1987 Redemptoris Mater 28

2. La marche de l'Eglise et l'unité

de tous les chrétiens

29 «L'Esprit suscite en tous les disciples du Christ le désir et l'action qui tendent à l'union paisible de tous, suivant la manière que le Christ a voulue, en un troupeau unique sous l'unique Pasteur»(72). La marche de l'Eglise, particulièrement à notre époque, est marquée par le signe de l'oecuménisme: les chrétiens cherchent les moyens de reconstruire l'unité que le Christ demanda au Père pour ses disciples à la veille de sa passion: «Afin que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé» (Jn 17,21) . L'unité des disciples du Christ est donc un signe marquant pour susciter la foi du monde, alors que leur division constitue un scandale(73).

Le mouvement oecuménique, par une conscience plus claire et plus répandue de ce qu'il y a urgence à parvenir à l'unité de tous les chrétiens, a connu dans l'Eglise catholique son expression la plus forte avec "oeuvre du Concile Vatican II: il faut que les chrétiens approfondissent personnellement et dans chacune de leurs communautés l'«obéissance de la foi» dont Marie est l'exemple premier et le plus éclairant. Et «parce qu'elle brille déjà comme un signe d'espérance assurée et de consolation devant le Peuple de Dieu en pèlerinage», «le saint Concile trouve une grande joie et consolation au fait que, parmi nos frères désunis, il n'en manque pas qui rendent à la Mère du Seigneur et Sauveur l'honneur qui lui est dû, chez les Orientaux en particulier»(74).

30 Les chrétiens savent que leur unité ne sera vraiment retrouvée que lorsqu'elle sera fondée sur l'unité de leur foi. Ils doivent surmonter des désaccords doctrinaux non négligeables au sujet du mystère et du ministère de l'Eglise et parfois aussi du rôle de Marie dans l'oeuvre du salut(75). Les dialogues entrepris par l'Eglise catholique avec les Eglises et les Communautés ecclésiales d'Occident(76) convergent de plus en plus sur ces deux aspects inséparables du mystère du salut lui-même. Si le mystère du Verbe incarné nous fait entrevoir le mystère de la maternité divine et si, à son tour, la contemplation de la Mère de Dieu nous introduit dans une intelligence plus profonde du mystère de l'Incarnation, on doit en dire autant du mystère de l'Eglise et du rôle de Marie dans l'oeuvre du salut. Approfondissant l'un et l'autre, éclairant l'un par l'autre, les chrétiens désireux de faire ce que Jésus leur dira -comme le leur recommande leur Mère (cf. Jn 2,5) -pourront progresser ensemble dans le «pèlerinage de la foi» dont Marie est toujours l'exemple et qui doit les conduire à l'unité voulue par leur unique Seigneur et tellement désirée par ceux qui sont attentivement à l'écoute de ce qu'aujourd'hui «l'Esprit dit aux Eglises» (Ap 2,7 ll. 17).

Il est déjà de bon augure que ces Eglises et ces Communautés ecclésiales rejoignent l'Eglise catholique sur des points fondamentaux de la foi chrétienne également en ce qui concerne la Vierge Marie. En effet, elles la reconnaissent comme la Mère du Seigneur et estiment que cela fait partie de notre foi dans le Christ, vrai Dieu et vrai homme. Elles la contemplent au pied de la Croix, recevant comme son fils le disciple bien-aimé, qui à son tour la reçoit comme sa mère.

Pourquoi, alors, ne pas la considérer tous ensemble comme notre Mère commune qui prie pour l'unité de la famille de Dieu, et qui nous «précède» tous à la tête du long cortège des témoins de la foi en l'unique Seigneur, le Fils de Dieu, conçu dans son sein virginal par l'Esprit Saint?

31 Par ailleurs, je voudrais souligner à quel point l'Eglise catholique, l'Eglise orthodoxe et les antiques Eglises orientales se sentent profondément unies dans l'amour et dans la louange de la Théotokos. Non seulement «les dogmes fondamentaux de la foi chrétienne sur la Trinité, le Verbe de Dieu qui a pris chair de la Vierge Marie, ont été définis dans les Conciles oecuméniques tenus en Orient»(77), mais encore, dans leur culte liturgique «les Orientaux célèbrent en des hymnes magnifiques Marie toujours Vierge... et Très Sainte Mère de Dieu»(78).

