2001 Novo millenio ineunte 19
19 « Les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur» (Jn 20,20). Le visage que les Apôtres contemplèrent après la résurrection était le même que le visage de ce Jésus avec lequel ils avaient vécu pendant environ trois ans, et qui maintenant les assurait de la vérité éblouissante de sa vie nouvelle en leur montrant « ses mains et son côté» (ibid.. Assurément, il ne leur fut pas facile de croire. Ce n'est qu'après un difficile cheminement spirituel que les disciples d'Emmaüs ont cru (cf. Lc 24,13-35) . C'est seulement après avoir constaté le prodige que l'Apôtre Thomas a cru (cf. Jn 20,24-29) . En réalité, bien qu'il ait vu et touché son corps, seule la foi pouvait le faire entrer pleinement dans le mystère de ce visage. C'était là une expérience que les disciples avaient déjà dû faire au cours de la vie historique du Christ, vu les interrogations qui leur venaient à l'esprit chaque fois qu'ils se sentaient interpellés par ses gestes et par ses paroles. On ne parvient vraiment à Jésus que par la voie de la foi, à travers un chemin dont l'Évangile lui-même semble déterminer les étapes dans la scène bien connue de Césarée de Philippe (cf. Mt 16,13-20) . Comme s'il voulait faire un premier bilan de sa mission, Jésus interroge les disciples sur ce que « les gens» pensent de lui, et il reçoit comme réponse: « Pour les uns, il est Jean-Baptiste; pour d'autres, Élie; pour d'autres encore, Jérémie ou l'un des prophètes» (Mt 16,14) . Réponse certainement pertinente, mais encore - et combien! - distante de la vérité. Le peuple arrive à percevoir la dimension religieuse vraiment exceptionnelle de ce rabbi dont les paroles fascinent tellement, mais il ne réussit pas à le situer au-delà des hommes de Dieu qui ont marqué l'histoire d'Israël. En réalité, Jésus est tout autre! Ce qu'il attend des « siens», c'est justement ce pas supplémentaire dans la connaissance, qui touche au plus profond de sa personne: « Et vous, que dites-vous? Pour vous, qui suis-je?» (Mt 16,15) . Seule la foi professée par Pierre, et avec lui par l'Église de tous les temps, conduit au « coeur», atteignant la profondeur du mystère: « Tu es le Messie, le fils du Dieu vivant!» (Mt 16,16)
20 Comment Pierre est-il parvenu à une telle foi? Et que nous est-il demandé, si nous voulons suivre ses traces d'une manière toujours plus convaincue? Matthieu nous donne une indication éclairante dans les paroles par lesquelles Jésus accueille la confession de Pierre: « Ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux» (Mt 16,17) . L'expression « la chair et le sang» évoque l'homme et le mode commun de connaissance. Dans le cas de Jésus, ce mode commun ne suffit pas. Une grâce de « révélation» qui vient du Père (cf. ibid est nécessaire. Luc nous offre une indication qui abonde dans le même sens lorsqu'il note que ce dialogue avec les disciples se déroula tandis que, « un jour, Jésus priait à l'écart» (Lc 9,18) . Ces deux indications convergentes nous font prendre conscience que nous n'entrons pas dans la pleine contemplation du visage du Seigneur par nos seules forces, mais en laissant la grâce nous prendre par la main. Seule l'expérience du silence et de la prière offre le cadre approprié dans lequel la connaissance la plus vraie, la plus fidèle et la plus cohérente de ce mystère peut mûrir et se développer. L'expression de ce mystère culmine dans la proclamation solennelle de l'évangéliste Jean: « Et le Verbe s'est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, la gloire qu'il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité» (Jn 1,14) .
