1987 Redemptoris Mater
Vénérables Frères,
chers Fils et Filles, salut et Bénédiction Apostolique!
1 LA MERE DU RÉDEMPTEUR a une place bien définie dans le plan du salut, parce que, «quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme, né sujet de la Loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous conférer l'adoption filiale. Et la preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie: Abba, Père!» (Ga 4,4-6) .
Par ces paroles de l'Apôtre Paul, que le Concile Vatican II reprend au début de son exposé sur la Bienheureuse Vierge Marie(1), je voudrais, moi aussi, commencer ma réflexion sur le sens du rôle qu'a Marie dans le mystère du Christ et sur sa présence active et exemplaire dans la vie de l'Eglise. En effet, ces paroles proclament conjointement l'amour du Père, la mission du Fils, le don de l'Esprit, la femme qui a donné naissance au Rédempteur, notre filiation divine, dans le mystère de la «plénitude du temps»(2).
Cette plénitude détermine le moment fixé de toute éternité où le Père envoya son Fils «afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle» (Jn 3,16) . Elle désigne l'heureux moment où «le Verbe qui était avec Dieu, ... s'est fait chair et a habité parmi nous» (Jn 1,1 Jn 1,14) , se faisant notre frère. Elle marque le moment où l'Esprit, qui avait déjà répandu en Marie de Nazareth la plénitude de la grâce, forma en son sein virginal la nature humaine du Christ. Elle indique le moment où, par l'entrée de l'éternité dans le temps, le temps lui-même est sauvé et, pénétré par le mystère du Christ, devient définitivement le «temps du salut». Enfin, elle désigne le début secret du cheminement de l'Eglise. Dans la liturgie, en effet, l'Eglise acclame Marie de Nazareth comme son commencement(3) parce que, dans l'événement de la conception immaculée, elle voit s'appliquer, par anticipation dans le plus noble de ses membres, la grâce salvifique de la Pâque, et surtout parce que dans l'événement de l'Incarnation elle trouve le Christ et Marie indissolublement associés: celui qui est son Seigneur et sa Tête et celle qui, en prononçant le premier fiat de la Nouvelle Alliance, préfigure sa condition d'épouse et de mère.
2 Soutenue par la présence du Christ (cf. Mt 28,20) , l'Eglise marche au cours du temps vers la consommation des siècles et va à la rencontre du Seigneur qui vient; mais sur ce chemin -et je tiens à le faire remarquer d'emblée- elle progresse en suivant l'itinéraire accompli par la Vierge Marie qui «avança dans son pèlerinage de foi, gardant fidèlement l'union avec son Fils jusqu'à la Croix»(4).
Je reprends les paroles si denses et si évocatrices de la Constitution Lumen gentium, qui présente, dans sa conclusion, une synthèse remarquable de la doctrine enseignée par l'Eglise sur le thème de la Mère du Christ qu'elle vénère comme sa Mère très aimante et son modèle dans la foi, l'espérance et la charité.
Quelques années après le Concile, mon grand prédécesseur Paul VI voulut reparler de la Vierge très sainte, exposant dans l'encyclique Christi Matri, puis dans les exhortations apostoliques Signum magnum et Marialis cultus(5), les fondements et les critères de la vénération unique que reçoit la Mère du Christ dans l'Eglise, et également les différentes formes de la dévotion mariale - liturgiques, populaires ou privées- correspondant à l'esprit de la foi.
3 La circonstance qui me pousse à reprendre maintenant ce thème est la perspective de l'an 2000, désormais proche, où le Jubilé du bimillénaire de la naissance de Jésus Christ porte en même temps notre regard vers sa Mère. Ces dernières années, diverses voix se sont fait entendre pour exprimer l'opportunité de faire précéder cette commémoration par un Jubilé analogue destiné à célébrer la naissance de Marie.
En réalité, s'il n'est pas possible de déterminer chronologiquement un moment précis pour fixer la date de la naissance de Marie, dans I'Eglise on a constamment eu conscience de ce que Marie parut avant le Christ à l'horizon de l'histoire du salut(6). C'est une réalité que, tandis qu'approchait définitivement «la plénitude du temps», c'est-à-dire l'avènement salvifique de l'Emmanuel, celle qui était destinée de toute éternité à être sa Mère existait déjà sur la terre. Le fait qu'elle «précède» la venue du Christ se trouve reflété chaque année dans la liturgie de l'Avent. Si donc les années qui nous séparent de la conclusion du deuxième millénaire après le Christ et du commencement du troisième millénaire peuvent être rapprochées de cette antique attente historique du Sauveur, il devient pleinement compréhensible que nous désirions nous tourner spécialement en cette période vers celle qui, dans la «nuit» où était attendu l'Avènement, commença à resplendir comme une véritable «étoile du matin» (Stella matutina). En effet, comme cette étoile, en même temps que l'«aurore», précède le lever du soleil, de même Marie, dès sa conception immaculée, a précédé la venue du Sauveur, le lever du «soleil de justice» dans l'histoire du genre humain(7).
Sa présence en Israël -si discrète qu'elle passa presque inaperçue aux yeux de ses contemporains - resplendissait clairement devant l'Eternel qui avait associé au plan salvifique embrassant toute l'histoire de l'humanité cette «fille de Sion» cachée (cf. So 3,14 Za 2,14) . C'est donc à juste titre que, au terme du deuxième millénaire, nous les chrétiens, sachant combien le plan providentiel de la Trinité Sainte est la réalité centrale de la révélation et de la foi, nous éprouvons le besoin de mettre en relief la présence unique de la Mère du Christ dans l'histoire, particulièrement au cours de ces dernières années avant l'an 2000.
