2001 Novo millenio ineunte



LETTRE APOSTOLIQUE

NOVO MILLENNIO INEUNTE



DU PAPE JEAN-PAUL II

À L'ÉPISCOPAT, AU CLERGÉ ET AUX FIDÈLES

AU TERME DU GRAND JUBILÉ DE L'AN 2000¦


A mes Frères dans l'épiscopat,
aux prêtres et aux diacres, aux religieux et aux religieuses, à tous les fidèles laïcs.

1 Au début du nouveau millénaire, alors que s'achève le grand Jubilé au cours duquel nous avons célébré les deux mille ans écoulés depuis la naissance de Jésus et que s'ouvre pour l'Église une nouvelle étape de son chemin, dans notre coeur résonnent à nouveau les paroles par lesquelles Jésus, après avoir de la barque de Simon parlé aux foules, invita l'Apôtre à « avancer au large» pour pêcher: « Duc in altum» (Lc 5,4) . Pierre et ses premiers compagnons firent confiance à la parole du Christ et jetèrent leurs filets. « Et l'ayant fait, ils capturèrent une grande multitude de poissons» (Lc 5,6) .
Duc in altum! Cette parole résonne aujourd'hui pour nous et elle nous invite à faire mémoire avec gratitude du passé, à vivre avec passion le présent, à nous ouvrir avec confiance à l'avenir: « Jésus Christ est le même, hier et aujourd'hui, il le sera à jamais» (He 13,8) .
Cette année, grande a été la joie de l'Église, qui s'est adonnée à la contemplation du visage de son Époux et Seigneur. Plus que jamais, elle s'est fait peuple en marche, guidé par Celui qui est « le grand Pasteur des brebis» (He 13,20) . Avec un dynamisme extraordinaire, qui a entraîné nombre de ses membres, le peuple de Dieu, ici à Rome comme à Jérusalem et dans toutes les Églises locales, a passé la « Porte sainte» qui est le Christ. Vers lui, fin de l'histoire et unique Sauveur du monde, l'Église et l'Esprit ont crié « Marana tha - Viens, Seigneur Jésus» (cf. Ap 22,17 Ap 20 1Co 16,22) .
Il est impossible d'évaluer l'événement de grâce qui a atteint les consciences au cours de l'année. Mais il est certain qu'un « fleuve de vie», celui qui jaillit en permanence « du trône de Dieu et de l'Agneau» (cf. Ap 22,1) , s'est répandu sur l'Église. C'est l'eau de l'Esprit qui apaise la soif et qui renouvelle (cf. Jn 4,14) . C'est l'amour miséricordieux du Père qui, dans le Christ, nous a encore une fois été révélé et donné. Au terme de cette année, nous pouvons redire, avec une exultation renouvelée, l'antique chant d'action de grâce: « Rendez grâce au Seigneur: il est bon! Éternel est son amour» (Ps 118,1) .

2 C'est pourquoi je sens le besoin de m'adresser à vous qui m'êtes chers, pour partager le chant de la louange. Dès le début de mon pontificat, j'avais pensé à cette Année sainte 2000 comme à une échéance importante. J'avais vu dans cette célébration un rendez-vous providentiel où l'Église, trente-cinq ans après le Concile oecuménique Vatican II, serait invitée à s'interroger sur son renouvellement pour assumer avec un nouvel élan sa mission évangélisatrice.
Le Jubilé a-t-il correspondu à cette fin? Notre engagement, avec nos efforts généreux et nos immanquables faiblesses, est sous le regard de Dieu. Mais nous ne pouvons nous soustraire au devoir de la gratitude pour « les merveilles» que Dieu a accomplies pour nous. « Misericordias Domini in æternum cantabo» (
Ps 89,2) .
Mais en même temps ce qui s'est réalisé sous nos yeux demande à être reconsidéré et, en un sens, déchiffré, afin que nous écoutions ce que l'Esprit, tout au long de cette année si intense, a dit à l'Église (cf. Ap 2,7 Ap 11 Ap 17, etc.).

