1997 De nouvelles vocations pour une nouvelle Europe
OEUVRE PONTIFICALE POUR LES VOCATIONS ECCLÉSIASTIQUES
DE NOUVELLES VOCATIONS
POUR UNE NOUVELLE EUROPE
(In verbo tuo...)
Document final du Congrès européen sur les vocations au sacerdoce
et à la vie consacrée en Europe
Rome, 5-10 mai 1997
Document émanant des Congrégations:
pour l'Éducation Catholique, pour les Églises Orientales, pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique
1 Béni soit le Dieu Tout-Puissant qui a béni la terre d'Europe par toutes sortes de bénédictions spirituelles, dans le Christ et dans l'Esprit Saint (cf. Ep 1,3) .
Nous lui rendons grâces pour avoir appelé ce continent, dès le début de l'ère chrétienne, à être le centre de rayonnement de la bonne nouvelle de la foi et à manifester au monde sa paternité universelle. Nous lui rendons grâces parce qu'il a béni ce sol par le sang des martyrs et par le don d'innombrables vocations au sacerdoce, au diaconat, à la vie consacrée sous ses diverses formes, de la vie monastique aux instituts séculiers. Nous lui rendons grâces parce que son Saint Esprit ne cesse, aujourd'hui encore, d'appeler les fils de cette Eglise pour annoncer le message du salut aux quatre coins de la terre, et d'autres à témoigner la vérité de l'Evangile qui sauve, dans leur vie conjugale et professionnelle, dans la culture et dans la politique, dans l'art et dans le sport, dans les rapports humains et de travail, chacun selon le don et la mission reçus. Nous lui rendons grâces parce qu'il est la voix qui appelle et qui donne le courage de répondre; il est le pasteur qui guide et qui soutient la fidélité de chaque jour; il est le chemin, la vérité et la vie pour tous ceux qui sont appelés à réaliser le projet du Père.
2 Réunis à Rome, du 5 au 10 mai 1997, pour le Congrès sur les vocations au sacerdoce et à la vie consacrée en Europe,(1) nous avons remis entre les mains du Maître de la moisson les travaux de ce même Congrès, mais surtout l'inquiétude de l'Eglise qui est en Europe en cette époque à la fois difficile et formidable, ainsi que la gratitude envers Dieu qui est la source de toute consolation et l'auteur de l'amour de l'Eternel.
De fait, ce Congrès a été un événement de grâce: le partage fraternel, l'approfondissement doctrinal, la rencontre des différents charismes, l'échange des diverses expériences et efforts qui s'accomplissent dans les Eglises de l'Est et de l'Ouest ont enrichi tous et chacun. Ils ont confirmé chez chaque participant la volonté de continuer à travailler avec passion dans le domaine des vocations, malgré les faibles résultats obtenus dans certaines Eglises du vieux continent.
Notes:
(1) Ont participé à ce Congrès: 253 délégués provenant de 37 nations européennes et des représentants des différentes catégories vocationnelles (laïcs, personnes consacrées, prêtres, évêques), ainsi que quelques représentants des Eglises soeurs (protestants, orthodoxes et anglicans).
3 Du Document de travail du Congrès aux Propositions finales en passant par le Discours du Saint-Père aux participants et par le Message pour les communautés ecclésiales, des interventions en salle aux discussions en groupes d'étude en passant par les échanges informels et par les témoignages, un fil conducteur a relié entre eux tous les actes et tous les instants de ce congrès: l'espérance. Une espérance plus forte que toute crainte et que tout doute, cette espérance qui a soutenu la foi de nos frères des Eglises de l'Est lorsqu'il était difficile et risqué de croire et d'espérer, et qui est désormais récompensée par une nouvelle floraison de vocations, comme elles ont pu en témoigner au Congrès.
Nous savons profondément gré à ces frères, comme à tous les croyants qui continuent à témoigner que «l'espérance est le secret de la vie chrétienne et le souffle absolument nécessaire sur le front de la mission de l'Eglise et, en particulier, de la pastorale des vocations (...). Il faut donc la régénérer chez les prêtres, les éducateurs, les familles chrétiennes, les familles religieuses, dans les instituts séculiers; en somme chez tous ceux qui doivent servir la vie aux côtés des nouvelles générations».(2)
C'est à vous que nous écrivons, enfants, adolescents et jeunes...
