1984 Reconciliatio paenitentia 8
8 Mais - comme le disait saint Léon le Grand en parlant de la passion du Christ - "tout ce que le Fils de Dieu a fait et enseigné pour la réconciliation du monde, nous ne le connaissons pas seulement par l'histoire du passé, mais encore nous en éprouvons l'efficacité par ses oeuvres présentes"(32). La réconciliation, réalisée dans son humanité, nous la sentons dans l'efficacité des mystères sacrés célébrés par son Eglise, pour laquelle il s'est livré lui-même et qu'il a établie comme signe et en même temps instrument de salut.
C'est ce qu'affirme saint Paul quand il écrit que Dieu a fait participer les Apôtres du Christ à son oeuvre de réconciliation. "Dieu - dit-il - nous a confié le ministère de la réconciliation... et la parole de réconciliation"(33).
Dans les mains et sur la bouche des Apôtres, ses messagers, le Père, dans sa miséricorde, a placé un ministère de réconciliation, qu'ils accomplissent d'une manière singulière, en vertu du pouvoir d'agir au nom du Christ, in persona Christi. Mais c'est aussi à toute la communauté des croyants, à l'ensemble de l'Eglise qu'est confiée la parole de réconciliation, c'est-à-dire la tâche de faire tout ce qui est possible pour témoigner de la réconciliation et pour la réaliser dans le monde.
On peut dire qu'en définissant l'Eglise comme "le sacrement, c'est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain" et en signalant comme sa fonction propre celle d'obtenir la "pleine unité dans le Christ" pour tous les "hommes, désormais plus étroitement unis entre eux par divers liens ..."(34), le Concile Vatican II reconnaissait lui aussi que l'Eglise doit surtout tendre à ramener les hommes à la pleine réconciliation.
En lien étroit avec la mission du Christ, on peut donc synthétiser la mission, riche et complexe, de l'Eglise dans la tâche, pour elle centrale, de la réconciliation de l'homme avec Dieu, avec lui-même, avec ses frères, avec toute la création; et cela, d'une façon permanente car - comme je l'ai dit ailleurs - "l'Eglise est par nature toujours réconciliatrice"(35).
L'Eglise est réconciliatrice parce qu'elle proclame le message de la réconciliation, comme elle l'a toujours fait au cours de son histoire depuis le Concile apostolique de Jérusalem(36) jusqu'au dernier Synode des évêques et au récent Jubilé de la Rédemption. L'originalité de cette proclamation réside dans le fait que, pour l'Eglise, la réconciliation est étroitement liée à la conversion du coeur: c'est là le chemin nécessaire vers l'entente entre les êtres humains.
L'Eglise est aussi réconciliatrice parce qu'elle montre à l'homme les chemins et lui offre les moyens pour atteindre la quadruple réconciliation susdite. Les chemins sont justement la conversion du coeur et la victoire sur le péché, que ce soit l'égoïsme ou l'injustice, la domination orgueilleuse ou l'exploitation d'autrui, l'attachement aux biens matériels ou la recherche effrénée du plaisir. Les moyens sont l'écoute fidèle et attentive de la Parole de Dieu, la prière personnelle et communautaire, et surtout les sacrements, véritables signes et instruments de réconciliation, parmi lesquels se distingue à cet égard celui qu'à juste titre nous appelons le sacrement de la Réconciliation, ou de la Pénitence, sur lequel je reviendrai par la suite.
32 S. LEON GRAND, Tractatus 63 (De passione Domini 12), 6: CCL 138/A, 386.
33 2Co 5,18-19
34 Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium, LG 1
35 "L'Eglise, de par sa nature, ne cesse de réconcilier, transmettant aux autres le don qu'elle a elle-même reçu, le don d'avoir été pardonnée et d'être unie à Dieu": JEAN-PAUL II, Discours à Liverpool (30 mai 1982), n. 3: Insegnamenti V, (1982)(1982), 1992.
36 Cf. Ac 15,2-33
9 Mon vénéré prédécesseur Paul VI a eu le mérite de faire clairement comprendre que, pour être évangélisatrice, l'Eglise doit commencer par se montrer elle-même évangélisée, c'est-à-dire ouverte au message intégral et plénier de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ pour l'écouter et la mettre en pratique(37). Moi-même, reprenant et ordonnant dans un document les réflexions de la quatrième Assemblée générale du Synode des évêques, j'ai parlé d'une Eglise qui se catéchise dans la mesure ou elle fait elle-même la catéchèse(38).