21 Le Verbe et la chair, la gloire divine et sa tente parmi les hommes! C'est dans l'union intime et indissociable de ces deux polarités que se trouve l'identité du Christ, selon la formulation classique du Concile de Chalcédoine (451): « Une personne en deux natures». La personne est celle du Verbe éternel, Fils du Père, et elle seulement. Les deux natures, sans aucune confusion, mais aussi sans aucune séparation possible, sont la nature divine et la nature humaine.10
10) « À la suite des saints Pères, nous enseignons donc tous unanimement à confesser un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus Christ, le même parfait en divinité et parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme (...). Un seul et même Christ Seigneur, Fils unique, que nous devons reconnaître en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation. (...) Il n'est ni partagé ni divisé en deux personnes, mais il est un seul et même Fils unique, Dieu Verbe, Seigneur Jésus Christ»: Conc. oecum. de Chalcédoine, DS 301-302; La Foi catholique, n. 313.
Nous sommes conscients du caractère limité de nos concepts et de nos paroles. La formule, quoique toujours humaine, est cependant soigneusement pesée dans son contenu doctrinal et elle nous permet d'accéder, d'une certaine manière, à la profondeur abyssale du mystère. Oui, Jésus est vrai Dieu et vrai homme! Comme l'Apôtre Thomas, l'Église est sans cesse invitée par le Christ à toucher ses plaies, c'est-à-dire à reconnaître sa pleine humanité reçue de Marie, livrée à la mort, transfigurée par la Résurrection: « Avance ton doigt ici, et vois mes mains; avance ta main, et mets-la dans mon côté» (Jn 20,27) . Comme Thomas, l'Église se prosterne, adorant le Ressuscité dans la plénitude de sa splendeur divine, et elle s'exclame en permanence: « Mon Seigneur et mon Dieu!» (Jn 20,28) .
22 « Le Verbe s'est fait chair» (Jn 1,14) . Cette fulgurante présentation johannique du mystère du Christ est confirmée par tout le Nouveau Testament. L'Apôtre Paul se situe dans la même ligne lorsqu'il affirme que le Fils de Dieu, « selon la chair, (...) est né de la race de David» (Rm 1,3 cf. Rm 9,5) . Si aujourd'hui, avec le rationalisme répandu dans de nombreuses sphères des cultures contemporaines, c'est surtout la foi en la divinité du Christ qui fait problème, dans d'autres contextes historiques et culturels on a eu plutôt tendance à réduire ou à faire disparaître le caractère concret et historique de l'humanité de Jésus. Mais, pour la foi de l'Église, il est essentiel et imprescriptible d'affirmer que vraiment le Verbe « s'est fait chair» et qu'il a assumé toutes les dimensions de l'humain, sauf le péché (cf. He 4,15) . Dans cette perspective, l'Incarnation est véritablement, de la part du Fils de Dieu, une kénose, un « dépouillement» de la gloire qu'il possède de toute éternité (cf. Ph 2,6-8 1P 3,18) .
D'autre part, cet abaissement du Fils de Dieu n'est pas une fin en soi; il tend plutôt à la pleine glorification du Christ, jusque dans son humanité: « C'est pourquoi Dieu l'a élevé au-dessus de tout; il lui a conféré le Nom qui surpasse tous les noms, afin qu'au Nom de Jésus, aux cieux, sur terre et dans l'abîme, tout être vivant tombe à genoux, et que toute langue proclame: "Jésus Christ est le Seigneur, pour la gloire de Dieu le Père"» (Ph 2,9-11) .
23 « C'est ta face, Seigneur, que je cherche» (Ps 27) . L'antique aspiration du Psalmiste ne pouvait être exaucée de manière plus ample et plus surprenante que dans la contemplation du visage du Christ. En lui, Dieu nous a véritablement bénis, et il a fait « resplendir son visage» sur nous (cf. Ps 67) . En même temps, étant à la fois Dieu et homme, il nous révèle aussi le visage authentique de l'homme, « il manifeste pleinement l'homme à lui-même».11
11) Conc. oecum. Vat. II, Const. past. sur l'Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 22.
