1992 Pastores Dabo Vobis



EXHORTATION APOSTOLIQUE POST-SYNODALE


PASTORES DABO VOBIS

DE SA SAINTETE LE PAPE

JEAN-PAUL II


A l'Episcopat, au clergé et aux prêtres sur la formation des prêtres dans les circonstances actuelles.




INTRODUCTION

1
"Je vous donnerai des pasteurs selon mon coeur" (
Jr 3,15).
Par ces paroles du prophète Jérémie, Dieu promet à son peuple de ne jamais le laisser sans pasteur qui le rassemble et le guide: "Je susciterai pour (mes brebis) des pasteurs qui les feront paître; elles n'auront plus crainte ni terreur" (Jr 23,4).

L'Eglise, peuple de Dieu, fait toujours l'expérience de la réalisation de cette annonce prophétique et continue, dans la joie, à rendre grâce au Seigneur. Elle sait que Jésus Christ lui-même est l'accomplissement vivant, suprême et définitif, de la promesse de Dieu: "Je suis le Bon Pasteur" (Jn 10,11). Lui, "le grand Pasteur des brebis" (He 13,20) , a confié aux Apôtres et à leurs successeurs le ministère de paître les brebis de Dieu (cf. Jn 21,15-17 1P 5,2).

En particulier, l'Eglise ne pourrait pas, sans prêtre, vivre l'obéissance fondamentale qui est au coeur de son existence et de sa mission dans l'histoire, l'obéissance au commandement de Jésus: "Allez donc, de toutes les nations faites des disciples" (Mt 28,19) et "faites ceci en mémoire de moi" (Lc 22,19 cf. 1Co 11,24). C'est-à-dire le commandement d'annoncer l'Evangile et de renouveler chaque jour le sacrifice de son corps donné et de son sang versé pour la vie du monde.

La foi nous enseigne que le Seigneur ne peut manquer à sa promesse. Cette promesse est précisément le motif de la joie de l'Eglise et sa force devant la floraison et l'augmentation du nombre des vocations sacerdotales que l'on note aujourd'hui en certaines parties du monde. Cette promesse constitue aussi le fondement et le stimulant d'un acte de foi plus grand et d'une espérance plus vive face à la grave pénurie de prêtres en d'autres parties du monde.

Nous sommes tous appelés à partager la confiance totale dans l'accomplissement ininterrompu de la promesse de Dieu dont les Pères synodaux ont voulu témoigner de façon claire et forte: "Avec la confiance totale en la promesse du Christ qui a dit: "Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde" (Mt 28,20) , le Synode est conscient de l'activité constante de l'Esprit Saint dans l'Eglise; il croit profondément que l'Eglise ne sera jamais totalement dépourvue de ministres sacrés. Même si, en diverses régions, on note une pénurie de prêtres, l'action du Père, qui suscite les vocations, ne manquera cependant jamais à son Eglise"(1).

1- Proposition 2.


Face à la crise des vocations sacerdotales, comme je l'ai dit en conclusion du Synode, "la première réponse de l'Eglise se trouve dans un acte de foi totale à l'Esprit Saint. Nous sommes profondément convaincus que cet abandon confiant ne décevra pas si nous demeurons fidèles à la grâce reçue"(2).

2- Discours de clôture du Synode, 27 octobre 1990, n. 5 : L'Osservatore Romano, 28 octobre 1990.


2 Demeurer fidèle à la grâce reçue! En effet, le don de Dieu ne détruit pas la liberté de l'homme, mais la suscite, la développe et la demande.

Aussi, dans l'Eglise, la confiance totale dans la fidélité inconditionnelle de Dieu à sa promesse va de pair avec la grave responsabilité de coopérer à l'action du Dieu qui appelle, de contribuer à créer et à maintenir les conditions dans lesquelles le bon grain, semé par Dieu, peut prendre racine et porter des fruits abondants. L'Eglise ne cessera jamais de prier le Maître de la moisson afin qu'il envoie des ouvriers à sa moisson (cf.
Mt 9,38) ; elle proposera aux nouvelles générations un projet de vocation clair et courageux; elle les aidera à discerner l'authenticité de l'appel de Dieu et à y répondre avec générosité; elle apportera une attention particulière à la formation des candidats au presbytérat.