Notes:
(2) Oeuvre Pontificale pour les vocations ecclésiastiques, La pastorale des vocations dans les Eglises particulières d'Europe. Document de travail du Congrès sur les vocations au sacerdoce et à la vie consacrée en Europe, Rome 1996, n. 88. Désormais ce texte sera cité sous le sigle IL (Instrumentum Laboris).
4 Fort de cette espérance, nous nous adressons à vous, enfants, adolescents et jeunes, avant tout parce que dans le choix de votre avenir vous accueillez le projet que Dieu a sur vous: vous ne serez heureux et pleinement réalisés que si vous vous disposez à réaliser le rêve du Créateur sur la créature. Comme nous aimerions que ce document soit une lettre adressée à chacun de vous, où vous puissiez sentir, avec l'aide de vos éducateurs, l'attention aimante de votre Mère l'Eglise pour chacun de ses enfants, cette attention toute particulière qu'une mère manifeste pour les plus jeunes de ses enfants. Une lettre dans laquelle vous puissiez reconnaître vos problèmes, les questions qui habitent votre jeune coeur et les réponses qui viennent de Celui qui est l'ami éternellement jeune de vos âmes, le seul qui puisse vous apporter la vérité! Sachez-le, chers jeunes, l'Eglise suit anxieusement vos pas et vos choix. Comme ce serait beau si cette lettre suscitait en vous une réponse, pour un dialogue à poursuivre avec ceux qui vous guident...
5 Riches de la même espérance, nous nous adressons à vous parents, appelés par Dieu à collaborer à sa volonté de donner la vie, et à vous éducateurs, enseignants, catéchistes et animateurs, appelés par Dieu à collaborer de différentes manières à son dessein de former à la vie. Nous voudrions vous dire combien l'Eglise apprécie votre vocation et combien elle compte sur elle pour encourager la vocation de vos enfants et une véritable culture des vocations.
Vous, les parents, vous êtes aussi les premiers éducateurs naturels en matière de vocation, tandis que vous, les formateurs, vous n'êtes pas seulement des instructeurs qui introduisent aux choix existentiels: vous êtes appelés à engendrer la vie chez les jeunes existences que vous ouvrez à l'avenir. Votre fidélité à l'appel de Dieu est une médiation précieuse et irremplaçable pour que vos enfants et vos élèves puissent découvrir leur vocation personnelle, afin qu'«ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance» (Jn 10,10) .
6 Le coeur toujours rempli d'espérance, nous nous adressons à vous, prêtres, et à vous, personnes consacrées dans la vie religieuse et dans les instituts séculiers. Vous avez entendu un appel particulier à suivre le Seigneur dans une vie entièrement consacrée à lui; vous êtes aussi spécialement appelés, tous sans exception, à témoigner de la beauté de suivre le Christ.
Nous savons combien cette annonce est difficile et combien il est facile de succomber à la tentation du découragement quand la peine semble inutile. «La pastorale des vocations représente le ministère le plus difficile et le plus délicat».(3) Mais nous voudrions aussi vous rappeler qu'il n'y a rien de plus exaltant qu'un témoignage si passionné de sa propre vocation qu'il sache la rendre contagieuse. Rien n'est plus logique et cohérent qu'une vocation qui engendre d'autres vocations et qui rende à plein titre «pères» et «mères». Nous voudrions surtout par ce document nous adresser non seulement à ceux qui exercent une charge explicite dans le domaine des vocations, mais aussi à ceux d'entre vous qui n'y sont pas impliqués directement, ou qui estiment n'avoir aucune obligation particulière en ce sens.
Nous voudrions rappeler à ceux-là que seul un témoignage commun rend efficace l'animation des vocations et que ce qu'on désigne sous le nom de crise des vocations est avant tout lié au laisser-aller de certains témoins qui affaiblissent le message. Dans une Eglise entièrement vocationnelle, tous sont animateurs des vocations. Alors heureux serez-vous si vous savez dire, par votre vie, que c'est beau et gratifiant de servir Dieu, et si vous savez dévoiler qu'en lui, le Vivant, se cache l'identité de tout vivant (cf. Col 3,3) .