3 Et par-dessus tout, chers Frères et Soeurs, nous avons le devoir de nous projeter vers l'avenir qui nous attend. Très souvent, ces derniers mois, nous avons regardé vers le nouveau millénaire qui s'ouvre, vivant le Jubilé non seulement comme mémoire du passé mais aussi comme prophétie de l'avenir. Il faut maintenant mettre à profit la grâce reçue, la transformant en fermes propos et en lignes d'action concrètes. C'est là une tâche à laquelle je désire inviter toutes les Églises locales. En chacune d'entre elles, rassemblée autour de son évêque, dans l'écoute de la Parole, dans l'union fraternelle et dans la « fraction du pain» (cf. Ac 2,42) , est « vraiment présente et agissante l'Église du Christ, une, sainte, catholique et apostolique».1 C'est surtout dans la réalité de chaque Église que le mystère de l'unique peuple de Dieu prend la configuration qui fait qu'il s'adapte aux divers contextes et aux différentes cultures.
1) Conc. oecum. Vat. II, Décret sur la charge pastorale des évêques dans l'Église Christus Dominus, n. 11.


Cet enracinement de l'Église dans le temps et dans l'espace reflète, en dernière analyse, le mouvement même de l'Incarnation. Il est donc temps maintenant que chaque Église, en réfléchissant sur ce que l'Esprit a dit au peuple de Dieu durant cette année spéciale de grâce, et même durant la période plus longue qui va du Concile Vatican II au grand Jubilé, se livre à un examen de sa ferveur et trouve un nouvel élan pour son engagement spirituel et pastoral. C'est à cette fin que je désire offrir dans cette lettre, en conclusion de l'Année jubilaire, la contribution de mon ministère pétrinien, afin que l'Église resplendisse toujours davantage dans la variété de ses dons et dans l'unité de son chemin.



I LA RENCONTRE AVEC LE CHRIST,

HÉRITAGE DU GRAND JUBILÉ

4 « Nous te rendons grâce, Seigneur, Dieu Maître-de-tout» (Ap 11,17) . Dans la Bulle d'indiction du Jubilé, je souhaitais que la célébration du bimillénaire du mystère de l'Incarnation soit vécue comme « un chant unique, ininterrompu, de louange à la Trinité»2 et en même temps « comme un chemin de réconciliation et comme un signe d'espérance authentique pour ceux qui regardent le Christ et son Église».3 L'expérience de l'année jubilaire s'est justement modulée selon ces dimensions vitales, atteignant par moments une intensité qui nous a presque fait toucher du doigt la présence miséricordieuse de Dieu, de qui descend « tout don excellent, toute donation parfaite» (Jc 1,17) .
2) Bulle Incarnationis mysterium (29 novembre 1998), n. 3: AAS 91 (1999), p. 132; La Documentation catholique 95 (1998), p. 1052.
3) Ibid., n. 4: l.c., p. 133; La Documentation catholique, l.c., p. 1053.

Je pense tout d'abord à la dimension de la louange. C'est en effet de là que part toute réponse authentique de foi en la révélation de Dieu dans le Christ. Le christianisme est grâce; c'est la surprise d'un Dieu qui, non content de créer le monde et l'homme, s'est mis à la hauteur de sa créature et, « après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé par les prophètes, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par son Fils» (He 1,1-2) .
En ces jours! Oui, le Jubilé nous a fait sentir que deux mille ans d'histoire ont passé sans atténuer la fraîcheur de cet « aujourd'hui» par lequel les anges ont annoncé aux pasteurs l'événement merveilleux de la naissance de Jésus à Bethléem: « Aujourd'hui vous est né un Sauveur, dans la ville de David. Il est le Messie, le Seigneur» (Lc 2,11) . Deux mille ans ont passé, mais plus que jamais reste vivante la proclamation que Jésus a faite de sa propre mission dans la Synagogue de Nazareth devant ses compatriotes stupéfaits, s'appliquant à lui-même la prophétie d'Isaïe: « Cette parole de l'Écriture, que vous venez d'entendre, c'est aujourd'hui qu'elle s'accomplit» (Lc 4,21) . Deux mille ans ont passé, mais les pécheurs qui ont besoin de miséricorde - et qui n'en a pas besoin? - trouvent toujours une consolation dans cet « aujourd'hui» du salut qui, sur la Croix, ouvrit les portes du Règne de Dieu au larron repenti: « Amen, je te le déclare: aujourd'hui, avec moi, tu seras dans le Paradis» (Lc 23,43) .