Vraiment, pour l'avenir de l'évangélisation de l'humanité, l'Eglise considère comme une tâche de grande importance et particulièrement délicate la formation attentive des futurs prêtres, diocésains et religieux, prolongée durant toute leur vie, pour favoriser leur sanctification personnelle dans le ministère et une constante mise à jour de leur engagement pastoral.

Par cette oeuvre de formation, l'Eglise poursuit dans le temps l'oeuvre du Christ que l'évangéliste Marc présente ainsi: "Jésus gravit la montagne, et il appelle à lui ceux qu'il voulait. Ils vinrent à lui. Et il en institua Douze pour être avec lui et pour les envoyer prêcher, avec pouvoir de chasser les démons" (Mc 3,13-15).

Au cours de son histoire, on peut l'affirmer, l'Eglise a toujours revécu, avec une intensité ou des modalités diverses, cette page de l'Evangile par l'oeuvre de formation des candidats au presbytérat et des prêtres eux-mêmes. Aujourd'hui cependant, l'Eglise se sent appelée à revivre dans un nouveau type d'engagement ce que le Maître a fait avec ses Apôtres; en cela, elle est stimulée par les profondes et rapides transformations de la société et des cultures de notre temps, par la multiplicité et la diversité des contextes ou elle annonce l'Evangile et en témoigne. Elle est aussi sollicitée par l'évolution favorable du nombre des vocations sacerdotales dans divers diocèses du monde, par l'urgence d'un nouvel examen des contenus et des méthodes de la formation sacerdotale, par l'inquiétude des évêques et de leurs communautés devant la raréfaction persistante du clergé, par l'absolue nécessité que la "nouvelle évangélisation" trouve dans les prêtres ses premiers "nouveaux évangélisateurs".

C'est précisément dans ce contexte historique et culturel que s'est située en 1990 la dernière Assemblée générale ordinaire du Synode des Evêques, consacrée à "la formation des prêtres dans les circonstances actuelles", vingt-cinq ans après la fin du Concile, avec l'intention de compléter la doctrine conciliaire sur ce point et de l'adapter avec plus de pertinence aux conditions actuelles(3).

3- Cf. Proposition 1.


3 Dans la continuité des textes du Concile Vatican II au sujet de l'ordre sacerdotal et de la formation des prêtres(4) et dans le but d'en appliquer concrètement la doctrine riche et autorisée aux différentes situations, l'Eglise a déjà traité plusieurs fois des problèmes de la vie, du ministère et de la formation des prêtres.

4- Cf.
LG 28 ; Optatam totius.


Les occasions les plus solennelles furent les Synodes des Evêques. Dès la première Assemblée générale, tenue en octobre 1967, le Synode a consacré cinq congrégations générales au thème du renouveau des séminaires. Ce travail a apporté une contribution décisive à l'élaboration du document de la Congrégation pour l'Education catholique: "Normes fondamentales pour la formation sacerdotale"(5).

5- Ratio fundamentalis institutionis sacerdotalis, 6 janvier 1970 : AAS 62, 1970, pp. 321-384.


C'est surtout la seconde Assemblée générale ordinaire, en 1971, qui a consacré la moitié de ses travaux au sacerdoce ministériel. Les fruits de cette longue réflexion, repris et condensés en quelques "recommandations" soumises à mon Prédécesseur le Pape Paul VI et lues à l'ouverture du Synode de 1974, concernaient principalement la doctrine sur le sacerdoce ministériel et certains aspects de la spiritualité et du ministère presbytéral.

En plusieurs autres occasions, le Magistère de l'Eglise a continué à manifester sa sollicitude pour la vie et le ministère des prêtres. Dans les années post-conciliaires, peut-on dire, il n'y eut pas d'intervention du Magistère qui, sous une forme ou sous une autre, n'ait pris en considération de façon explicite ou implicite, le sens de la présence des prêtres dans la communauté, leur rôle et leur nécessité pour l'Eglise et pour la vie du monde.