Nos frères de ces Eglises ont connu des vicissitudes complexes, mais leur histoire a toujours été animée par un grand désir d'engagement chrétien et de rayonnement apostolique, même si elle a été marquée par des persécutions sanglantes. C'est une histoire de fidélité au Seigneur, un «pèlerinage de la foi» authentique à travers les lieux et les temps, au cours desquels les chrétiens orientaux se sont toujours tournés vers la Mère du Seigneur avec une confiance sans limite, ils l'ont célébrée par leurs louanges et l'ont invoquée par des prières constantes. Aux moments difficiles de leur existence chrétienne tourmentée, «ils se sont réfugiés sous sa protection»(79), conscients d'avoir en elle un puissant secours. Les Eglises qui professent la doctrine d'Ephèse proclament la Vierge «vraie Mère de Dieu», parce que «notre Seigneur Jésus Christ,... engendré du Père avant les siècles, selon la divinité, est né en ces derniers jours pour nous et pour notre salut, de Marie, la Vierge, Mère de Dieu, selon l'humanité»(80). Les Pères grecs et la tradition byzantine, contemplant la Vierge à la lumière du Verbe fait homme, ont cherché à pénétrer la profondeur du lien qui unit Marie, comme Mère de Dieu, au Christ et à l'Eglise: la Vierge a une présence permanente dans toute l'ampleur du mystère du salut.

Les traditions coptes et éthiopiennes sont entrées dans cette contemplation du mystère de Marie grâce à saint Cyrille d'Alexandrie et, à leur tour, elles ont célébré ce mystère par une abondante efflorescence poétique(81). Dans son génie poétique, saint Ephrem le Syrien, appelé «la lyre de l'Esprit Saint», a inlassablement composé des hymnes à Marie, laissant son empreinte aujourd'hui encore sur toute la tradition de l'Eglise syriaque(82). Dans son panégyrique de la Théotokos, saint Grégoire de Narek, une des gloires les plus éclatantes de l'Arménie, approfondit avec une puissante inspiration poétique les différents aspects du mystère de l'Incarnation, et chacun d'eux est pour lui une occasion de chanter et d'exalter la dignité extraordinaire et l'admirable beauté de la Vierge Marie, Mère du Verbe incarné(83).

Il n'est donc pas surprenant que Marie occupe une place privilégiée dans le culte des antiques Eglises orientales, avec une abondance incomparable de fêtes et d'hymnes.

32 Dans la liturgie byzantine, à toutes les heures de l'Office divin, la louange de la Mère est jointe à la louange du Fils et à la louange qui, par le Fils, s'élève vers le Père dans l'Esprit Saint. Dans l'anaphore ou prière eucharistique de saint Jean Chrysostome, aussitôt après l'épiclèse, la communauté rassemblée chante ainsi la Mère de Dieu: «Il est vraiment juste de te proclamer bienheureuse, ô Théotokos, bienheureuse toujours, tout immaculée et Mère de notre Dieu. Toi qui es plus vénérable que les Chérubins et incomparablement plus glorieuse que les Séraphins, toi qui sans souillure as engendré Dieu le Verbe, toi qui es réellement Mère de Dieu, nous te magnifions».

Ces louanges qui, dans toutes les célébrations de la liturgie eucharistique, s'élèvent vers Marie, ont forgé la foi, la piété et la prière des fidèles. Au cours des siècles, elles ont pénétré toute leur spiritualité, suscitant en eux une dévotion profonde envers la «Toute Sainte Mère de Dieu».

33 On célèbre cette année le douzième centenaire du IIe Concile oecuménique de Nicée (787), qui mit fin à la controverse sur le culte des images sacrées et déclara que, suivant l'enseignement des saints Pères et la tradition universelle de l'Eglise, on pouvait proposer à la venération des fidèles, en même temps que la Croix, les images de la Mère de Dieu, des Anges et des Saints, dans les églises, dans les maisons ou le long des rues(84). Cet usage a été conservé dans tout l'Orient et aussi en Occident: les images de la Vierge ont une place d'honneur dans les églises et les maisons. Marie y est représentée comme trône de Dieu, qui porte le Seigneur et le donne aux hommes (Théotokos), ou comme la voie qui conduit au Christ et le présente (Odigitria), ou comme orante qui intercède, et signe de la présence divine sur la route des fidèles jusqu'au Jour du Seigneur (Deèsis), ou comme la protectrice qui étend son manteau sur le peuple (Pokrov), ou comme la Vierge de tendresse miséricordieuse (Elèousa). On la représente habituellement avec son Fils, l'enfant Jésus, qu'elle porte dans ses bras: c'est la relation avec son Fils, lequel glorifie sa Mère. Parfois elle l'embrasse avec tendresse (Glykophilousa); en d'autres cas, hiératique, elle semble absorbée dans la contemplation de celui qui est Seigneur de l'histoire (cf. Ap 5,9-14) (85).