Je n'hésite pas à reprendre ici le parallèle, pour autant qu'il s'applique à notre sujet, afin d'affirmer que l'Eglise, pour être réconciliatrice, doit commencer par être une Eglise réconciliée. Il y a, sous-jacente à cette affirmation simple et linéaire, la conviction que l'Eglise, pour annoncer la réconciliation au monde et la lui proposer toujours plus efficacement, doit devenir toujours davantage une communauté (fût-ce le "petit troupeau" des premiers temps) de disciples du Christ, unis dans l'effort pour se convertir continuellement au Seigneur et vivre comme des hommes nouveaux dans l'esprit et la pratique de la réconciliation.
Face à nos contemporains si sensibles à ce que démontrent les témoignages concrets de vie, l'Eglise est appelée à donner l'exemple de la réconciliation d'abord en son sein; et à cette fin, nous devons tous oeuvrer pour pacifier les esprits, modérer les tensions, surmonter les divisions, soigner les blessures éventuellement provoquées entre frères lorsque s'accentuent les divergences de choix dans le domaine de la simple opinion, et essayer au contraire d'être unis dans ce qui est essentiel pour la foi et la vie chrétienne, selon le vieil adage: In dubiis libertas, in necessariis unitas, in omnibus caritas.
Selon ce critère, l'Eglise doit également rendre réelle sa dimension oecuménique. En effet, pour être entièrement réconciliée, elle sait qu'il lui faut avancer dans la recherche de l'unité entre ceux qui s'honorent de s'appeler chrétiens mais sont séparés entre eux, même au niveau des Eglises ou des Communions, et séparés de l'Eglise de Rome. Celle-ci recherche une unité qui, pour être le fruit et l'expression d'une véritable réconciliation, n'entend se fonder ni sur la dissimulation des points qui divisent ni sur des compromis d'autant plus faciles qu'ils sont superficiels et fragiles. L'unité doit être le résultat d'une vraie conversion de tous, du pardon réciproque, du dialogue théologique et des relations fraternelles, de la prière, de la pleine docilité à l'action de l'Esprit Saint, qui est aussi Esprit de réconciliation.
Enfin, l'Eglise, pour se dire pleinement réconciliée, sent qu'elle doit s'efforcer toujours davantage de porter l'Evangile à tous les peuples, suscitant le "dialogue du salut"(39), aux vastes secteurs de l'humanité contemporaine qui ne partagent pas sa foi et qui même, en raison d'un sécularisme croissant, prennent leurs distances avec elle et lui opposent une froide indifférence, quand ils ne vont pas jusqu'à lui faire obstacle ou la persécuter. A tous, l'Eglise se sent le devoir de répéter avec saint Paul: "Laissez-vous réconcilier avec Dieu"(40).
Dans tous les cas, l'Eglise promeut une réconciliation dans la vérité, sachant bien qu'il n'y a pas de réconciliation ni d'unité possibles en dehors de la vérité ou contre elle.
37 Cf. Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, EN 13: AAS 68 (1976),
38 Cf JEAN-PAUL II, Exhort. ap. Catechesi tradendae, CTR 24: AAS 71 (1979), p. 1297.
39 Cf PAUL VI, Encycl. Ecclesiam suam: AAS 56 (1964),
40 2Co 5,20
10 Communauté réconciliée et réconciliatrice, l'Eglise ne peut oublier qu'à l'origine de son don et de sa mission se trouve l'initiative, remplie d'amour compatissant et de miséricorde, du Dieu qui est Amour(41) et qui par amour a créé les hommes(42): il les a créés pour qu'ils vivent dans son amitié et en communion entre eux.
41 Cf. 1Jn 4,8
42 Cf. Sg 11,24-26 Gn 1,27 Ps 8,4-8
Dieu est fidèle à son dessein éternel même quand l'homme, poussé par le Mauvais(43) et entraîné par son orgueil, abuse de la liberté qui lui a été donnée pour aimer et rechercher généreusement le bien, refusant ainsi d'obéir à son Seigneur et Père; et aussi quand l'homme, au lieu de répondre par l'amour à l'amour de Dieu, s'oppose à lui comme à un rival, se leurrant lui-même et présumant de ses forces, pour en arriver à la rupture des rapports avec celui qui l'a créé. Malgré cette prévarication de l'homme, Dieu reste fidèle dans l'amour. Certes, le récit du paradis terrestre nous fait méditer sur les funestes conséquences du rejet du Père, qui se traduit par le désordre interne de l'homme et par la rupture de l'harmonie entre l'homme et la femme, entre un frère et l'autre(44). La parabole évangélique des deux fils qui, d'une manière différente, s'éloignent de leur père, creusant un abîme entre eux, est elle aussi significative. Le refus de l'amour paternel de Dieu et de ses dons d'amour est toujours à la racine des divisions de l'humanité.