Ces dernières années, et en de nombreux endroits, on a éprouvé la nécessité de revenir sur le thème du sacerdoce, en l'abordant d'un point de vue relativement nouveau et plus adapté aux circonstances ecclésiales et culturelles présentes. Du problème de l'identité du prêtre, l'attention s'est portée vers les problèmes liés à l'itinéraire de la formation au sacerdoce et à la qualité de vie des prêtres. En réalité, les nouvelles générations d'appelés au sacerdoce ministériel présentent des caractéristiques notablement différentes de celles de leurs prédécesseurs immédiats et vivent dans un monde nouveau sous bien des aspects, en continuelle et rapide évolution. Et de tout cela, il importe de tenir compte dans l'élaboration des programmes et la réalisation des itinéraires de formation au sacerdoce ministériel.

Quant aux prêtres qui exercent leur ministère depuis plus ou moins longtemps, ils semblent souffrir aujourd'hui d'une dispersion excessive dans des activités pastorales toujours plus nombreuses. Face aux difficultés de la société et de la culture contemporaine, ils se sentent obligés de repenser leur style de vie et les priorités de leurs engagements pastoraux, alors qu'ils éprouvent toujours plus la nécessité d'une formation permanente.

Les préoccupations et les réflexions du Synode des Evêques de 1990 ont porté sur l'augmentation des vocations au presbytérat, sur la formation - afin que les candidats connaissent et suivent Jésus en se préparant à célébrer et à vivre le sacrement de l'Ordre qui les configure au Christ Tête et Pasteur, Serviteur et Epoux de l'Eglise - et sur la définition d'itinéraires de formation permanente propres à soutenir de façon réaliste et efficace le ministère et la vie spirituelle des prêtres.

Ce même Synode voulait aussi répondre à une demande du Synode précédent sur la vocation et la mission des laïcs dans l'Eglise et dans le monde. Les laïcs eux-mêmes avaient souhaité que les prêtres s'engagent à les former afin de les aider de façon adéquate dans l'accomplissement de la mission ecclésiale commune. En réalité, "plus se développe l'apostolat des laïcs, plus on ressent fortement le besoin d'avoir des prêtres qui soient bien formés, des prêtres saints. Ainsi, la vie même du Peuple de Dieu traduit l'enseignement du Concile Vatican II sur le rapport entre le sacerdoce commun et le sacerdoce ministériel et hiérarchique. En effet, dans le mystère de l'Eglise, la hiérarchie a un caractère ministériel (cf. LG 10). Plus on approfondit le sens de la vocation propre des laïcs, plus apparaît à l'évidence ce qui est propre au prêtre"(6).

6- Discours de clôture du Synode, 27 octobre 1990, n. 3 : l.c.


4 Dans l'expérience ecclésiale typique du Synode, c'est-à-dire "l'expérience particulière de communion épiscopale dans l'universalité, qui affermit le sens de l'Eglise universelle, la responsabilité des évêques envers l'Eglise universelle et sa mission, en communion affective et effective autour de Pierre"(7), on a entendu la voix claire et attristée de diverses Eglises particulières et, en ce Synode, pour la première fois, de certaines Eglises de l'Est; elles ont proclamé leur foi dans l'accomplissement de la promesse de Dieu: "Je vous donnerai des pasteurs selon mon coeur" (Jr 3,15). Elles ont renouvelé leur engagement pastoral pour le soin apporté aux vocations et pour la formation des prêtres, conscientes que l'avenir de l'Eglise, son développement et sa mission universelle de salut en dépendent.

7- Discours de clôture du Synode, 27 octobre 1990, n.1 : l.c.


Reprenant maintenant le fonds très riche des réflexions, des orientations et des indications qui ont préparé et accompagné les travaux des Pères synodaux, par cette Exhortation apostolique post-synodale, j'y joins ma voix d'Evêque de Rome et de successeur de Pierre. Je m'adresse au coeur de tous les fidèles et de chacun d'entre eux, en particulier des prêtres et de tous ceux qui sont engagés dans le délicat ministère de leur formation. Oui, je désire rejoindre tous les prêtres et chacun d'entre eux, diocésains ou religieux, par cette Exhortation.

