1984 Reconciliatio paenitentia
1 Parler de RECONCILIATION et de PENITENCE, pour les hommes et les femmes de notre temps, c'est inviter à retrouver, traduites dans leur langage, les paroles mêmes par lesquelles notre Sauveur et Maître Jésus Christ a voulu inaugurer sa prédication: "Convertissez-vous et croyez à l'Evangile" (Mc 1,15), c'est-à-dire accueillez la joyeuse nouvelle de l'amour, de votre adoption comme fils de Dieu, et donc de la fraternité.
Pourquoi l'Eglise reprend-elle ce thème et cette invitation?
La soif de mieux connaître et de comprendre l'homme d'aujourd'hui et le monde contemporain, de déchiffrer leur énigme et de dévoiler leur mystère, d'y discerner la fermentation du bien et du mal, entraîne bien des gens, et depuis longtemps, à porter sur cet homme et sur ce monde un regard interrogateur: regard de l'historien et du sociologue, du philosophe et du théologien, du psychologue et de l'humaniste, du poète et du mystique, et surtout regard soucieux, mais chargé d'espérance, du pasteur.
Ce regard se révèle de manière exemplaire dans chaque page de l'importante constitution pastorale du deuxième Concile du Vatican Gaudium et spes sur l'Eglise dans le monde de ce temps, particulièrement dans son ample et pénétrante introduction. Il se révèle aussi dans certains documents publiés par la sagesse et la charité pastorale de mes vénérés prédécesseurs, dont les illustres pontificats ont été marqués par l'événement historique et prophétique que fut ce Concile oecuménique.
Le regard du pasteur, comme les autres, découvre malheureusement, parmi les caractéristiques du monde et de l'humanité de notre époque, l'existence de divisions nombreuses, profondes, douloureuses.
2 Ces divisions se manifestent dans les rapports entre les personnes et entre les groupes, mais aussi au niveau des collectivités les plus vastes: nations contre nations, blocs de pays opposés et tendus dans la recherche de l'hégémonie. A la racine des ruptures, il n'est pas difficile d'identifier des conflits qui, au lieu de se résoudre par le dialogue, s'exacerbent dans l'affrontement et dans l'opposition.
Un observateur attentif qui part à la découverte des éléments générateurs de division constate la plus grande variété, de l'inégalité croissante entre les groupes, les classes sociales et les pays, aux antagonismes idéologiques qui sont loin d'être éteints; de l'opposition des intérêts économiques aux polarisations politiques; des divergences tribales aux discriminations pour des motifs socio-religieux. Certaines réalités que nous avons tous sous les yeux font du reste apparaître, en quelque sorte, le visage malheureux de la division dont elles sont le fruit, et font ressortir sa gravité indéniable dans la réalité. Parmi tant d'autres phénomènes sociaux douloureux de notre temps, on peut rappeler:
le fait de fouler aux pieds les droits fondamentaux de la personne humaine, à commencer par le droit à la vie et à une digne qualité de vie, ce qui est d'autant plus scandaleux que l'on n'a jamais fait autant de discours sur ces mêmes droits; les pièges tendus et les pressions exercées contre la liberté des individus et des groupes, sans oublier la liberté, plus atteinte même et plus menacée que d'autres, d'avoir sa propre foi, de la professer et de la pratiquer; les diverses formes de discrimination: raciale, culturelle, religieuse, etc.; la violence et le terrorisme; l'usage de la torture et les formes injustes et illégitimes de répression; l'accumulation des armes conventionnelles ou atomiques, la course aux armements entraînant des dépenses de guerre qui pourraient servir à soulager la misère non méritée de peuples socialement et économiquement sous-développés; la répartition injuste des ressources du monde et des biens de la civilisation, qui atteint son sommet dans un type d'organisation sociale ou la distance entre les conditions humaines des riches et celles des pauvres s'accroît toujours davantage(2). La puissance irrésistible de cette division fait du monde ou nous vivons un monde éclaté(3) jusqu'en ses fondements. D'autre part, l'Eglise, sans s'identifier au monde ni être du monde, est insérée dans le monde et est en dialogue avec lui(4). Il ne faut donc pas s'étonner de voir en son sein des répercussions et des signes de la division qui atteint la société humaine. En plus des scissions entre les Communautés chrétiennes qui l'affligent depuis des siècles, l'Eglise expérimente aujourd'hui en son sein, ici ou là, des divisions entre les éléments qui la composent, divisions causées par les divergences de vue et par les différents choix dans le domaine doctrinal et pastoral(5). Ces divisions peuvent parfois sembler, elles aussi, inguérissables.