La plénitude du temps

5 Il est certain que la coïncidence de ce Jubilé avec l'entrée dans un nouveau millénaire a favorisé, sans aucunement se livrer à des fantaisies millénaristes, la perception du mystère du Christ dans le vaste horizon de l'histoire du salut. Le christianisme est une religion insérée dans l'histoire! C'est en effet sur le terrain de l'histoire que Dieu a voulu établir une alliance avec Israël et préparer ainsi la naissance de son Fils du sein de Marie « dans la plénitude du temps» (Ga 4,4) . Considéré dans son mystère divin et humain, le Christ est le fondement et le centre de l'histoire, il en est le sens et le but ultime. C'est en effet par lui, Verbe et image du Père, que « tout a été fait» (Jn 1,3 cf. Col 1,15-16) . Son incarnation, qui a son sommet dans le mystère pascal et dans le don de l'Esprit, constitue le coeur vibrant du temps, l'heure mystérieuse où le Règne de Dieu s'est fait proche (cf. Mc 1,15) et même s'est enraciné dans notre histoire comme une semence destinée à devenir un grand arbre (cf. Mc 4,30-32) .
« Christ hier, Christ aujourd'hui, Christ demain, pour tous et toujours, tu es Dieu». Par ce chant mille fois répété, nous avons contemplé cette année le Christ tel que l'Apocalypse nous le présente: « L'Alpha et l'Oméga, le Premier et le Dernier, le commencement et la fin» (Ap 22,13) . Et tout en contemplant le Christ, nous avons adoré en même temps le Père et l'Esprit, la Trinité unique et indivise, mystère ineffable dans lequel tout a son origine et tout a son achèvement.


Purification de la mémoire

6 Afin que notre regard devienne plus pur pour contempler le mystère, cette Année jubilaire a été fortement marquée par la demande de pardon. Et cela s'est vérifié non seulement pour les personnes, qui se sont interrogées sur leur propre vie, afin d'implorer la miséricorde et d'obtenir le don spécial de l'indulgence, mais aussi pour l'Église entière, qui a voulu se rappeler les infidélités par lesquelles beaucoup de ses fils ont, au cours de l'histoire, jeté une ombre sur son visage d'Épouse du Christ.
Depuis longtemps, nous nous étions préparés à cet examen de conscience, sachant que l'Église, qui comprend en son sein des pécheurs, « est à la fois sainte et toujours appelée à se purifier».4 Des rencontres scientifiques nous ont aidés à identifier les aspects où l'esprit évangélique, au cours des deux premiers millénaires, n'a pas toujours brillé. Comment oublier l'émouvante liturgie du 12 mars 2000 où, dans la basilique Saint-Pierre, fixant mon regard sur le Crucifié, je me suis fait moi-même l'interprète de l'Église, demandant pardon pour le péché de tous ses fils? Cette « purification de la mémoire» a raffermi nos pas sur le chemin de l'avenir, nous rendant en même temps plus humbles et plus vigilants dans notre adhésion à l'Évangile.
4) Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. sur l'Église lumen gentium,
n. 8.


Les témoins de la foi

7 Toutefois, la vive conscience de la pénitence ne nous a pas empêchés de rendre gloire au Seigneur pour ce qu'il a fait au cours de tous les siècles, en particulier au cours du siècle que nous laissons derrière nous, assurant à son Église une vaste cohorte de saints et de martyrs. Pour certains d'entre eux, l'Année jubilaire a été également l'année de la béatification ou de la canonisation. Que ce soit chez des Papes bien connus de l'histoire ou chez d'humbles figures de laïcs et de religieux, d'un continent à l'autre de la terre, la sainteté s'est plus que jamais révélée comme la dimension qui exprime le mieux le mystère de l'Église. Message éloquent qui n'a pas besoin de paroles, elle représente d'une manière vivante le visage du Christ.
Par ailleurs, à l'occasion de l'Année sainte, on a fait beaucoup pour rassembler les précieuses mémoires des Témoins de la foi au vingtième siècle. Nous les avons évoqués le 7 mai 2000, avec les représentants des autres Églises et Communautés ecclésiales, dans le cadre suggestif du Colisée, symbole des persécutions antiques. C'est un héritage à ne pas perdre; il faut en faire l'objet d'une gratitude permanente et avoir un propos renouvelé d'imitation.