Je fais miens les sentiments et les paroles des Pères synodaux dans le "Message final du Synode au Peuple de Dieu": "Pleins de reconnaissance et d'admiration, nous nous tournons vers vous qui êtes nos premiers collaborateurs dans le ministère apostolique. Votre rôle dans l'Eglise est vraiment nécessaire et irremplaçable. C'est vous qui portez le poids du ministère sacerdotal et qui avez un contact direct avec les fidèles. Vous êtes les ministres de l'Eucharistie, les dispensateurs de la miséricorde divine dans le sacrement de la Pénitence, les consolateurs des âmes et les guides de tous les fidèles dans le tourbillon des difficultés de la vie d'aujourd'hui.

"Nous vous saluons de tout notre coeur, nous vous exprimons notre gratitude, et nous vous exhortons à persévérer dans cette voie avec joie et enthousiasme. Ne cédez pas au découragement. Notre tâche n'est pas nôtre, mais celle de Dieu.

"Celui qui nous a appelés et qui nous envoie demeure avec nous, tous les jours de notre vie. En effet, nous oeuvrons, mandatés par le Christ"(8).

8- Messages des Pères synodaux au peuple de Dieu, 28 octobre 1990, III : L'Osservatore Romano, 29-30 octobre 1990.



CHAPITRE I

PRIS D'ENTRE LES HOMMES


La formation sacerdotale face aux défis

de la fin du second millénaire

Le prêtre et son temps

5
"Tout grand prêtre, pris d'entre les hommes, est établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu" (
He 5,1).

La Lettre aux Hébreux affirme clairement l'"humanité" du ministre de Dieu: il vient des hommes et est au service des hommes, imitant Jésus Christ, "lui qui a été éprouvé en tout, d'une manière semblable à nous, à l'exception du péché" ( He 4,15).

Dieu appelle toujours ses prêtres dans des milieux humains et ecclésiaux déterminés par lesquels ils sont inévitablement marqués et auxquels ils sont envoyés pour le service de l'Evangile du Christ.

C'est pourquoi le Synode a replacé la question des prêtres dans le contexte actuel de la société et de l'Eglise. Il l'a aussi ouverte aux perspectives du troisième millénaire, comme il résulte de la formulation même du thème: "La formation des prêtres dans les circonstances actuelles".

Il y a assurément "une physionomie essentielle du prêtre qui ne change pas: en effet, le prêtre de demain, non moins que celui d'aujourd'hui, devra ressembler au Christ. Au cours de sa vie terrestre, Jésus a présenté en lui-même le visage définitif du prêtre, réalisant un sacerdoce ministériel dont les Apôtres furent les premiers investis; ce sacerdoce est destiné à durer, à se perpétuer constamment en toutes les périodes de l'histoire. Le prêtre du troisième millénaire sera, en ce sens, le continuateur des prêtres qui, dans les précédents millénaires, ont animé la vie de l'Eglise. Même en l'an 2000, la vocation sacerdotale continuera à être l'appel à vivre le sacerdoce unique et permanent du Christ"(9). Pareillement, la vie et le ministère du prêtre doivent "s'adapter à chaque époque et à tous les milieux de vie. C'est pourquoi, nous devons chercher à nous ouvrir, autant que possible, à la lumière suprême de l'Esprit Saint, afin de découvrir les orientations de la société contemporaine, de reconnaître ses besoins spirituels les plus profonds, de déterminer ses devoirs concrets les plus importants, et les méthodes pastorales à adopter, afin de répondre de façon adéquate aux attentes humaines"(10).

9- Angélus, 14 janvier 1990, n.2 : L'Osservatore Romano, 15-16 janvier 1990.
10- Ibid., n.3 : l.c.


Devant conjuguer le sens authentique permanent du ministère presbytéral avec les exigences et les caractéristiques du temps présent, les Pères synodaux ont cherché à répondre à certaines questions qui s'imposent: quels problèmes et, en même temps, quels stimulants positifs le contexte socio-culturel et ecclésial actuel suscite-t-il chez les enfants, les adolescents et les jeunes qui doivent mûrir pour toute leur existence un projet de vie sacerdotale ? Quelles difficultés et quelles nouvelles possibilités offre notre temps pour l'exercice d'un ministère sacerdotal cohérent avec le don du sacrement reçu et avec l'exigence d'une vie spirituelle appropriée ?