Bien que ces déchirures apparaissent déjà fort impressionnantes à première vue, seule une observation en profondeur permet d'identifier leur racine: celle-ci se trouve dans une blessure au coeur même de l'homme. A la lumière de la foi, nous l'appelons le péché, à commencer par le péché originel que chacun porte en soi depuis sa naissance comme un héritage reçu de nos premiers parents, jusqu'au péché que chacun commet en usant de sa propre liberté.
(2) Cf. JEAN-PAUL II, Discours inaugural de la 3e Conférence générale de l'épiscopat latino-américain, III, nn. 1-7: AAS 71 (1979), pp. 198-204.
(3) La vision d'un monde "éclaté" transparaît dans l'oeuvre de nombreux écrivains contemporains, chrétiens et non chrétiens, témoins de la condition de l'homme en notre époque tourmentée.
(4) Cf. Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 43-44 Décret sur le ministère et la vie des prêtres Presbyterorum ordinis, PO 12 PAUL VI, Encyclique Ecclesiam suam: AAS 56 (1964), pp. 609-659.
(5) Sur la division dans le corps de l'Eglise, I'Apôtre Paul s'est exprimé avec des paroles de feu, à l'aube de la vie de l'Eglise dans la fameuse page de 1Co 1,10-16 C'est à ces mêmes chrétiens de Corinthe que s'adressera, des années plus tard, saint Clément de Rome pour dénoncer les divisions au sein de cette communauté: cf. Lettre aux Corinthiens, III-VI; LVII: Patres Apostolici éd. FUNK, I, 103-109; 171-173. Nous savons que, depuis les Pères les plus anciens, la tunique sans couture du Christ, que les soldats n'ont pas déchirée, est devenue une image de l'unité de l'Eglise: cf. S. CYPRIEN, De Ecclesiae catholicae unitate, 7: CCL 3/1, 254-255; S. AUGUSTIN, In Ioannis Evangelium tractatus, 118, 4: CCL 36, 656-657; S. BEDE VENERABLE, In Marci Evangelium expositio, IV, 15: CCL 120, 630; In Lucae Evangelium expositio, VI, 23: CCL 120, 403; In S. Ioannis Evangelium expositio, 19: PL 92, 911-912.
3 Et pourtant, le même regard, s'il conduit ses investigations avec assez d'acuité, saisit au plus vif de la division un désir incomparable, ressenti par les hommes de bonne volonté et par les vrais chrétiens, de réduire les fractures, de cicatriser les déchirures, d'instaurer à tous les niveaux une unité essentielle. Chez beaucoup, ce désir comporte une véritable nostalgie de réconciliation, même si on n'emploie pas ce terme. Pour certains, il s'agit d'une utopie qui pourrait devenir le levier idéal pour un véritable changement de la société; pour d'autres, au contraire, c'est l'objet d'une difficile conquête et donc un objectif à atteindre grâce à un sérieux effort de réflexion et d'action. Dans tous les cas, l'aspiration à une réconciliation sincère et profonde est, sans l'ombre d'un doute, un mobile fondamental de notre société, et comme le reflet d'une incoercible volonté de paix; en dépit du paradoxe, elle l'est aussi fortement que sont dangereux les facteurs de division.
Toutefois, la réconciliation ne peut être moins profonde que la division. La nostalgie de la réconciliation et la réconciliation elle-même seront totales et efficaces dans la mesure ou elles atteindront - pour le guérir - le déchirement primordial qui est la racine de tous les autres, à savoir le péché.
