1984 Reconciliatio paenitentia 17

Péché mortel, péché véniel

17 Mais voici, dans le mystère du péché, une autre dimension sur laquelle l'intelligence de l'homme n'a jamais cessé de méditer: celle de sa gravité. C'est une question inévitable, à laquelle la conscience chrétienne n'a jamais renoncé à répondre: pourquoi et dans quelle mesure le péché est-il grave en tant qu'offense faite à Dieu et en raison de sa répercussion sur l'homme? L'Eglise a une doctrine propre à ce sujet, et elle la réaffirme en ses éléments essentiels tout en sachant qu'il n'est pas toujours facile, dans les situations concrètes, de délimiter nettement les frontières.
Déjà dans l'Ancien Testament il était dit, à propos de nombreux péchés - ceux qui étaient commis délibérément(75), les diverses formes de luxure(76), d'idolâtrie(77), de culte des faux dieux(78) - que le coupable devait être "éliminé de son peuple", ce qui pouvait aussi signifier condamné à mort(79). Par contre d'autres péchés, surtout ceux commis par ignorance, pouvaient être pardonnés grâce à un sacrifice(80).
C'est aussi en se référant à ces textes que l'Eglise parle constamment, depuis des siècles, de péché mortel et de péché véniel. Mais cette distinction et ces termes s'éclairent surtout dans le Nouveau Testament, ou se trouvent des textes nombreux qui énumèrent et réprouvent en des termes vigoureux les péchés qui méritent particulièrement d'être condamnés(81), sans parler de la confirmation du décalogue que Jésus donne lui-même(82). Ici, je voudrais me reporter particulièrement à deux pages significatives et impressionnantes.

75 Cf
Nb 15,30
76 Cf. Lv 18,26-30
77 Cf. Lv 19,4
78 Cf Lv 20,1-7
79 Cf. Ex 21,17
80 Cf Lv 4,2 Lv 4,5 ss., Nb 15,22-29
81 Cf Mt 5,28 Mt 6,23 Mt 12,31-32 Mt 15,19 Mc 3,28-30 Rm 1,29-31 Rm 13,13 Jc 4
82 Cf Mt 5,17 Mt 15,1-10 Mc 10,19 Lc 18,20


Dans un passage de sa première Lettre, saint Jean parle d'un péché qui conduit à la mort (pros thanaton) et l'oppose à un péché qui ne conduit pas à la mort (mè pros thanaton)(83). Il est évident que le concept de mort est ici spirituel: il s'agit de perdre la vie véritable ou "vie éternelle" qui, pour Jean, est la connaissance du Père et du Fils(84), la communion et l'intimité avec eux. Le péché qui conduit à la mort semble, dans le passage cité de la première Lettre de saint Jean, être le rejet du Fils(85), ou le culte des faux dieux(86). Quoi qu'il en soit, par cette distinction des concepts, Jean semble vouloir souligner la gravité incalculable de ce qui est l'essence du péché, le refus de Dieu, accompli surtout dans l'apostasie et l'idolâtrie, c'est-à-dire l'acte de rejeter la foi en la vérité révélée, de mettre au même rang que Dieu certaines réalités créées et d'en faire des idoles ou de faux dieux(87). Mais l'Apôtre, dans cette page, entend aussi mettre en lumière la certitude donnée au chrétien du fait qu'il est "né de Dieu" grâce à la "venue du Fils": il y a en lui une force qui le préserve de la chute dans le péché; Dieu le garde, et "le Mauvais n'a pas de prise sur lui". Car s'il pèche par faiblesse ou par ignorance, il a en lui l'espérance de la rémission, étant d'ailleurs soutenu par la prière commune de ses frères.