Il convient de rappeler encore l'icône de la Vierge de Vladimir qui a constamment accompagné le pèlerinage de foi des peuples de l'antique Rous. Le premier millénaire de la conversion au christianisme de ces terres nobles approche: terres de croyants, de penseurs et de saints. Les icônes sont toujours vénérées en Ukraine, en Biélorussie, en Russie, sous divers titres: ces images témoignent de la foi et de l'esprit de prière du bon peuple qui ressent la présence et la protection de la Mère de Dieu. Dans ces icônes, la Vierge resplendit comme l'image de la beauté divine, la demeure de la Sagesse éternelle, la figure de l'orante, le modèle de la contemplation, l'icône de la gloire: celle qui, dès sa vie terrestre, a atteint dans la foi la connaissance la plus sublime, car elle possédait une science spirituelle inaccessible aux raisonnements humains. Je rappelle encore l'icône de la Vierge au Cénacle, en prière avec les Apôtres dans l'attente de l'Esprit: ne pourrait-elle pas devenir comme le signe de l'espérance pour tous ceux qui, dans le dialogue fraternel, désirent approfondir leur obéissance dans la foi?

34 Une telle richesse de louanges, rassemblée dans les différentes formes de la grande tradition de l'Eglise, pourrait nous aider à faire en sorte que celle-ci se remette à respirer pleinement de ses «deux poumons», oriental et occidental. Comme je l'ai affirmé maintes fois, cela est nécessaire aujourd'hui plus que jamais. Ce serait un soutien efficace pour faire progresser le dialogue en cours entre l'Eglise catholique et les Eglises et les Communautés ecclésiales d'Occident(86). Cela ouvrirait aussi la voie à l'Eglise en marche pour qu'elle chante et vive de manière plus parfaite son Magnificat.

3. Le «Magnificat» de l'Eglise en marche

35 Dans la phase actuelle de sa marche, l'Eglise cherche donc à retrouver l'unité de ceux qui professent la foi au Christ, afin de faire preuve d'obéissance à son Seigneur qui, avant sa passion, a prié pour cette unité. Elle «avance dans son pèlerinage..., annonçant la Croix et la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne»(87). «Marchant à travers les tentations, les tribulations, I'Eglise est soutenue par la force de la grâce de Dieu, à elle promise par le Seigneur pour que, du fait de son infirmité charnelle, elle ne manque pas à la perfection de sa fidélité mais reste de son Seigneur la digne Epouse, se renouvelant sans cesse sous l'action de l'Esprit Saint jusqu'à ce que, par la Croix, elle arrive à la lumière sans couchant»(88).

La Vierge Mère est constamment présente dans ce cheminement de foi du Peuple de Dieu vers la lumière. Nous en avons pour témoignage particulier le cantique du «Magnificat» qui, jailli des profondeurs de la foi de Marie lors de la Visitation, ne cesse de résonner dans le coeur de l'Eglise à travers les siècles. Il est en effet répété quotidiennement dans la liturgie des Vêpres et dans bien d'autres actes de piété personnelle et communautaire.

«Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur! Il s'est penché sur son humble servante; désormais, tous les âges me diront bienheureuse. Le Puissant fit pour moi des merveilles; Saint est son nom! Son amour s'étend d'âge en âge sur ceux qui le craignent. Déployant la force de son bras, il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. Il relève Israël, son serviteur, il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères, en faveur d'Abraham et de sa race à jamais» (
Lc 1,46-55) .