Notes:
(3) Ibidem, 15.
7 Enfin, nous voudrions être des «Samaritains de l'espérance» pour ces frères et soeurs avec lesquels nous partageons la fatigue du chemin. Nous voudrions adresser à l'ensemble du peuple de Dieu, pèlerin sur cette terre antique et bénie, dans les Eglises de l'Est et de l'Ouest, le même message d'espérance. Jadis, l'annonce de la bonne nouvelle partit d'ici, grâce au courage de nombreux évangélisateurs qui payèrent leur témoignage de leur sang. Aujourd'hui encore, nous voulons le croire, l'Esprit du Père appelle.
Il envoie de par les routes du monde les fils de cette terre généreuse aux racines chrétiennes qui a cependant besoin d'une nouvelle évangélisation et de nouveaux évangélisateurs. Alors nous aussi, nous nous présentons au Seigneur, comme les Apôtres autrefois, avec la conscience de notre pauvreté et des besoins de cette Eglise: «Maître, nous avons peiné toute une nuit sans rien prendre» (Lc 5,5) . Mais nous voulons surtout, «sur sa parole», croire et espérer que, comme alors, le Seigneur peut remplir, aujourd'hui encore, grâce à une pêche miraculeuse, les barques de ses apôtres, et transformer tout croyant en pêcheur d'hommes.
8 Dès lors, le but de ce document est de partager avec vous tous cet événement de grâce que fut le Congrès. Sans prétendre en faire une synthèse détaillée, ni présumer exposer un traité systématique sur la vocation, nous voudrions fraternellement mettre à la disposition de toute l'Eglise qui est en Europe et hors d'Europe, sous ses diverses dénominations chrétiennes, les fruits les plus significatifs de ce Congrès.
Le style tentera d'exprimer le plus possible la volonté de nous faire comprendre de tous, car tous, indistinctement, sont appelés à réaliser leur vocation et à promouvoir celle de leur prochain.
Il cherchera surtout à conjuguer la réflexion théologique et la pratique pastorale, les propositions théoriques et les indications pédagogiques, pour offrir une aide concrète et pratique à tous ceux qui travaillent dans le domaine de l'animation des vocations.
Nous n'avons pas la prétention de dire tout, non seulement pour ne pas répéter ce que d'autres documents ont déjà très bien dit à cet égard,(4) mais pour demeurer ouverts au mystère, à ce mystère qui entoure la vie et l'appel de chaque être humain, à ce mystère qui est également le chemin du discernement de la vocation et qui ne s'achèvera qu'au moment de la mort. Ou la pastorale des vocations est mystagogique, et elle part et repart donc du Mystère (de Dieu) pour ramener au mystère (de l'homme), ou elle n'est pas.
Notes:
(4) Voir notamment Développements de la pastorale des vocations dans les Eglises particulières, expériences du passé et programmes pour l'avenir, Document final du IIème Congrès international des évêques et autres responsables des vocations ecclésiastiques (document émanant des Congrégations pour les Eglises Orientales, pour les Religieux et les Instituts Séculiers, pour l'Evangélisation des Peuples, pour l'Education Catholique), Rome 10-16 mai 1981; Oeuvre Pontificale pour les vocations ecclésiastiques, Développement de la pastorale des vocations dans les Eglises particulières (document émanant des Congrégations pour l'Education Catholique et pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique) , Rome 1992; Déclaration finale du Ier Congrès continental latinoaméricain sur les vocations, Itaici 1994 (publiée in «Seminarium», 31994643-655).
9 Concrètement, ce texte suit la logique qui a présidé aux travaux du Congrès: du concret de l'existence à la réflexion, pour revenir au concret existentiel. C'est à l'aune de la réalité de chaque jour que doit se mesurer la pastorale des vocations, précisément parce qu'elle est pastorale en fonction et au service de la vie. Par conséquent, nous partirons d'une tentative visant à relever la situation, pour analyser ensuite le thème de la vocation du point de vue théologique et donner un fondement, une structure de référence indispensable à toute la suite du discours.