Jésus est « l'homme nouveau» (cf. Ep 4,24 Col 3,10) qui appelle l'humanité rachetée à participer à sa vie divine. Dans le mystère de l'Incarnation sont posées les bases d'une anthropologie qui peut aller au-delà de ses propres limites et de ses propres contradictions pour aller vers Dieu lui-même, et plus encore vers la perspective de la « divinisation», à travers l'insertion dans le Christ de l'homme racheté, admis dans l'intimité de la vie trinitaire. Les Pères ont beaucoup insisté sur cette dimension sotériologique du mystère de l'Incarnation: c'est seulement parce que le Fils de Dieu est devenu vraiment homme que l'homme peut, en lui et à travers lui, devenir réellement fils de Dieu.12
12) Saint Athanase observe à ce propos: « Si le Fils n'avait pas été vrai Dieu, l'homme, uni à une créature, n'aurait pas pu être divinisé», Discours II contre les Ariens 70: PG 26,425B.
24 Cette identité divine et humaine ressort avec force des Évangiles, qui nous proposent une série d'éléments grâce auxquels nous pouvons nous introduire à la « zone-frontière» du mystère qu'est la conscience que le Christ a de lui-même. L'Église ne doute pas que, dans leurs récits, les évangélistes, inspirés d'en haut, aient perçu correctement, dans les paroles prononcées par Jésus, la vérité de sa personne et de la conscience qu'il en avait. N'est-ce pas ce que veut signifier Luc en rapportant les premiers mots de Jésus, à peine âgé de douze ans, dans le Temple de Jérusalem? Il apparaît alors conscient d'être dans une relation unique avec Dieu, celle précisément du « fils». En effet, à sa mère qui lui fait remarquer l'angoisse avec laquelle elle-même et Joseph l'ont cherché, Jésus répond sans hésiter: « Comment se fait-il que vous m'ayez cherché? Ne le saviez-vous pas? C'est chez mon Père que je dois être» (Lc 2,49) . Rien d'extraordinaire donc à ce que son langage, dans sa période de maturité, exprime de manière décisive la profondeur de son mystère, comme le soulignent abondamment les Évangiles synoptiques (cf. Mt 11,27 Lc 10,22) , mais surtout Jean l'évangéliste. Sur la conscience qu'il a de lui-même, Jésus n'a aucun doute: « Le Père est en moi et moi dans le Père» (Jn 10,38) .
S'il est permis de penser que, dans la condition humaine dans laquelle il grandissait « en sagesse, en taille et en grâce» (Lc 2,52) , progressait aussi la conscience humaine de son mystère jusqu'à l'expression plénière de son humanité glorifiée, il ne fait pas de doute que Jésus, dans son existence historique, avait déjà conscience de son identité de Fils de Dieu. Jean le souligne, allant jusqu'à affirmer qu'en définitive il fut rejeté et condamné à cause de cela: on cherchait en effet à le tuer car, « non seulement il violait le repos du sabbat, mais encore il disait que Dieu était son propre Père, et il se faisait l'égal de Dieu» (Jn 5,18) . Dans l'épisode de Gethsémani et du Golgotha, la conscience humaine de Jésus sera soumise à l'épreuve la plus dure. Toutefois, même le drame de la passion et de la mort ne réussira pas à entamer la certitude sereine qu'il a d'être le Fils du Père céleste.
25 La contemplation du visage du Christ nous conduit ainsi à aborder l'aspect le plus paradoxal de son mystère, qui se révèle à l'heure extrême, l'heure de la Croix. Mystère dans le mystère, devant lequel l'être humain ne peut que se prosterner et adorer.
La scène de l'agonie au Jardin des Oliviers se dessine avec intensité devant nos yeux. Jésus, accablé à la pensée de l'épreuve qui l'attend, seul devant Dieu, l'invoque à sa manière habituelle de tendre confiance: « Abbà, Père». Il lui demande d'éloigner de lui, si cela est possible, le calice de la souffrance (cf. Mc 14,36) . Mais le Père ne semble pas vouloir écouter la voix de son Fils. Pour rendre à l'homme le visage de son Père, Jésus a dû non seulement assumer le visage de l'homme, mais se charger aussi du « visage» du péché: « Celui qui n'a pas connu le péché, Dieu l'a pour nous identifié au péché des hommes, afin que, grâce à lui, nous soyons identifiés à la justice de Dieu» (2Co 5,21) .