36 Quand Elisabeth salua sa jeune parente qui arrivait de Nazareth, Marie lui répondit par le Magnificat. En saluant Marie, Elisabeth avait commencé par l'appeler «bénie», à cause du «fruit de son sein», puis «bienheureuse» en raison de sa foi (cf. Lc 1,42 Lc 1,45) . Ces deux bénédictions se référaient directement au moment de l'Annonciation. Or, à la Visitation, lorsque la salutation d'Elisabeth rend témoignage à ce moment primordial, la foi de Marie devient encore plus consciente et trouve une nouvelle expression. Ce qui, lors de l'Annonciation, restait caché dans les profondeurs de l'«obéissance de la foi», se libère maintenant, dirait-on, comme une flamme claire, vivifiante, de l'esprit. Les expressions utilisées par Marie au seuil de la maison d'Elisabeth constituent une profession de foi inspirée, dans laquelle la réponse à la parole de la Révélation s'exprime par l'élévation spirituelle et poétique de tout son être vers Dieu. Dans ces expressions sublimes, qui sont à la fois très simples et pleinement inspirées par les textes sacrés du peuple d'Israël(89), transparaît l'expérience personnelle de Marie, l'extase de son coeur. En elles resplendit un rayon du mystère de Dieu, la gloire de sa sainteté ineffable, l'éternel amour qui, comme un don irrévocable, entre dans l ' histoire de l'homme.

Marie est la première à participer à cette nouvelle révélation de Dieu et, en elle, à ce nouveau don que Dieu fait de lui-même. C'est pourquoi elle proclame: «Il a fait pour moi des merveilles; Saint est son nom». Ses paroles reflètent la joie de l'esprit, difficile à exprimer: «Exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur». Car «la profonde vérité ... sur Dieu et sur le salut de l'homme resplendit pour nous dans le Christ, qui est à la fois le médiateur et la plénitude de toute la Révélation»(90). Dans l'exultation de son coeur, Marie proclame qu'elle s'est trouvée au centre même de cette plénitude du Christ. En elle s'est accomplie, elle en a bien conscience, la promesse faite à nos pères, et avant tout «en faveur d'Abraham et de sa race, à jamais»; et donc vers elle, comme Mère du Christ, s'oriente toute l'économie du salut, dans laquelle, «d'âge en âge», se manifeste le Dieu de l'Alliance, celui qui «se souvient de son amour».

37 L'Eglise, qui depuis le commencement règle son cheminement terrestre sur celui de la Mère de Dieu, répète constamment à sa suite les paroles du Magnificat. Au plus profond de la foi de la Vierge à l'Annonciation et à la Visitation, elle puise la vérité sur le Dieu de l'Alliance, sur le Dieu qui est tout-puissant et fait «des merveilles» pour l'homme: «Saint est son nom». Dans le Magnificat, elle voit écrasé jusqu'à la racine le péché situé au début de l'histoire terrestre de l'homme et de la femme, le péché d'incrédulité et du «peu de foi» envers Dieu. Contre le «soupçon» que le «père du mensonge» a fait naître dans le coeur d'Eve, la première femme, Marie, que la tradition a l'habitude d'appeler la «nouvelle Eve»(91), la vraie «mère des vivants»(92), proclame avec force la vérité non voilée sur Dieu, le Dieu saint et tout-puissant qui, depuis le commencement, est la source de tout don, celui qui «a fait des merveilles». En créant, Dieu donne l'existence à toute la réalité. En créant l'homme, il lui donne la dignité de l'image et de la ressemblance avec lui d'une façon singulière par rapport à toutes les créatures terrestres. Et loin de s'arrêter dans sa volonté de libéralité, malgré le péché de l'homme, Dieu se donne en son Fils: il «a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique» (Jn 3,16) . Marie est le premier témoin de cette merveilleuse vérité, qui se réalisera pleinement par les actions et l'enseignement (cf. Ac 1,1) de son Fils, et définitivement par sa Croix et sa Résurrection.

L'Eglise, qui, malgré «les tentations et les tribulations», ne cesse de répéter avec Marie les paroles du Magnificat, «est soutenue» par la puissance de la vérité sur Dieu, proclamée alors avec une simplicité si extraordinaire, et, en même temps, par cette vérité sur Dieu, elle désire éclairer les chemins ardus et parfois entrecroisés de l'existence terrestre des hommes. La marche de l'Eglise, en cette fin du second millénaire du christianisme, implique donc un effort renouvelé de fidélité à sa mission. A la suite de celui qui a dit de lui-même: «(Dieu) m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres» (cf. Lc 4,18) , l'Eglise s'est efforcée d'âge en âge et s'efforce encore aujourd'hui d'accomplir cette même mission.