4 Toute institution ou organisation destinée à servir l'homme et désireuse de le sauver dans ses dimensions fondamentales doit donc tourner son regard de façon pénétrante vers la réconciliation afin d'en approfondir la signification et la portée profonde, et d'en tirer les conséquences nécessaires pour l'action.
L'Eglise de Jésus Christ ne pouvait renoncer à ce regard. Avec son dévouement de Mère et son intelligence de Maîtresse, elle s'applique, empressée et attentive, à découvrir dans la société, en même temps que les signes de la division, les signes non moins éloquents et pertinents de la recherche d'une réconciliation. Elle sait en effet qu'il lui a été spécialement donné la possibilité et confié la mission de faire connaître le sens véritable, profondément religieux, et les dimensions intégrales de la réconciliation, contribuant, déjà par ce seul fait, à éclairer les termes essentiels de la question de l'unité et de la paix.
Mes prédécesseurs n'ont cessé de prêcher la réconciliation, d'inviter à la réconciliation l'humanité entière comme aussi tout groupement et toute portion de la communauté humaine qu'ils voyaient déchirée et divisée(6). Moi-même, mû par une impulsion intérieure qui obéissait à la fois - j'en suis sûr - à l'inspiration d'en haut et aux appels de l'humanité, de deux façons différentes, toutes deux solennelles et importantes, j'ai voulu mettre en lumière le thème de la réconciliation: d'abord en convoquant la VIe Assemblée générale du Synode des évêques, puis en mettant la réconciliation au centre de l'Année jubilaire décrétée pour célébrer le 1950e anniversaire de la Rédemption(7). Devant assigner un thème au Synode, je me suis trouvé pleinement d'accord avec celui qui était suggéré par nombre de mes frères dans l'épiscopat, celui, si fécond, de la réconciliation, étroitement lié à celui de la pénitence(8).
Le terme de pénitence et le concept lui-même sont assez complexes. Si nous la relions à la metanoia à laquelle se réfèrent les Evangiles synoptiques, la pénitence signifie le changement qui s'opère au plus profond du coeur sous l'influence de la Parole de Dieu et dans la perspective du Royaume(9). Mais pénitence veut dire aussi changer la vie en même temps que le coeur, et en ce sens l'action de faire pénitence se complète par celle de produire des fruits qui témoignent de la pénitence(10): c'est toute l'existence qui devient pénitentielle, c'est-à-dire tendue dans une progression continuelle vers le mieux. Cependant, faire pénitence n'est quelque chose d'authentique et d'efficace que si cela se traduit en actes et en gestes de pénitence. A ce point de vue, pénitence signifie, dans le vocabulaire chrétien théologique et spirituel, l'ascèse, autrement dit l'effort concret et quotidien de l'homme, soutenu par la grâce de Dieu, en vue de perdre sa vie pour le Christ, unique moyen de la gagner(11); pour se dépouiller du vieil homme et revêtir l'homme nouveau(12); pour surmonter en soi ce qui est charnel afin que prévale ce qui est spirituel(13); pour s'élever continuellement des réalités d'ici-bas à celles d'en haut, là ou se trouve le Christ(14). La pénitence est donc la conversion qui passe du coeur aux oeuvres et par conséquent à toute la vie du chrétien.
6 L'encyclique Pacem in terris, testament spirituel de Jean XXIII (cf: AAS 55 (1963), pp. 257-304), est souvent considérée comme un "document social" et aussi un "message politique", et elle l'est en vérité si on prend ces expressions dans leur sens le plus large. En effet, plus qu'une stratégie en vue de la vie collective de peuples et de nations, l'exposé du Pape -tel qu'il apparaît plus de vingt ans après sa publication- est un rappel pressant des valeurs suprêmes sans lesquelles la paix sur terre devient une chimère. L'une de ces valeurs est précisément la réconciliation entre les hommes, et le Pape Jean XXIII s'est bien des fois référé à ce thème. Quant à Paul VI, il suffit de rappeler qu'en invitant toute l'Eglise et le monde entier à célébrer l'Année sainte de 1975, il a voulu que "renouveau et réconciliation" constituent l'idée centrale de cet événement important. On ne peut oublier non plus les catéchèses qu'il a consacrées à cette idée force, notamment pour illustrer le jubilé lui-même.