L'Église en marche

8 Comme s'ils marchaient sur les traces des saints, d'innombrables fils de l'Église se sont succédé ici à Rome, auprès des tombeaux des Apôtres, dans le désir de professer leur foi, de confesser leurs péchés et de recevoir la miséricorde qui sauve. Cette année, mes yeux n'ont pas seulement été impressionnés par les multitudes qui ont rempli la Place Saint-Pierre à l'occasion de nombreuses célébrations. Bien souvent, je me suis arrêté à regarder les longues files de pèlerins qui attendaient patiemment de pouvoir passer la Porte sainte. Je m'efforçais d'imaginer en chacun d'eux l'histoire d'une vie, faite de joie, d'inquiétudes, de souffrances; une histoire rejointe par le Christ et qui, dans le dialogue avec lui, reprenait son chemin d'espérance.
En observant le flux continuel des groupes, j'en retirais comme une image concrète de l'Église en marche, de cette Église située, comme le dit saint Augustin, « entre les persécutions du monde et les consolations de Dieu».5 Il ne nous est donné que d'observer le visage le plus extérieur de cet événement singulier. Qui peut mesurer les merveilles de grâce qui se sont réalisées dans les coeurs? Il convient de se taire et d'adorer, nous en remettant humblement à l'action mystérieuse de Dieu et chantant son amour sans fin: « Misericordias Domini in æternum cantabo!».
5) La Cité de Dieu, XVIII, 51, 2: PL 41, 614; cf. Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. sur l'Église Lumen gentium,
n. 8.


Les jeunes

9 Les nombreuses rencontres jubilaires ont rassemblé les catégories les plus diverses de personnes, enregistrant une participation vraiment impressionnante qui a parfois mis à dure épreuve les efforts des organisateurs et des animateurs, tant de l'Église que de la société civile. Je voudrais profiter de cette lettre pour exprimer à tous mes remerciements les plus cordiaux. Mais au-delà des chiffres, ce qui m'a ému bien souvent, c'est la constatation de l'engagement sérieux de prière, de réflexion, de communion, qui s'est généralement manifesté lors de ces rencontres.
Et comment ne pas rappeler spécialement la rencontre joyeuse et enthousiasmante des jeunes? S'il y a une image du Jubilé de l'An 2000 qui plus que d'autres restera vivante dans la mémoire, c'est bien certainement celle de la marée de jeunes avec lesquels j'ai pu établir une sorte de dialogue privilégié, fondé sur une sympathie réciproque et une entente profonde. Il en a été ainsi dès la bienvenue que je leur ai souhaitée Place Saint-Jean de Latran et Place Saint-Pierre. Je les ai vus ensuite essaimer à travers la ville, joyeux comme doivent l'être les jeunes, mais aussi réfléchis, désireux de prière, de « sens», d'amitié véritable. Il ne sera pas facile, ni pour eux-mêmes ni pour ceux qui les ont observés, d'effacer de leur mémoire cette semaine où Rome s'est fait « jeune avec les jeunes». Il ne sera pas possible d'oublier la célébration eucharistique de Tor Vergata.
Une fois encore, les jeunes se sont révélés pour Rome et pour l'Église un don spécial de l'Esprit de Dieu. Quand on regarde les jeunes, avec les problèmes et les fragilités qui les caractérisent dans la société contemporaine, on éprouve parfois une certaine tendance au pessimisme. Le Jubilé des jeunes nous a comme « pris à contre-pied», nous délivrant au contraire le message d'une jeunesse qui aspire profondément, malgré de possibles ambiguïtés, aux valeurs authentiques qui ont dans le Christ leur plénitude. Le Christ n'est-il pas le secret de la vraie liberté et de la joie profonde du coeur? Le Christ n'est-il pas l'ami suprême et en même temps l'éducateur de toute amitié authentique? Si le Christ est présenté aux jeunes avec son vrai visage, ils le voient comme une réponse convaincante et ils sont capables de recevoir son message, même s'il est exigeant et marqué par la Croix. C'est pourquoi, me laissant prendre par leur enthousiasme, je n'ai pas hésité à leur demander un choix radical de foi et de vie, leur indiquant une tâche merveilleuse: se faire les « veilleurs du matin» (cf.
Is 21,11-12) en cette aurore du nouveau millénaire.