4 Le Concile Vatican II nous prépare à cela en présentant dans son enseignement la Mère de Dieu dans le mystère du Christ et de l'Eglise. En effet, s'il est vrai que «le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné» - comme l'affirme ce même Concile(8) -, il convient d'appliquer ce principe d'une manière toute particulière à cette «fille des generations humaines» exceptionnelle, à cette «femme» extraordinaire qui devint la Mère du Christ. C'est seulement dans le mystère du Christ que s'éclaire pleinement son mystère. Du reste, c'est ainsi que l'Eglise a cherché à le déchiffrer dès le commencement: le mystère de l'Incarnation lui a permis de pénétrer et d'éclairer toujours mieux le mystère de la Mère du Verbe incarné. Dans cet approfondissement, le Concile d' Ephèse (431) eut une importance décisive, car, à la grande joie des chrétiens, la vérité sur la maternité divine de Marie y fut solennellement comfirmée comme vérité de foi dans l'Eglise. Marie est la Mère de Dieu ( = Théotokos), parce que, par le Saint-Esprit, elle a conçu en son sein virginal et a mis au monde Jésus Christ, le Fils de Dieu consubstantiel au Père(9). «Le Fils de Dieu..., né de la Vierge Marie, est vraiment devenu l'un de nous»(10), il s'est fait homme. Ainsi donc, par le mystère du Christ, le mystère de sa Mère resplendit en plénitude à l'horizon de la foi de l'Eglise. A son tour, le dogme de la maternité divine de Marie fut pour le Concile d'Ephèse et est pour l'Eglise comme un sceau authentifiant le dogme de l'Incarnation, selon lequel le Verbe assume véritablement, dans l'unité de sa personne, la nature humaine sans l'abolir.
5 Présenter Marie dans le mystère du Christ, c'est aussi pour le Concile une manière d'approfondir la connaissance du mystère de l'Eglise. En effet, Marie, en tant que Mère du Christ, est unie spécialement à l'Eglise «que le Seigneur a établie comme son corps»(11). Le texte conciliaire rapproche de façon significative cette vérité sur l'Eglise corps du Christ (suivant l'enseignement des Lettres de saint Paul) de la vérité que le Fils de Dieu «par l'Esprit Saint est né de la Vierge Marie». La réalité de l'Incarnation trouve pour ainsi dire son prolongement dans le mystère de l'Eglise - corps du Christ. Et l'on ne peut penser à la réalité même de l'Incarnation sans évoquer Marie, Mère du Verbe incarné.
Cependant, dans les présentes réflexions, je veux évoquer surtout le «pèlerinage de la foi» dans lequel «la bienheureuse Vierge avança», gardant fidèlement l'union avec le Christ(12). Ainsi ce «double lien» qui unit la Mère de Dieu avec le Christ et avec l'Eglise prend une signification historique. Il ne s'agit pas ici seulement de l'histoire de la Vierge Mère, de l'itinéraire personnel de sa foi et de la «meilleure part» qu'elle a dans le mystère du salut, mais aussi de l'histoire de tout le Peuple de Dieu, de tous ceux qui participent au même pèlerinage de la foi.
Cela, le Concile l'exprime dans un autre passage quand il constate que Marie «occupe la première place», devenant «figure de l'Eglise ... dans l'ordre de la foi, de la charité et de la parfaite union au Christ»(13). Sa «première place» comme figure, ou modèle, se rapporte au même mystère intime de l'Eglise qui réalise et accomplit sa mission salvifique en unissant en soi, comme Marie, les qualités de mère et de vierge. Elle est vierge, «ayant donné à son Epoux sa foi qu'elle garde intègre et pure», et elle «devient à son tour une Mère...: elle engendre, à une vie nouvelle et immortelle, des fils conçus du Saint-Esprit et nés de Dieu»(14).
6 Tout cela s'accomplit au cours d'un grand processus historique et, en quelque sorte, d'un «itinéraire». Le pèlerinage de la foi désigne l'histoire intérieure, pour ainsi dire l'histoire des âmes. Mais c'est aussi l'histoire des hommes, soumis à une condition transitoire sur cette terre, situés dans le cadre de l'histoire. Dans les réflexions qui suivent, nous voudrions être attentifs avant tout à la phase actuelle, qui, en soi, n'est pas encore l'histoire, et cependant la modèle sans cesse, spécialement au sens de l'histoire du salut. Un champ très ample s'ouvre ici à l'intérieur duquel la Bienheureuse Vierge Marie continue d'occuper «la première place» dans le Peuple de Dieu. Son pèlerinage de foi exceptionnel représente une référence constante pour l'Eglise, pour chacun individuellement et pour la communauté, pour les peuples et pour les nations et, en un sens, pour l'humanité entière. En vérité, il est difficile de saisir et de mesurer son rayonnement.
Le Concile souligne que la Mère de Dieu est désormais l'accomplissement eschatologique de l'Eglise: «L'Eglise, en la personne de la Bienheureuse Vierge, atteint déjà à la perfection qui la fait sans tache ni ride (cf. Ep 5,27) » -et il souligne simultanément que «les fidèles sont encore tendus dans leur effort pour croître en sainteté par la victoire sur le péché: c'est pourquoi ils lèvent les yeux vers Marie comme modèle des vertus qui rayonne sur toute la communauté des élus»(15). Le pèlerinage de la foi n'est plus ce qu'accomplit la Mère du Fils de Dieu: glorifiée dans les cieux aux côtés de son Fils, Marie a désormais franchi le seuil qui sépare la foi de la vision «face à face» (1Co 13,12) . En même temps, toutefois, dans cet accomplissement eschatologique, Marie ne cesse d'être «l'étoile de la mer» (Maris stella)(16) pour tous ceux qui parcourent encore le chemin de la foi. S'ils lèvent les yeux vers elle dans les divers lieux de l'existence terrestre, ils le font parce qu'elle «engendra son Fils, dont Dieu a fait le premier-né parmi beaucoup de frères (Rm 8,29) »(17) et aussi parce que, «à la naissance et à l'éducation» de ces frères et de ces soeurs, elle «apporte la coopération de son amour maternel»(18).