7 "En ce temps fort pendant lequel tout chrétien est appelé à réaliser plus profondément sa vocation de réconciliation avec le Père dans le Fils -écrivais-je dans la bulle d'indiction de l'Année sainte extraordinaire de la Rédemption-, il doit être clair que l'objectif de l'Année ne sera atteint que si tous et chacun s'engagent vraiment au service de la réconciliation, non seulement entre tous les disciples du Christ mais également entre tous les hommes": bulle Aperite portas Redemptori n. 3: AAS 75 (1983), p. 93.
8 Le thème du Synode était, plus précisément, Réconciliation et pénitence dans la mission de l'Eglise.
9 Cf. Mt 4,17 Mc 1,14-15
10 Cf. Lc 3,8
11 Cf. Mt 16,24-26 Mc 8,34-36 Lc 9,23-25
12 Cf. Ep 4,23-24
13 Cf. 1Co 3,1-20
14 Cf. Col 3,1-2
En chacune de ces acceptions, la pénitence est étroitement liée à la réconciliation, car se réconcilier avec Dieu, avec soi-même et avec les autres suppose que l'on remporte la victoire sur la rupture radicale qu'est le péché, ce qui se réalise seulement à travers la transformation intérieure ou conversion, qui porte des fruits dans la vie grâce aux actes de pénitence.
Le document anté-préparatoire du Synode (appelé aussi Lineamenta), élaboré dans le seul but de présenter le thème en accentuant certains aspects fondamentaux, a permis aux communautés ecclésiales, ou qu'elles se trouvent dans le monde, de réfléchir pendant presque deux ans sur ces aspects d'une question - celle de la conversion et de la réconciliation - qui intéresse tous et chacun, afin de susciter un élan renouvelé pour la vie chrétienne et l'apostolat. La réflexion s'est ensuite approfondie lors de la préparation plus immédiate aux travaux du Synode, grâce au Document de travail envoyé en temps voulu aux évêques et à leurs collaborateurs. Enfin, pendant un mois entier, les Pères synodaux, assistés par tous ceux qui avaient été appelés à la réunion proprement dite, ont traité, avec un grand sens de la responsabilité, le thème lui-même et les nombreuses et diverses questions qui lui étaient liées. Du débat, de l'étude faite en commun, de la recherche assidue et consciencieuse, est sorti un vaste et précieux trésor que les Propositions finales résument de façon substantielle.
Le regard du Synode n'ignore pas les actes de réconciliation (dont certains passent presque inaperçus dans la vie quotidienne) qui, à des degrés divers, servent à résoudre les multiples tensions, à surmonter les nombreux conflits et à vaincre les petites et les grandes divisions pour refaire l'unité. Mais la préoccupation principale du Synode était de trouver, au coeur de ces actes dispersés, la racine cachée, une réconciliation première, source de toutes les autres, pour ainsi dire, celle qui agit dans le coeur et la conscience de l'homme.
Le charisme et en même temps l'originalité de l'Eglise, en ce qui concerne la réconciliation, résident dans le fait que celle-ci, à quelque niveau qu'elle doive être réalisée, remonte toujours à cette réconciliation première. En effet, en vertu de sa mission essentielle, l'Eglise se sent le devoir d'aller jusqu'aux racines du déchirement primordial du péché pour y opérer la guérison et y rétablir, pour ainsi dire, une réconciliation primordiale elle aussi, qui soit le principe décisif de toute vraie réconciliation. C'est ce que l'Eglise a eu en vue et a proposé par le moyen du Synode.