Mais nous savons que Dieu, "riche en miséricorde"(45), telle père de la parabole, ne ferme son coeur à aucun de ses enfants. Il les attend, les cherche, les rejoint là ou le refus de la communion les enferme dans l'isolement et la division, les appelle à se regrouper autour de sa table, dans la joie de la fête du pardon et de la réconciliation.
Cette initiative de Dieu se concrétise et se manifeste dans l'acte rédempteur du Christ, qui rayonne dans le monde grâce au ministère de l'Eglise.
En effet, selon notre foi, le Verbe de Dieu s'est fait chair et est venu habiter la terre des hommes: il est entré dans l'histoire du monde, l'assumant et la récapitulant en lui-même(46). Il nous a révélé que Dieu est amour et il nous a donné le "commandement nouveau"(47) de l'amour, nous communiquant en même temps la certitude que le chemin de l'amour s'ouvre à tous les hommes, que n'est donc pas vain l'effort tendant à instaurer la fraternité universelle(48). Ayant vaincu, par sa mort sur la croix, le mal et la puissance du péché, par son obéissance pleine d'amour il a apporté le salut à tous et il est devenu pour tous "réconciliation". En lui, Dieu s'est réconcilié l'homme.
L'Eglise, poursuivant l'annonce de la réconciliation proclamée par le Christ dans les villages de Galilée et de toute la Palestine(49), ne cesse d'inviter l'humanité entière à se convertir et à croire à la Bonne Nouvelle. Elle parle au nom du Christ, faisant sien l'appel de l'Apôtre Paul que nous avons déjà rappelé: "Nous sommes ... en ambassade pour le Christ; c'est comme si Dieu exhortait par nous. Nous vous en supplions au nom du Christ: laissez-vous réconcilier avec Dieu"(50).
Celui qui accepte cet appel entre dans l'économie de la réconciliation et fait l'expérience de la vérité contenue dans cette autre annonce de saint Paul selon laquelle le Christ "est notre paix, lui qui des deux peuples n'en a fait qu'un, détruisant la barrière qui les séparait, la haine .... pour faire la paix et les réconcilier tous les deux avec Dieu"(51). Si ce texte concerne directement le dépassement de la division religieuse entre Israël, en tant que peuple élu de l'Ancien Testament, et les autres peuples, tous appelés à faire partie de la Nouvelle Alliance, il contient néanmoins l'affirmation de la nouvelle universalité spirituelle, voulue par Dieu et réalisée par lui grâce au sacrifice de son Fils, le Verbe fait homme, sans limite ni exclusion d'aucune sorte, pour tous ceux qui se convertissent et croient au Christ. Nous sommes donc tous appelés à bénéficier des fruits de cette réconciliation voulue par Dieu: tous les hommes, tous les peuples.
43 Cf Sg 2,24
44 Cf. Gn 3,12-13 Gn 4,1-16
45 FP 2, 4
46 Cf. Ep 1,10
47 Jn 13,34
48 Cf. CONC. CUM. VAT. Il, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 38
49 Cf. Mc 1,15
50 2Co 5,20
51 Ep 2,14-16
11 L'Eglise a la mission d'annoncer cette réconciliation et d'en être le sacrement dans le monde. Sacrement, c'est-à-dire signe et instrument de réconciliation, l'Eglise l'est à divers titres, qui n'ont pas tous la même valeur mais qui, tous, convergent vers l'obtention de ce que l'initiative divine de miséricorde veut accorder aux hommes.
Elle l'est avant tout par son existence même de communauté réconciliée, qui témoigne dans le monde de l'oeuvre du Christ et la représente.
Elle l'est par son service de gardienne et d'interprète de la Sainte Ecriture, qui est la joyeuse nouvelle de la réconciliation car elle fait connaître de génération en génération le dessein d'amour de Dieu et elle indique à chacun les voies de la réconciliation universelle dans le Christ.
Elle l'est enfin par les sept sacrements qui, chacun à sa manière, "font l'Eglise"(52). Puisqu'ils commémorent, en effet, et renouvellent le mystère de la Pâque du Christ, tous les sacrements sont sources de vie pour l'Eglise et, entre ses mains, instruments de conversion à Dieu et de réconciliation des hommes.