Je reprends maintenant quelques éléments de l'analyse de la situation que les Pères synodaux ont développée. La grande variété de contextes socio-culturels et ecclésiaux actuels dans les différents pays amène à ne signaler que les phénomènes les plus profonds et les plus répandus, en particulier ceux qui se rapportent aux problèmes éducatifs et à la formation sacerdotale.

L'Evangile aujourd'hui: espoirs et obstacles

6
De nombreux facteurs semblent favoriser chez l'homme d'aujourd'hui une conscience plus aiguë de la dignité de la personne et une nouvelle ouverture aux valeurs religieuses, à l'Evangile et au ministère sacerdotal.

Malgré de nombreuses contradictions, nous trouvons dans la société une soif de justice et de paix plus répandue et plus forte, un sens plus aigu d'une saine gérance de la création et du respect de la nature, une recherche plus ouverte de la vérité et de la protection de la dignité humaine; en bien des groupes de la population mondiale, on note un engagement croissant pour une solidarité internationale plus concrète et pour un nouvel ordre planétaire dans le respect de la liberté et de la justice.

Alors que se développe le potentiel d'énergie offert par les sciences et les techniques et que se propagent l'information et la culture, on voit aussi grandir une nouvelle demande éthique, c'est-à-dire la quête de sens et donc d'une échelle objective de valeurs qui permette de réguler les possibilités et les limites du progrès.

Dans le domaine plus proprement religieux et chrétien, des préjugés idéologiques et des refus violents face à la proposition des valeurs spirituelles et religieuses tombent, et des possibilités nouvelles et inespérées d'évangélisation et de reprise de la vie ecclésiale apparaissent en plusieurs régions du monde. On note une diffusion croissante de la connaissance des Saintes Ecritures, une vitalité et une force d'expansion de nombreuses Eglises jeunes avec un engagement de plus en plus important dans la défense et la promotion des valeurs de la personne et de la vie humaine; on relève encore un magnifique témoignage du martyre de la part des Eglises du Centre et de l'Est de l'Europe ainsi que celui de la fidélité et du courage d'autres Eglises encore soumises à des persécutions et à des tribulations au nom de la foi(11).

11- Cf. Propositionn 3.


Le désir de Dieu et d'une relation vivante et significative avec lui est si manifeste aujourd'hui qu'il favorise, là ou manque l'annonce authentique et intégrale de l'Evangile de Jésus, la diffusion de formes de religiosité sans Dieu et de multiples sectes. Leur propagation, même dans certains milieux traditionnellement chrétiens, est, pour tous les fils de l'Eglise, particulièrement pour les prêtres, un motif constant d'examen de conscience sur la crédibilité de leur témoignage évangélique; mais cette propagation est aussi un signe de ce que la recherche de Dieu demeure profonde et largement répandue.

7 Plusieurs autres éléments problématiques ou négatifs se trouvent mêlés à ces facteurs et à d'autres facteurs positifs.

Le rationalisme qui, au nom d'une conception réductrice de la "science", ferme la raison humaine à la rencontre de la Révélation et de la transcendance divine, est encore très répandu.

On enregistre aussi une défense exaspérée du subjectivisme de la personne qui tend à la refermer dans l'individualisme, incapable de véritables relations humaines. Ainsi, beaucoup, surtout les adolescents et les jeunes, cherchent à compenser cette solitude par des succédanés de nature variée, avec des formes plus ou moins fortes d'hédonisme et de fuite des responsabilités; prisonniers de l'éphémère, ils cherchent à vivre les expériences personnelles les plus fortes et les plus gratifiantes possibles au niveau des émotions et des sensations immédiates, se trouvant ainsi inévitablement indifférents et comme paralysés face à l'appel d'un projet de vie qui inclut une dimension spirituelle et religieuse ou un engagement de solidarité.