Pèlerins des diverses catégories

10 Je ne peux évidemment pas m'étendre sur les détails de chaque événement jubilaire. Chacun d'eux a eu son caractère propre et a laissé son message non seulement à ceux qui y ont pris part directement, mais aussi à ceux qui en ont entendu parler ou qui y ont participé à distance à travers les médias. Mais comment ne pas évoquer l'atmosphère festive de la première grande rencontre consacrée aux enfants? Commencer par eux signifiait d'une certaine manière respecter l'avertissement de Jésus: « Laissez les petits enfants venir à moi» (Mc 10,14) . Cela signifiait plus encore peut-être refaire le geste qu'il avait accompli quand il « plaça au milieu d'eux» un enfant et en fit le symbole même de l'attitude à prendre si l'on veut entrer dans le Royaume de Dieu (cf. Mt 18,2-4) .
Ainsi, en un sens, c'est sur les traces des enfants que sont venues demander la miséricorde jubilaire les catégories les plus variées d'adultes: des personnes âgées aux malades et aux personnes handicapées, des travailleurs des usines et des champs aux sportifs, des artistes aux professeurs d'universités, des évêques et des prêtres aux personnes de vie consacrée, des hommes politiques aux journalistes et jusqu'aux militaires, venus redire le sens de leur service: un service de la paix.
Le rassemblement des travailleurs, qui s'est déroulé le 1er mai, date traditionnelle de la fête du travail, a eu beaucoup de souffle. Je leur ai demandé de vivre de la spiritualité du travail, à l'imitation de saint Joseph et de Jésus lui-même. Leur jubilé m'a en outre donné l'occasion de lancer une pressante invitation à assainir les déséquilibres économiques et sociaux existant dans le monde du travail, et à gérer avec décision les processus de la mondialisation économique en fonction de la solidarité et du respect dû à chaque personne humaine.
Les enfants, avec leur irrépressible allégresse, sont revenus pour le Jubilé des familles, où ils ont été désignés au monde comme le « printemps de la famille et de la société». Cette rencontre jubilaire a été vraiment éloquente: d'innombrables familles, provenant des diverses régions du monde, sont venues chercher avec une ferveur renouvelée la lumière du Christ sur le dessein originel de Dieu à leur égard (cf. Mc 10,6-8) . Elles se sont engagées à la manifester à une culture qui risque de perdre, d'une manière toujours plus préoccupante, le sens même du mariage et de l'institution familiale.
L'une des rencontres qui sont restées pour moi les plus émouvantes est celle que j'ai eue avec les prisonniers de Regina Cæli. J'ai lu dans leurs yeux la souffrance, mais aussi le repentir et l'espérance. Pour eux, le Jubilé a été à un titre tout à fait spécial une « année de miséricorde».
Enfin, dans les derniers jours de l'année, fort sympathique fut la rencontre avec le monde du spectacle, qui exerce une grande force d'attraction sur l'esprit des gens. J'ai rappelé aux personnes engagées dans ce secteur qu'elles ont la grande responsabilité de proposer, en même temps qu'un joyeux divertissement, des messages positifs, moralement sains, capables d'insuffler la confiance et l'amour de la vie.


Le Congrès eucharistique international

11 Dans la logique de cette Année jubilaire, le Congrès eucharistique international devait avoir une signification marquante. Et il l'a eue! Si l'Eucharistie est le sacrifice du Christ qui se rend présent parmi nous, sa présence réelle pouvait-elle ne pas être au centre de l'Année sainte consacrée à l'incarnation du Verbe? Voilà précisément pourquoi cette année fut envisagée comme une année « intensément eucharistique»,6 et c'est ainsi que nous avons essayé de la vivre. En faisant mémoire de la naissance du Fils, comment pouvait-on en même temps omettre la mémoire de sa Mère? Marie a été présente dans la célébration jubilaire, non seulement à l'occasion de congrès particulièrement significatifs, mais surtout au moment du grand acte de confiance par lequel, avec une bonne partie de l'épiscopat mondial, j'ai remis à ses soins maternels la vie des hommes et des femmes du nouveau millénaire.
6) Cf. Jean-Paul II, Lettre apost. Tertio millennio adveniente (10 novembre 1994),
n. 55: AAS 87 (1995), p. 38; La Documentation catholique 91 (1994), p. 1031.