52 Cf. S. AUGUSTIN, De Civitate Dei XXII, 17: CCL 48 835-836; S. THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, III 64,2, ad tertium.
12 La mission réconciliatrice est propre à toute l'Eglise, y compris et surtout celle qui est déjà admise à participer pleinement de la gloire divine avec la Vierge Marie, avec les anges et les saints qui contemplent et adorent le Dieu trois fois saint. L'Eglise du ciel, l'Eglise de la terre, l'Eglise du purgatoire sont mystérieusement unies dans cette coopération avec le Christ pour réconcilier le monde avec Dieu.
Le premier chemin de cette action salvatrice est celui de la prière. Il n'y a pas de doute que la Vierge, Mère du Christ et de l'Eglise(53), et les saints, arrivés au bout de leur cheminement terrestre et en possession de la gloire de Dieu, soutiennent de leur intercession leurs frères pèlerins en ce monde, dans leurs efforts de conversion, de foi, de reprise après chaque chute, d'action pour faire croître la communion et la paix dans l'Eglise et dans le monde. Dans le mystère de la communion des saints, la réconciliation universelle se réalise dans sa forme la plus profonde et la plus fructueuse pour le salut de tous.
Il y a aussi un autre chemin, celui de la prédication. Disciple de l'unique Maître Jésus Christ, l'Eglise, à son tour, comme mère et maîtresse, ne se lasse pas de proposer aux hommes la réconciliation, et elle n'hésite pas à dénoncer la malice du péché, à proclamer la nécessité de la conversion, à inviter les hommes à "se laisser réconcilier" et à le leur demander. En réalité, c'est bien là sa mission prophétique dans le monde d'aujourd'hui comme dans celui d'hier: c'est la mission même de son Maître et Chef, Jésus. Comme lui, l'Eglise accomplira toujours cette mission avec des sentiments d'amour miséricordieux, et elle portera à tous les paroles du pardon et l'invitation à l'espérance, qui viennent de la Croix.
Il y a encore le chemin souvent si difficile et ardu de l'action pastorale pour ramener chaque homme - quel qu'il soit et ou qu'il se trouve - sur la route, parfois longue, du retour vers le Père dans la communion avec tous les frères.
Il y a enfin le chemin du témoignage, presque toujours silencieux, qui naît d'une double conscience de l'Eglise: la conscience d'être en elle-même "indéfectiblement sainte"(54), mais aussi d'avoir besoin de "se purifier ... de jour en jour, jusqu'à ce que le Christ se la présente à lui-même, glorieuse, sans tache ni ride", étant donné que parfois, à cause de nos péchés, son visage "resplendit moins" aux yeux de ceux qui la regardent(55). Ce témoignage ne peut pas ne pas revêtir deux aspects fondamentaux: être le signe de la charité universelle que Jésus Christ a laissée en héritage à ses disciples comme preuve de l'appartenance à son règne; se traduire en actes toujours nouveaux de conversion et de réconciliation à l'intérieur et à l'extérieur de l'Eglise, par le dépassement des tensions, le pardon réciproque, la croissance dans l'esprit de fraternité et de paix à étendre au monde entier. Au long de ce chemin, l'Eglise pourra agir utilement pour faire naître ce que mon prédécesseur Paul VI appelait la "civilisation de l'amour".
53 Cf. PAUI VI, Discours de clôture de la troisième session du Concile oecuménique Vatican II (21 novembre 1964): AAS 56 (1964), pp. 1015-1018.
54 CONC. CUM. VAT. II, Const. dOgm. sur l'Eglise Lumen gentium, LG 39
55 Cf. CONC. CUM. VAT. II, Décret sur l'oecuménisme Unitatis redintegratio, UR 4.
13 Comme l'écrit l'Apôtre saint Jean, "si nous disons: "Nous n'avons pas de péché", nous nous abusons, la vérité n'est pas en nous. Si nous confessons nos péchés, lui, fidèle et juste, pardonnera nos péchés"(56). Ces paroles inspirées, écrites à l'aube de la vie de l'Eglise, introduisent mieux que toute autre expression humaine cet exposé sur le péché, qui est étroitement lié à celui sur la réconciliation. Elles saisissent le problème du péché dans sa perspective anthropologique, en tant que partie intégrante de la vérité sur l'homme, mais elles l'inscrivent aussitôt dans la perspective divine ou le péché est confronté avec la vérité de l'amour divin, juste, généreux et fidèle, qui se manifeste surtout par le pardon et la rédemption. Aussi le même saint Jean écrit-il un peu plus loin que, "si notre coeur nous accuse, Dieu est plus grand que notre coeur"(57).