7 «Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ, qui nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles, aux cieux, dans le Christ» (Ep 1,3) . Ces paroles de la Lettre aux Ephésiens révèlent le dessein éternel de Dieu le Père, son plan pour le salut de l'homme dans le Christ. C'est un plan universel qui concerne tous les hommes créés à l'image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1,26) . Tous, de même qu'ils sont inclus «au commencement» dans l'oeuvre créatrice de Dieu, sont aussi inclus éternellement dans le plan divin du salut qui doit se révéler totalement à la «plénitude du temps» avec la venue du Christ. En effet-et ce sont les paroles qui suivent dans la même Lettre-ce Dieu, qui est «Père de notre Seigneur Jésus Christ», «nous a élus en lui dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l'amour, déterminant d'avance que nous serions pour Lui des fils adoptifs par Jésus Christ. Tel fut le bon plaisir de sa volonté, à la louange de gloire de sa grâce, dont Il nous a gratifiés dans le Bien-aimé. En lui nous trouvons la rédemption par son sang, la rémission des fautes, selon la richesse de sa grâce» (Ep 1,4-7)
Le plan divin du salut, qui nous a été pleinement révélé par la venue du Christ, est éternel. Il est aussi-suivant l'enseignement de cette Lettre et d'autres Lettres de saint Paul (cf. Col 1,12-14 Rm 3,24 Ga 3,13 2Co 5,18-29) - éternellement lié au Christ. Il inclut toute l'humanité, mais réserve une place unique à la «femme» qui est la Mère de celui auquel le Père a confié l'oeuvre du salut(19). Comme l'écrit le Concile Vatican II, «elle se trouve prophétiquement esquissée dans la promesse faite à nos premiers parents tombés dans le péché», selon le Livre de la Genèse (3, 15); «de même, c'est elle, la Vierge, qui concevra et enfantera un fils auquel sera donné le nom d'Emmanuel», selon les paroles d'Isaïe (cf. 7, 14)(20). Ainsi l'Ancien Testament prépare la «plénitude du temps» où Dieu «envoya son Fils, né d'une femme ... pour faire de nous des fils adoptifs». La venue au monde du Fils de Dieu est l'événement rapporté dans les premiers chapitres des Evangiles selon saint Luc et selon saint Matthieu.
8 Marie est définitivement introduite dans le mystère du Christ par cet événement: I'Annonciation de l'ange. Elle a lieu à Nazareth, dans des circonstances précises de l'histoire d'Israël, le premier peuple auquel furent adressées les promesses de Dieu. Le messager divin dit à la Vierge: «Réjouis-toi, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi» (Lc 1,28) . Marie «fut toute troublée, et elle se demandait ce que signifiait cette salutation» (Lc 1,29) , ce que pouvaient signifier ces paroles extraordinaires et, en particulier, l'expression «pleine de grâce» (kécharitôménê)(21).
Si nous voulons méditer avec Marie ces paroles et, spécialement, l'expression «pleine de grâce», nous pouvons trouver un rapprochement significatif précisément dans le passage cité cidessus de la Lettre aux Ephésiens. Et si, après l'annonce du messager céleste, la Vierge de Nazareth est aussi saluée comme «bénie entre les femmes» (cf. Lc 1,42) , cela s'éclaire à cause de la bénédiction dont le «Dieu et Père» nous a comblés «aux cieux, dans le Christ». C'est une bénédiction spirituelle qui concerne tous les hommes et porte en elle-même la plénitude et l'universalité («toutes sortes de bénédictions») résultant de l'amour qui, dans l'Esprit Saint, unit au Père le Fils consubstantiel. En même temps, c'est une bénédiction reportée sur tous les hommes par le Christ Jésus dans l'histoire de l'humanité jusqu'à la fin. Cependant, cette bénediction se rapporte à Marie d'une manière particulière et exceptionnelle: en effet, Elisabeth l'a saluée comme «bénie entre les femmes».
Le motif de cette double salutation est donc que dans l'âme de cette «fille de Sion» s'est manifestée en un sens toute la «gloire de la grâce», dont «le Père ... nous a gratifiés dans le Bien-aimé». En effet, le messager salue Marie comme «pleine de grâce»: il l'appelle ainsi comme si c'était là son vrai nom. Il ne donne pas à celle à qui il s'adresse son nom propre suivant l'état civil terrestre: Miryam ( = Marie), mais ce nom nouveau: «pleine de grâce». Que signifie ce nom ? Pourquoi l'archange appelle-t-il ainsi la Vierge de Nazareth?
Dans le langage de la Bible, «grâce» signifie un don particulier qui, suivant le Nouveau Testament, prend sa source dans la vie trinitaire de Dieu lui-même, de Dieu qui est amour (cf. 1Jn 4,8) . Le fruit de cet amour est l'élection, celle dont parle la Lettre aux Ephésiens. En Dieu, cette élection, c'est la volonté éternelle de sauver l'homme par la participation à sa propre vie (cf. 2P 1,4) dans le Christ: c'est le salut dans la participation à la vie surnaturelle. Ce don éternel, cette grâce de l'élection de l'homme par Dieu produisent comme un germe de sainteté, ou en quelque sorte une source naissant dans l'âme comme le don de Dieu lui-même qui vivifie et sanctifie les élus par la grâce. Ainsi cette bénédiction de l'homme «par toutes sortes de bénédictions spirituelles» s'accomplit, c'est-à-dire qu'elle devient une réalité: être «des fils adoptifs par Jésus Christ», par celui qui est de toute éternité le «Fils bien-aimé» du Père.