Cette réconciliation, la Sainte Ecriture en parle, nous invitant à faire pour elle tous les efforts possibles(15); mais elle nous dit aussi que c'est avant tout un don miséricordieux de Dieu à l'homme(16). L'histoire du salut - celle de l'humanité entière comme celle de chaque être humain de tous les temps - est l'histoire admirable d'une réconciliation: Dieu, qui est Père, se réconcilie le monde par le Sang et par la Croix de son Fils fait homme, et fait naître ainsi une nouvelle famille de réconciliés.
La réconciliation est devenue nécessaire parce qu'il y a eu la rupture du péché, d'ou ont découlé toutes les autres formes de rupture au coeur de l'homme et autour de lui. La réconciliation, pour être totale, exige donc nécessairement la libération par rapport au péché, celui-ci étant refusé jusqu'en ses racines les plus profondes. C'est pourquoi un lien interne étroit unit conversion et réconciliation: il est impossible de séparer ces deux réalités, ou de parler de l'une sans l'autre.
Le Synode a parlé à la fois de la réconciliation de toute la famille humaine et de la conversion du coeur de chaque personne, de son retour à Dieu, voulant ainsi reconnaître et proclamer que l'union des hommes ne peut se réaliser sans un changement intérieur de chacun. La conversion personnelle est la voie nécessaire pour aboutir à la concorde entre les personnes(17). Lorsque l'Eglise proclame la joyeuse nouvelle de la réconciliation, ou propose de la réaliser grâce aux sacrements, elle exerce un véritable rôle prophétique: elle dénonce les maux de l'homme dans leur source contaminée, elle montre la racine des divisions et elle suscite l'espérance de pouvoir surmonter les tensions et les conflits pour atteindre la fraternité, la concorde et la paix a tous les niveaux et dans tous les groupements de la société humaine. Elle change une situation historique de haine et de violence en une civilisation d'amour. Elle offre à tous le principe évangélique et sacramentel de cette réconciliation première d'ou découle tout autre geste ou acte de réconciliation, même sur le plan social.
15 "Nous vous en supplions au nom du Christ: laissez-vous réconcilier avec Dieu": 2Co 5,20
16 "Nous nous glorifions en Dieu par notre Seigneur Jésus Christ par qui dès à présent nous avons obtenu la réconciliation": Rm 5,11 cf. Col 1,20
17 Le Concile Vatican II a noté à ce sujet: "En vérité, les déséquilibres qui travaillent le monde moderne sont liés à un déséquilibre plus fondamental, qui prend racine dans le coeur même de l'homme. C'est en l'homme lui-même, en effet, que de nombreux éléments se combattent. D'une part, comme créature, il fait l'expérience de ses multiples limites; d'autre part, il se sent illimité dans ses désirs et appelé à une vie supérieure. Sollicité de tant de façons, il est sans cesse contraint de choisir et de renoncer. Pire faible et pécheur, il accomplit souvent ce qu'il ne veut pas et n'accomplit point ce qu'il voudrait (cf. Rm 7,14 ss.). En somme, c'est en lui-même qu'il souffre division, et c'est de là que naissent au sein de la société tant et de si grandes discordes": Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 10
C'est d'une telle réconciliation, fruit de la conversion, que traite la présente exhortation apostolique. Car, comme cela s'était produit au terme des trois précédentes Assemblées du Synode, les Pères eux-mêmes ont voulu, cette fois encore, remettre à l'Evêque de Rome, Pasteur universel de l'Eglise et Chef du Collège épiscopal, en sa qualité de Président du Synode, les conclusions de leur travail. J'ai accepté avec gratitude comme un grave devoir de mon ministère la tâche de puiser dans l'immense richesse du Synode pour présenter au Peuple de Dieu, comme fruit du Synode lui-même, un message doctrinal et pastoral sur le thème de la pénitence et de la réconciliation. Je traiterai donc, dans la première partie, de l'Eglise dans l'accomplissement de sa mission de réconciliation, dans l'oeuvre de conversion des coeurs en vue de l'étreinte renouvelée entre l'homme et Dieu, entre l'homme et son frère, entre l'homme et toute la création. Dans la deuxième partie sera indiquée la cause radicale de toute déchirure ou division entre les hommes et, avant tout, à l'égard de Dieu: le péché. Enfin, je voudrais signaler les moyens qui permettent à l'Eglise de promouvoir et de susciter la pleine réconciliation des hommes avec Dieu et, par conséquent, des hommes entre eux.