Reconnaître son péché, et même - en approfondissant la réflexion sur sa propre personnalité - se reconnaître pécheur, capable de péché et porté au péché, est le principe indispensable du retour à Dieu. C'est l'expérience exemplaire de David qui, "après avoir fait ce qui est mal aux yeux du Seigneur", réprimandé par le prophète Nathan(58), s'écrie: "Oui, je connais mon péché, ma faute est toujours devant moi. Contre toi, et toi seul, j'ai péché, ce qui est mal à tes yeux, je l'ai fait"(59). Du reste, Jésus met sur les lèvres et dans le coeur du fils prodigue ces paroles significatives: "Père, j'ai péché contre le Ciel et envers toi"(60).
En réalité, se réconcilier avec Dieu suppose et inclut que l'on se détache avec lucidité et détermination du péché ou l'on est tombé. Cela suppose donc et inclut que l'on fait pénitence au sens le plus complet du terme: se repentir, manifester son regret, prendre l'attitude concrète du repenti, celle de quiconque se met sur le chemin du retour au Père. C'est là une loi générale que chacun doit suivre dans la situation particulière ou il se trouve. On ne peut en effet parler seulement en termes abstraits du péché et de la conversion.
Dans la situation concrète de l'homme pécheur, ou il ne peut y avoir de conversion sans reconnaissance de son péché, le ministère de réconciliation de l'Eglise intervient en toute hypothèse avec une finalité ouvertement pénitentielle, c'est-à-dire visant à ramener l'homme à la "connaissance de soi" dont parle sainte Catherine de Sienne(61), au renoncement au mal, au rétablissement de l'amitié avec Dieu, à la remise en ordre intérieure, à la nouvelle conversion ecclésiale. Ajoutons qu'au-delà du cadre de l'Eglise et des croyants, le message et le ministère de la pénitence sont adressés à tous les hommes, car tous ont besoin de conversion et de réconciliation(62).
Pour accomplir comme il convient ce ministère pénitentiel, il faut aussi évaluer, avec les "yeux illuminés"(63) de la foi, les conséquences du péché, qui sont cause de division et de rupture non seulement à l'intérieur de chaque homme mais aussi dans les différentes sphères de son existence: famille, milieu, profession, société, comme on peut si souvent le constater par l'expérience, en confirmation de la page biblique concernant la ville de Babel et sa tour(64). Visant à construire ce qui devait être à la fois un symbole et un foyer d'unité, ces hommes se retrouvèrent plus dispersés qu'avant, en pleine confusion des langues, divisés entre eux, incapables d'accord ou de convergence.
Pourquoi l'ambitieux projet a-t-il échoué? Pourquoi "les bâtisseurs ont-ils peiné en vain"?(65) Parce que les hommes s'étaient fondés seulement sur une oeuvre de leurs mains pour signifier et garantir l'unité qu'ils voulaient oubliant l'action du Seigneur. Ils avaient misé sur la seule dimension horizontale du travail et de la vie sociale, sans se préoccuper de la dimension verticale, grâce à laquelle ils se seraient trouvés enracinés en Dieu, leur Créateur et Seigneur, et ils auraient tendu vers lui comme but ultime de leur chemin.
On peut dire que le drame de l'homme d'aujourd'hui, comme celui de l'homme de tous les temps, consiste précisément dans son caractère "babélique".
56 1Jn 1,8-9
57 1Jn 3,20 cf. le discours à l'audience générale du 14 mars 1984, ou il est fait référence à ce passage: Insegnamenti VII
58 Cf. 2S 11-12
59 Ps 51,5-6
60 Lc 15,18 Lc 15,21
61 Lettere, Florence 1970, I, pp. 3-4; ll Dialogo della Divina Prowidenza, Rome 1980, passim.
62 Cf. Rm 3,23-26
63 Cf. Ep 1,18
64 Cf. Gn 11,1-9
65 Cf Ps 127,1
14 Si nous lisons dans la Bible la page sur la ville et la tour de Babel à la lumière nouvelle de l'Evangile, et si nous la confrontons avec le récit de la chute des premiers parents, nous pouvons y trouver des éléments précieux pour prendre conscience du mystère du péché. Cette expression, qui fait écho à ce qu'écrivait saint Paul sur le mystère d'iniquité(66), tend à nous faire percevoir ce qui se cache d'obscur et d'insaisissable dans le péché. Sans aucun doute, le péché est l'oeuvre de l'homme; mais dans la densité même de cette expérience humaine, interviennent des facteurs qui le situent au-delà de l'humain, dans cette zone limite ou la conscience, la volonté et la sensibilité de l'homme sont au contact des forces obscures qui, selon saint Paul, agissent dans le monde au point de parvenir presque à s'en rendre maîtres(67).