Nous ne cesserons jamais d'explorer la profondeur abyssale de ce mystère. Toute l'âpreté de ce paradoxe se manifeste dans le cri de douleur, apparemment désespéré, que Jésus fait entendre sur la Croix: « "Éloï, Éloï, lama sabactani?", ce qui signifie: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?"» (Mc 15,34) . Est-il possible d'imaginer un supplice plus grand, une obscurité plus dense? En réalité, tout en conservant le réalisme d'une douleur indicible, le « pourquoi» angoissé que Jésus adresse à son Père avec les premiers mots du Psaume 22 s'éclaire à la lumière de l'ensemble de la prière dans laquelle le psalmiste unit, dans un mélange touchant de sentiments, la souffrance et la confiance. En effet, le Psaume continue: « C'est en toi que nos pères espéraient, ils espéraient et tu les délivrais... Ne sois pas loin: l'angoisse est proche, je n'ai personne pour m'aider» (Ps 22,5 Ps 12) .
26 Chers Frères et Soeurs, le cri de Jésus sur la Croix n'exprime pas l'angoisse d'un désespéré, mais la prière du Fils qui offre sa vie à son Père dans l'amour, pour le salut de tous. Au moment où il s'identifie à notre péché, « abandonné» par son Père, il « s'abandonne» entre les mains de son Père. Ses yeux restent fixés sur son Père. C'est bien en raison de la connaissance et de l'expérience que lui seul a de Dieu que, même en ce moment de ténèbres, il voit de manière limpide la gravité du péché et qu'il souffre pour lui. Lui seul, qui voit son Père et en jouit pleinement, mesure en plénitude ce que signifie résister par le péché à l'amour du Père. Avant d'être une souffrance pour son corps et à un degré beaucoup plus élevé, sa passion est une souffrance atroce pour son âme. La tradition théologique n'a pas manqué de se demander comment Jésus pouvait vivre en même temps l'union profonde avec son Père, qui est par nature source de joie et de béatitude, et l'agonie jusqu'au cri de l'abandon. La présence simultanée de ces deux éléments apparemment inconciliables est en réalité enracinée dans la profondeur insondable de l'union hypostatique.
27 Face à ce mystère, conjointement à la recherche théologique, une aide sérieuse peut nous venir du grand patrimoine qu'est la « théologie vécue» des Saints. Ceux-ci nous offrent des indications précieuses qui permettent d'accueillir plus facilement l'intuition de la foi, et cela en fonction des lumières particulières que certains d'entre eux ont reçues de l'Esprit Saint, ou même à travers l'expérience qu'ils ont faite de ces états terribles d'épreuve que la tradition mystique appelle « nuit obscure». Bien souvent, les saints ont vécu quelque chose de semblable à l'expérience de Jésus sur la Croix, dans un mélange paradoxal de béatitude et de douleur. Dans le Dialogue de la Divine Providence, Dieu le Père montre à Catherine de Sienne que dans les âmes saintes peuvent être présentes à la fois la joie et la souffrance: « Et l'âme est bienheureuse et souffrante: souffrante pour les péchés du prochain, bienheureuse par l'union et l'affection de la charité qu'elle a reçue en elle. Ceux-là imitent l'Agneau immaculé, mon Fils unique, lequel sur la Croix était bienheureux et souffrant».(N. 78)
De la même façon, Thérèse de Lisieux vit son agonie en communion avec celle de Jésus, éprouvant précisément en elle le paradoxe de Jésus bienheureux et angoissé: « Notre Seigneur dans le Jardin des Oliviers jouissait de toutes les délices de la Trinité, et pourtant son agonie n'en était pas moins cruelle. C'est un mystère, mais je vous assure que j'en comprends quelque chose par ce que j'éprouve moi-même».14 C'est un témoignage lumineux! Du reste, le récit même des évangélistes assure le fondement de cette perception ecclésiale de la conscience du Christ quand il rappelle que Jésus, même dans l'abîme de la douleur, meurt en implorant le pardon pour ses bourreaux (cf. Lc 23,34) et en adressant à son Père son abandon filial jusqu'à l'extrême: « Père, entre tes mains je remets mon esprit» (Lc 23,46) .