En outre, partout dans le monde, même après la chute des idéologies qui avaient fait du matérialisme un dogme et du rejet de la religion un programme, se diffuse une sorte d'athéisme pratique et existentiel qui coïncide avec une vision sécularisée de la vie et du destin de l'homme. Cet homme "tout préoccupé de lui-même, cet homme qui se fait non seulement centre de tous les intérêts, mais ose se dire le principe et la raison de toute réalité"(12), se trouve toujours plus dépourvu du "supplément d'âme" qui lui est d'autant plus nécessaire qu'une plus grande disponibilité de biens matériels et de ressources lui donne l'illusion de l'autosuffisance. On n'a plus besoin de combattre Dieu, on se passe tout simplement de lui.

12- Paul VI, Homélie à la IXe session publique de Vatican II, 7 décembre 1965 : AAS 58 (1966), p.55.


En ce contexte, on doit noter, en particulier, la désagrégation de la réalité familiale et l'obscurcissement ou la déformation du vrai sens de la sexualité humaine: phénomènes qui ont une incidence très fortement négative sur l'éducation des jeunes et sur leur ouverture à toute vocation religieuse. On note encore l'aggravation des injustices sociales et la concentration des richesses entre les mains d'un petit nombre de personnes, comme fruit d'un capitalisme déshumanisé(13) qui élargit toujours davantage le fossé entre peuples riches et peuples pauvres: ainsi surviennent dans la société humaine des tensions et des inquiétudes qui troublent profondément la vie des personnes et des communautés.

13- Cf. Proposition 3.


Dans le milieu ecclésial, on enregistre aussi des phénomènes inquiétants et négatifs qui ont une incidence sur la vie et le ministère des prêtres: par exemple l'ignorance religieuse qui persiste chez de nombreux croyants; la faible influence de la catéchèse, étouffée par les messages plus répandus et plus forts des moyens de communication sociale; le pluralisme théologique, culturel et pastoral mal compris qui, tout en partant parfois de bonnes intentions, finit par rendre difficile le dialogue oecuménique et par mettre en danger la nécessaire unité de la foi; la persistance d'une méfiance et d'une quasi-intolérance envers le Magistère hiérarchique; les poussées unilatérales et réductrices de la richesse du message évangélique qui transforment l'annonce et le témoignage de la foi en un simple facteur de libération humaine et sociale ou bien en un refuge aliénant dans la superstition et dans la religiosité sans Dieu(14).

14- Cf. Proposition 3.


La présence sur un même territoire de groupes consistants de personnes de races et de religions différentes est un phénomène très important, même s'il est relativement récent en plusieurs pays d'ancienne tradition chrétienne. Ainsi se développe toujours davantage une société multiraciale et plurireligieuse. Si ce phénomène peut être l'occasion, d'une part, d'un exercice plus fréquent et plus fructueux de dialogue, d'une ouverture des esprits et d'expériences d'accueil et de juste tolérance, il peut, d'autre part, être source de confusion et de relativisme, surtout chez des personnes et des groupes à la foi peu assurée.

A ces facteurs, et en lien étroit avec la montée de l'individualisme, on peut ajouter le phénomène du subjectivisme de la foi. On remarque chez un nombre croissant de chrétiens moins d'attachement à l'ensemble du contenu objectif de la doctrine de la foi: on adhère de façon subjective à ce qui plaît, à ce qui correspond à sa propre expérience, à ce qui ne dérange pas ses habitudes personnelles. Enfin, l'appel à l'inviolabilité de la conscience individuelle, légitime en soi, ne manque pas de revêtir, en pareil contexte, des caractéristiques dangereuses et ambiguës.

De là découle le fait que l'appartenance à l'Eglise est de plus en plus partielle et conditionnelle, ce qui exerce une influence négative sur l'éclosion de nouvelles vocations au sacerdoce, sur la conscience que le prêtre a de son identité et sur son ministère dans la communauté.