66 Cf. 2Th 2,7
67 Cf. Rm 7,7-25 Ep 2,2 Ep 6,12
Dans le récit biblique sur la construction de la tour de Babel ressort un premier élément qui nous aide à comprendre le péché: les hommes ont prétendu bâtir une cité, former une société, être forts et puissants sans Dieu, même si ce n'était pas à proprement parler contre Dieu(68). Dans ce sens, le récit du premier péché dans le paradis terrestre et le récit de Babel, malgré les différences notables de leurs contenus et de leurs formes, présentent une convergence sur un point: dans l'un et l'autre, nous nous trouvons en face d'une exclusion de Dieu, par le refus explicite de l'un de ses commandements, par un geste qui manifeste une rivalité face à lui, par la prétention illusoire d'être "comme lui"(69). Dans le récit de Babel, l'exclusion de Dieu n'apparaît pas tellement sur le mode d'une confrontation avec lui, mais comme l'oubli et l'indifférence à son égard, comme si Dieu ne présentait aucun intérêt dans le cadre du projet humain de bâtir et de s'unir. Mais, dans les deux cas, c'est avec violence que se trouve rompu le rapport avec Dieu. Dans la scène du paradis terrestre apparaît toute la gravité dramatique de ce qui constitue l'essence la plus intime et la plus obscure du péché: la désobéissance à Dieu, à sa loi, à la norme morale qu'il a donnée à l'homme et inscrite dans son coeur, la confirmant et l'achevant par la révélation.
Exclusion de Dieu, rupture avec Dieu, désobéissance à Dieu: c'est ce qu'a été et ce qu'est le péché tout au long de l'histoire humaine, sous des formes diverses qui peuvent aller jusqu'à la négation de Dieu et de son existence: c'est le phénomène de l'athéisme.
La désobéissance de l'homme qui - par un acte de sa liberté - ne reconnaît pas la prédominance de Dieu dans sa vie, au moins au moment précis ou il viole sa loi.
68 La terminologie adoptée par la traduction grecque des Septante et par le Nouveau Testament au sujet du péché est significative à cet égard. Le plus souvent, il est désigné par hamartia, avec les termes formés sur la même racine. Celle ci exprime l'idée de manquer plus ou moins gravement soit à une norme ou à une loi, soit à une personne ou même à une divinité. Mais le péché est appelé aussi adikia, et l'idée est alors celle de pratiquer l'injustice. On parlera de paràbasis ou transgression; d'asèbeia, impiété, et d'autres concepts encore; tous ensemble forment l'image du péché.
69 Gn 3,5: "... vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal"; cf. aussi Gn 3,22.
15 Dans les récits bibliques rappelés plus haut, la rupture avec Dieu aboutit d'une manière dramatique à la division entre les frères.
Dans la description du "premier péché", la rupture avec Yahvé tranche en même temps le lien d'amitié qui unissait la famille humaine, à tel point que les pages suivantes de la Genèse nous montrent l'homme et la femme qui, pour ainsi dire, tendent l'un vers l'autre un doigt accusateur(70); puis un frère qui, hostile à son frère, finit par lui enlever la vie(71).
Suivant le récit des événements de Babel, la conséquence du péché est l'éclatement de la famille humaine, déjà commencé lors du premier péché, désormais arrivé au pire en prenant une dimension sociale.
Pour qui veut chercher à pénétrer le mystère du péché, il est impossible de ne pas prendre en compte cet enchaînement de cause à effet. En tant que rupture avec Dieu, le péché est l'acte de désobéissance d'une créature qui rejette, au moins implicitement, celui qui est à son origine et qui la maintient en vie; c'est donc un acte suicidaire. Du fait que par le péché l'homme refuse de se soumettre à Dieu, son équilibre intérieur est détruit et c'est au fond même de son être qu'éclatent les contradictions et les conflits. Ainsi déchiré, l'homme provoque de manière presque inévitable un déchirement dans la trame de ses rapports avec les autres hommes et le monde créé. C'est là une loi et un fait objectif, vérifiés par de multiples expériences de la psychologie humaine et de la vie spirituelle, et aussi dans la réalité de la vie sociale: il est facile d'y observer les répercussions et les signes du désordre intérieur.