Le document que je livre aux fils de l'Eglise, mais aussi a tous ceux, croyants ou non, qui se tournent vers elle avec intérêt et avec sincérité, veut être la réponse que je dois à ce que le Synode m'a demandé. Il veut être également - je tiens à le déclarer car c'est une dette de vérité et de justice - une oeuvre de ce même Synode. Le contenu de ces pages vient en effet de lui, de sa préparation lointaine ou proche, de l'Instrument de travail, des interventions dans la salle synodale ou dans les commissions (circuli minores), et surtout des soixante-trois Propositions. On trouve ici le fruit du travail d'ensemble des Pères, parmi lesquels ne manquaient pas les représentants des Eglises orientales, dont le patrimoine théologique, spirituel et liturgique est si riche et vénérable, notamment en ce qui touche à la matière qui nous intéresse ici. De plus, c'est le Conseil du Synode qui, en deux sessions importantes, a évalué les résultats et les orientations de la réunion synodale à peine terminée, qui a mis en évidence les points forts des Propositions, puis tracé les grandes lignes, jugées les plus adaptées, pour la rédaction du présent document. Je suis reconnaissant à tous ceux qui ont accompli ce travail et, fidèle à ma mission, ie veux transmettre ici ce qui, dans le trésor doctrinal et pastoral du Synode, me paraît providentiel pour la vie de tant de personnes en cette heure magnifique et difficile de l'histoire.
Il me plaît de le faire - et cela est d'autant plus significatif - alors qu'est encore vivant le souvenir de l'Année sainte, vécue entièrement sous le signe de la pénitence, de la conversion et de la réconciliation. Puisse cette exhortation, confiée à mes frères dans l'épiscopat et à leurs collaborateurs prêtres et diacres, aux religieux et religieuses, à tous les fidèles, aux hommes et aux femmes à la conscience droite, être non seulement un instrument de purification, d'enrichissement et d'approfondissement de leur foi personnelle mais aussi un levain capable de faire croître au coeur du monde la paix et la fraternité, l'espérance et la joie, valeurs qui naissent de l'Evangile accueilli, médité et vécu au jour le jour à l'exemple de Marie, Mère de notre Seigneur Jésus Christ par qui il a plu à Dieu de se réconcilier tous les êtres(18).
18 Cf. Col 1,19-20
5 Au début de cette exhortation apostolique se présente à mon esprit la page extraordinaire de saint Luc que j'ai déjà cherché à mettre en lumière dans un précédent document(19). Je veux parler de la parabole du fils prodigue(20).
19 Cf. JEAN-PAUL II, Encycl. Dives in misericordia, IV, DM 5-6: AAS 72 (1980), pp. 1193-1199.
20 Cf. Lc 15,11-32
"Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père: "Père, donne-moi la part de fortune qui me revient"", raconte Jésus en décrivant la dramatique histoire de ce jeune: le départ de la maison paternelle vers l'aventure, le gaspillage de tous ses biens dans une vie dissolue et vide, les jours sombres de l'éloignement et de la faim, mais plus encore de la dignité perdue, de l'humiliation et de la honte, et enfin la nostalgie de sa maison, le courage d'y revenir, l'accueil du père. Celui-ci n'avait certes pas oublié son fils, il lui avait même conservé intactes son affection et son estime. Aussi l'avait-il toujours attendu, et maintenant il l'embrasse, tout en donnant le signal de la grande fête du retour de "celui qui était mort et qui est revenu à la vie, qui était perdu et qui a été retrouvé".