A ce moment-là commence la partie la plus concrète: avant tout de type pastoral ou de grandes stratégies d'intervention, puis de type pédagogique. Elle sera utile pour définir au moins quelques pistes d'orientations sur le plan de la méthode et de la pratique quotidienne. Or cet aspect est sans doute celui qui fait le plus défaut et qui est le plus attendu des agents pastoraux.
(Mt 9,37)
Cette première partie constitue un regard sapientiel sur l'Europe, en étant conscient de sa complexité culturelle où semble prédominer un modèle anthropologique d'«homme sans vocation». La nouvelle évangélisation doit réaffirmer le sens fort de la vie comme «vocation», avec son appel fondamental à la sainteté, en recréant une culture favorable aux différentes vocations et capable de provoquer un véritable sursaut de qualité dans la pastorale des vocations.
10 Le thème du Congrès («Nouvelles vocations pour une nouvelle Europe») va droit au coeur du problème: aujourd'hui, dans une Europe nouvelle par rapport au passé, il y a besoin de vocations toutes aussi «neuves». Il est nécessaire de justifier cette affirmation pour comprendre le sens de cette nouveauté et saisir son rapport avec la pastorale «traditionnelle» des vocations au sacerdoce et à la vie consacrée. Dès lors, nous ne nous contenterons pas de photographier la situation et d'énumérer des données, mais nous tenterons de comprendre dans quelle direction doivent aller la nouveauté et le besoin de vocations qui en découle.
En même temps, nous lirons la situation à laquelle nous avons à faire face actuellement, à partir de l'expression de Jésus face à la mission qui l'attendait: «La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux» (Mt 9,37) . Ces paroles continuent d'être vraies et constituent une précieuse clef de lecture de l'actualité. D'une certaine manière, nous retrouvons en elles la juste mesure de notre action et la juste proportion (ou disproportion) entre une moisson qui semble être en excédent et nos pauvres forces. En nous gardant bien de toute interprétation pessimiste du présent et de toute prétention d'autosuffisance pour demain.
11 Le Document de travail avait déjà fourni un cadre de la situation européenne concernant la problématique des vocations, fortement marqué par des éléments de nouveauté. Nous les résumons ici à grands traits, selon l'analyse qu'en a fait le Congrès, en cherchant à saisir les plus significatifs qui sont destinés à conditionner à long terme la mentalité et la sensibilité des jeunes et donc également les pratiques pastorales et les stratégies en matière de vocations.
a) Une Europe diversifiée et complexe
Avant tout, une donnée ressort avec évidence: il est pratiquement impossible de définir la situation européenne d'une manière statique et univoque sur le plan de la condition des jeunes et de ses inévitables conséquences sur les vocations. Nous nous trouvons devant une Europe diversifiée, rendue telle par les événements sociopolitiques (voir la différence entre l'Est et l'Ouest), mais aussi par la pluralité de ses traditions et de ses cultures (gréco-latine, anglo-saxonne et slave).
En même temps, celles-ci constituent sa richesse et rendent significatives, dans des contextes différents, ses expériences et ses choix. Ainsi, si la manière de gérer la liberté retrouvée constitue un problème sur le versant oriental, le versant occidental s'interroge quant à lui sur la façon de vivre la liberté authentique.
Cette hétérogénéité est également confirmée par la courbe des vocations au sacerdoce et à la vie consacrée, non seulement en raison de la différence très forte entre la floraison des vocations de l'Europe de l'Est et la crise générale dont souffre l'Occident, mais parce que, à l'intérieur même de cette crise, on relève aussi des signes de reprise des vocations, particulièrement dans les Eglises où un travail post-conciliaire assidu et constant a tracé un sillon profond et efficace.(5)
Donc, si à l'Est il est nécessaire d'engager une véritable pastorale organique au service de la promotion des vocations, de l'animation à la formation des vocations surtout, à l'Ouest une attention différente est indispensable. Nous devons nous interroger sur la consistance théologique réelle et sur la linéarité d'application de certains projets de vocation, sur le concept de vocation sur lequel ils reposent et sur le type de vocations qui en découlent. Une demande est revenue avec insistance lors du Congrès: «Pourquoi certaines théologies ou pratiques pastorales ne 'produisent' pas de vocations, tandis que d'autres en produisent?».(6)
Un autre aspect caractérise l'actualité socio-culturelle européenne: l'excédent des possibilités, des occasions, des sollicitations, face au manque de concentration, de propositions et de projets. Nous avons affaire ici à un autre contraste qui augmente le degré de complexité de cette période de l'histoire, avec des retombées négatives sur le plan des vocations. Comme la Rome antique, l'Europe moderne ressemble à un panthéon, à un grand «temple» où toutes les «divinités» sont présentes ou dans lequel chaque «valeur» a sa place et sa niche.