La dimension oecuménique

12 On comprendra que j'en vienne spontanément à parler surtout du Jubilé vu du Siège de Pierre. Je n'oublie cependant pas que j'ai voulu moi-même que sa célébration ait lieu également et au même titre dans les Églises particulières, et c'est là que la plupart des fidèles ont pu obtenir les grâces spéciales, en particulier l'indulgence liée à l'Année jubilaire. Pourtant, il est significatif que beaucoup de diocèses aient senti le désir de venir également ici à Rome avec des groupes importants de fidèles. La Ville éternelle a ainsi fait apparaître une fois encore son rôle providentiel de lieu où les richesses et les dons de chaque Église, et même de chaque pays et de chaque culture, s'harmonisent dans la « catholicité», afin que l'unique Église du Christ manifeste d'une manière toujours plus éloquente son mystère de sacrement d'unité.7
7) Cf. Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. sur l'Église Lumen gentium,
n. 1.

J'avais aussi recommandé que, dans le programme de l'Année jubilaire, on réserve une attention particulière à la dimension oecuménique. Y a-t-il une meilleure occasion, pour encourager la marche vers la pleine communion, que la célébration commune de la naissance du Christ? Beaucoup d'efforts ont été accomplis à cette fin, et il reste le souvenir lumineux de la rencontre oecuménique dans la Basilique Saint-Paul, le 18 janvier 2000, quand, pour la première fois dans l'histoire, une Porte sainte a été ouverte conjointement par le Successeur de Pierre, par le Primat de la Communion anglicane et par un Métropolite du Patriarcat oecuménique de Constantinople, en présence de représentants d'Églises et de Communautés ecclésiales du monde entier. Dans cette ligne ont eu lieu aussi certaines rencontres importantes avec des Patriarches orthodoxes et des Chefs d'autres confessions chrétiennes. Je me souviens en particulier de la récente visite de S. S. Karékine II, Patriarche suprême et Catholicos de tous les Arméniens. De plus, beaucoup de fidèles d'autres Églises et Communautés ecclésiales ont participé aux diverses catégories de rencontres jubilaires. Certes, le chemin oecuménique reste ardu, peut-être long, mais ce qui nous anime, c'est l'espérance d'être guidés par la présence du Ressuscité et par la force inépuisable de son Esprit, capable de surprises toujours nouvelles.


Le pèlerinage en Terre sainte

13 Par ailleurs, comme ne pas rappeler mon Jubilé personnel sur les routes de Terre sainte? J'aurais voulu le commencer à Ur des Chaldéens, pour me mettre presque concrètement sur les pas d'Abraham, « notre père dans la foi» (cf. Rm 4,11-16) . J'ai dû au contraire me contenter d'une étape purement spirituelle, avec la « Liturgie de la parole» suggestive célébrée le 23 février dans la Salle Paul VI. Aussitôt après eut lieu le pèlerinage proprement dit, en suivant l'itinéraire de l'histoire du salut. J'ai eu ainsi la joie de m'arrêter au Mont Sinaï, où s'accomplit le don du Décalogue et de la première Alliance. Un mois plus tard, je reprenais la route, allant au Mont Nebo et me rendant ensuite aux lieux mêmes qui ont été habités et sanctifiés par le Rédempteur. Il est difficile d'exprimer l'émotion que j'ai ressentie à pouvoir vénérer les lieux de la naissance et de la vie du Christ, à Bethléem et à Nazareth, et célébrer l'Eucharistie au Cénacle, au lieu même de son institution, à méditer de nouveau le mystère de la Croix sur le Golgotha, où Il a livré sa vie pour nous. En ces lieux, encore tourmentés et même récemment endeuillés par la violence, j'ai pu faire l'expérience d'un accueil extraordinaire non seulement de la part des fils de l'Église mais aussi de la part des communautés israélienne et palestinienne. Grande a été également mon émotion lors de la prière auprès du Mur des Lamentations et de la visite au mémorial de Yad Vashem, terrible souvenir des victimes des camps d'extermination nazis. Ce pèlerinage a été un moment de fraternité et de paix, que j'ai plaisir à considérer comme l'un des dons les plus beaux de l'événement jubilaire. En repensant au climat dans lequel j'ai vécu ces jours-là, je ne peux pas ne pas exprimer le souhait ardent d'une solution rapide et juste pour les problèmes encore existants dans ces lieux saints, également chers aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans.