Lorsque nous lisons que le messager dit à Marie qu'elle est «comblée de grâce», le contexte de l'Evangile, où convergent les révélations et les promesses anciennes, nous laisse entendre qu'il s'agit là d'une bénédiction unique entre toutes les «bénédictions spirituelles dans le Christ». Dans le mystère du Christ, elle est présente dès «avant la fondation du monde», elle est celle que le Père «a choisie» comme Mère de son Fils dans l'Incarnation- et, en même temps que le Père, le Fils l'a choisie, la confiant de toute éternité à l'Esprit de sainteté. Marie est unie au Christ d'une manière tout à fait particulière et exceptionnelle, et de même, elle est aimée en ce Fils bien-aimé de toute éternité, en ce Fils consubstantiel au Père en qui est concentrée toute «la gloire de la grâce». En même temps, elle est et demeure parfaitement ouverte à ce «don d'en haut» (cf. Jc 1,17) . Comme l'enseigne le Concile, Marie «occupe la première place parmi ces humbles et ces pauvres du Seigneur qui espèrent et reçoivent le salut de lui avec confiance»(22).
9 Si la salutation et le nom «pleine de grâce» signifient tout cela, ils se rapportent avant tout, dans le contexte de l'Annonciation de l'ange, à l'élection de Marie comme Mère du Fils de Dieu. Mais la plénitude de grâce désigne en même temps tous les dons surnaturels dont Marie bénéficie en rapport avec le fait qu'elle a été choisie et destinée à être Mère du Christ. Si cette élection est fondamentale pour l'accomplissement du dessein salvifique de Dieu envers l'humanité, si le choix éternel dans le Christ et la destination à la dignité de fils adoptifs concernent tous les hommes, l'élection de Marie est tout à fait exceptionnelle et unique. En découle aussi le caractère unique de sa place dans le mystère du Christ.
Le messager divin le dit: «Sois sans crainte, Marie; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu concevras dans ton sein et tu enfanteras un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus. Il sera grand, et sera appelé Fils du Très-Haut» (Lc 1,30-32) . Et quand la Vierge troublée par cette salutation extraordinaire, demande: «Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme?», elle reçoit de l'ange la confirmation et l'explication des paroles antérieures. Gabriel lui dit: «L'Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre; c'est pourquoi l'être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu» (Lc 1,35) .
L'Annonciation est donc la révélation du mystère de l'Incarnation au commencement même de son accomplissement sur la terre. Le don que Dieu fait de lui-même et de sa vie pour le salut, en quelque sorte à toute la création et proprement à l'homme, atteint l'un de ses sommets dans le mystère de l'Incarnation. C'est là, en effet, un sommet entre tous les dons de la grâce dans l'histoire de l'homme et dans celle du cosmos. Marie est «pleine de grâce» parce que l'Incarnation du Verbe, l'union hypostatique du Fils de Dieu avec la nature humaine, se réalise et s'accomplit précisément en elle. Comme l'affirme le Concile, Marie est «la Mère du Fils de Dieu, et, par conséquent, la fille de prédilection du Père et le sanctuaire du Saint-Esprit; par le don de cette grâce suprême, elle dépasse de loin toutes les autres créatures dans le ciel et sur la terre»(23).
10 La Lettre aux Ephésiens, parlant de la «gloire de la grâce» dont «Dieu et Père nous a gratifiés dans le Bien-aimé», ajoute: «En lui nous trouvons la rédemption, par son sang» (Ep 1,7) . Selon la doctrine formulée dans des documents solennels de l'Eglise, cette «gloire de la grâce» s'est manifestée dans la Mère de Dieu par le fait qu'elle a été «rachetée de façon suréminente»(24). En vertu de la richesse de la grâce du Fils bien-aimé, en raison des mérites rédempteurs de celui qui devait devenir son Fils, Marie a été préservée de l'héritage du péché originel(25). Ainsi, dès le premier moment de sa conception c'est-à-dire de son existence, elle appartient au Christ, elle participe de la grâce salvifique et sanctifiante et de l'amour qui a sa source dans le «Bien-aimé», dans le Fils du Père éternel qui, par l'Incarnation, est devenu son propre Fils. C'est pourquoi, par l'Esprit, dans l'ordre de la grâce, c'est-à-dire de la participation à la nature divine, Marie reçoit la vie de celui auquel elle-même, dans l'ordre de la génération terrestre, donna la vie comme mère. La liturgie n'hésite pas à lui donner le titre de «Mère de son Créateur»(26), et à la saluer par les paroles que Dante Alighieri met sur les lèvres de saint Bernard: «Fille de ton Fils»(27). Et parce que cette «vie nouvelle», Marie la reçoit dans une plénitude qui convient à l'amour du Fils envers sa Mère- et donc à la dignité de la maternité divine -, l'ange de l'Annonciation l'appelle «pleine de grâce».
11 Dans le dessein salvifique de la Sainte Trinité, le mystère de l'Incarnation constitue l'accomplissement suprême de la promesse faite par Dieu aux hommes après le péché originel, après le premier péché dont les effets pèsent sur toute l'histoire de l'homme ici-bas (cf. Gn 3,15) . Voici que vient au monde un Fils, le «lignage de la femme» qui vaincra le mal du péché à sa racine même: «Il écrasera la tête du serpent». Comme le montrent les paroles du protévangile, la victoire du Fils de la femme ne se réalisera pas sans un dur combat qui doit remplir toute l'histoire humaine. «L'hostilité» annoncée au commencement est confirmée dans l'Apocalypse, le livre des fins dernières de l'Eglise et du monde, où réapparaît le signe d'une «femme», mais cette fois «enveloppée de soleil» (Ap 12,1) .
Marie, Mère du Verbe incarné, se trouve située au centre même de cette hostilité, de la lutte qui marque l'histoire de l'humanité sur la terre et l'histoire du salut elle-même. A cette place, elle qui fait partie des «humbles et des pauvres du Seigneur» porte en elle, comme personne d'autre parmi les êtres humains, la «gloire de la grâce» dont le Père «nous a gratifiés dans le Bien-aimé», et cette grâce détermine la grandeur et la beauté extraordinaires de tout son être. Marie demeure ainsi devant Dieu et aussi devant toute l'humanité le signe immuable et intangible de l'élection par Dieu dont parle la Lettre paulinienne: dans le Christ, «il nous a élus, dès avant la fondation du monde..., déterminant d'avance que nous serions pour lui des fils adoptifs» (Ep 1,4 Ep 1,5) . Il y a dans cette élection plus de puissance que dans toute l'expérience du mal et du péché, que dans toute cette «hostilité» dont l'histoire de l'homme est marquée. Dans cette histoire, Marie demeure un signe d'espérance assurée.