83 Cf 1Jn 5,16-17
84 In 17, 3.
85 Cf. 1Jn 2,22
86 Cf. 1Jn 5,21
87 Cf. 1Jn 5,16-21


Dans une autre page du Nouveau Testament, plus précisément dans l'Evangile de Matthieu(88), Jésus lui-même parle d'un "blasphème contre l'Esprit Saint" qui "ne sera pas remis", parce qu'il consiste, dans ses diverses manifestations, à refuser avec obstination la conversion à l'amour du Père des miséricordes.
Il s'agit, bien entendu, d'expressions extrêmes et radicales: le refus de Dieu, le refus de sa grâce et, par conséquent, l'opposition au principe même du salut(89); par là l'homme semble volontairement s'interdire la voie de la rémission. Il faut espérer que très peu d'hommes aient la volonté de s'obstiner jusqu'à la fin dans cette attitude de révolte ou de défi ouvert contre Dieu, lequel, par ailleurs, comme nous l'enseigne encore saint Jean(90), "est plus grand que notre coeur" dans son amour miséricordieux et peut vaincre toutes nos résistances psychologiques et spirituelles, si bien que, comme l'écrit saint Thomas d'Aquin, "il ne faut désespérer du salut de personne en cette vie, en raison de la toute-puissance et de la miséricorde de Dieu"(91).

88 Mt 12,31-32
89 Cf. S. THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, II-II 14,1-3.
90 Cf. 1Jn 3,20
91 S THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, II-II 14,3, ad primum.


Mais, face à ce problème de la rencontre d'une volonté rebelle avec Dieu infiniment juste, on ne peut pas ne pas nourrir des sentiments de "crainte et tremblement" salutaires, comme le suggère saint Paul(92); tandis que l'avertissement de Jésus à propos du péché "qui ne peut être remis" confirme l'existence de fautes qui peuvent attirer sur le pécheur la peine de la "mort éternelle".
A la lumière de ces textes de la sainte Ecriture et d'autres, les docteurs et les théologiens les maîtres spirituels et les pasteurs ont distingué entre les péchés mortels et les péchés véniels. Saint Augustin, notamment, parlait de letalia ou de mortifera crimina, les opposant à venialia, levia ou quotidiana(93). Le sens qu'il a donné à ces qualificatifs influencera ultérieurement le Magistère de l'Eglise. Après lui, saint Thomas d'Aquin formulera dans les termes les plus clairs possible la doctrine devenue constante dans l'Eglise.
En établissant cette distinction entre les péchés mortels et les péchés véniels, et en les définissant, la théologie du péché de saint Thomas et de ceux qui la continuent ne pouvait ignorer la référence biblique et, par conséquent, le concept de mort spirituelle. Selon le Docteur angélique, pour vivre selon l'Esprit, l'homme doit rester en communion avec le principe suprême de la vie, Dieu même, en tant que fin ultime de tout son être et de tout son agir. Or le péché est un désordre provoqué par l'homme contre ce principe vital. Et quand, "par le péché, l'âme provoque un désordre qui va jusqu'à la séparation d'avec la fin ultime - Dieu - à laquelle elle est liée par la charité, il y a alors un péché mortel; au contraire, toutes les fois que le désordre reste en-deçà de la séparation d'avec Dieu, le péché est véniel"(94). Pour cette raison, le péché véniel ne prive pas de la grâce sanctifiante, de l'amitié avec Dieu, de la charité, ni par conséquent de la béatitude éternelle, tandis qu'une telle privation est précisément la conséquence du péché mortel.
En outre, considérant le péché sous l'aspect de la peine qu'il entraîne, saint Thomas avec d'autres docteurs appelle mortel le péché qui, s'il n'est pas remis, fait contracter une peine éternelle; véniel, le péché qui mérite une peine simplement temporelle (c'est-à-dire partielle et qui peut être expiée sur terre ou au purgatoire).

92 Cf. Ph 2,12
93 Cf. S. AUGUSTIN, De spiritu et littera, XXVIII: CSEL 60, 202-203; Enarrat. in ps. 39, 22: CCL 38, 441; Enchiridion ad Laurentium de spe et spe et caritate, XIX, 71: CCL 46, 88; In loannis Evangelium tractatus, 12, 3, 14: CCL 36, 129.
94 S. THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, I-II 72,5.