La dette internationale

14 Le Jubilé a été aussi - et il ne pouvait en être autrement - un grand événement de charité. Dès les années préparatoires, j'avais fait appel à une attention plus grande et plus active pour les problèmes de la pauvreté qui tourmentent encore le monde. Dans ce domaine, le problème de la dette internationale des pays pauvres a revêtu une signification particulière. Un geste de générosité à l'égard de ces derniers était dans la logique même du Jubilé, qui, dans sa configuration biblique originelle, était justement le temps où la communauté s'engageait à rétablir la justice et la solidarité dans les rapports entre les personnes, allant jusqu'à restituer les biens matériels qui leur avaient été soustraits. Je suis heureux de constater que, récemment, les Parlements de nombreux États créditeurs ont voté une substantielle réduction de la dette bilatérale qui grevait les pays les plus pauvres et les plus endettés. Je forme le voeu que les Gouvernements respectifs complètent rapidement ces décisions parlementaires. Par contre, la question de la dette multilatérale contractée par les pays les plus pauvres vis-à-vis des Organismes financiers internationaux s'est avérée plutôt problématique. Il faut souhaiter que les États membres de ces Organisations, surtout ceux qui ont plus de pouvoir décisionnel, réussissent à trouver les consensus nécessaires pour parvenir à la solution rapide d'une question dont dépend le processus de développement de nombreux pays, avec de lourdes conséquences pour la situation économique et existentielle d'innombrables personnes.


Un dynamisme nouveau

15 Ce ne sont là que quelques-unes des lignes de force de l'expérience jubilaire. Celle-ci laisse beaucoup de souvenirs imprimés en nous. Mais si nous voulions ramener à son noyau central le grand héritage qu'elle nous laisse, je n'hésiterais pas à le situer dans la contemplation du visage du Christ, lui qui est considéré dans ses traits historiques et dans son mystère, accueilli dans sa présence multiple dans l'Église et dans le monde, proclamé comme sens de l'histoire et lumière sur notre route.
Nous devons maintenant regarder devant nous, nous devons « avancer au large», confiants dans la parole du Christ: Duc in altum! Ce que nous avons fait cette année ne saurait justifier une sensation d'assouvissement, et encore moins nous amener à une attitude de démobilisation. Les expériences vécues doivent au contraire susciter en nous un dynamisme nouveau qui nous incitera à investir en initiatives concrètes l'enthousiasme que nous avons éprouvé. Jésus lui-même nous avertit: « Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière n'est pas fait pour le Royaume de Dieu» (
Lc 9,62) . Dans la cause du Royaume, il n'y a pas de temps pour regarder en arrière, et encore moins pour s'abandonner à la paresse. Bien des choses nous attendent, et c'est pourquoi nous devons établir un programme pastoral post-jubilaire qui soit efficace.
Il importe toutefois que ce que nous nous proposerons, avec l'aide de Dieu, soit profondément enraciné dans la contemplation et dans la prière. Notre époque est une époque de mouvement continuel, qui va souvent jusqu'à l'activisme, risquant facilement de « faire pour faire». Il nous faut résister à cette tentation, en cherchant à « être» avant de « faire». Rappelons-nous à ce sujet le reproche de Jésus à Marthe: « Tu t'inquiètes et tu t'agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire» (Lc 10,41-42) . Dans cet esprit, avant de proposer à votre réflexion certaines lignes d'action, je désire partager avec vous quelques éléments de méditation sur le mystère du Christ, fondement absolu de toute notre action pastorale.



II

UN VISAGE À CONTEMPLER

16 « Nous voulons voir Jésus» (Jn 12,21) . Cette demande, présentée à l'Apôtre Philippe par quelques Grecs qui s'étaient rendus en pèlerinage à Jérusalem à l'occasion de la Pâque, résonne aussi spirituellement à nos oreilles en cette Année jubilaire. Comme ces pèlerins d'il y a deux mille ans, les hommes de notre époque, parfois inconsciemment, demandent aux croyants d'aujourd'hui non seulement de « parler» du Christ, mais en un sens de le leur faire « voir». L'Église n'a-t-elle pas reçu la mission de faire briller la lumière du Christ à chaque époque de l'histoire, d'en faire resplendir le visage également aux générations du nouveau millénaire?
Notre témoignage se trouverait toutefois appauvri d'une manière inacceptable si nous ne nous mettions pas d'abord nous-mêmes à contempler son visage. Le grand Jubilé nous a assurément aidés à le faire d'une manière plus profonde. Au terme du Jubilé, tandis que nous reprenons le chemin de la vie ordinaire, conservant en nous la richesse des expériences vécues en cette période toute spéciale, notre regard reste plus que jamais fixé sur le visage du Seigneur.