Des «valeurs» différentes et contrastantes se mêlent et coexistent, sans une hiérarchie précise; des codes de lecture et d'évaluation, d'orientation et de comportement, tout à fait dissemblables entre eux.
Dans ce contexte, il apparaît difficile d'avoir une conception ou une vision unitaire du monde et la capacité de faire des projets de vie devient faible elle aussi. En effet, quand une culture ne définit plus ses possibilités suprêmes de sens ou ne parvient pas à créer une convergence autour de certaines valeurs particulièrement capables de donner un sens à la vie, mais place tout sur le même plan, toute possibilité de choix de projet tombe en désuétude et tout devient indifférent et plat.
b) Les jeunes et l'Europe
Les jeunes Européens vivent dans cette culture pluraliste et ambivalente, «polythéiste» et neutre. D'un côté, ils cherchent passionnément l'authenticité, l'affection, les rapports personnels, la grandeur d'horizons, mais, de l'autre, ils sont profondément seuls, «blessés» par le bien-être, déçus par les idéologies, perdus par la désorientation éthique.
Et encore: «Dans plusieurs secteurs du monde des jeunes, on relève une sympathie très claire pour la vie conçue comme valeur absolue, sacrée...»,(7) mais souvent, et dans de nombreuses parties de l'Europe, cette ouverture à l'égard de l'existence est démentie par des politiques qui ne respectent pas le droit à la vie, surtout celle des plus faibles. Des politiques qui risquent de rendre le «vieux continent» toujours plus vieux. Donc, si d'un côté ces jeunes représentent un capital remarquable pour l'Europe d'aujourd'hui qui investit beaucoup sur eux pour construire son avenir de l'autre côté les attentes des jeunes ne sont pas toujours accueillies d'une manière cohérente par le monde des adultes ou des responsables de la société civile.
Quoi qu'il en soit, deux aspects nous semblent capitaux pour comprendre l'attitude des jeunes d'aujourd'hui: la revendication de la subjectivité et le désir de liberté. Ce sont deux requêtes dignes d'attention et typiquement humaines. Souvent, cependant, dans une culture faible et complexe comme la nôtre, elles donnent lieu en se rencontrant à des combinaisons qui déforment leur sens: la subjectivité devient alors subjectivisme, tandis que la liberté dégénère en arbitraire.
Dans ce contexte, le rapport que les jeunes Européens établissent avec l'Eglise mérite une grande attention. Dans une de ses Propositions finales, le Congrès relève avec courage et réalisme que: «Souvent les jeunes ne considèrent pas l'Eglise comme l'objet de leur recherche et le lieu de leur demande et attente. On remarque que ce n'est pas Dieu qui pose problème, mais l'Eglise. L'Eglise a conscience de la difficulté de communiquer avec les jeunes, du manque de véritables projets pastoraux..., de la faiblesse théologico-anthropologique de certaines catéchèses. De nombreux jeunes ont encore peur qu'une expérience dans l'Eglise limite leur liberté»,(8) tandis que pour beaucoup d'autres l'Eglise reste ou devient le point de repère le plus qualifié.
c) «Homme sans vocation»
Ce jeu de contrastes se reflète inévitablement sur le plan de la conception du futur, qui est considéré par les jeunes dans une optique limitée à leurs propres vues, en fonction d'intérêts strictement personnels (la réalisation de soi).
C'est une logique qui réduit l'avenir au choix d'une profession, au bien-être économique ou à la satisfaction sentimentale et émotive, à l'intérieur d'horizons qui, de fait, réduisent le désir de liberté et les possibilités du sujet à des projets limités, avec l'illusion d'être libre.