14) Derniers entretiens. Le carnet jaune, 6 juillet 1897: Oeuvres complètes, Paris 1996, p. 1025.
28 Comme lors du Vendredi saint et du Samedi saint, l'Église ne cesse de demeurer dans la contemplation de ce visage ensanglanté, dans lequel est cachée la vie de Dieu et est offert le salut du monde. Mais sa contemplation du visage du Christ ne peut s'arrêter à son image de Crucifié. Il est le Ressuscité! S'il n'en était pas ainsi, notre prédication serait vaine et vaine notre foi (cf. 1Co 15,14) . La résurrection fut la réponse du Père à son obéissance, comme le rappelle la Lettre aux Hébreux: « Pendant les jours de sa vie mortelle, il a présenté, avec un grand cri et dans les larmes, sa prière et sa supplication à Dieu qui pouvait le sauver de la mort; et, parce qu'il s'est soumis en tout, il a été exaucé. Bien qu'il soit le Fils, il a pourtant appris l'obéissance par les souffrances de sa Passion; et, ainsi conduit à sa perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent la cause du salut éternel» (He 5,7-9).
C'est vers le Christ ressuscité que désormais l'Église a les yeux fixés. Elle le fait en suivant les traces de Pierre, qui versa des larmes après son reniement, et reprit son chemin en manifestant son amour au Christ, avec une appréhension compréhensible: « Tu sais bien que je t'aime» (cf. Jn 21,15-17) . Elle marche en compagnie de Paul, qui fit la rencontre foudroyante du Christ sur le chemin de Damas: « Pour moi, vivre c'est le Christ, et mourir est un avantage» (Ph 1,21) .
Deux mille ans après ces événements, l'Église les revit comme s'ils venaient de se produire aujourd'hui. Dans le visage du Christ, elle, l'Épouse, contemple son trésor, sa joie. « Dulcis Iesu memoria, dans vera cordis gaudia»: qu'il est doux le souvenir de Jésus, source de la vraie joie du coeur! Réconfortée par cette expérience, l'Église reprend aujourd'hui son chemin, pour annoncer le Christ au monde, au début du troisième millénaire: « Jésus Christ est le même hier et aujourd'hui, il le sera à jamais» (He 13,8) .
29 « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde» (Mt 28,20) . Cette certitude, chers Frères et Soeurs, a accompagné l'Église pendant deux mille ans, et elle vient d'être ravivée dans nos coeurs par la célébration du Jubilé. Nous devons y puiser un élan renouvelé pour notre vie chrétienne, en en faisant même la force inspiratrice de notre cheminement. C'est dans la conscience de cette présence du Ressuscité parmi nous que nous nous posons aujourd'hui la question adressée à Pierre à Jérusalem, aussitôt après son discours de la Pentecôte: « Que devons-nous faire?» (Ac 2,37) .
Nous nous interrogeons avec un optimisme confiant, sans pour autant sous-estimer les problèmes. Nous ne sommes certes pas séduits par la perspective naïve qu'il pourrait exister pour nous, face aux grands défis de notre temps, une formule magique. Non, ce n'est pas une formule qui nous sauvera, mais une Personne, et la certitude qu'elle nous inspire: Je suis avec vous!
Il ne s'agit pas alors d'inventer un « nouveau programme». Le programme existe déjà: c'est celui de toujours, tiré de l'Évangile et de la Tradition vivante. Il est centré, en dernière analyse, sur le Christ lui-même, qu'il faut connaître, aimer, imiter, pour vivre en lui la vie trinitaire et pour transformer avec lui l'histoire jusqu'à son achèvement dans la Jérusalem céleste. C'est un programme qui ne change pas avec la variation des temps et des cultures, même s'il tient compte du temps et de la culture pour un dialogue vrai et une communication efficace. Ce programme de toujours est notre programme pour le troisième millénaire.