Son amour préférentiel pour les pauvres est admirablement inscrit dans le Magnificat de Marie. Le Dieu de l'Alliance, chanté par la Vierge de Nazareth dans l'exultation de son esprit, est en même temps celui qui «renverse les puissants de leurs trônes et élève les humbles.... comble de biens les affamés, et renvoie les riches les mains vides..., disperse les superbes et étend son amour sur ceux qui le craignent». Marie est profondément marquée par l'esprit des «pauvres de Yahvé» qui, selon la prière des psaumes, attendaient de Dieu leur salut et mettaient en lui toute leur confiance (cf. Ps 25 Ps 31 Ps 35 Ps 55) . Elle proclame en réalité l'avènement du mystère du salut, la venue du «Messie des pauvres» (cf. Is 11,4 Is 61,1) . En puisant dans le coeur de Marie, dans la profondeur de sa foi exprimée par les paroles du Magnificat, l'Eglise prend toujours mieux conscience de ceci: on ne peut séparer la vérité sur Dieu qui sauve, sur Dieu qui est source de tout don, de la manifestation de son amour préférentiel pour les pauvres et les humbles, amour qui, chanté dans le Magnificat, se trouve ensuite exprimé dans les paroles et les actions de Jésus.

L'Eglise sait donc bien -et à notre époque, une telle certitude se renforce d'une manière particulière - que non seulement on ne peut séparer ces deux éléments du message contenu dans le Magnificat, mais que l'on doit également sauvegarder soigneusement l'importance qu'ont dans la parole du Dieu vivant «les pauvres» et «l'option en faveur des pauvres». Il s'agit là de thèmes et de problèmes organiquement connexes avec le sens chrétien de la liberté et de la libération. «Totalement dépendante de Dieu et tout orientée vers Lui par l'élan de sa foi, Marie est, aux côtés de son Fils, I'icône la plus parfaite de la liberté et de la libération de l'humanité et du cosmos. C'est vers elle que l'Eglise, dont elle est la Mère et le modèle, doit regarder pour comprendre dans son intégralité le sens de sa mission»(93).


TROISIEME PARTIE

LA MEDIATION MATERNELLE

1. Marie, Servante du Seigneur

38 L'Eglise sait et enseigne avec saint Paul que nous n'avons qu'un seul médiateur: «Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s'est livré en rançon pour tous» (1Tm 2,5-6) . «Le rôle maternel de Marie à l'égard des hommes n'offusque et ne diminue en rien cette unique médiation du Christ: il en manifeste au contraire la vertu»(94): c'est une médiation dans le Christ.
L'Eglise sait et enseigne que «toute influence salutaire de la part de la bienheureuse Vierge sur les hommes a sa source dans une disposition purement gratuite de Dieu: elle... découle de la surabondance des mérites du Christ; elle s'appuie sur sa médiation, dont elle dépend en tout et d'où elle tire toute sa vertu; l'union immédiate des croyants avec le Christ ne s'en trouve en aucune manière empêchée, mais au contraire aidée»(95).

Cette influence salutaire est soutenue par l'Esprit Saint: de même qu'il prit la Vierge sous son ombre, déterminant en elle le commencement de la maternité divine, de même il affermit sans cesse sa sollicitude pour les frères de son Fils.

De fait, la médiation de Marie est étroitement liée à sa maternité, elle possède un caractère spécifiquement maternel par lequel elle se distingue de celle des autres créatures qui, d'une manière différente mais toujours subordonnée, participent à l'unique médiation du Christ, la médiation de Marie étant, elle aussi, participée(96). En effet, si «aucune créature ne peut jamais être mise sur le même pied que le Verbe incarné et rédempteur», en même temps «l'unique médiation du Rédempteur n'exclut pas mais suscite au contraire une coopération variée de la part des créatures, en dépendance de l'unique source»; et ainsi «l'unique bonté de Dieu se répand réellement sous des formes diverses dans les créatures»(97).