Ces choix ne présentent aucune ouverture au mystère et à la transcendance ni même, peut-être, par rapport à leur responsabilité face à la vie, la leur et celle d'autrui, à la vie reçue en don et à engendrer chez les autres. En d'autres termes, il s'agit d'une sensibilité et d'une mentalité qui risquent de donner naissance à une sorte de culture anti-vocationnelle. Ce qui revient à dire que dans une Europe complexe du point de vue culturel et privée de points de repère précis, semblable à un grand panthéon, le modèle anthropologique dominant semble être celui de l'«homme sans vocation».
En voici une description possible: «Une culture pluraliste et complexe tend à engendrer des jeunes caractérisés par une identité inachevée et faible entraînant une indécision chronique face à un choix de vocation. De nombreux jeunes ne possèdent même pas la «grammaire élémentaire» de l'existence; ce sont des nomades: ils circulent sans s'arrêter au niveau géographique, affectif, culturel et religieux; ils «tentent»! Au milieu de la grande quantité et diversité d'informations, mais avec une pauvreté de formation, ils semblent dispersés, avec peu de références et de points de repère. Voilà pourquoi ils ont peur de leur avenir, les choix définitifs les angoissent et ils s'interrogent sur leur être. Si, d'une part, ils cherchent l'autonomie et l'indépendance à tout prix, de l'autre, ils tendent à être très dépendants du milieu socio-culturel, comme un refuge, et à chercher la gratification immédiate des sens: de ce qui «me va», de ce qui «me fait sentir bien» dans un monde affectif fait sur mesure».(9)
Il est très triste de rencontrer des jeunes, intelligents et doués, chez qui le désir de vivre, de croire en quelque chose, de tendre vers de grands objectifs, d'espérer dans un monde qui peut devenir meilleur, notamment grâce à leurs efforts, semble éteint. Ces jeunes semblent se sentir superflus dans le jeu ou dans le drame de la vie, démissionnant pratiquement face à elle, perdus le long des sentiers interrompus et adoptant le profil le plus bas de la tension vitale. Sans vocation, mais aussi sans avenir, ou avec un avenir qui, tout au plus, sera une photocopie du présent.
d) La vocation de l'Europe
Et pourtant, cette Europe aux nombreuses âmes et à la culture si faible (mais qui toutefois s'impose souvent avec force) qui manifeste des énergies insoupçonnées, est on ne peut plus vivante et appelée à jouer un rôle important sur la scène internationale.
Jamais autant qu'à notre époque le vieux continent, malgré ses blessures dues aux récents conflits et aux heurts parfois violents en son sein, n'a ressenti aussi fortement l'appel à l'unité. Une unité qu'il faut encore construire, bien que certains murs soient tombés, et qui devra s'étendre à toute l'Europe, ainsi qu'à ceux qui lui demandent accueil et hospitalité. Une unité qui ne pourra pas être seulement politique ou économique, mais aussi et avant tout spirituelle et morale. Une unité, encore, qui devra dépasser les vieilles rancoeurs et les anciennes méfiances et à laquelle ses racines chrétiennes primitives pourraient précisément fournir un motif de convergence et une garantie d'entente. Une unité, en particulier, qu'il reviendra aux jeunes de la génération actuelle de réaliser et de rendre complète et solide, de l'Ouest en Est, du Nord au Sud, en la défendant contre toute tentation d'isolement et de repli sur ses propres intérêts et en la proposant au monde entier comme exemple de coexistence sereine dans la diversité.
Les jeunes seront-ils capables d'assumer cette responsabilité?
S'il est vrai que le jeune d'aujourd'hui risque d'être désorienté et de se retrouver sans point de repère précis, la «nouvelle Europe» qui est en train de naître pourrait bien devenir un objectif et offrir un stimulant adéquat aux jeunes qui, en réalité, «ont une nostalgie de la liberté et cherchent la vérité, la spiritualité, l'authenticité, l'originalité personnelle et la transparence», qui «nourrissent en même temps un désir d'amitié et de réciprocité», qui cherchent de «la compagnie» et veulent «construire une nouvelle société fondée sur des valeurs comme la paix, la justice, le respect de l'environnement, l'attention envers les diversités, la solidarité, le volontariat et l'égale dignité de la femme».(10)
En dernière analyse, les recherches les plus récentes décrivent les jeunes Européens comme égarés, mais non pas désespérés; imprégnés de relativisme éthique, tout en étant désireux de vivre une «bonne vie»; conscients de leur besoin de salut, bien que ne sachant pas où le trouver.