L'homme - tout homme - est ce fils prodigue: séduit par la tentation de se séparer de son Père pour vivre dans l'indépendance sa propre existence; tombé dans la tentation; déçu par le vide qui, comme un mirage, l'avait fasciné; seul, déshonoré, exploité alors qu'il cherche à se bâtir un monde entièrement à soi; travaillé, même au fond de sa misère, par le désir de revenir à la communion avec son Père. Comme le père de la parabole, Dieu guette le retour du fils, l'embrasse à son arrivée et prépare la table pour le banquet des retrouvailles ou le Père et les frères célèbrent la réconciliation.
Ce qui frappe le plus dans la parabole, c'est l'accueil de fête et d'amour du père à son fils qui revient, signe de la miséricorde de Dieu, toujours prêt à pardonner. Disons-le tout de suite: la réconciliation est principalement un don du Père céleste.
6 Mais la parabole met aussi en scène le frère aîné qui refuse de prendre sa place au banquet. Il reproche à son jeune frère ses égarements, et à son père l'accueil qu'il lui a réservé alors qu'à lui-même, sobre et travailleur, fidèle à son père et à sa maison, jamais il n'a été accordé - dit-il - de festoyer avec ses amis. C'est là un signe qu'il ne comprend pas la bonté de son père. Tant que ce frère, trop sûr de lui-même et de ses mérites, jaloux et méprisant, rempli d'amertume et de colère, ne s'est pas converti et réconcilié avec son père et son frère, le banquet n'est pas encore pleinement la fête de la rencontre et des retrouvailles.
L'homme - tout homme - est aussi ce frère aîné. L'égoïsme le rend jaloux, endurcit son coeur, l'aveugle et le ferme aux autres et à Dieu. La bonté et la miséricorde du père l'irritent et le contrarient; le bonheur du frère retrouvé a pour lui un goût amer(21). C'est aussi de ce point de vue qu'il a besoin de se convertir pour se réconcilier.
La parabole du fils prodigue est avant tout l'histoire ineffable du grand amour d'un Père - Dieu - qui offre à son fils, revenu à lui, le don de la pleine réconciliation. Mais en évoquant, sous la figure du frère aîné, l'égoïsme qui divise les frères entre eux, elle devient aussi l'histoire de la famille humaine; elle décrit notre situation et montre le chemin à parcourir. Le fils prodigue, dans son ardent désir de conversion, de retour dans les bras de son père et de pardon, représente ceux qui ressentent au fond de leur conscience la nostalgie d'une réconciliation à tous les niveaux et sans réserve, et qui sont intimement persuadés qu'elle n'est possible que si elle découle d'une réconciliation première et fondamentale, celle qui, de l'éloignement ou il se trouve, amène l'homme à l'amitié filiale avec Dieu dont il reconnaît la miséricorde infinie. Mais, lue dans la perspective de l'autre fils, la parabole peint la situation de la famille humaine divisée par les égoïsmes, elle met en lumière la difficulté de satisfaire le désir et la nostalgie d'être d'une même famille réconciliée et unie, et elle rappelle donc la nécessité d'une profonde transformation des coeurs pour redécouvrir la miséricorde du Père et pour vaincre l'incompréhension et l'hostilité entre frères.
A la lumière de cette inépuisable parabole de la miséricorde qui efface le péché, l'Eglise, accueillant l'appel qu'elle contient, comprend sa mission d'oeuvrer, à la suite du Seigneur, pour la conversion des coeurs et la réconciliation des hommes avec Dieu et entre eux, ces deux réalités étant intimement liées.
21 Le Livre de Jonas est, dans l'Ancien Testament, une anticipation et une figure admirables de cet aspect de la parabole. Le péché de Jonas est celui "d'éprouver un grand dépit et de se fâcher" parce que Dieu est "un Dieu de pitié et de tendresse, lent à la colère, riche en grâce et se repentant du mal", c'est le péché "d'avoir de la peine pour une plante de ricin ... qui a poussé en une nuit et en une nuit a péri", et de ne pas comprendre que le Seigneur "ait eu pitié de Ninive": cf. Jon 4
7 Comme il résulte de la parabole du fils prodigue, la réconciliation est un don de Dieu, une initiative de Dieu. Or notre foi nous en saigne que cette initiative se concrétise dans le mystère du Christ rédempteur, réconciliateur, du Christ qui libère l'homme du péché sous toutes ses formes. Le même saint Paul n'hésite pas à synthétiser dans cette tâche et dans cette fonction la mission incomparable de Jésus de Nazareth, Verbe et Fils de Dieu fait homme.