Si l'on considère ensuite la matière du péché, les idées de mort, de rupture radicale avec Dieu, bien suprême, de déviation par rapport à la route qui conduit à Dieu ou d'interruption du cheminement vers lui (toutes manières de définir le péché mortel), se conjuguent avec l'idée de gravité impliquée dans le contenu objectif: c'est pourquoi le péché grave s'identifie pratiquement, dans la doctrine et l'action pastorale de l'Eglise, avec le péché mortel.
Nous recueillons ici le noyau de l'enseignement traditionnel de l'Eglise, repris souvent et avec force au cours du récent Synode. Celui-ci, en effet, a non seulement réaffirmé ce qui avait été proclamé par le Concile de Trente sur l'existence et la nature des péchés mortels et véniels(95), mais il a voulu rappeler qu'est péché mortel tout péché qui a pour objet une matière grave et qui, de plus, est commis en pleine conscience et de consentement délibéré. On doit ajouter, comme cela a été fait également au Synode, que certains péchés sont intrinsèquement graves et mortels quant à leur matière. C'est-à-dire qu'il y a des actes qui, par eux-mêmes et en eux-mêmes, indépendamment des circonstances, sont toujours gravement illicites, en raison de leur objet. Ces actes, s'ils sont accomplis avec une conscience claire et une liberté suffisante, sont toujours des fautes graves(96).
Cette doctrine, fondée sur le Décalogue et sur la prédication de l'Ancien Testament, reprise dans le kérygme des Apôtres, appartenant à l'enseignement le plus ancien de l'Eglise qui la répète jusqu'à aujourd'hui, trouve dans l'expérience humaine de tous les temps une exacte vérification. L'homme sait bien, par expérience, que, sur le chemin de la foi et de la justice qui le conduit à la connaissance et à l'amour de Dieu dans cette vie et à l'union parfaite avec lui dans l'éternité, il peut s'arrêter ou s'écarter, sans pour autant abandonner la voie de Dieu: dans ce cas il y a péché véniel; toutefois celui-ci ne devra pas être vidé de son sens, comme s'il était automatiquement chose négligeable, ou un "péché qui compte peu". A vrai dire l'homme sait aussi, par sa douloureuse expérience, qu'il peut inverser sa marche par un acte conscient et libre de sa volonté, et cheminer dans le sens opposé à la volonté de Dieu, et ainsi s'éloigner de lui (aversio a Deo), refusant la communion d'amour avec lui, se détachant du principe de vie qu'est Dieu, choisissant ainsi la mort.
Avec toute la tradition de l'Eglise, nous appelons péché mortel l'acte par lequel un homme, librement et consciemment, refuse Dieu, sa loi, l'alliance d'amour que Dieu lui propose, préférant se tourner vers lui-même, vers quelque réalité créée et finie, vers quelque chose de contraire à la volonté de Dieu (conversio ad creaturam). Cela peut se produire d'une manière directe et formelle, comme dans les péchés d'idolâtrie, d'apostasie, d'athéisme; ou d'une manière qui revient au même comme dans toutes les désobéissances aux commandements de Dieu en matière grave. L'homme sent bien que cette désobéissance à Dieu brise ses liens avec son principe vital: c'est un péché mortel, c'est-à-dire un acte qui offense Dieu gravement et finalement se retourne contre l'homme lui-même avec une force puissante et obscure de destruction.
Au cours de l'assemblée synodale, certains Pères ont proposé une distinction tripartite des péchés: il conviendrait de les classer en péchés véniels, graves et mortels. Cette distinction tripartite pourrait mettre en lumière le fait que, parmi les péchés graves, il existe une gradation. Mais il reste toujours vrai que la distinction essentielle et décisive est celle entre le péché qui détruit la charité et le péché qui ne tue pas la vie surnaturelle: entre la vie et la mort il n'y a pas de place pour un moyen terme.
De même on devra éviter de réduire le péché mortel à l'acte qui exprime une "option fondamentale" contre Dieu, suivant l'expression courante actuellement, en entendant par là un mépris formel et explicite de Dieu ou du prochain. Il y a, en fait, péché mortel également quand l'homme choisit, consciemment et volontairement, pour quelque raison que ce soit, quelque chose de gravement désordonné. En effet, un tel choix comprend par lui-même un mépris de la loi divine, un refus de l'amour de Dieu pour l'humanité et toute la création: l'homme s'éloigne de Dieu et perd la charité. L'orientation fondamentale peut donc être radicalement modifiée par des actes particuliers. Sans aucun doute il peut y avoir des situations très complexes et obscures sur le plan psychologique, qui ont une incidence sur la responsabilité subjective du pécheur. Mais de considérations d'ordre psychologique, on ne peut passer à la constitution d'une nouvelle catégorie théologique, comme le serait précisément l'"option fondamentale", entendue de telle manière que, sur le plan objectif, elle changerait ou mettrait en doute la conception traditionnelle du péché mortel.
S'il convient d'apprécier toute tentative sincère et prudente de clarifier le mystère psychologique et théologique du péché, l'Eglise a cependant le devoir de rappeler à tous ceux qui étudient ces matières la nécessité d'une part d'être fidèles à la Parole de Dieu qui nous instruit aussi sur le péché, et d'autre part le risque que l'on court de contribuer à atténuer encore plus dans le monde contemporain le sens du péché.