Le mystère du péché comprend cette double blessure que le pécheur ouvre en lui-même et aussi dans ses rapports avec son prochain. C'est pourquoi on peut parler de péché personnel et social: tout péché est personnel d'un certain point de vue, et d'un autre point de vue, tout péché est social en ce que, et parce que, il a aussi des conséquences sociales.
70 Cf. Gn 3,12
71 Cf. Gn 4,2-16
16 Le péché, au sens propre et précis du terme, est toujours un acte de la personne, car il est l'acte de liberté d'un homme particulier et non pas, à proprement parler, celui d'un groupe ou d'une communauté. Cet homme peut se trouver conditionné, opprimé, poussé par des facteurs externes nombreux et puissants; il peut aussi être sujet à des tendances, à une hérédité, à des habitudes liées à sa condition personnelle. Dans bien des cas, de tels facteurs externes et internes peuvent, dans une mesure plus ou moins grande, atténuer sa liberté et, par là, sa responsabilité et sa culpabilité. Mais c'est une vérité de foi, confirmée également par notre expérience et notre raison, que la personne humaine est libre. On ne peut ignorer cette vérité en imputant le péché des individus à des réalités extérieures: les structures, les systèmes, les autres. Ce serait surtout nier la dignité et la liberté de la personne qui s'expriment - même de manière négative et malheureuse - jusque dans cette responsabilité de commettre le péché. C'est pourquoi, en tout homme il n'y a rien d'aussi personnel et incommunicable que le mérite de la vertu ou la responsabilité de la faute.
Les conséquences premières, et les plus importantes, du péché, acte de la personne, portent sur le pécheur lui-même: c'est-à-dire sur sa relation avec Dieu, fondement même de la vie humaine; sur son esprit, affaiblissant sa volonté et obscurcissant son intelligence.
Parvenus à ce stade de la réflexion, il faut nous demander à quelle réalité se référaient ceux qui ont mentionné fréquemment le péché social, au cours de la préparation et des travaux du Synode. L'expression et le concept sous-jacent ont à vrai dire plusieurs sens différents.
Parler de péché social veut dire, avant tout, reconnaître que, en vertu d'une solidarité humaine aussi mystérieuse et imperceptible que réelle et concrète, le péché de chacun se répercute d'une certaine manière sur les autres. C'est là le revers de cette solidarité qui, du point de vue religieux, se développe dans le mystère profond et admirable de la communion des saints, grâce à laquelle on a pu dire que "toute âme qui s'élève, élève le monde"(72). A cette loi de l'élévation correspond, malheureusement, la loi de la chute, à tel point qu'on peut parler d'une communion dans le péché, par laquelle une âme qui s'abaisse par le péché abaisse avec elle l'Eglise et, d'une certaine façon, le monde entier. En d'autres termes, il n'y a pas de péché, même le plus intime et le plus secret, le plus strictement individuel, qui concerne exclusivement celui qui le commet. Tout péché a une répercussion, plus ou moins forte, plus ou moins dommageable, sur toute la communauté ecclésiale et sur toute la famille humaine. Selon ce premier sens, on peut attribuer indiscutablement à tout péché le caractère de péché social.
72 L'expression est due à ELISABETH LESEUR, Journal et pensées de chaque jour, Paris 1918, p. 31.
Certains péchés, cependant, constituent, par leur objet même, une agression directe envers le prochain et - plus exactement, si l'on recourt au langage évangélique - envers les frères. Ces péchés offensent Dieu, parce qu'ils offensent le prochain. On désigne habituellement de tels péchés par l'épithète "sociaux" et c'est là la seconde signification du terme. En ce sens, est social le péché contre l'amour du prochain; selon la loi du Christ, il est d'autant plus grave qu'il met en cause le second commandement qui est "semblable au premier"(73). Est également social tout péché commis contre la justice dans les rapports soit de personne à personne, soit de la personne avec la communauté, soit encore de la communauté avec la personne. Est social tout péché contre les droits de la personne humaine, à commencer par le droit à la vie, sans exclure le droit de naître, ou contre l'intégrité physique de quelqu'un; tout péché contre la liberté d'autrui, spécialement contre la liberté suprême de croire en Dieu et de l'adorer; tout péché contre la dignité et l'honneur du prochain. Est social tout péché contre le bien commun et ses exigences, dans tout l'ample domaine des droits et des devoirs des citoyens. Peut être social le péché par action ou par omission, de la part de dirigeants politiques, économiques et syndicaux qui, bien que disposant de l'autorité nécessaire, ne se consacrent pas avec sagesse à l'amélioration ou à la transformation de la société suivant les exigences et les possibilités qu'offre ce moment de l'histoire; de même, de la part des travailleurs qui manqueraient au devoir de présence et de collaboration qui est le leur pour que les entreprises puissent continuer à assurer leur bien-être, celui de leurs familles et de la société entière.