Enfin, aujourd'hui encore, l'Eglise en plusieurs régions connaît des problèmes graves à cause de la présence insuffisante des forces sacerdotales, qui sont donc moins disponibles. Les fidèles sont souvent abandonnés durant de longues périodes, sans le soutien pastoral adéquat. La croissance de leur vie chrétienne dans son ensemble en souffre et, plus encore, leur capacité de devenir eux-mêmes les promoteurs de l'évangélisation s'en trouve amoindrie.

Les jeunes face à la vocation et à la formation sacerdotales

8
Les nombreuses contradictions et potentialités dont sont marquées nos sociétés et nos cultures et, en même temps, nos communautés ecclésiales sont perçues et vécues avec une intensité toute particulière par le monde des jeunes, avec des répercussions immédiates et très fortes sur leur itinéraire éducatif. En ce sens, l'émergence et le développement des vocations sacerdotales chez les enfants, les adolescents et les jeunes s'affrontent continuellement à des obstacles et à des sollicitations.

Quelle puissance sur les jeunes que celle de la fascination de ce qu'on appelle la "société de consommation", qui les rend victimes et prisonniers d'une interprétation individualiste, matérialiste et hédoniste de l'existence humaine! Le "bien-être", compris au sens matériel, tend à s'imposer comme l'unique idéal de vie, un bien-être à obtenir à n'importe quelle condition et à n'importe quel prix. Il en résulte le refus de tout sacrifice et l'abandon de tout effort pour rechercher et pour vivre des valeurs spirituelles et religieuses. La "préoccupation" exclusive de l'avoir supplante le primat de l'être; et, en conséquence, les valeurs personnelles et interpersonnelles sont interprétées et vécues non selon la logique du don et de la gratuité, mais selon celle de la possession égoïste et de l'exploitation de l'autre.

Cela se retrouve spécialement dans la conception de la sexualité humaine déchue de sa dignité, à savoir d'être service de la communion et du don interpersonnels, pour être réduite à un simple bien de consommation. Ainsi, l'expérience affective de nombreux jeunes n'aboutit pas à la croissance harmonieuse et joyeuse de leur personnalité s'ouvrant à l'autre dans le don de soi, mais à une sérieuse régression psychologique et éthique ayant de lourdes conséquences sur leur avenir.

Pour beaucoup de jeunes, c'est une expérience déformée de la liberté qui est à la racine de ces tendances: loin d'être obéissance à la vérité objective et universelle, la liberté est vécue comme un assentiment aveugle aux forces de l'instinct et à la volonté de domination de chacun. Deviennent alors en quelque sorte naturels, du point de vue des mentalités et du comportement, l'effritement de l'adhésion intérieure aux principes moraux; et, du point de vue religieux, sinon dans tous les cas, le refus explicite de Dieu, du moins l'indifférence ou une vie qui, même dans ses moments les plus significatifs et dans ses choix les plus décisifs, est vécue comme si Dieu n'existait pas. Dans ce contexte, la réalisation et même la compréhension du sens d'une vocation au sacerdoce deviennent difficiles; car la vocation est un témoignage spécifique du primat de l'être sur l'avoir; elle est aussi une reconnaissance du sens de la vie comme don libre et responsable de soi aux autres et comme disposition à se mettre entièrement au service de l'Evangile et du Royaume de Dieu dans le sacerdoce.

Même dans la communauté ecclésiale, le monde des jeunes constitue souvent un "problème". En effet, si chez les jeunes encore plus que chez les adultes, il y a une forte tendance au subjectivisme de la foi chrétienne et à une appartenance seulement partielle et conditionnelle à la vie et à la mission de l'Eglise, dans la communauté ecclésiale on peine, pour toute une série de raisons, à organiser une pastorale des jeunes adaptée et vigoureuse: les jeunes risquent d'être abandonnés à eux-mêmes, aux prises avec leur fragilité psychologique, insatisfaits et cri tiques face à un monde d'adultes qui, ne vivant pas leur foi de façon cohérente et mûre, ne se présentent pas comme des modèles crédibles.

Il devient alors difficile de proposer aux jeunes une expérience intégrale et mobilisatrice de vie chrétienne et ecclésiale et de les y former. De ce fait, la perspective de la vocation au sacerdoce demeure éloignée des centres d'intérêt concrets des jeunes.