95 Cf. CONC. CUM. DE TRENTE, Session VI, De iustificatione, chap. II et can. 23, 25, 27: Conciliorum cumenicorum Decreta, Bologne 19733, 671. 680-681 (DS 1573 DS 1575 DS 1577) .
96 Cf. CONC. CUM. DE TRENTE, Session VI, De iustificatione, chap. XV: Conciliorum cumenicorum Decreta, éd. cit., 677 (DS 1544) .



Perte du sens du péché

18 Par la lecture de l'Evangile faite dans la communion ecclésiale, la conscience chrétienne a acquis au long des générations une fine sensibilité et une capacité aiguë de percevoir les ferments de mort que contient le péché. Une sensibilité et une capacité de perception qui permettent aussi de déceler ces ferments dans les mille formes que revêt le péché, dans les mille visages sous lesquels il se présente. Et c'est ce qu'on a coutume d'appeler le sens du péché.
Ce sens du péché a sa racine dans la conscience de l'homme et en est comme l'instrument de mesure. Il est lié au sens de Dieu, puisqu'il provient du rapport conscient de l'homme avec Dieu comme son Créateur, son Seigneur et Père. C'est pourquoi, de même que l'on ne peut effacer complètement le sens de Dieu ni éteindre la conscience, de même le sens du péché n'est jamais complètement effacé.
Pourtant, il n'est pas rare dans l'histoire, en des périodes plus ou moins longues et sous l'influence de facteurs multiples, que la conscience morale se trouve gravement obscurcie en beaucoup d'hommes. "Avons-nous une idée juste de la conscience?", demandais-je il a deux ans au cours d'un entretien avec les fidèles: "L'homme contemporain ne vit-il pas sous la menace d'une éclipse de la conscience, d'une déformation de la conscience, d'un engourdissement ou d'une "anesthésie" des consciences?"(97). Trop de signes indiquent qu'à notre époque se produit une telle éclipse, ce qui est d'autant plus inquiétant que cette conscience, définie par le Concile comme "le centre le plus secret et le sanctuaire de l'homme"(98), est "étroitement liée à la liberté de l'homme... C'est pour cela que la conscience constitue un élément essentiel qui fonde la dignité intérieure de l'homme et, en même temps, son rapport avec Dieu"(99). Il est donc inévitable dans cette situation que le sens du péché soit lui aussi obnubilé, car il est étroitement lié à la conscience morale, à la recherche de la vérité, à la volonté de faire un usage responsable de sa liberté. Avec la conscience, le sens de Dieu lui aussi se trouve obscurci, et alors, si cette référence intérieure décisive est perdue, le sens du péché disparaît. Voilà pourquoi mon prédécesseur Pie XII a pu déclarer un jour, dans une expression devenue presque proverbiale, que "le péché de ce siècle est la perte du sens du péché"(100).

97 JEAN-PAUL. II, Angélus du 14 mars 1982: Insegnamenti V, (1982)(1982), 861
98 Const past sur l'Eglise dans le momde de ce temps Gaudium et spes,
GS 16
99 JEAN-PAUL II, Angélus du 14 mars 1982: Insegnamenti, V, (1982)(1982), 860
100 PIE XII, Radiomessage au Congrès catéchistique national des Etats-Unis e Boston (26 octobre 1946): Discorsi e Radiomessaggi, VIII (1946), 288.