12
12. Aussitôt après le récit de l'Annonciation, l'evangéliste Luc nous conduit, sur les pas de la Vierge de Nazareth, vers «une ville de Juda» (Lc 1,39) . D'après les érudits, cette ville devrait être l'Ain-Karim d'aujourd'hui, située dans les montagnes, non loin de Jérusalem. Marie y alla «en hâte» pour rendre visite à Elisabeth, sa parente. Sa visite se trouve motivée par le fait qu'à l'Annonciation Gabriel avait nommé Elisabeth d'une manière remarquable, elle qui, à un âge avancé, grâce à la puissance de Dieu, avait conçu un fils de son époux Zacharie: «Elisabeth, ta parente, vient, elle aussi, de concevoir un fils dans sa vieillesse, et elle en est à son sixième mois, elle qu'on appelait la stérile; car rien n'est impossible à Dieu» (Lc 1,36-37) . Le messager divin s'était référé à ce qui était advenu en Elisabeth pour répondre à la question de Marie: «Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme?» (Lc 1,34) . Oui, cela adviendra justement par la «puissance du Très-Haut», comme et plus encore que dans le cas d'Elisabeth.
Marie, poussée par la charité, se rend donc dans la maison de sa parente. A son entrée, Elisabeth répond à sa salutation et, sentant l'enfant tressaillir en son sein, «remplie d'Esprit Saint», à son tour salue Marie à haute voix: «Bénie es-tu entre les femmes, et béni le fruit de ton sein!» (cf . Lc 1,40-42. Cette exclamation ou cette acclamation d'Elisabeth devait entrer dans l'Ave Maria, à la suite du salut de l'ange, et devenir ainsi une des prières les plus fréquentes de l'Eglise. Mais les paroles d'Elisabeth sont encore plus significatives dans la question qui suit: «Comment m'est-il donné que vienne à moi la mère de mon Seigneur?» (Lc 1,43) . Elisabeth rend témoignage à Marie: elle reconnaît et elle proclame que devant elle se tient la Mère du Seigneur, la Mère du Messie. Le fils qu'Elisabeth porte en elle prend part, lui aussi, à ce témoignage: «L'enfant a tressailli d'allégresse en mon sein» (Lc 1,44) . Cet enfant sera Jean-Baptiste qui, au Jourdain, montrera en Jésus le Messie.
Dans la salutation d'Elisabeth, tous les mots sont lourds de sens; cependant ce qu'elle dit à la fin semble d'une importance primordiale «Bienheureuse celle qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur!» (Lc 1,45) (28). On peut rapprocher ces mots du titre «pleine de grâce» dans la salutation de l'ange. Dans l'un et l'autre de ces textes se révèle un contenu mariologique essentiel c'est-à-dire la vérité sur Marie dont la présence dans le mystère du Christ est devenue effective parce qu'elle «a cru». La plénitude de grâce, annoncée par l'ange, signifie le don de Dieu lui-même; la foi de Marie, proclamée par Elisabeth lors de la Visitation, montre comment la Vierge de Nazareth a répondu à ce don.
13 Comme l'enseigne le Concile, «à Dieu qui révèle est due "l'obéissance de la foi" (Rm 16,26 cf. Rm 1,5 2Co 10,5-6) , par laquelle l'homme s'en remet tout entier et librement à Dieu»(29). Cette définition de la foi trouve en Marie une réalisation parfaite. Le moment «décisif» fut l'Annonciation, et les paroles mêmes d'Elisabeth: «Bienheureuse celle qui a cru» se rapportent en premier lieu à ce moment précis(30).
A l'Annonciation en effet, Marie, s'est remise à Dieu entièrement en manifestant «l'obéissance de la foi» à celui qui lui parlait par son messager, et en lui rendant «un complet hommage d'intelligence et de volonté»(31). Elle a donc répondu de tout son «moi» humain, féminin, et cette réponse de la foi comportait une coopération parfaite avec «la grâce prévenante et secourable de Dieu» et une disponibilité parfaite à l'action de l'Esprit Saint qui «ne cesse, par ses dons, de rendre la foi plus parfaite»(32).
Annoncée à Marie par l'ange, la parole du Dieu vivant la concernait elle-même: «Voici que tu concevras en ton sein et enfanteras un fils» (Lc 1,31) . En accueillant cette annonce, Marie allait devenir la «Mère du Seigneur» et le mystère divin de l'Incarnation s'accomplirait en elle: «Le Père des miséricordes a voulu que l'Incarnation fût précédée par une acceptation de la part de cette Mère prédestinée»(33). Et Marie donne ce consentement après avoir entendu toutes les paroles du messager. Elle dit: «Je suis la servante du Seigneur; qu'il m'advienne selon ta parole!» (Lc 1,38) . Ce fiat de Marie -«qu'il m'advienne»- a déterminé, du côté humain, l'accomplissement du mystère divin. Il y a une pleine harmonie avec les paroles du Fils qui, suivant la Lettre aux Hébreux, dit au Père en entrant dans le monde: «Tu n'as voulu ni sacrifice ni oblation, mais tu m'as façonné un corps... Voici, je viens... pour faire, ô Dieu, ta volonté» (He 10,5-7) . Le mystère de l'Incarnation s'est accompli lorsque Marie a prononcé son fiat: «Qu'il m'advienne selon ta parole!» rendant possible, pour ce qui la concernait dans le plan divin, la réalisation du dessein de son Fils.