9 Cependant, il ne manque pas de situations stimulantes et positives pour susciter et favoriser dans le coeur des adolescents et des jeunes une nouvelle disponibilité ainsi qu'une véritable et authentique recherche de valeurs éthiques et spirituelles qui, par nature, offrent un terrain propice à l'éclosion de la vocation en vue d'un don total de soi au Christ et à l'Eglise dans le sacerdoce.

On note d'abord que se sont atténués certains phénomènes récents qui avaient provoqué bien des problèmes, comme la contestation radicale, les montées libertaires, les revendications utopiques, les formes de socialisation sans discrimination et la violence.

Par ailleurs, on doit reconnaître que les jeunes d'aujourd'hui, avec la force et la fraîcheur typiques de leur âge, sont porteurs d'idéaux qui s'insèrent peu à peu dans l'histoire: la soif de liberté, la reconnaissance de la valeur incommensurable de la personne, le besoin d'authenticité et de transparence, une nouvelle conception et un nouveau style de réciprocité dans les rapports entre hommes et femmes, la recherche convaincue et passionnée d'un monde plus juste, plus solidaire et plus uni, l'ouverture au dialogue avec tous, l'engagement pour la paix.

Chez beaucoup de jeunes de notre temps, on note le développement si riche et si vivant de nombreuses et diverses formes de volontariat en réponse aux besoins de personnes dans des situations d'abandon et de précarité au sein de notre société; cette disposition représente aujourd'hui un ressort éducatif particulièrement important, parce qu'il stimule et soutient les jeunes dans un mode de vie plus désintéressé, plus ouvert et plus solidaire avec les pauvres. Ce style de vie peut faciliter la compréhension, le désir et l'acceptation d'une vocation à un service stable et total envers les autres et notamment dans la voie de l'entière consécration à Dieu dans une vie sacerdotale.

Le récent effondrement des idéologies, la manière fortement critique de se situer face au monde des adultes qui n'offrent pas toujours un témoignage de vie inspirée par les valeurs morales et transcendantes, l'expérience même de camarades qui cherchent l'évasion dans la drogue et la violence, contribuent beaucoup à rendre plus vive et inévitable la question fondamentale des valeurs véritablement capables de donner la plénitude de leur sens à la vie, à la souffrance et à la mort. Chez beaucoup de jeunes, le désir religieux et le besoin de spiritualité se font plus explicites: d'ou le désir d'expériences de désert et de prière, le retour à une lecture plus personnelle et habituelle de la Parole de Dieu et à une étude de la théologie.

Comme dans le cadre du volontariat, de même dans celui de la communauté ecclésiale, les jeunes deviennent des protagonistes toujours plus actifs, surtout dans la participation aux divers groupes, depuis les plus anciens mais renouvelés jusqu'aux plus récemment fondés: l'expérience d'une Eglise appelée à la "nouvelle évangélisation" par la fidélité à l'Esprit qui l'anime et selon les aspirations du monde éloigné du Christ mais qui a besoin de Lui, comme aussi l'expérience d'une Eglise toujours plus solidaire avec l'homme et avec les peuples dans la défense et la promotion de la dignité de la personne et des droits humains de tous et de chacun, tout cela ouvre le coeur et la vie des jeunes à des idéaux fascinants et engageants qui peuvent trouver leur réalisation concrète dans la suite du Christ et dans le sacerdoce.

Naturellement, cette situation humaine et ecclésiale, marquée d'une forte ambivalence, sera sous-jacente non seulement à la pastorale des vocations et dans la formation des futurs prêtres, mais encore dans le cadre de la vie et du ministère des prêtres et dans leur formation permanente. Ainsi, si l'on comprend les formes variées de "crises" vécues par les prêtres d'aujourd'hui dans l'exercice de leur ministère, dans leur vie spirituelle et dans l'interprétation même de la nature et de la signification du sacerdoce ministériel, on doit aussi reconnaître, avec joie et espérance, les nouvelles possibilités positives que le tournant historique actuel offre aux prêtres pour l'accomplissement de leur mission.



1992 Pastores Dabo Vobis