Le troisième sens du péché social concerne les rapports entre les diverses communautés humaines. Ces rapports ne sont pas toujours en harmonie avec le dessein de Dieu qui veut dans le monde la justice, la liberté et la paix entre les individus, les groupes, les peuples. Ainsi la lutte des classes, quel qu'en soit le responsable et parfois celui qui l'érige en système, est un mal social. Ainsi les oppositions tenaces entre des blocs de nations, d'une nation contre une autre, de groupes contre d'autres groupes au sein de la même nation, constituent en vérité un mal social. Dans tous ces cas, il faudrait se demander si l'on peut attribuer à quelqu'un la responsabilité morale de tels maux et, par conséquent, le péché. On doit bien reconnaître que les réalités et les situations comme celles qu'on vient d'indiquer, dans la mesure ou elles se généralisent et se développent énormément comme faits de société, deviennent presque toujours anonymes, leurs causes étant par ailleurs complexes et pas toujours identifiables. C'est pourquoi, si l'on parle de péché social, l'expression prend ici une signification évidemment analogique. Quoi qu'il en soit, parler de péché social, même au sens analogique, ne doit amener personne à sous-estimer la responsabilité des individus, mais cela revient à adresser un appel à la conscience de tous, afin que chacun assume sa propre responsabilité pour changer sérieusement et avec courage ces réalités néfastes et ces situations intolérables.
73 Cf. Mt 22,39 Mc 12,31 Lc 10,27-28
Cela dit de la manière la plus claire et sans équivoque, il convient d'ajouter aussitôt qu'il est une conception du péché social qui n'est ni légitime ni admissible, bien qu'elle revienne souvent à notre époque dans certains milieux(74): cette conception, en opposant, non sans ambiguïté, le péché social au péché personnel, conduit, de façon plus ou moins inconsciente, à atténuer et presque à effacer ce qui est personnel pour ne reconnaître que les fautes et les responsabilités sociales. Selon une telle conception, qui manifeste assez clairement sa dépendance d'idéologies et de systèmes non chrétiens - parfois abandonnés aujourd'hui par ceux-là mêmes qui en ont été les promoteurs officiels dans le passé - , pratiquement tout péché serait social, au sens ou il serait imputable moins à la conscience morale d'une personne qu'à une vague entité ou collectivité anonyme telle que la situation, le système, la société, les structures, l'institution, etc.
Or, quand elle parle de situations de péché ou quand elle dénonce comme péchés sociaux certaines situations ou certains comportements collectifs de groupes sociaux plus ou moins étendus, ou même l'attitude de nations entières et de blocs de nations, l'Eglise sait et proclame que ces cas de péché social sont le fruit, l'accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels. Il s'agit de péchés tout à fait personnels de la part de ceux qui suscitent ou favorisent l'iniquité, voire l'exploitent; de la part de ceux qui, bien que disposant du pouvoir de faire quelque chose pour éviter, éliminer ou au moins limiter certains maux sociaux, omettent de le faire par incurie, par peur et complaisance devant la loi du silence, par complicité masquée ou par indifférence; de la part de ceux qui cherchent refuge dans la prétendue impossibilité de changer le monde; et aussi de la part de ceux qui veulent s'épargner l'effort ou le sacrifice en prenant prétexte de motifs d'ordre supérieur. Les vraies responsabilités sont donc celles des personnes.
Une situation - et de même une institution, une structure, une société - n'est pas, par elle-même, sujet d'actes moraux; c'est pourquoi elle ne peut être, par elle-même, bonne ou mauvaise.
A l'origine de toute situation de péché se trouvent toujours des hommes pécheurs. C'est si vrai que, si une telle situation peut être modifiée dans ses aspects structurels et institutionnels par la force de la loi ou, comme il arrive malheureusement trop souvent, par la loi de la force, en réalité le changement se révèle incomplet, peu durable et, en définitive, vain et inefficace - pour ne pas dire qu'il produit un effet contraire - si les personnes directement ou indirectement responsables d'une telle situation ne se convertissent pas.
74 Cf. CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA Fol, Instruction sur quelques aspects de la "Théologie de la libération" Libertatis nuntias (6 août 1984), IV, 14-15: AAS 76 (1984), pp. 885-886.
1984 Reconciliatio paenitentia 8