Pourquoi ce phénomène en notre temps? Un regard sur certaines composantes de la culture contemporaine peut nous aider à comprendre l'atténuation progressive du sens du péché, précisément à cause de la crise de la conscience et du sens de Dieu déjà soulignée ci-dessus.
Le "sécularisme" est en soi et par définition un mouvement d'idées et de moeurs qui impose un humanisme qui fait totalement abstraction de Dieu, concentré uniquement sur le culte de l'agir et de la production, emporté par l'ivresse de la consommation et du plaisir, sans se préoccuper du danger de "perdre son âme"; il ne peut qu'amoindrir le sens du péché. Ce dernier se réduit, tout au plus, à ce qui offense l'homme. Mais précisément ici s'impose l'amère expérience à laquelle j'ai déjà fait allusion dans ma première encyclique: l'homme peut construire un monde sans Dieu, mais ce monde finira par se retourner contre l'homme(101). En réalité, Dieu est l'origine et la fin suprême de l'homme, et celui-ci porte en lui un germe divin(102). C'est pourquoi, c'est le mystère de Dieu qui dévoile et éclaire le mystère de l'homme. Il est donc vain d'espérer qu'un sens du péché puisse prendre consistance par rapport à l'homme et aux valeurs humaines si fait défaut le sens de l'offense commise contre Dieu, c'est-à-dire le véritable sens du péché.
Ce sens du péché disparaît également dans la société contemporaine à cause des équivoques ou l'on tombe en accueillant certains résultats des sciences humaines. Ainsi, en partant de quelques-unes des affirmations de la psychologie, la préoccupation de ne pas culpabiliser ou de ne pas mettre un frein à la liberté porte à ne jamais reconnaître aucun manquement. A cause d'une extrapolation indue des critères de la science sociologique, on en vient, comme j'y ai déjà fait allusion, à reporter sur la société toutes les fautes dont l'individu est déclaré innocent. Egalement, une certaine anthropologie culturelle, à son tour, a force de grossir les conditionnements indéniables et l'influence du milieu et des conditions historiques sur l'homme, limite sa responsabilité au point de ne pas lui reconnaître la capacité d'accomplir de véritables actes humains et, par conséquent, la possibilité de pécher.
Le sens du péché disparaît facilement aussi sous l'influence d'une éthique dérivée d'un certain relativisme historique. Il peut s'agir de l'éthique qui relativise la norme morale, niant sa valeur absolue et inconditionnelle, et niant par conséquent qu'il puisse exister des actes intrinsèquement illicites, indépendamment des circonstances ou ils sont posés par le sujet. Il s'agit d'un véritable "ébranlement et (d'une) baisse des valeurs morales", et le problème, "ce n'est pas tellement l'ignorance de l'éthique chrétienne", mais "plutôt celui du sens, des fondements et des critères de l'attitude morale"(103). L'effet de cet ébranlement éthique est toujours aussi d'étouffer à ce point la notion du péché qu'on finit presque par affirmer que le péché existe mais qu'on ne sait pas qui le commet.
Enfin le sens du péché disparaît quand - comme cela peut se produire dans l'enseignement donné aux jeunes, dans les médias, dans l'éducation familiale elle-même - il se trouve identifié par erreur avec le sentiment morbide de la culpabilité ou avec la simple transgression des normes et des préceptes de la loi.
La perte du sens du péché est donc une forme ou un résultat de la négation de Dieu: non seulement celle de l'athéisme, mais aussi celle de la sécularisation. Si le péché est la rupture du rapport filial avec Dieu pour mener sa vie en dehors de l'obéissance qu'on lui doit, alors pécher ce n'est pas seulement nier Dieu; pécher, c'est aussi vivre comme s'il n'existait pas, c'est l'effacer de sa vie quotidienne. Un modèle de société mutilé ou déséquilibré dans l'un ou l'autre sens, souvent présenté par les moyens de communication sociale, favorise considérablement la perte progressive du sens du péché. Dans une telle situation, l'obscurcissement ou l'affaiblissement du sens du péché découle du refus de toute référence à la transcendance, au nom de l'aspiration à l'autonomie personnelle; de l'assujettissement à des modèles éthiques imposés par un consensus et une attitude générale, même si la conscience individuelle les condamne; des conditions socio-économiques dramatiques qui oppriment une très grande part de l'humanité, faisant naître la tendance à ne voir les erreurs et les fautes que dans le domaine social; enfin et surtout de l'effacement de l'idée de la paternité de Dieu et de sa seigneurie sur l'homme.
Et même dans le domaine de la pensée et de la vie ecclésiales, il y a des tendances qui favorisent inévitablement le déclin du sens du péché. Certains, par exemple, tendent à remplacer des attitudes excessives du passé par d'autres excès: au lieu de voir le péché partout, on ne le distingue plus nulle part; au lieu de trop mettre l'accent sur la peur des peines éternelles, on prêche un amour de Dieu qui exclurait toute peine méritée par le péché; au lieu de la sévérité avec laquelle on s'efforce de corriger les consciences erronées, on prône un tel respect de la conscience qu'il supprime le devoir de dire la vérité. Et pourquoi ne pas ajouter que la confusion créée dans la conscience de nombreux fidèles par les divergences d'opinions et d'enseignements dans la théologie, dans la prédication, dans la catéchèse, dans la direction spirituelle au sujet de questions graves et délicates de la morale chrétienne, finit par amoindrir, presque au point de l'effacer, le véritable sens du péché? Et il ne faut pas taire certains défauts dans la pratique de la Pénitence sacramentelle: ainsi la tendance à obscurcir le sens ecclésial du péché et de la conversion, en les réduisant à des réalités seulement individuelles, ou, inversement, la tendance à supprimer la valeur personnelle du bien et du mal pour en considérer exclusivement la dimension communautaire; ou encore le danger, pas encore entièrement conjuré, du ritualisme routinier qui enlève au sacrement son plein sens et son efficacité éducative.
Rétablir un juste sens du péché, c'est la première façon d'affronter la grave crise spirituelle qui pèse sur l'homme de notre temps. Mais le sens du péché ne se rétablira que par un recours clair aux principes inaliénables de la raison et de la foi que la doctrine morale de l'Eglise a toujours soutenus.
Il est permis d'espérer que sera ravivé, surtout dans le monde chrétien et ecclésial, un sens salutaire du péché. A cela contribueront une bonne catéchèse, éclairée par la théologie biblique de l'Alliance, une écoute attentive et un accueil confiant du Magistère de l'Eglise qui ne cesse d'éclairer les consciences, et une pratique toujours plus sérieuse du sacrement de la Pénitence.