L'enseignement du Concile Vatican II présente la vérité sur la médiation de Marie comme une participation à l'unique source qu'est la médiation du Christ lui-même. Nous lisons en effet: «Ce rôle subordonné de Marie, l'Eglise le professe sans hésitation, elle ne cesse d'en faire l'expérience; elle le recommande au coeur des fidèles pour que cet appui et ce secours maternels les aident à s'attacher plus intimement au Médiateur et Sauveur»(98). Ce rôle est en même temps spécial et extraordinaire. Il découle de sa maternité divine et ne peut être compris et vécu dans la foi qu'en s'appuyant sur la pleine vérité de cette maternité. Marie étant, en vertu de l'élection divine, la Mère du Fils consubstantiel au Père, «généreusement associée» à l'oeuvre de la Rédemption, «elle est devenue pour nous, dans l'ordre de la grâce, notre Mère»(99). Ce rôle constitue une dimension réelle de sa présence dans le mystère salvifique du Christ et de l'Eglise.

39 C'est de ce point de vue qu'il faut, encore une fois, considérer l'événement fondamental dans l'économie du salut, c'est-à-dire l'Incarnation du Verbe au moment de l'Annonciation. Il est significatif que Marie, reconnaissant dans la parole du messager divin la volonté du Très-Haut et se soumettant à sa puissance, dise: «Je suis la servante du Seigneur; qu'il m'advienne selon ta parole» (Lc 1,38) . Le premier moment de la soumission à l'unique médiation «entre Dieu et les hommes» -celle de Jésus Christ- est l'acceptation de la maternité de la part de la Vierge de Nazareth. Marie consent au choix de Dieu pour devenir, par l'Esprit Saint, la Mère du Fils de Dieu. On peut dire que le consentement qu'elle donne à la maternité est surtout le fruit de sa donation totale à Dieu dans la virginité. Marie a accepté d'être choisie comme Mère du Fils de Dieu, guidée par l'amour nuptial, qui «consacre» totalement à Dieu une personne humaine. En vertu de cet amour, Marie désirait être toujours et en tout «donnée à Dieu», en vivant dans la virginité. Les mots «Je suis la servante du Seigneur» expriment le fait que, depuis le début, elle a accueilli et compris sa maternité comme un don total de soi, de sa personne, au service des desseins salvifiques du Très-Haut. Et toute sa participation maternelle à la vie de Jésus Christ, son Fils, elle l'a vécue jusqu'à la fin d'une manière qui répondait à sa vocation à la virginité.

La maternité de Marie, imprégnée jusqu'au plus profond d'elle-même de l'attitude nuptiale de «servante du Seigneur», constitue la dimension première et fondamentale de la médiation que l'Eglise lui reconnaît, qu'elle proclame(100) et que, continuellement, «elle recommande au coeur des fidèles» car elle a grande confiance en elle. Il faut en effet admettre qu'avant tout autre, Dieu lui-même, le Père éternel, s'en est remis à la Vierge de Nazareth, lui donnant son propre Fils dans le mystère de l'Incarnation. Cette élection pour le rôle et la dignité suprêmes de Mère du Fils de Dieu appartient, sur le plan ontologique, à la réalité même de l'union des deux natures dans la personne du Verbe (union hypostatique). Ce fait fondamental d'être la Mère du Fils de Dieu est, depuis le début, une ouverture totale à la personne du Christ, à toute son oeuvre, à toute sa mission. Les mots «Je suis la servante du Seigneur» témoignent de cette ouverture d'esprit de Marie, qui unit en elle de façon parfaite l'amour propre à la virginité et l'amour caractéristique de la maternité, réunis et pour ainsi dire fusionnés.

C'est pourquoi non seulement Marie est devenue la mère du Fils de l'homme, celle qui l'a nourri, mais elle a été aussi «généreusement associée, à un titre absolument unique»(101) au Messie, au Rédempteur. Comme je l'ai déjà dit, elle avançait dans son pèlerinage de foi, et dans ce pèlerinage jusqu'au pied de la Croix s'est réalisée en même temps sa coopération maternelle à toute la mission du Sauveur, par ses actions et ses souffrances. Au long du chemin de cette collaboration à l'oeuvre de son Fils Rédempteur, la maternité même de Marie connaissait une transformation singulière, s'imprégnant toujours davantage de «charité ardente» envers tous ceux auxquels s'adressait la mission du Christ. Par cette «ardente charité», qui visait, en union avec le Christ, à ce que soit «rendue aux âmes la vie surnaturelle»(102), Marie entrait d'une manière tout à fait personnelle dans la médiation unique «entre Dieu et les hommes», qui est la médiation de l'homme Jésus Christ. Si elle a été elle-même la première à faire l'expérience des effets surnaturels de cette unique médiation -déjà, à l'Annonciation, elle avait été saluée comme «pleine de grâce»-, il faut dire que par cette plénitude de grâce et de vie surnaturelle elle était particulièrement prédisposée à la coopération avec le Christ, médiateur unique du salut de l'humanité. Et cette coopération, c'est précisément sa médiation subordonnée à la médiation du Christ.