Leur plus grave problème est probablement la société neutre sur le plan éthique et dans laquelle il leur est échu de vivre, mais les ressources qui sont en eux ne sont pas épuisées. Spécialement en un temps de transition vers de nouveaux objectifs comme le nôtre. On en veut pour preuve les nombreux jeunes animés d'une recherche sincère de spiritualité et courageusement engagés dans le social, confiants en eux-mêmes et dans les autres et dispensateurs d'espérance et d'optimisme.
Nous croyons que ces jeunes, malgré les contradictions et le «poids» d'un certain milieu culturel, peuvent bâtir cette nouvelle Europe. Dans la vocation de leur terre maternelle se profile aussi leur vocation personnelle.
Notes:
(5) IL, 18.
(6) Cf. Propositions finales du Congrès européen sur les vocations au sacerdoce et à la vie consacrée, 8. A partir de maintenant, nous citerons ce texte en le désignant par le terme Propositions.
(7) IL, 32.
(8) Propositions, 7.
(9) Propositions, 3.
(10) Propositions, 4.
12 Tout ceci ouvre de nouvelles voies et requiert de nouvelles impulsions au processus d'évangélisation de la vieille et de la nouvelle Europe. Depuis longtemps l'Eglise et le Pape actuel invitent à un profond renouveau des contenus et de la méthode de l'annonce de l'Evangile, pour «rendre l'Eglise du XXème siècle encore plus apte à annoncer l'Evangile à l'humanité du XXème siècle».(11) Et, comme nous l'a rappelé le Congrès, «il ne faut pas avoir peur d'être dans une période de passage d'une rive à l'autre».(12)
a) Le «semper» et le «novum»
Il s'agit donc de conjuguer le «semper» et le «novum» de l'Evangile pour l'offrir aux nouvelles demandes et conditions de l'homme et de la femme d'aujourd'hui. Il est donc urgent de proposer à nouveau le coeur ou le centre du kérygme comme «nouvelle éternellement bonne», riche de vie et de sens pour le jeune qui vit en Europe, comme annonce capable de répondre à ses attentes et d'éclairer sa recherche.
C'est particulièrement autour des points qui suivent que se concentrent la tension et le défi. L'image de l'homme que l'on veut réaliser et les grandes décisions de la vie, de l'avenir de la personne et de l'humanité dépendent de cela: de la signification de la liberté, du rapport entre subjectivité et objectivité, du mystère de la vie et de la mort, de l'amour et de la souffrance, du travail et de la fête.
Il faut clarifier la relation entre pratique et vérité, entre instant historique personnel et futur définitif universel ou entre bien reçu et bien donné, entre conscience du don et choix de vie. Nous savons que c'est précisément autour de ces éléments que se concentre aussi une certaine crise de signification dont découlent ensuite une culture anti-vocationnelle et une image d'homme sans vocation.
Le cheminement de la nouvelle évangélisation doit donc partir de là et c'est là qu'il doit aboutir pour évangéliser la vie et le sens de la vie, l'exigence de liberté et de subjectivité, le sens de l'être dans le monde et de la relation aux autres.
C'est de là que pourra émerger une culture des vocations et un modèle d'homme ouvert à l'appel. La bonne nouvelle de la Pâque du Seigneur ne doit pas faire défaut à une Europe qui doit profondément remodeler son visage, car c'est dans son sang que les peuples dispersés se sont réunis et que les lointains sont devenus proches, «en détruisant la barrière qui les séparait, c'est-à-dire la haine» (cf. Ep 2,14) . Nous pouvons aller jusqu'à dire que la vocation est le coeur même de la nouvelle évangélisation au seuil du troisième millénaire; elle est l'appel que Dieu adresse à l'homme pour un nouveau printemps de vérité et de liberté et pour une refondation éthique de la culture et de la société européennes.