101 Cf. JEAN-PAUL II, Encycl. Redemptor hominis, RH 15: AAS 71 (1979), pp. 286-289.
102 Cf. CONC. CUM. VAT. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 3 cf. 1Jn 3,9
103 JEAN-PAUL II, Discours aux évêques de la région de la France (1er avril 1982), n. 2: Insegnamenti V, (1982)(1982), 1081.





CHAPITRE II

"MYSTERIUM PIETATIS"

19 Pour connaître le péché, il était nécessaire de regarder attentivement sa nature, telle que la révélation du dessein du salut nous l'a fait connaître: il s'agit du mysterium iniquitatis. Mais dans ce plan du salut, le péché n'est pas agent principal, et encore moins vainqueur. Il est en opposition avec un autre principe agissant que nous pouvons appeler le mysterium, ou le sacramentum pietatis, selon une expression de saint Paul, belle et suggestive. Le péché de l'homme aurait le dessus et finalement il serait destructeur, le dessein salvifique de Dieu demeurerait sans accomplissement ou même se terminerait en défaite, si ce mysterium pietatis n'était pas inséré dans le dynamisme de l'histoire pour vaincre le péché de l'homme.
Nous trouvons cette expression dans une des Lettres pastorales de saint Paul, la première à Timothée. Elle surgit à l'improviste comme par une inspiration jaillissante. En effet l'Apôtre, qui, auparavant, a consacré de longs paragraphes de son message au disciple bien-aimé pour expliquer le sens de l'organisation de la communauté (la vie liturgique, et, en lien avec elle, la structure hiérarchique), a ensuite parlé du rôle des chefs de la communauté, pour évoquer finalement le comportement de Timothée lui-même dans "l'Eglise du Dieu vivant, colonne et support de la vérité". A la fin il évoque donc soudain, non sans une intention profonde, ce qui donne son sens à tout ce qu'il a écrit: "C'est incontestablement un grand mystère que celui de la piété..."(104).
Sans trahir le moins du monde le sens littéral du texte, nous pouvons élargir cette magnifique intuition théologique de l'Apôtre à une vision plus complète du rôle que tient dans l'économie du salut la vérité qu'il annonce. "Il est vraiment grand, répétons-le avec lui, le mystère de la piété", parce qu'il est vainqueur du péché.
Mais cette "piété", qu'est-elle au juste dans la conception paulinienne?