Dans le cas de Marie, il s'agit d'une médiation spéciale et exceptionnelle, fondée sur la «plénitude de grâce», qui se traduisait par la pleine disponibilité de la «servante du Seigneur». En réponse à cette disponibilité intérieure des a Mère, Jésus Christ la préparait toujours davantage à devenir, pour les hommes, leur «Mère dans l'ordre de la grâce». Cela ressort, au moins d'une façon indirecte, de certains détails rapportés par les Synoptiques (cf. Lc 11,28 Lc 8,20-21 Mc 3,32-35 Mt 12,47-50) et plus encore par l'Evangile de Jean (cf. 2, 1-12; 19, 25-27), que j'ai déjà mis en lumière. A cet égard, les paroles prononcées par Jésus sur la Croix à propos de Marie et de Jean sont particulièrement éloquentes.

40 Après les événements de la Résurrection et de l'Ascension, Marie, entrant au Cénacle avec les Apôtres dans l'attente de la Pentecôte, était présente en tant que Mère du Seigneur glorifié. Elle était non seulement celle qui «avança dans son pèlerinage de foi» et garda fidèlement l'union avec son Fils «jusqu'à la Croix», mais aussi la «servante du Seigneur», laissée par son Fils comme mère au sein de l'Eglise naissante: «Voici ta mère». Ainsi commença à se former un lien spécial entre cette Mère et l'Eglise. L'Eglise naissante était en effet le fruit de la Croix et de la Résurrection de son Fils. Marie, qui depuis le début s'était donnée sans réserve à la personne et à l'oeuvre de son Fils, ne pouvait pas ne pas reporter sur l'Eglise, dès le commencement, ce don maternel qu'elle avait fait de soi. Après le départ de son Fils, sa maternité demeure dans l'Eglise, comme médiation maternelle: en intercédant pour tous ses fils, la Mère coopère à l'action salvifique de son Fils Rédempteur du monde. Le Concile dit en effet: «La maternité de Marie dans l'économie de la grâce se continue sans interruption jusqu'à la consommation définitive de tous les élus»(103). Par la mort rédemptrice de son Fils, la médiation maternelle de la servante du Seigneur a atteint une dimension universelle, car l'oeuvre de la Rédemption inclut tous les hommes. Ainsi se manifeste d'une façon singulière l'efficacité de la médiation unique et universelle du Christ «entre Dieu et les hommes». La coopération de Marie participe, dans son caractère subordonné, à l'universalité de la médiation du Rédempteur, l'unique médiateur. C'est ce qu'indique clairement le Concile dans la phrase citée ci-dessus.

«En effet - lisons-nous encore -, après son Assomption au ciel, son rôle dans le salut ne s'interrompt pas: par son intercession répétée, elle continue à nous obtenir les dons qui assurent notre salut éternel»(104). C'est avec ce caractère d'«intercession», manifesté pour la première fois à Cana en Galilée, que la médiation de Marie se poursuit dans l'histoire de l'Eglise et du monde. Nous lisons à propos de Marie: «Son amour maternel la rend attentive aux frères de son Fils dont le pèlerinage n'est pas achevé, ou qui se trouvent engagés dans les périls et les épreuves, jusqu'à ce qu'ils parviennent à la patrie bienheureuse»(105). Ainsi la maternité de Marie demeure sans cesse dans l'Eglise comme médiation d'intercession, et l'Eglise exprime sa foi en cette vérité en invoquant Marie «sous les titres d'Avocate, d'Auxiliatrice, de Secourable, de Médiatrice»(106).