b) Une nouvelle sainteté
Dans ce processus d'inculturation de la bonne nouvelle, la Parole de Dieu devient compagne de voyage de l'homme et le croise au long des routes pour lui révéler le projet du Père comme condition de son bonheur. C'est exactement la Parole tirée de la lettre de Paul aux chrétiens de l'Eglise d'Ephèse qui nous conduit aujourd'hui, nous, peuple de Dieu en Europe, à découvrir ce qui peut-être n'est pas immédiatement visible à l'oeil nu, mais qui n'en est pas moins événement, don et vie nouvelle: «Ainsi donc, vous n'êtes plus des étrangers ni des hôtes; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la maison de Dieu» (Ep 2,19) .
Ce n'est évidemment pas une parole nouvelle, mais c'est une parole qui nous fait regarder d'une nouvelle façon la réalité de l'Eglise du vieux continent qui est bien autre chose qu'une «vieille Eglise». Elle est une communauté de croyants appelés à la «jeunesse de la sainteté», à la vocation universelle à la sainteté, soulignée avec force par le Concile(13) et rappelée en diverses circonstances par le magistère successif.
Il est temps désormais que cet appel retrouve sa vigueur et parvienne à tout croyant, afin que chacun soit en mesure «de comprendre, avec tous les saints, ce qu'est la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur» (Ep 3,18) du mystère de grâce confié à sa vie.
Il est temps désormais que cet appel suscite de nouveaux desseins de sainteté, car l'Europe a surtout besoin de cette sainteté particulière que requiert le moment présent, donc originale et, d'une certaine façon, sans précédents.
Il faut des personnes capables de «jeter des ponts» pour unir toujours davantage les Eglises et les peuples d'Europe et pour réconcilier les âmes.
Il faut des «pères» et des «mères» ouverts à la vie et au don de la vie; des époux et des épouses qui célèbrent et témoignent de la beauté de l'amour humain béni par Dieu; des personnes capables de dialogue et de «charité culturelle» pour transmettre le message chrétien à travers les langages de notre société; des professionnels et des personnes simples capables d'imprimer à l'engagement dans la vie civile et aux rapports de travail et d'amitié la transparence de la vérité et l'intensité de la charité chrétienne; des femmes qui redécouvrent dans la foi chrétienne la possibilité de vivre pleinement leur génie féminin; des prêtres au grand coeur, comme celui du Bon Pasteur; des diacres permanents qui annoncent la Parole et la liberté de service pour les plus pauvres; des apôtres consacrés capables de s'immerger dans le monde et dans l'histoire avec un coeur de contemplatif et des mystiques si familiers du mystère de Dieu qu'ils sachent célébrer l'expérience du divin et indiquer la présence de Dieu dans le vif de l'action.
L'Europe a besoin de nouveaux confesseurs de la foi et de la beauté de croire, de témoins qui soient des croyants crédibles, courageux jusqu'au sang, de vierges qui ne le soient pas que pour elles-mêmes, mais qui sachent indiquer à tous cette virginité qui est au coeur de chacun et qui renvoie immédiatement à l'Eternel, source de tout amour.
Notre terre a soif non seulement de saints, mais de communautés saintes, aimant tellement l'Eglise et le monde qu'elles sachent présenter au monde une Eglise libre, ouverte, dynamique, présente dans l'histoire contemporaine de l'Europe, proche des souffrances des gens, accueillante envers tous, fer de lance de la justice, attentive aux pauvres, ne se souciant pas de sa minorité numérique ni de mettre des limites à son action, ne s'effrayant ni du climat de déchristianisation sociale (réelle, mais sans doute pas aussi radicale et générale) ni du manque (souvent seulement en apparence) de résultats.
Telle sera la nouvelle sainteté, capable de ré-évangéliser l'Europe et d'édifier la nouvelle Europe!
Notes:
(11) Paul VI, Evangelii Nuntiandi, EN 2 Voir aussi, à ce sujet, de Jean-Paul II, Christifideles laici, CL 33-34 cf. RMi 33-34
(12) Propositions, 19.
(13) Lumen Gentium, LG 32 LG 39-42 (chap. V).
1997 De nouvelles vocations pour une nouvelle Europe