Marie a prononcé ce fiat dans la foi. Par la foi, elle s'est remise à Dieu sans réserve et «elle se livra elle-même intégralement, comme la servante du Seigneur, à la personne et à l'oeuvre de son Fils»(34). Et ce Fils, comme l'enseignent les Pères, elle l'a conçu en son esprit avant de le concevoir en son sein, précisément par la foi!(35) C'est donc à juste titre qu'Elisabeth loue Marie «Bienheureuse celle qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur!». Ces paroles ont déjà été réalisées: Marie de Nazareth se présente sur le seuil de la maison d'Elisabeth et de Zacharie comme la mère du Fils de Dieu. Telle est l'heureuse découverte d'Elisabeth: «La mère de mon Seigneur vient à moi!».
14 Par conséquent, on peut aussi comparer la foi de Marie à celle d'Abraham que l'Apôtre appelle «notre père dans la foi» (cf. Rm 4,12) . Dans l'économie du salut révélée par Dieu, la foi d'Abraham représente le commencement de l'Ancienne Alliance; la foi de Marie à l'Annonciation inaugure la Nouvelle Alliance. Comme Abraham, «espérant contre toute espérance, crut et devint ainsi père d'une multitude de peuples» (cf. Rm 4,18) , de même Marie, au moment de l'Annonciation, après avoir dit sa condition de vierge («Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme?»), crut que par la puissance du Très-Haut, par l'Esprit Saint, elle allait devenir la Mère du Fils de Dieu suivant la révélation de l'ange: «L'être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu» (Lc 1,35) .
Cependant les paroles d'Elisabeth: «Bienheureuse celle qui a cru» ne se rapportent pas seulement à ce moment précis de l'Annonciation Assurément, cela représente le point culminant de la foi de Marie dans son attente du Christ, mais c'est aussi le point de départ, le commencement de tout son «itinéraire vers Dieu», de tout son cheminement dans la foi. Et sur cette route, d'une manière éminente et véritablement héroïque - et même avec un héroïsme dans la foi toujours plus grand-s'accomplira l'«obéissance» à la parole de la révélation divine, telle qu'elle l'avait professée. Et cette «obéissance de la foi» chez Marie au cours de tout son itinéraire aura des analogies étonnantes avec la foi d'Abraham. Comme le patriarche du Peuple de Dieu, Marie de même, «espérant contre toute espérance, crut» tout au long de l'itinéraire de son fiat filial et maternel. Au cours de certaines étapes de cette route spécialement, la bénédiction accordée à «cellé qui a cru» sera manifestée avec une particuliere évidence. Croire veut dire «se livrer» à la verite même de la parole du Dieu vivant, en sachant et en reconnaissant humblement «combien sont insondables ses décrets et incompréhensibles ses voies» (Rm 11,33) . Marie qui par la volonté éternelle du Très-Haut, s'est trouvée, peut-on dire, au centre même de ces «voies incompréhensibles» et de ces «décrets insondables» de Dieu, s'y conforme dans l'obscurité de la foi, acceptant pleinement, le coeur ouvert tout ce qui est prévu dans le plan divin.
15 Quand Marie, à l'Annonciation, entend parler du Fils dont elle doit devenir mère et qu'elle «appellera du nom de Jésus» ( = Sauveur), il lui est aussi donné de savoir que «le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père», qu'il «régnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n'aura pas de fin» (Lc 1,32-33) . C'est dans cette direction que s'orientait toute l'espérance d'Israël. Le Messie promis doit être «grand», le messager céleste annonce aussi qu'il «sera grand» -grand par le nom de Fils du Très-Haut ou parce qu'il reçoit l'héritage de David. Il doit donc être roi, il doit régner «sur la maison de Jacob». Marie a grandi au milieu de cette attente de son peuple: pouvait-elle saisir, au moment de l'Annonciation, quelle signification primordiale avaient les paroles de l'ange ? Et comment doit-on comprendre ce «règne» qui «n'aura pas de fin»?
Même si, à cet instant, elle s'est sentie dans la foi mère du «Messie-roi», elle a cependant répondu: «Je suis la servante du Seigneur, qu'il m'advienne selon ta parole» (Lc 1,38) . Dès ce premier moment, Marie a professé avant tout son «obéissance de la foi», elle s'en remet au sens que donnait aux paroles de l'Annonciation celui dont elles provenaient: Dieu lui-même.
16 Toujours sur cette route de l'«obéissance de la foi», Marie entend peu après d'autres paroles, celles que prononce Syméon au temple de Jérusalem. On était déjà au quarantième jour après la naissance de Jésus, lorsque, suivant la prescription de la Loi de Moïse, Marie et Joseph «emmenèrent l'enfant à Jérusalem pour le présenter au Seigneur» (Lc 2,22) . La naissance avait eu lieu dans des conditions de pauvreté extrême. Luc nous apprend en effet que lorsque Marie se rendit à Bethléem avec Joseph à l'occasion du recensement de la population ordonné par les autorités romaines, n'ayant pas trouvé de «place à l'auberge», elle enfanta son Fils dans une étable et «le coucha dans une crèche» (cf. Lc 2,7) .