Le témoignage des Évangiles

17 La contemplation du visage du Christ ne peut que nous renvoyer à ce que la Sainte Écriture nous dit de lui, elle qui est, du début à la fin, traversée par son mystère, manifesté de manière voilée dans l'Ancien Testament, pleinement révélé dans le Nouveau Testament, au point que saint Jérôme affirme avec vigueur: « L'ignorance des Écritures est l'ignorance du Christ lui-même».8 En restant ancrés dans l'Écriture, nous nous ouvrons à l'action de l'Esprit (cf. Jn 15,26) , qui est à l'origine de ces écrits, et au témoignage des Apôtres (cf. ibid., Jn 27) , qui ont fait la vivante expérience du Christ, le Verbe de vie, qui l'ont vu de leurs yeux, entendu de leurs oreilles, touché de leurs mains (cf. 1Jn 1,1) .
Par leur intermédiaire, c'est une vision de foi qui nous parvient, soutenue par un témoignage historique précis, un témoignage véridique que les Évangiles, malgré la complexité de leur rédaction et leur visée initiale catéchétique, nous donnent d'une manière pleinement crédible.9
8) « Ignoratio enim Scripturarum ignoratio Christi est»: ("Ignorer
les écritures, c'est ignorer le Christ") Comm. in Is., Prol.: PL 24, 17.
9) Cf. Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 19.


18 En réalité, les Évangiles ne prétendent pas être une biographie complète de Jésus selon les canons de la science historique moderne. Toutefois, à travers eux, le visage du Nazaréen apparaît avec un fondement historique sûr, car les évangélistes se sont préoccupés d'en déterminer les contours, en recueillant des témoignages crédibles (cf. Lc 1,3) et en travaillant sur des documents soumis au discernement vigilant de l'Église. C'est sur la base de ces témoignages de la première heure qu'ils apprirent, sous l'action éclairante de l'Esprit Saint, le fait humainement déconcertant de la naissance virginale de Jésus, né de Marie, épouse de Joseph. De ceux qui l'avaient connu durant la trentaine d'années qu'il avait passées à Nazareth (cf. Lc 3,23), ils recueillirent les éléments sur sa vie de « fils de charpentier» (Mt 13,55) et de « charpentier» lui-même, étant bien inséré dans le cadre de sa parenté (cf. Mc 6,3). Ils notèrent son sens religieux, qui le poussait à se rendre avec les siens en pèlerinage annuel au temple de Jérusalem (cf. Lc 2,41) et surtout qui le faisait fréquenter régulièrement la synagogue de sa cité (cf. Lc 4,16) .
Sans toutefois constituer un compte rendu organique et détaillé, les données deviennent ensuite plus abondantes pour la période du ministère public, à partir du moment où le jeune Galiléen se fait baptiser par Jean-Baptiste dans le Jourdain. Fortifié par le témoignage d'en haut, conscient d'être le « fils bien-aimé» (Lc 3,22) , il commence sa prédication de l'avènement du Règne de Dieu, en en illustrant les exigences et la puissance par des paroles et des signes de grâce et de miséricorde. C'est ainsi que les Évangiles nous le présentent en chemin, à travers villes et villages, accompagné par douze Apôtres choisis par lui (cf. Mc 3,13-19) , par un groupe de femmes qui l'assistent (cf. Lc 8,2-3) , par des foules qui le cherchent ou le suivent, par des malades qui invoquent sa puissance de guérison, par des interlocuteurs qui écoutent ses paroles avec plus ou moins de profit.
Les récits évangéliques s'accordent ensuite à montrer la tension croissante que l'on observe entre Jésus et les groupes bien en vue de la société religieuse de son temps, jusqu'à la crise finale, qui a son épilogue dramatique sur le Golgotha. C'est alors l'heure des ténèbres, suivie d'une aurore nouvelle, radieuse et définitive. En effet, les récits évangéliques se terminent en montrant le Nazaréen vainqueur de la mort; ils mettent en évidence la tombe vide et ils le suivent dans la série des apparitions, dans lesquelles les disciples, d'abord perplexes et stupéfaits, puis remplis d'une joie indicible, le découvrent vivant et rayonnant, et reçoivent de lui le don de l'Esprit (cf. Jn 20,22) et la mission d'annoncer l'Évangile à « toutes les nations» (Mt 28,19) .



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