Il est toutefois nécessaire qu'il se traduise par des orientations pastorales adaptées aux conditions de chaque communauté. Le Jubilé nous a donné l'occasion extraordinaire de nous engager, pour quelques années, sur un chemin commun à toute l'Église, un chemin de catéchèse articulée autour du thème de la Trinité et accompagnée d'engagements pastoraux spécifiques pour réaliser une féconde expérience jubilaire. J'exprime mes remerciements pour l'adhésion cordiale avec laquelle on a largement accueilli la proposition que j'avais faite dans la lettre apostolique Tertio millennio adveniente. Maintenant, ce n'est plus un objectif immédiat qui se présente à nous: c'est l'horizon le plus large et le plus exigeant de la pastorale ordinaire. Au milieu des données universelles et inaliénables, il est nécessaire que le programme unique de l'Évangile continue à s'inscrire dans l'histoire de chaque réalité ecclésiale, comme cela est toujours advenu. C'est dans les Églises locales que l'on peut fixer les éléments concrets d'un programme - objectifs et méthodes de travail, formation et valorisation du personnel, recherche des moyens nécessaires - qui permettent à l'annonce du Christ d'atteindre les personnes, de modeler les communautés, d'agir en profondeur par le témoignage des valeurs évangéliques sur la société et sur la culture.
J'exhorte donc vivement les Pasteurs des Églises particulières, aidés par la participation des diverses composantes du peuple de Dieu, à tracer avec confiance les étapes du chemin futur, en harmonisant les choix de chaque communauté diocésaine avec ceux des Églises limitrophes et avec ceux de l'Église universelle.
Une telle harmonie sera certainement facilitée par le travail collégial, devenu maintenant habituel, qui est mené par les Évêques dans les Conférences épiscopales et dans les Synodes. N'est-ce pas aussi le sens des Assemblées continentales du synode des Évêques, qui ont scandé la préparation du Jubilé, en élaborant des lignes significatives pour l'annonce actuelle de l'Évangile dans les multiples contextes et dans les diverses cultures? On ne doit pas laisser tomber ce riche patrimoine de réflexion, mais le rendre concrètement opérationnel.
C'est donc une oeuvre de reprise pastorale enthousiasmante qui nous attend. Une oeuvre qui nous implique tous. Je désire toutefois indiquer, pour l'édification et l'orientation communes, quelques priorités pastorales, que l'expérience même du grand Jubilé a fait ressortir à mes yeux avec une force particulière.
30 Et tout d'abord je n'hésite pas à dire que la perspective dans laquelle doit se placer tout le cheminement pastoral est celle de la sainteté. N'était-ce pas le sens ultime de l'indulgence jubilaire, en tant que grâce spéciale offerte par le Christ pour que la vie de chaque baptisé puisse être purifiée et rénovée en profondeur?
Je souhaite que, parmi ceux qui ont participé au Jubilé, beaucoup aient bénéficié de cette grâce, en pleine conscience de son caractère exigeant. Une fois le Jubilé terminé, la route ordinaire reprend, mais présenter la sainteté reste plus que jamais une urgence de la pastorale.
Il faut alors redécouvrir, dans toute sa valeur de programme, le chapitre V de la constitution dogmatique sur l'Église Lumen gentium, consacré à l'« appel universel à la sainteté». Si les Pères conciliaires ont donné tant d'importance à ce sujet, ce n'est pas pour conférer une sorte de touche spirituelle à l'ecclésiologie, mais plutôt pour en faire ressortir un dynamisme intrinsèque et caractéristique. La redécouverte de l'Église comme « mystère», c'est-à-dire comme « peuple uni de l'unité du Père et du Fils et de l'Esprit Saint»,15 ne pouvait pas ne pas entraîner aussi la redécouverte de sa « sainteté», entendue au sens fondamental d'appartenance à Celui qui est par excellence le Saint, le « trois fois Saint» (cf. Is 6,3) . Dire que l'Église est sainte signifie présenter son visage d'Épouse du Christ, pour laquelle il s'est livré, précisément en vue de la sanctifier (cf. Ep 5,25-26) . Ce don de sainteté, pour ainsi dire objective, est offert à chaque baptisé.