Un homme juste et craignant Dieu, du nom de Syméon, apparaît en ce commencement de «l'itinéraire» de la foi de Marie. Ses paroles, suggérées par l'Esprit Saint (cf Lc 2,25-27) , confirment la vérité de l'Annonciation. En effet, nous lisons qu'il «reçut dans ses bras» l'enfant qui- suivant la consigne de l'ange- «fut appelé du nom de Jésus» (cf. Lc 2,21) . Le discours de Syméon est accordé au sens de ce nom qui veut dire Sauveur: «Dieu est le salut». S'adressant au Seigneur, il s'exprime ainsi: «Mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé à la face de tous les peuples, lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël» (Lc 2,30-32) . Au même moment, Syméon s'adresse aussi à Marie en disant: «Vois! cet enfant doit amener la chute et le relèvement d'un grand nombre en Israël; il doit être un signe en butte à la contradiction -afin que se révèlent les pensées intimes de bien des coeurs»; et il ajoute en s'adressant directement à Marie: «Et toi-même, une épée te transpercera l'âme!» (Lc 2,34-35) . Les paroles de Syméon mettent dans une nouvelle lumière l'annonce que Marie a entendue de l'ange: Jésus est le Sauveur, il est «lumière pour éclairer» les hommes. N'est-ce pas cela qui a été manifesté, en quelque sorte, la nuit de Noël, quand les bergers sont venus à l'étable (cf. Lc 2,8-20) ? N'est-ce pas cela qui devait être manifesté davantage encore lorsque vinrent des Mages d'Orient (cf. Mt 2,1-12) ? Cependant, dès le début de sa vie, le Fils de Marie, et sa Mère avec lui, éprouveront aussi en eux-mêmes la vérité des autres paroles de Syméon: «Un signe en butte à la contradiction» (Lc 2,34) . Ce que dit Syméon apparaît comme une seconde annonce faite à Marie, car il lui montre la dimension historique concrète dans laquelle son Fils accomplira sa mission: dans l'incompréhension et dans la souffrance. Si, d'une part, une telle annonce confirme sa foi dans l'accomplissement des promesses divines du salut, d'autre part, elle lui révèle aussi qu'elle devra vivre l'obéissance de la foi dans la souffrance aux côtés du Sauveur souffrant, et que sa maternité sera obscure et douloureuse. Et de fait, après la visite des Mages, après leur hommage («se prosternant, ils lui rendirent hommage»), après l'offrande des présents (cf. Mt 2,11) , Marie avec l'enfant dut fuir en Egypte sous la protection attentive de Joseph, parce que «Hérode recherchait l'enfant pour le faire périr» (cf. Mt 2,13) . Et ils devront rester en Egypte jusqu'à la mort d'Hérode (cf. Mt 2,15) .
17 Après la mort d'Hérode, quand la sainte Famille retourne à Nazareth, commence la longue période de la vie cachée. «Celle qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur» (Lc 1,45) vit chaque jour le sens de ces paroles. Le Fils qu'elle a appelé du nom de Jésus est quotidiennement auprès d'elle; donc, à son contact, elle utilise certainement ce nom qui, d'ailleurs, ne pouvait provoquer aucune surprise car il était en usage en Israël depuis longtemps. Toutefois, Marie sait que celui qui porte le nom de Jésus a été appelé par l'ange «Fils du Très-Haut» (cf. Lc 1,32) . Marie sait qu'elle l'a conçu et enfanté «sans connaître d'homme», par l'Esprit Saint, avec la puissance du Très-Haut qui l'a prise sous son ombre (cf. Lc 1,35) , de même qu'au temps de Moïse et des Pères la nuée voilait la présence de Dieu (cf. Ex 24,16 Ex 40,34-35 1R 8,10-12) . Marie sait donc que le Fils qu'elle a enfanté dans sa virginité est précisément ce «Saint», «le Fils de Dieu» dont l'ange lui a parlé.
Pendant les années de la vie cachée de Jésus dans la maison de Nazareth, la vie de Marie, elle aussi, est «cachée avec le Christ en Dieu» (cf Col 3,3) dans la foi. En effet, la foi est un contact avec le mystère de Dieu. Constamment, quotidiennement, Marie est en contact avec le mystère ineffable de Dieu fait homme, mystère qui dépasse tout ce qui a été révélé dans l'Ancienne Alliance. Dès le moment de l'Annonciation, l'esprit de la Vierge-Mère a été introduit dans la «nouveauté» radicale de la révélation que Dieu fait de lui-même, et elle a pris conscience du mystère. Elle est la première de ces «petits» dont Jésus dira un jour: «Père, ... tu as caché cela aux sages et aux intelligents et tu l'as révélé aux tout-petits» (Mt 11,25) . En effet, «nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père» (Mt 11,27) . Comment Marie peut-elle donc «connaître le Fils»? Elle ne le connaît certes pas comme le Père; et pourtant elle est la première de ceux auxquels le Père «a voulu le révéler» (cf. Mt 11,26-27 1Co 2,11) . Néanmoins si, dès le moment de l'Annonciation, le Fils, lui dont seul le Père connaît la vérité entière, lui a été révélé comme celui que le Père engendre dans l'éternel «aujourd'hui» (cf. Ps 2,7) , Marie, sa Mère, est au contact de la vérité de son Fils seulement dans la foi et par la foi! Elle est donc bienheureuse parce qu'elle «a cru» et parce qu'elle croit chaque jour, à travers toutes les épreuves et les difficultés de la période de l'enfance de Jésus, puis au cours des années de la vie cachée à Nazareth où il «leur était soumis» (Lc 2,51) : soumis à Marie, et à Joseph également, parce que ce dernier lui tenait lieu de père devant les hommes; c'est pourquoi le Fils de Marie était considéré par les gens comme «le fils du charpentier» (Mt 13,55) .
Ainsi la Mère de ce Fils, gardant la mémoire de ce qui a été dit à l'Annonciation et au cours des événements suivants, porte en elle la «nouveauté» radicale de la foi, le commencement de la Nouvelle Alliance. C'est là le commencement de l'Evangile, c'est-à-dire de la bonne nouvelle, de la joyeuse nouvelle. Il n'est cependant pas difficile d'observer en ce commencement une certaine peine du coeur, rejoignant une sorte de «nuit de la foi» - pour reprendre l'expression de saint Jean de la Croix-, comme un «voile» à travers lequel il faut approcher l'Invisible et vivre dans l'intimité du mystère(36). C'est de cette manière, en effet, que Marie, pendant de nombreuses années, demeura dans l'intimité du mystère de son Fils et avança dans son itinéraire de foi, au fur et à mesure que Jésus «croissait en sagesse ... et en grâce devant Dieu et devant les hommes» (Lc 2,52) . La prédilection que Dieu avait pour lui se manifestait toujours plus aux yeux des hommes. La première des créatures humaines admises à la découverte du Christ fut Marie qui vivait avec Joseph dans la même maison à Nazareth.
