatifs, professionnels, politiques, aussi bien à l'intérieur des communautés politiques que sur le plan mondial.



ESTIMATION

61
Il est clair que la "socialisation", ainsi comprise, apporte beaucoup d'avantages. En fait, elle permet d'obtenir la satisfaction de nombreux droits personnels, en particulier ceux qu'on appelle économiques et sociaux. Par exemple, le droit aux moyens indispensables à un entretien vraiment humain, aux soins médicaux, à une instruction de base plus élevée, à une formation professionnelle plus adéquate, au logement, au travail, à un repos convenable, à la récréation. En outre, grâce à une organisation de plus en plus parfaite des moyens modernes de diffusion de la pensée - presse, cinéma, radio, télévision - il est loisible à toute personne de participer aux vicissitudes humaines sur un rayon mondial.

62
Par contre, la "socialisation" multiplie les méthodes d'organisation, et rend de plus en plus minutieuse la réglementation juridique des rapports humains, en tous domaines. Elle réduit en conséquence le rayon d'action libre des individus. Elle utilise des moyens, emploie des méthodes, crée des ambiances qui rendent difficile pour chacun une pensée indépendante des influences extérieures, une action d'initiative propre, l'exercice de sa responsabilité, l'affirmation et l'enrichissement de sa personne. Faut-il conclure que la "socialisation", croissant en amplitude et profondeur, transformera nécessairement les hommes en automates? A cette question, il faut répondre négativement.

63
Il ne faut pas considérer la "socialisation" comme le résultat de forces naturelles mues par un déterminisme. Elle est, au contraire, comme nous l'avons noté, oeuvre des hommes, êtres conscients, libres, portés par nature à agir comme responsables, même s'ils sont tenus, dans leur action, à reconnaître et respecter les lois du développement économique et du progrès social, s'ils ne peuvent se soustraire entièrement à la pression de l'ambiance.

64
Aussi bien concluons-Nous que la "socialisation" peut et doit être réalisée de manière à en tirer les avantages qu'elle comporte, et conjurer ou comprimer ses effets négatifs.

65
Dans ce but, il est requis que les hommes investis d'autorité publique soient animés par une saine conception du bien commun. Celui-ci comporte l'ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans les hommes le développement intégral de leur personnalité. Nous estimons, en outre, nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses, par lesquelles surtout s'exprime et se réalise la "socialisation", jouissent d'une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu'ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapports de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun.

66
Il n'est pas moins nécessaire que ces corps sociaux se présentent en forme de vraie communauté; cela signifie que leurs membres seront considérés et traités comme des personnes, stimulés à participer activement à leur vie.

67
Les organisations de la société contemporaine se développent et l'ordre s'y réalise de plus en plus, grâce à un équilibre renouvelé: exigence d'une part de collaboration autonome apportée par tous, individus et groupes; d'autre part, coordination en temps opportun et orientation venue des pouvoirs publics.

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Si la "socialisation" s'exerçait dans le domaine moral suivant les lignes indiquées, elle ne comporterait pas par nature de périls graves d'étouffement aux dépens des particuliers. Elle favoriserait, au contraire, le développement en eux des qualités propres à la personne. Elle réorganiserait même la vie commune, telle que Notre Prédécesseur Pie XI la préconisait dans l'encyclique Quadragesimo Anno (AAS XXIII, 1931 Par. 147) comme condition indispensable en vue de satisfaire aux exigences de la justice sociale.



1961 Mater et Magistra