Mais le don se traduit à son tour en une tâche, qui doit gouverner toute l'existence chrétienne: « La volonté de Dieu, c'est que vous viviez dans la sainteté» (1Th 4,3) . C'est un engagement qui ne concerne pas seulement certains chrétiens: « Tous les fidèles du Christ, quel que soit leur état ou leur rang, sont appelés à la plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la charité».16
15) S. Cyprien, De Orat. Dom. 23: PL 4, 553; cf. Lumen gentium, n. 4.
16) Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. sur l'Église Lumen gentium, n. 40.
31 Rappeler cette vérité élémentaire, en en faisant le fondement de la programmation pastorale dans laquelle nous nous engageons au début du nouveau millénaire, pourrait au premier abord sembler quelque chose de peu opérationnel. Peut-on « programmer» la sainteté? Que peut signifier ce mot dans la logique d'un plan pastoral?
En réalité, placer la programmation pastorale sous le signe de la sainteté est un choix lourd de conséquences. Cela signifie exprimer la conviction que, si le Baptême fait vraiment entrer dans la sainteté de Dieu au moyen de l'insertion dans le Christ et de l'inhabitation de son Esprit, ce serait un contresens que de se contenter d'une vie médiocre, vécue sous le signe d'une éthique minimaliste et d'une religiosité superficielle. Demander à un catéchumène: « Veux-tu recevoir le Baptême?» signifie lui demander en même temps: « Veux-tu devenir saint?» Cela veut dire mettre sur sa route le caractère radical du discours sur la Montagne: « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait» (Mt 5,48) .
Comme le Concile lui-même l'a expliqué, il ne faut pas se méprendre sur cet idéal de perfection comme s'il supposait une sorte de vie extraordinaire que seuls quelques « génies» de la sainteté pourraient pratiquer. Les voies de la sainteté sont multiples et adaptées à la vocation de chacun. Je remercie le Seigneur, qui m'a permis de béatifier et de canoniser ces dernières années de nombreux chrétiens, et parmi eux beaucoup de laïcs qui se sont sanctifiés dans les conditions les plus ordinaires de la vie. Il est temps de proposer de nouveau à tous, avec conviction, ce « haut degré» de la vie chrétienne ordinaire: toute la vie de la communauté ecclésiale et des familles chrétiennes doit mener dans cette direction. Il est toutefois évident que les parcours de la sainteté sont personnels, et qu'ils exigent une vraie pédagogie de la sainteté qui soit capable de s'adapter aux rythmes des personnes. Cette pédagogie devra intégrer aux richesses de la proposition adressée à tous les formes traditionnelles d'aide personnelle et de groupe, et les formes plus récentes apportées par les associations et par les mouvements reconnus par l'Église.
32 Pour cette pédagogie de la sainteté, il faut un christianisme qui se distingue avant tout dans l'art de la prière. L'Année jubilaire a été une année de prière personnelle et communautaire plus intense. Mais nous savons bien aussi que la prière ne doit pas être considérée comme évidente. Il est nécessaire d'apprendre à prier, recevant pour ainsi dire toujours de nouveau cet art des lèvres mêmes du divin Maître, comme les premiers disciples: « Seigneur, apprends-nous à prier!» (Lc 11,1) . Dans la prière se développe ce dialogue avec le Christ qui fait de nous ses intimes: « Demeurez en moi, comme moi en vous» (Jn 15,4) . Cette réciprocité est la substance même, l'âme, de la vie chrétienne et elle est la condition de toute vie pastorale authentique. Réalisée en nous par l'Esprit Saint, elle nous ouvre, par le Christ et dans le Christ, à la contemplation du visage du Père. Apprendre cette logique trinitaire de la prière chrétienne, en la vivant pleinement avant tout dans la liturgie, sommet et source de la vie ecclésiale,17 mais aussi dans l'expérience personnelle, tel est le secret d'un christianisme vraiment vital, qui n'a pas de motif de craindre l'avenir, parce qu'il revient continuellement aux sources et qu'il s'y régénère.
17) Cf. Conc. oecum. Vat. II, Const. sur la sainte Liturgie Sacrosanctum Concilium, n. 10.