104
1Tm 3,15-16



Il s'agit du Christ lui-même

20 Il est profondément significatif que, pour présenter ce mysterium pietatis, Paul transcrit simplement, sans établir un lien grammatical avec le texte précédent(105), trois lignes d'une hymne christologique qui, de l'avis de plusieurs spécialistes autorisés, était en usage dans les communautés chrétiennes hellénistiques.
Par les paroles de cette hymne, denses de contenu théologique et d'un style noble et beau, ces croyants du premier siècle professaient leur foi dans le mystère du Christ, à savoir que:
il s'est manifesté dans la réalité de la chair humaine et il a été constitué le Juste par l'Esprit Saint, lui qui s'offre pour les injustes; il est apparu aux anges, devenu plus grand qu'eux, et il a été proclamé chez les païens, comme porteur de salut; il a été accueilli dans le monde par la foi, comme envoyé du Père, et élevé au ciel par le même Père, comme Seigneur(106). Le mystère ou le sacrement de la piété est donc le mystère même du Christ. Il est, dans une synthèse très expressive, le mystère de l'Incarnation et de la Rédemption, de la Pâque plénière de Jésus, Fils de Dieu et Fils de Marie: mystère de sa passion et de sa mort, de sa résurrection et de sa glorification. Saint Paul, en reprenant les phrases de l'hymne, a voulu rappeler que ce mystère est le principe vital secret faisant de l'Eglise la maison de Dieu, la colonne et le support de la vérité. Dans le sillage de l'enseignement de Paul, nous pouvons affirmer que ce mystère de l'infinie piété de Dieu envers nous est capable de pénétrer jusqu'aux racines cachées de notre iniquité, pour susciter dans l'âme un mouvement de conversion, pour la racheter et déployer ses voiles vers la réconciliation.
En se référant sans aucun doute à ce mystère, saint Jean lui aussi, dans son langage caractéristique, différent de celui de saint Paul, pouvait écrire que "quiconque est né de Dieu ne pèche pas": le Fils de Dieu le garde, "et le Mauvais n'a pas prise sur lui"(107). Dans cette affirmation de saint Jean, il y a une indication d'espérance, fondée sur les promesses divines: le chrétien a été assuré de recevoir les forces nécessaires pour ne pas pécher. Il ne s'agit donc pas d'une impeccabilité acquise par sa propre vertu ou, à plus forte raison, innée dans l'homme, comme le pensaient les Gnostiques. C'est un résultat de l'action de Dieu. Pour ne pas pécher, le chrétien dispose de la connaissance de Dieu, comme saint Jean le rappelle dans le même passage. Mais un peu auparavant, il avait écrit: "Quiconque est né de Dieu ne commet pas le péché, parce que la semence divine demeure en lui"(108). Si, par "semence de Dieu" nous entendons, comme le proposent certains commentateurs, Jésus, le Fils de Dieu, alors nous pouvons dire que, pour ne pas pécher - ou pour se libérer du péché - le chrétien dispose de la présence en soi du Christ lui-même et du mystère du Christ, qui est le mystère de piété.