Toutefois, après que Jésus, agé de douze ans, eut été retrouvé dans le temple, et que, à la question de sa mère: «Pourquoi nous as-tu fait cela?», il eut répondu: «Ne savez-vous pas que je dois être aux affaires de mon Père?», l'évangéliste ajoute: «Mais eux (Joseph et Marie) ne comprirent pas la parole qu'il venait de leur dire» (Lc 2,48-50) . Jésus avait donc conscience de ce que «seul le Père connaît le Fils» (cf. Mt 11,27) , à tel point que même celle à qui avait été révélé plus profondément le mystère de sa filiation divine, sa Mère, ne vivait dans l'intimité de ce mystère que par la foi! Se trouvant aux côtés de son Fils, sous le même toit, et «gardant fidèlement l'union avec son Fils», elle «avançait dans son pèlerinage de foi», comme le souligne le Concile(37). Et il en fut de même au cours de la vie publique du Christ (cf. Mc 3,21-35) , de sorte que, de jour en jour, s'accomplissait en elle la bénédiction prononcée par Elisabeth à la Visitation: «Bienheureuse celle qui a cru».
18 Cette bénédiction atteint la plénitude de son sens lorsque Marie se tient au pied de la Croix de son Fils (cf. Jn 19,25) . Le Concile déclare que cela se produisit «non sans un dessein divin»: «Souffrant cruellement avec son Fils unique, associée d'un coeur maternel à son sacrifice, donnant à l'immolation de la victime, née de sa chair, le consentement de son amour», Marie «garda fidèlement l'union avec son Fils jusqu'à la Croix»(38): l'union par la foi, par la foi même avec laquelle elle avait accueilli la révélation de l'ange au moment de l'Annonciation. Elle s'était alors entendu dire aussi: «Il sera grand... Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père; il régnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n'aura pas de fin» (Lc 1,32-33) .
Et maintenant, debout au pied de la Croix, Marie est témoin, humainement parlant, d'un total démenti de ces paroles. Son Fils agonise sur ce bois comme un condamné. «Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur..., méprisé, nous n'en faisions aucun cas», il était comme détruit (cf. Is 53,3-5) . Comme elle est grande, comme elle est alors héroïque l'obéissance de la foi dont Marie fait preuve face aux «décrets insondables» de Dieu! Comme elle «se livre à Dieu» sans réserve, dans «un complet hommage d'intelligence et de volonté»(39) à celui dont «les voies sont incompréhensibles» (cf. Rm 11,33) ! Et aussi comme est puissante l'action de la grâce dans son âme, comme est pénétrante l'influence de l'Esprit Saint, de sa lumière et de sa puissance!
Par une telle foi, Marie est unie parfaitement au Christ dans son dépouillement. En effet, «le Christ Jésus, ... de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. Mais il s'anéantit lui-même, prenant condition d'esclave, et devenant semblable aux hommes»: sur le Golgotha justement, «il s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix!» (cf. Ph 2,5-8) . Au pied de la Croix, Marie participe par la foi au mystère bouleversant de ce dépouillement. C'est là, sans doute, la «kénose» de la foi la plus profonde dans l'histoire de l'humanité. Par la foi, la Mère participe à la mort de son Fils, à sa mort rédemptrice; mais, à la différence de celle des disciples qui s'enfuyaient, sa foi était beaucoup plus éclairée. Par la Croix, Jésus a définitivement confirmé sur le Golgotha qu'il était le «signe en butte à la contradiction» prédit par Syméon. En même temps s'accomplissaient là les paroles qu'il avait adressées à Marie: «Et toi-même, une épée te transpercera l'âme»(40).
19 Oui vraiment, «bienheureuse celle qui a cru»! Ici, au pied de la Croix, ces paroles qu'Elisabeth avait prononcées après l'Annonciation semblent retentir avec une éloquence suprême et leur force devient profondément pénétrante. Depuis la Croix, pour ainsi dire du coeur même du mystère de la Rédemption, le rayonnement de cette bénédiction de la foi s'étend et sa perspective s'élargit. Elle rejaillit «jusqu'au commencement» et, comme participation au sacrifice du Christ, nouvel Adam, elle devient, en un sens, la contrepartie de la désobéissance et de l'incrédulité comprises dans le péché des premiers parents. C'est ce qu'enseignent les Pères de l'Eglise et, en particulier, saint Irénée cité par la Constitution Lumen gentium: «Le noeud de la désobéissance d'Eve a été dénoué par l'obéissance de Marie, car ce que la vierge Eve avait lié par son incrédulité, la Vierge Marie l'a délié par sa foi»(41). A la lumière de cette comparaison avec Eve , les Pères -comme le rappelle aussi le Concile- donnent à Marie le titre de «Mère des vivants» et ils disent souvent: «Par Eve la mort, par Marie la vie»(42).
C'est donc à juste titre que nous pouvons trouver dans la parole «Bienheureuse celle qui a cru» en quelque sorte une clé qui nous fait accéder à la réalité intime de Marie, de celle que l'ange a saluée comme «pleine de grâce». Si elle a été éternellement présente dans le mystère du Christ parce que «pleine de grâce», par la foi elle y participa dans toute l'ampleur de son itinéraire terrestre: «elle avanca dans son pèlerinage de foi» et, en même temps, de manière discrète mais directe et efficace, elle rendait présent aux hommes le mystère du Christ. Et elle continue encore à le faire. Par le mystère du Christ, elle est aussi présente parmi les hommes. Ainsi, par le mystère du Fils, s'éclaire également le mystère de la Mère.
1987 Redemptoris Mater