Nous aussi, nous pouvons partir de ce mystère central de l'économie du salut, point clé de la christologie de l'Apôtre. "Si, étant ennemis, nous fûmes réconciliés à Dieu par la mort de son Fils - écrit-il aux Romains - , combien plus, une fois réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie, et pas seulement cela, mais nous nous glorifions en Dieu par notre Seigneur Jésus Christ par qui dès à présent nous avons obtenu la réconciliation"(22). Puisque donc "Dieu ... nous a réconciliés avec Lui par le Christ", Paul se sent poussé à exhorter les chrétiens de Corinthe: "Laissez-vous réconcilier avec Dieu"(23).
Cette mission de réconciliation par la mort sur la Croix, l'évangéliste Jean en parlait, en d'autres termes, en observant que le Christ devait mourir "afin de rassembler dans l'unité les enfants de Dieu dispersés"(24).
Saint Paul encore nous permet d'élargir à des dimensions cosmiques notre vision de l'oeuvre du Christ lorsqu'il écrit qu'en lui le Père s'est réconcilié toutes les créatures, celles du ciel et celles de la terre(25). On peut vraiment dire du Christ Rédempteur que, "au temps de la colère, il a été fait réconciliation"(26) et que, s'il est "notre paix"(27), il est aussi notre réconciliation.
C'est à juste titre que sa passion et sa mort, sacramentellement renouvelées dans l'Eucharistie, sont appelées par la liturgie "sacrifice qui réconcilie"(28): qui réconcilie avec Dieu et avec les frères, puisque Jésus lui-même enseigne que la réconciliation fraternelle doit s'effectuer avant le sacrifice(29).
Il est, par conséquent, légitime, en partant de ces textes néo-testamentaires et de bien d'autres encore qui sont significatifs, de centrer sur sa mission de réconciliateur la réflexion concernant tout le mystère du Christ. Et il faut proclamer une fois encore la foi de l'Eglise dans l'acte rédempteur du Christ, dans le mystère pascal de sa mort et de sa résurrection comme cause de la réconciliation de l'homme, dans son double aspect de libération par rapport au péché et de communion de grâce avec Dieu.
22 Rm 5,10-11 cf. Col 1,20-22
23 2Co 5,18 2Co 5,20
24 Jn 11,52
25 Cf. Col 1,20
26 Cf. Si 44,17
27 Ep 2,14
28 Prière eucharistique III
29 Cf. Mt 5,23-24
Face au tableau douloureux des divisions et des difficultés de la réconciliation entre les hommes, j'invite justement à regarder le mystère de la Croix comme le plus haut drame dans lequel le Christ perçoit en profondeur - et en éprouve la souffrance - la tragédie même de l'homme séparé de Dieu, au point de s'écrier avec les paroles du psalmiste: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?"(30), et réalise en même temps notre réconciliation. Le regard fixé sur le mystère du Golgotha doit nous rappeler sans cesse la dimension "verticale" de la division et de la réconciliation dans le rapport homme-Dieu qui, dans une vision de foi, l'emporte toujours sur la dimension "horizontale", c'est-à-dire sur la réalité de la division et sur la nécessité de la réconciliation entre les hommes. Nous savons en effet qu'une telle réconciliation entre eux n'est et ne peut être que le fruit de l'acte rédempteur du Christ, mort et ressuscité pour vaincre le règne du péché, rétablir l'alliance avec Dieu et abattre ainsi le "mur de séparation"(31) que le péché avait élevé entre les hommes.
30 Mt 27,46 Mc 15,34 Ps 22,2.
31 Cf. Ep 2,14-16
1984 Reconciliatio paenitentia