105 C'est pourquoi le texte présente une certaine difficulté de lecture car le pronom relatif qui ouvre la citation littérale ne s'accorde pas avec le neutre "mysterion". Quelques manuscrits tardifs ont retouché le texte pour le corriger du point de vue grammatical; mais Paul a voulu seulement juxtaposer à son propre texte un texte vénérable qui, à ses yeux, clarifiait pleinement sa pensée.
106 La communauté chrétienne primitive exprime sa foi dans le Christ en croix, glorifié, que les anges adorent et qui est le Seigneur. Mais l'élément frappant de ce message demeure l'expression "manifesté dans la chair": que le Fils éternel de Dieu se soit fait homme, voilà le "grand mystère".
107
1Jn 5,18-19
108 1Jn 3,9



L'effort du chrétien

21 Mais dans le mysterium pietatis, il y a une autre face: à la piété de Dieu envers le chrétien doit correspondre la piété du chrétien envers Dieu. Dans cette seconde acception, la piété (eusébeia) signifie précisément le comportement du chrétien qui répond à la piété paternelle de Dieu par sa piété filiale.
En ce sens encore nous pouvons affirmer avec saint Paul qu' "il est grand le mystère de la piété". Dans ce sens aussi, la piété, comme force de conversion et de réconciliation, affronte l'iniquité et le péché. Dans ce cas également les aspects essentiels du mystère du Christ sont objets de la piété, c'est-à-dire que le chrétien accueille le mystère, le contemple, en tire la force spirituelle nécessaire pour mener sa vie selon l'Evangile. Ici encore, on doit dire que "celui qui est né de Dieu ne commet pas le péché"; mais l'expression a un sens impératif: soutenu par le mystère et par les mystères du Christ, comme par une source intérieure d'énergie spirituelle, le chrétien est mis en garde contre le péché et, plus encore, il reçoit le commandement de ne pas pécher en se comportant dignement "dans la maison de Dieu, c'est-à-dire dans l'Eglise du Dieu vivant"(109), étant un fils de Dieu.

109
1Tm 3,15



Vers une vie réconciliée

22 Ainsi la Parole de l'Ecriture, en nous révélant le mystère de la piété, ouvre l'intelligence humaine à la conversion et à la réconciliation, entendues non comme de hautes abstractions, mais comme des valeurs chrétiennes concrètes à acquérir dans la vie quotidienne.
Les hommes d'aujourd'hui, comme pris au piège par la perte du sens du péché, tentés parfois par quelque illusion bien peu chrétienne d'impeccabilité, ont besoin eux aussi de réentendre, comme adressé à chacun d'eux personnellement, l'avertissement de saint Jean: "Si nous disons: "Nous n'avons pas de péché", nous nous abusons, la vérité n'est pas en nous" (110). Et encore: "Le monde entier gît au pouvoir du Mauvais"(111). Chacun est donc invité par la voix de la Vérité divine à lire dans sa conscience avec réalisme et à confesser qu'il a été engendré dans l'iniquité, comme nous le disons dans le psaume Miserere(112).
Cependant, menacés par la peur et par le désespoir, les hommes d'aujourd'hui peuvent se sentir réconfortés par la promesse divine qui les ouvre à l'espérance de la pleine réconciliation.
Le mystère de la piété, de la part de Dieu, est la miséricorde dont le Seigneur notre Père - je le répète encore - est infiniment riche(113). Comme je l'ai dit dans l'encyclique consacrée au thème de la miséricorde divine(114), celle-ci est un amour plus puissant que le péché, plus fort que la mort. Quand nous nous apercevons que l'amour que Dieu a pour nous ne se laisse pas arrêter par notre péché, ne recule pas devant nos offenses, mais se fait encore plus pressant et plus généreux; quand nous nous rendons compte que cet amour est allé jusqu'à causer la passion et la mort du Verbe fait chair, qui a accepté de nous racheter en payant de son Sang, alors nous débordons de reconnaissance: "Oui, le Seigneur est riche en miséricorde", et nous allons jusqu'à dire: "Le Seigneur est miséricorde".
Le mystère de la piété est la voie ouverte par la miséricorde divine à la vie réconciliée.

110
1Jn 1,8
111 1Jn 5,19
112 Cf. Ps 51,7
113 Cf. Ep 2,4
114 CE. JEAN-PAUL II, Encycl. Dives in misericordia, DM 8 DM 15: AAS 72 (1980), pp. 1203-1207; 1231.





1984 Reconciliatio paenitentia 17