41 Par sa médiation subordonnée à celle du Rédempteur, Marie contribue d'une manière spéciale à l'union de l'Eglise en pèlerinage sur la terre avec la réalité eschatologique et céleste de la communion des saints, puisqu'elle a déjà été «élevée au ciel»(107). La vérité de l'Assomption, définie par Pie XII, est réaffirmée par le Concile Vatican II, qui exprime ainsi la foi de l'Eglise: «Enfin, la Vierge immaculée, préservée par Dieu de toute atteinte de la faute originelle, ayant accompli le cours de sa vie terrestre, fut élevée corps et âme à la gloire du ciel, et exaltée par le Seigneur comme la Reine de l'univers, pour être ainsi plus entièrement conforme à son Fils, Seigneur des seigneurs (cf. Ap 19,16) , victorieux du péché et de la mort»(108). Par cet enseignement, Pie XII se reliait à la Tradition, qui a trouvé de multiples expressions dans l'histoire de l'Eglise, tant en Orient qu'en Occident.

Par le mystère de l'Assomption au ciel se sont réalisés définitivement en Marie tous les effets de l'unique médiation du Christ, Rédempteur du monde et Seigneur ressuscité: «Tous revivront dans le Christ. Mais chacun à son rang: comme prémices, le Christ, ensuite ceux qui seront au Christ, lors de son Avènement» (1Co 15,22-23) . Dans le mystère de l'Assomption s'exprime la foi de l'Eglise, selon laquelle Marie est «unie par un lien étroit et indissoluble» au Christ, car si, en tant que mère et vierge, elle lui était unie de façon singulière lors de sa première venue, par sa continuelle coopération avec lui elle le sera aussi dans l'attente de la seconde venue; «rachetée de façon suréminente en considération des mérites de son Fils»(109), elle a aussi ce rôle, propre à la Mère, de médiatrice de la clémence lors de la venue définitive, lorsque tous ceux qui sont au Christ revivront et que «le dernier ennemi détruit sera la Mort» (1Co 15,26) (110).

A cette exaltation de la «fille de Sion par excellence»(111) dans son Assomption au ciel est lié le mystère de sa gloire éternelle. La Mère du Christ est en effet glorifiée comme «Reine de l'univers»(112). Celle qui s'est déclarée «servante du Seigneur» à l'Annonciation est restée, durant toute sa vie terrestre, fidèle à ce que ce nom exprime, se confirmant ainsi véritable «disciple» du Christ, qui avait fortement souligné le caractère de service de sa mission: le Fils de l'homme «n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude» (Mt 20,28) . C'est pourquoi Marie est devenue la première de ceux qui, «servant le Christ également dans les autres, conduisent leurs frères, dans l'humilité et la patience, jusqu'au Roi dont on peut dire que le servir, c'est régner»(113), et elle a pleinement atteint cet «état de liberté royale» qui est propre aux disciples du Christ: servir, ce qui veut dire régner!

«Le Christ, s'étant fait obéissant jusqu'à la mort et pour cela même ayant été exalté par le Père (cf. Ph 2,8-9) , est entré dans la gloire de son royaume; à lui, tout est soumis, en attendant que lui-même se soumette à son Père avec toute la création, afin que Dieu soit tout en tous (cf. 1Co 15,27-28) »(114). Marie, servante du Seigneur, a sa part dans ce Royaume de son Fils(115). La gloire de servir ne cesse d'être son exaltation royale: montée au ciel, elle ne suspend pas son rôle salvifique dans lequel s'exprime la médiation maternelle «jusqu'à la consommation définitive de tous les élus»(116). Ainsi, celle qui, sur terre, «garda fidèlement l'union avec son Fils jusqu'à la Croix» continue à lui être unie, alors que désormais «tout est soumis à lui, en attendant que lui-même se soumette à son Père avec toute la création». Et ainsi, dans son assomption au ciel, Marie est comme enveloppée dans toute la réalité de la communion des saints, et son union même à son Fils dans la gloire est toute tendue vers la plénitude définitive du Royaume, lorsque «Dieu sera tout en tous».

Même à ce stade, la médiation maternelle de Marie ne cesse d'être subordonnée à celui qui est l'unique Médiateur, jusqu'à la réalisation définitive «de la plénitude du temps», c'est-à-dire jusqu'à «la récapitulation de toutes choses dans le Christ» (cf. Ep 1,10) .

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2. Marie dans la vie de l'Eglise et de chaque chrétien


1987 Redemptoris Mater 28