33 Le fait que l'on enregistre aujourd'hui, dans le monde, malgré les vastes processus de sécularisation, une exigence diffuse de spiritualité, qui s'exprime justement en grande partie dans un besoin renouvelé de prière, n'est-il pas un « signe des temps»? Les autres religions, désormais amplement présentes dans les territoires d'ancienne chrétienté, proposent aussi leurs réponses à ce besoin, et elles le font parfois avec des modalités attrayantes. Nous qui avons la grâce de croire au Christ, révélateur du Père et Sauveur du monde, nous avons le devoir de montrer à quelles profondeurs peut porter la relation avec lui.
La grande tradition mystique de l'Église, en Orient comme en Occident, peut exprimer beaucoup à ce sujet. Elle montre comment la prière peut progresser, comme un véritable dialogue d'amour, au point de rendre la personne humaine totalement possédée par le Bien-Aimé divin, vibrant au contact de l'Esprit, filialement abandonnée dans le coeur du Père. On fait alors l'expérience vivante de la promesse du Christ: « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père; moi aussi je l'aimerai, et je me manifesterai à lui» (Jn 14,21) . Il s'agit d'un chemin totalement soutenu par la grâce, qui requiert toutefois un fort engagement spirituel et qui connaît aussi de douloureuses purifications (la « nuit obscure»), mais qui conduit, sous diverses formes possibles, à la joie indicible vécue par les mystiques comme « union sponsale». Comment oublier ici, parmi tant de témoignages lumineux, la doctrine de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse d'Avila?
Oui, chers Frères et Soeurs, nos communautés chrétiennes doivent devenir d'authentiques « écoles» de prière, où la rencontre avec le Christ ne s'exprime pas seulement en demande d'aide, mais aussi en action de grâce, louange, adoration, contemplation, écoute, affection ardente, jusqu'à une vraie « folie» du coeur. Il s'agit donc d'une prière intense, qui toutefois ne détourne pas de l'engagement dans l'histoire: en ouvrant le coeur à l'amour de Dieu, elle l'ouvre aussi à l'amour des frères et rend capable de construire l'histoire selon le dessein de Dieu.18
18) Cf. Congr. pour la Doctrine de la Foi, Lettre sur quelques aspects de la méditation chrétienne Orationis formas (15 octobre 1989): AAS 82 (1990), pp. 362-379; La Documentation catholique 87 (1990), pp. 16-23.
34 Certes, les fidèles qui ont reçu le don de la vocation à une vie de consécration spéciale sont appelés à la prière de façon particulière: par nature, cette vocation les rend plus disponibles à l'expérience contemplative, et il importe qu'ils s'y adonnent avec une généreuse assiduité. Mais on se tromperait si l'on pensait que les simples chrétiens peuvent se contenter d'une prière superficielle, qui serait incapable de remplir leur vie. Face notamment aux nombreuses épreuves que le monde d'aujourd'hui impose à la foi, ils seraient non seulement des chrétiens médiocres, mais des « chrétiens en danger». Ils courraient en effet le risque insidieux de voir leur foi progressivement affaiblie, et ils finiraient même par céder à la fascination de « succédanés», accueillant des propositions religieuses de suppléance et se prêtant même aux formes extravagantes de la superstition.
Il faut alors que l'éducation à la prière devienne en quelque sorte un point déterminant de tout programme pastoral. Moi-même, j'envisage d'aborder au cours des prochaines catéchèses du mercredi une réflexion sur les psaumes, en commençant par ceux des Laudes, par lesquelles la prière publique de l'Église nous invite à consacrer et à orienter nos journées. Combien il serait utile que, non seulement dans les communautés religieuses mais aussi dans les communautés paroissiales, on s'emploie davantage à ce que tout le climat soit imprégné de prière! Il faudrait redonner de la valeur, avec le discernement voulu, aux formes populaires et surtout éduquer à la prière liturgique. Une journée de la communauté chrétienne, où l'on harmoniserait les multiples occupations de la pastorale et du témoignage dans le monde avec la célébration eucharistique et éventuellement la récitation des Laudes et des Vêpres, est peut-être plus « envisageable» qu'on ne le croit habituellement. L'expérience de nombreux groupes chrétiennement engagés, même composés majoritairement de laïcs, le démontre.
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